Le multilinguisme
comme source de conflits


La présence du multilinguisme sur un territoire provoque facilement des conflits en raison du rapport de force entre les langues. Étant donné que celles-ci ne sauraient se réduire à de simples instruments de communication extérieurs à la personnalité et à la culture des peuples, elles deviennent rapidement le symbole apparemment linguistique de la dominance politique, économique et sociale.

1. Le statut inégal des langues

L'une des sources de conflits est étroitement lié à la répartition inégale des rôles sociaux attribués aux langues en situation de concurrence. La langue dominante a généralement tendance à se réserver certains domaines de prédilection, ceux reliés au pouvoir: l'administration, l'école, les institutions économiques, les médias, l'État. La langue dominée est alors refoulée dans les domaines non prestigieux tels la famille, les communications individuelles, parfois la religion. Le problème central est donc celui du statut des langues en contact: la langue dominée peut être soit interdite (le berbère, en Algérie, le kurde en Turquie), soit simplement ignorée (les langues amérindiennes en Amérique), soit tolérée (le tibétain en Chine), soit autorisée légalement (le breton en France), soit reconnue juridiquement comme langue nationale (le wolof au Sénégal, le romanche en Suisse) avec certains privilèges, soit reconnue officiellement sur un pied d'égalité juridique (le français au Canada) sans que cette égalité ne se traduise nécessairement dans les faits.

Se servant de la langue comme d'un instrument de pouvoir, la majorité dominante impose l'unification linguistique à une population hétérogène: l'anglais aux États-Unis, le chinois mandarin en République populaire de Chine, l'espagnol en Amérique du Sud, etc. Une telle politique a toujours correspondu à un sentiment de supériorité chez les locuteurs de la langue dominante et a contribué par le fait même à susciter des revendications chez le groupe minoritaire, qui peut réagir en s'affirmant encore davantage. Le breton a été cet instrument d'affirmation identitaire en France, comme le catalan et le basque en Espagne, le gallois et l'écossais en Grande-Bretagne, le kurde en Iran et en Irak, le tibétain en Chine, le français au Québec, le néerlandais en Belgique, etc.

2. Les impératifs du développement économique

Comme on peut le constater, la fonction d'unification de la langue au plan national peut entrer en conflit avec le souci de maintenir l'identité culturelle. Les pays industrialisés d'Europe et d'Amérique du Nord ont réussi à homogénéiser leur société sur le plan linguistique à l'exception de quelques poches de résistance. Ce conflit entre unité et diversité n'est pas vécu de la même façon dans plusieurs pays du tiers monde, particulièrement en Asie et en Afrique.

Le développement des pays industrialisés se caractérise par l'homogénéité linguistique, c'est-à-dire la réduction du nombre des langues, l'urbanisation, la généralisation de l'enseignement, l'importance accrue des communications écrites, la culture technico-scientifique et la prolifération terminologique. Ces facteurs ont rendu nécessaire l'interventionnisme linguistique de l'État au nom de l'efficacité de la communication. D'où la propension à la normalisation et à la codification des langues standard. De là à relier le développement économique à la standardisation et à l'unilinguisme, il n'y a qu'un pas.

À l'opposé, les pays en voie de développement, notamment en Afrique et en Asie du Sud, se caractérisent par une civilisation de type agricole dont la population est dispersée dans les campagnes. C'est également une civilisation de l'oralité et l'usage de l'écriture y est peu répandu, le taux d'analphabétisme étant très élevé: de 60 % à 90 % pour la moitié des États africains et de 60 % à 80 % pour l'Asie du Sud et le Proche-Orient. Enfin, le système socio-politique de ces pays s'est toujours accommodé de la présence du multilinguisme propre à une population pluraliste capable de réagir promptement aux diverses situations.

La conclusion s'impose d'elle-même: le multilinguisme serait le propre des sociétés agricoles, peu développées et peu évoluées, en voie de modernisation. En revanche, on associe l'homogénéité linguistique, la standardisation et l'unilinguisme aux sociétés industrialisées, riches, évoluées, modernes.

Les pays énonomiquement sous-développés veulent s'insérer dans le monde industrialisé, c'est une étape jugée inévitable de la modernisation en Afrique et en Asie. Mais comment concilier multilinguisme traditionnel et modernité, diversité et unité nationale? Fortes de l'expérience des pays riches, les élites occidentalisées des pays en voie de développement ont tendance à copier ceux-ci, c'est-à-dire à utiliser leur parler  la langue coloniale ou celle de leur classe sociale  comme langue véhiculaire et à l'imposer à leurs compatriotes en abandonnant les langues nationales ou vernaculaires. Ainsi, quelques centaines de millions de personnes se voient imposer la langue et les valeurs autocratiques d'une petite élite, au mépris des langues nationales ou vernaculaires.

Cette politique favorise pour le moment l'anglais, le français, l'espagnol, le portugais, l'hindi, le chinois et le malais, pour ne citer que les langues les plus importantes. Elle provoque cependant de nombreuses revendications. Plusieurs pays en voie de développement se sont lancés dans des programmes gigantesques de modernisation linguistique sans tenir compte des traditions et des sensibilités naturelles propres aux communautés linguistiques pluralistes. Un grand nombre de locuteurs de langues régionales ont réagi très vivement aux influences des langues étrangères et au centralisme à l'occidentale en faisant front comme un seul bloc linguistique composite. Citons seulement à titre d'exemples les cas suivants: Maghreb, Sénégal, Rwanda, Burundi, Éthiopie, Somalie, Madagascar, Kenya, Tanzanie et plusieurs ethnies en Inde, au Pakistan, en Afghanistan et en Chine.

3. La lutte pour le maintien de l'identité

Le concept d'identité culturelle est en relation avec l'existence d'un groupe humain particularisé par la langue, la race, la religion, les institutions, les arts, les us et coutumes (cuisine, danse, costumes, etc.). Ce sont là des traits qui peuvent caractériser un groupe ethnique, tel que le définit Selim Abou:

Nous entendons par groupe ethnique un groupe dont les membres possèdent, à leurs propres yeux et aux yeux des autres, une identité enracinée dans la conscience d'une histoire ou d'une origine commune. Ce fait de conscience est fondé sur des données objectives telles qu'une langue, une race, une religion commune, voire un territoire, des institutions ou des traits culturels communs, quoique certaines de ces données puissent manquer. [Selim ABOU, L'identité culturelle, Paris, Anthropos, cité par Jean-Claude CORBEIL dans «Préface à la deuxième édition» de l'Introduction à la terminologie de Guy RONDEAU, Chicoutimi, Éditions Gaétan Morin, 1984, 238 p.

On sait que toute communauté linguistique est profondément attachée à sa langue. C'est pourquoi les peuples ne semblent pas très disposés à changer de langue comme on change de marteau ou de tourne-vis. Symbole de l'identité, la langue est le plus puissant facteur d'appartenance sociale et ethnique en même temps qu'un facteur de différenciation et d'exclusion. L'affirmation de soi va de pair avec la recherche de la dominance, mais, ce faisant, la langue dominée entre nécessairement en conflit avec la langue dominante, dont elle veut partager la suprématie. 

Surtout en situation de bilinguisme ou de multilinguisme, il existe des incompatibilités engendrées par l'attribution des responsabilités entre les groupes; c'est pourquoi il ne peut y avoir deux langues de la promotion ou du pouvoir sur un même territoire. D'où le conflit de préséance, par exemple entre le français et l'anglais au Québec, entre l'arabe et le français au Maghreb, entre le malgache et le français à Madagascar, entre le néerlandais (flamand) et le français en Belgique, entre les langues africaines et les langues coloniales en Afrique, etc. L'issue de ces combats linguistiques dépendra des rapports de force qui se manifestent dans la lutte pour la dominance. 

4. La dynamique géographique des langues

Des rapports de force entre les langues se dégage une constante: elles se chassent l'une l'autre dans le même espace géographique pour se rapprocher le plus possible de l'unilinguisme. Jean A. Laponce a particulièrement bien développé cette théorie:

Les langues opèrent comme si elles étaient des espèces animales, et les individus qui les parlent des territoires à ressources restreintes. L'idéal, pour une langue, c'est de contrôler tout le terrain. À défaut d'obtenir cet idéal, une langue «cherchera» à s'assurer des positions stratégiques dominantes [...]. (Langue et territoire, p. 32).

Dans une situation de cohabitation linguistique, la langue dominante tend à devenir unique en prenant toute la place, tant dans la fonction de communication interpersonnelle que dans les fonctions d'identification, de promotion sociale et d'unité nationale. Normalement, la langue dominante réussit si les rapports de force jouent en sa faveur et selon la façon dont les langues se répartissent sur un territoire donné.

Les langues ne vivent bien qu'en état de forte concentration géographique. Si une langue minoritaire ne parvient pas à former une masse territoriale homogène, il lui sera à peu près impossible de résister à l'assimilation. C'est pour cette raison que les langues cherchent à se regrouper pour exercer leur dominance sur «leur» territoire. La situation linguistique au Canada en fournit un exemple probant. Malgré la Loi sur les langues officielles et la Charte des droits et libertés, qui protègent les droits des minorités officielles au Canada, la population tend à se concentrer territorialement de décennie en décennie.

Depuis au moins 1900, les francophones ont progressivement délaissé les provinces à majorité anglophone pour se maintenir au Québec et au Nouveau-Brunswick: 96 % des francophones habitent le Québec ou les provinces limitrophes (Nouveau-Brunswick et Ontario). De même les anglophones du Québec ont-ils cherché à se regrouper dans l'ouest de Montréal; ils sont à peu près disparus de la ville de Québec (alors qu'ils y ont déjà constitué 40 % de la population, il y a 100 ans) et sont devenus nettement minoritaires dans les Cantons de l'Est, où ils dominaient naguère. Le Canada anglais devient de plus en plus unilingue anglais, le Québec de plus en plus unilingue français; comme si l'anglais repoussait le français vers le Québec et que le français repoussait l'anglais vers l'Ouest.

La tendance semble nette: les francophones et les anglophones du Québec cherchent les uns et les autres un espace qui leur soit propre pour se protéger, laissant le champ libre pour l'anglais dans le reste du Canada. Ces deux communautés sont très conscientes du fait que la cohabitation linguistique et territoriale est extrêmement malaisée et se révèle plutôt génératrice de tensions et de manifestations d'hostilité. Cela signifierait-il que si des anglophones acceptent de vivre dispersés sur la Côte-Nord, en Gaspésie, aux Îles-de-la-Madeleine ou dans les Cantons de l'Est, et que des francophones se résignent à vivre une situation similaire au Manitoba, en Saskatchewan ou en Colombie-Britannique, c'est qu'ils consentent à se faire assimiler? On serait tenté de le croire. Max Yalden, un ancien commissaire aux langues officielles du Canada, ne déclarait-il pas en mars 1983: «Les principaux intéressés ont opté soit pour le déplacement (vers le Québec), soit pour la soumission à la majorité.»

Cette loi dite de la dynamique géographique des langues explique bien l'une des causes des conflits linguistiques dans la mesure où les langues se mélangent mal sur le même territoire. Chaque langue essaie de supplanter sa rivale et de la minoriser. Si celle-ci résiste, il en résulte des conflits pour la préséance par ce qu'il s'agit d'une question de vie ou de mort. En revanche, si les langues en présence peuvent s'attribuer chacune un territoire exclusif, la paix linguistique paraît probable. Le problème vient du fait qu'il n'est pas toujours possible de répartir les groupes linguistiques selon le principe de la division territoriale.


Dernière mise à jour: 13 mars 2024

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