État d'Érythrée

Érythrée
ሃገረ ኤርትራ
(tigrigna)
دولة إرتريا (arabe)
State of Eritrea (anglais)


 

Capitale: Asmara
Population:  3,7 millions (2023)
Langues officielles: tigrigna (de facto), arabe littéral (de facto) et anglais (de facto)
Groupe majoritaire:  tigrigna (48 %)
Groupes minoritaires:  tigré (21,4 %), afar (7,8 %), bedja (5,5 %), saho (3,8 %), kunama (3,5 %), bilène (3,2 %), nara (1,5 %), arabe hijazi (1,4 %), arabe yéménite, arabe soudanais, arabe palestinien, dahlik, somali, italien, amhara, etc.
Système politique: république autoritaire à parti unique
Articles constitutionnels (langue): art. 4, 14 et 17 de la Constitution du 24 mai 1997
Lois à portée linguistique: Proclamation n° 21 sur la nationalité érythréenne (1992); Proclamation n° 73 visant à normaliser et à articuler juridiquement les institutions et les activités religieuses (1995); Proclamation n° 90 sur la presse (1996); Proclamation n° 177 sur le patrimoine culturel et naturel (2015); Programme du domaine de l'éducation en Érythrée (2018); Aperçu du programme d'études national (2020).
 

1 Situation géographique

L'État d'Érythrée (Eritrea en anglais; Értra en tigrigna) est un pays du nord-est de l'Afrique. À la limite de la région géopolitique de la Corne de l’Afrique, elle a pour voisins Djibouti et l’Éthiopie au sud, et le Soudan au nord-ouest. Sa superficie est de 121 144 km², soit un peu plus que l'Islande (103 000 km²), mais moins que la Tunisie (163 610 km²) et paraît minuscule par comparaison avec son pays voisin l'Éthiopie (1 127 127 km²). Sa capitale et sa plus grande ville est Asmara qui, avec 1,0 million d'habitants (en 2023), domine de loin les autres villes, Keren (75 000), Massaoua (23 000) et Assab (21 000).

L'Érythrée est divisée en six provinces (awraja): Anseba, Sud ("Southern"), Mer Rouge septentrionale ("Northern Red Sea"), Mer Rouge méridionale ("Southern Red Sea"), Gash-Barka ("Gash Barka") et Centre (voir la carte détaillée).

Le nom de l'Érythrée provient du grec eruthros signifiant «rouge» en raison de la proximité de la mer Rouge. Conquise de nombreuses fois au cours du XXe siècle, d’abord par les Italiens puis par les Britanniques et enfin par les Éthiopiens, l’Érythrée a accédé à l’indépendance en 1993, à l’issue d’une guerre de libération qui a duré trente-cinq ans.

2 Données démolinguistiques

En 2016, la population de l’Érythrée était estimée en 2012 à environ 3,8 millions d'habitants, la région du Sud étant la plus peuplée.

Région administrative

Population 2012 Densité Pourcentage Superficie
Sud (Debub)    991 800   124,0 km² 25,9 %   8 000 km²
Gash-Barka   770 700    23,2 km² 20,1 % 33 200 km²
Centre (Maekel)    761 000  585,4 km² 19,9 %   1 300 km²
Anseba    568 200   24,5 km² 14,8 % 23 200 km²
Mer Rouge septentrionale (Semien-Keih-Bahri)     630 400   22,5 km² 16,5 % 27 800 km²
Mer Rouge méridionale (Debub-Keih-Bahri)      93 800    3,4 km²    2,4 % 27 600 km²
Total Érythrée

3 815 900

31,5 km² 100%  121 100 km²
La densité de la population de l'Érythrée en 2024 était de 31,38 habitants par kilomètre carré, soit une augmentation de 1,83 % par rapport à 2023. On constate que les deux plus petites régions ont des populations très densifiées: le Centre compte 585,4 habitants au km² et le Sud, 124,0  habitants au km².

Par contre, les trois régions autour du Centre ont une densité à peu près équivalente: le Gash-Barka avec 23,2  habitants au km², l'Anseba avec 24,5 habitants au km² et la Mer Rouge septentrionale avec 22,7 habitants au km². Quant à la Mer Rouge méridionale, elle ne compte que 3,4  habitants au km².

L'Érythrée compte plusieurs ethnies, mais les principales sont les suivantes:

- les Tigrigna (48%): présents dans le centre du pays;
- Les Tigréens (21,4%): présents dans l'ouest du pays; 
- Les Afar (7,8 %): le long de la mer Rouge méridionale;
- les Béja (5,5 %): dans l'extrémité occidentale;
- les Saho (3,8 %): dans le Centre-Ouest;
- les Kunama (3,5 %): dans le Sud-Ouest;
- les Bilènes (3,2 %): tout à fait dans le Centre;
- les Nara (1,5 %): dans l'extrémité occidentale;
- les Rashaïda (1,4%): le long de la mer Rouge septentrionale;
- les Dahliks (0,08%): dans l'archipel des Dahlak.

En Érythrée, les noms des groupes ethniques (Afar, Somali, Oromo, Amhara) sont invariables comme noms propres, de même comme adjectifs où leur initiale est écrite en minuscule, moins qu'ils soient francisés (p. ex. Tigréens, les Bilènes, etc.).

2.1 Les langues érythréennes

Les langues parlées comme langue maternelle en Érythrée appartiennent soit à la famille afro-asiatique (groupe couchitique et groupe sémite) soit à la famille nilo-saharienne (groupe soudanais de l'Est).

Ethnie Nombre Pourcentage Langue Filiation linguistique Religion
Érythréen tigrigna 1 801 000 48,0 % tigrigna groupe sémitique christianisme orthodoxe
Érythréen tigré 806 000 21,4 % tigré groupe sémitique islam
Afar 296 000 7,8 % afar groupe couchitique islam
Bédja 209 000 5,5 % bedja groupe couchitique islam
Saho 146 000 3,8 % saho groupe couchitique islam
Kunama 134 000 3,5 % kunama famille nilo-saharienne religion ethnique
Bilène 121 000 3,2 % bilène groupe couchitique islam
Nara 59 000 1,5 % nara famille nilo-saharienne islam
Rashaïda 54 000 1,4 % arabe hijazi groupe sémitique islam
Arabe yéménite 38 000 1,0 % arabe yéménite groupe sémitique islam
Arabe soudanais 34 000 0,9 % arabe soudanais groupe sémitique islam
Arabe palestinien 16 000 0,4 % arabe palestinien groupe sémitique islam
Dahlik 3 100 0,08 % dahlik groupe sémitique islam
Somali 1 800 0,0 % somali groupe couchitique islam
Italien 1 000 0,0 % italien langue romane christianisme romain
Amhara 500 0,0 % amhara groupe sémitique christianisme orthodoxe
Autres 30 000 0,7 % - - -
Total 2023 3 750 400        

Les neuf langues parlées reconnues en Érythrée sont le tigrigna, le tigré, le kunama, le bilène, le nara, le saho, l'afar, le bédja et l'arabe hizaji. Les langues de travail du pays sont le tigrigna, l'arabe littéral et l'anglais.

- Le tigrigna

Le tigrigna est la langue numériquement majoritaire; c'est la langue sémitique parlée par 48 % de la population, notamment dans la région d'Asmara, la capitale. C'est la langue maternelle des habitants des hauts plateaux du centre du pays, en majorité des chrétiens orthodoxes coptes. Le tigrigna est fragmenté en plusieurs variétés dialectales qui diffèrent sensiblement de la langue tigrigna officielle. Comme langue seconde, le tigrigna peut être parlé par 25 % des autres Érythréens. Le tigrigna s'écrit avec l'alphabet guèze (voir plus loin). Cette langue est également parlé en Éthiopie (voir la carte ci-dessous).

 

- Le tigré

Quelque 21 % des Érythréens parlent le tigré, une langue sémitique proche du tigrigna de sorte qu'il peut y avoir intercompréhension entre les deux langues. Le tigré est parlé dans les provinces d'Anseba et de la Mer Rouge septentrionale. Les locuteurs de cette langue sont généralement des musulmans sunnites. Le tigré compte deux grands groupes dialectaux : le tigré mansa de la région de Keren et du plateau Mansa, et le tigré des Beni Amer, chacun de ces groupes se divisant lui-même en quelques variétés dialectales.

Comme le tigrigna, le tigré utilise la même écriture guèze (voir le tableau plus loin). Bref, le tigrigna et le tigré sont parlés par près de 75 % de la population et ne sont pas considérées comme des langues minoritaires, contrairement à l'afar, l'amharique, le bédja, le kunama et le saho.

- L'afar

L'afar (7,8%), une langue couchitique, est parlé le long de la mer Rouge. Les Afar sont des musulmans sunnites, généralement des pasteurs de camélidés et de caprins; les Afars sédentaires sont les pêcheurs vivant sur la côte ou dans les îles. Ils sont en contact avec le tigrigna, le tigré et le saho; ils emploient l'arabe littéral comme langue véhiculaire.

- Le bédja (5,5%)
 

Le bédja (appelé aussi bedawi), une langue couchitique, est parlé par les Bédja qui sont désignés en Érythrée comme l'ethnie musulmane des Hidaareb vivant dans l'Ouest. C'est une langue en voie de régression, car les jeunes générations de cette communauté ont tendance à parler plutôt le tigré ou l'arabe. Le bilinguisme bédja-tigré semble être la situation dominante des Bédja, voire le trilinguisme bédja-tigré-arabe.
 
- Le saho (3,8%)

Cette langue couchitique est parlée au sud-est du pays, le long de la mer Rouge. Les locuteurs du saho comptent une forte majorité de musulmans sunnites et, dans les montagnes, quelques chrétiens orthodoxes. Selon la région où ils se trouvent, les Saho sont en contact avec le tigrigna, le tigré ou l'afar. Ils utilisent l'arabe littéral comme langue véhiculaire. Les Afar et les Saho sont très liés entre eux par les mariages mixtes, les contacts et les influences.

- Le kunama (3,5%)

Parlé par 3,5 % de la population érythréenne, les locuteurs de cette langue nilo-saharienne sont établis dans le Sud-Ouest (province du Gash-Barka) où ils pratiquent l'agriculture et l'élevage. Quelques-uns d'entre eux sont convertis au christianisme, d'autres à l'islam, mais il semble que beaucoup d'entre eux aient conservé leur ancienne religion ethnique.

- Le bilène (3,2%)
 
Les locuteurs de cette langue couchitique, tant musulmans que chrétiens, vivent dans la région de Keren (au nord-ouest d'Asmara) où ils sont en contact avec les Tigréens. Le bilinguisme bilène-tigré est très fréquent, de même que le plurilinguisme bilène-tigré-arabe-tigrigna.
 
- Le nara (1,5%)
 
Le nara est parlé par 1,5 % de la population, ce qui est peu. C'est une petite langue nilo-saharienne dont les contacts sont fréquents avec le kunama.
 
- L'arabe (1,4%)
 
L'arabe parlé dont il s'agit ici est l'arabe hijazi utilisé par les Rashaïda, tous musulmans sunnites. En fait, ils sont originaires d'Arabie Saoudite et vivent le long de la côte dans la province de la Mer Rouge septentrionale. C'est un arabe local traditionnellement rattaché aux variétés bédouines de l'Arabie Saoudite.
 
En Érythrée, l'arabe est aussi une langue de travail, l'équivalent d'une langue officielle, mais il s'agit en ce cas de l'arabe littéral, et non pas de l'arabe hijazi ni de l'arabe coranique employé dans les affaires religieuses. 
 
2.2 Les langues de travail
 
Comme en Éthiopie, l'Érythrée utilise ce qu'on appelle des «langues de travail», ce qui correspond dans les faits à des langues officielles. Au nombre de trois, ce sont le tigrigna, l'arabe et l'anglais. La seule langue autochtone est le tigrigna, alors que l'arabe littéral et l'anglais sont des langues secondes qui ne sont pas des langues maternelles pour les Érythréens.
 
Ces trois langues prédominent dans le commerce et les affaires nationales. On peut dire que, juridiquement parlant (de jure), l'Érythrée n'a aucune langue officielle. L'anglais langue seconde est parlé surtout dans les villes et fait partie du programme scolaire. L'arabe littéral et, à un degré moindre, le tigrigna servent de langues de communication ou de langues véhiculaires. L'italien, la langue de l'ancienne colonie, est parlée encore par des personnes âgées, mais tend à être remplacé graduellement par l'anglais.

2.3 Les alphabets

L’Érythrée compte neuf langues officiellement reconnues, qui sont écrites dans trois écritures différentes et appartiennent à trois familles de langues différentes, parmi une population composée de chrétiens et de musulmans en proportions égales. Les trois systèmes d'écriture sont l'alphabet guèze, l'alphabet arabe et l'alphabet latin.

- L'alphabet guèze

L'alphabet guèze est assez particulier en plus d'être unique à l'Éthiopie et à l'Érythrée: il compte 33 lettres, dont chacune réfère à sept caractères, ce qui fait un total de 231 caractères. Les premiers écrits en guèze (IIIe ou IVe siècle) utilisaient un alphabet d'origine sud-sémitique composé uniquement de consonnes. Dans des inscriptions plus tardives datant du Ve siècle, un système de notation des voyelles fut introduit; les sons des voyelles était indiqués par des traits longs ou brefs ou par l'ajout d'un signe diacritique (coche ou cercle, par exemple).

Cet alphabet est aujourd'hui utilisé pour écrire les langues modernes de l'Éthiopie, ainsi que pour le tigrigna et le tigré. La première écriture guèze était un boustrophédon (du grec bous, «bœuf» et strophein, «tourner»: selon le principe du bœuf tirant la charrue d'un sillon à l'autre dans un champ; littéralement «comme tourne le bœuf»). Il s'agit d'une écriture dont les lignes se lisent de droite à gauche, puis alternativement de gauche à droite (et non pas uniquement de gauche à droite, comme on le fait en français ou en anglais). Plus tard, l'écriture de gauche à droite a prévalu sous l'influence grecque, à la différence des autres écritures sémitiques.

- L'alphabet arabe

Cet alphabet n'est employé que pour l'arabe littéral et l'arabe parlé par les Rashaida.

- L'alphabet latin

L’afar, le saho, le bilène et le bidhayeet (anciennement appelé hidareb) sont des langues couchitiques qui appartiennent également à la famille des langues afro-asiatiques. Ils sont tous écrits en alphabet latin. Le kunama et le nara sont enfin des langues nilo-sahariennes qui s’écrivent également en alphabet latin.

Parmi les langues érythréennes, sept appartiennent à la famille afro-asiatique (groupe sémitique et groupe couchitique) et deux à la famille nilo-saharienne:  

Groupe ethnique Langue Filiation linguistique Alphabet Histoire Religion
Afar afar langue couchitique latin 1840 islam
Béjda bédja langue couchitique latin 2002 islam
Bilène bilène langue couchitique latin début XIXe siècle islam/christianisme
Kunama kunama langue nilo-saharienne latin 1900 islam/christianisme
Nara nara langue nilo-saharienne latin 1988 islam
Rashaïda arabe hijazi langue sémitique arabe Xe siècle islam
Saho saho langue couchitique latin 1900 islam
Tigré tigré langue sémitique guèze 1889 islam
Tigrigna tigrigna langue sémitique guèze XIVe siècle christianisme orthodoxe

En plus de ces langues érythréennes, l’anglais, en tant que «langue neutre sans base sociale» joue un rôle important en tant que langue d’enseignement dans les milieux scolaires, dans les affaires internationales et la communication des institutions publiques, des grandes entreprises commerciales et des multinationales. L'arabe coranique ne joue un rôle que dans les affaires religieuses, car le seul arabe local et l'arabe hijazi.

Toutes ces langues sont en principe employées comme langues d’enseignement et comme matières scolaires au niveau primaire et elles sont également employées dans les émissions radiophoniques quotidiennes des médias audiovisuels nationales. Le tigrigna, le tigré et l’arabe littéral sont également employés dans les journaux et les émissions de télévision.

2.4 Les religions

Les musulmans regroupent 45 % de la population, contre 45 % pour les chrétiens coptes et 10 % pour les autres confessions. La plupart des chrétiens coptes sont traditionnellement installés dans le Centre-Sud érythréen; ils sont beaucoup plus concentrés que les musulmans. Ces derniers vivent dans le reste du pays, mais en plus grande concentration sur le littoral et dans certains centres urbains. Plus de 60 congrégations religieuses sont à l'œuvre dans ce pays.

La liberté de religion inscrite dans la Constitution (art. 19.4: «Tout citoyen a la liberté de pratiquer n'importe quelle religion et d'en exercer la pratique.») ne semble pas bien respectée, car ceux qui pratiquent une religion non reconnue font l'objet d'arrestations de la part de la police. Depuis le mois de mai 2002, une ordonnance gouvernementale oblige que, à l'exception des quatre principales religions «reconnues» – représentées par l'Église orthodoxe érythréenne, l'islam, l'Église évangélique érythréenne (luthérienne) et l'Église catholique romaine –, tous les groupes religieux doivent être dissous et effectuer une demande afin d'être officiellement enregistrés, demande dans laquelle ils doivent notamment communiquer des informations sur leurs membres et sur tout financement étranger. Des centaines de membres d'Églises non reconnues sont aujourd'hui en prison.

Pourtant, selon la Constitution érythréenne, la persécution religieuse est interdite et le gouvernement affirme respecter la liberté de culte. Il a même signé le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Mais tout laisse croire que le gouvernement craindrait le fondamentalisme islamique, ce qui expliquerait la suppression de l'enseignement de la religion dans les écoles, une façon de tenir la religion en laisse. Cette répression à l'égard des religions non reconnues semble liée également à l’action menée par les autorités contre les jeunes qui tenteraient de se soustraire au service militaire et contre leurs parents accusés de les aider à se cacher ou à fuir le pays.

Le gouvernement explique qu'en vertu de sa législation le service militaire est obligatoire sur une période de 18 mois, comprenant six mois de service militaire et 12 mois d'activités civiques. Le gouvernement précise qu'aucune exemption n'est prévue, à l'exception des personnes ayant combattu durant la guerre de libération nationale. Seuls les témoins de Jéhovah s'opposent ouvertement au service militaire.

3 Données historiques

Dès le début de son histoire, l’Érythrée a subi l'influence du monde arabe. En effet, l’Érythrée connut les migrations de peuples de langues nilotiques, couchitiques et sémitiques. Dès 3000 avant notre ère, l’Érythrée pratiqua le commerce sur la mer Rouge des épices, des aromates et de l’ivoire. 

Au IVe siècle de notre ère, l’Érythrée fit partie de l’ancien royaume éthiopien d’Aksoum fondé par des émigrants arabes de la péninsule Arabique. Sous l’empereur Lezanas, l'empire d'Aksoum (qui devait exister de 100 à 940 de notre ère) fut converti au christianisme au IVe siècle par des moines grecs orthodoxes. À son apogée, le Royaume d'Aksoum fut une des quatre plus grandes puissances mondiales de l'époque, avec l'Empire romain d'Orient, l'empire han en chine et l'Empire perse.

À partir du VIIe siècle, l'expansion de l'islam en Arabie et dans la région de la mer Rouge isola pour plusieurs siècles le royaume chrétien d’Aksoum (aujourd'hui la métropole religieuse de l'Église copte éthiopienne). Le Royaume d'Axoum perdit l'Érythrée qui s'islamisa; affaibli, le royaume s’effondra au Xe siècle.

3.1 L'Érythrée ottomane

Le territoire de l'Érythrée prit la forme d’un État semi-indépendant tout en demeurant sous la souveraineté de l’Éthiopie, jusqu’à son annexion au XVIe siècle par l'Empire ottoman en pleine expansion. En 1517, les Turcs ottomans conquirent le sultanat turc mamelouk en Égypte et en Syrie, sous le règne de Selim Ier. Puis l’Empire ottoman commença à étendre ses frontières sur le reste de la côte de la mer Rouge. C'est à partir de 1557 que les Ottomans conquirent le territoire de l'actuelle Érythrée qu'ils administrèrent sous le nom de «elayet de Habesh» ("Habeş Eyâleti"), dont les villes importantes étaient Suakin, Massawa et Zeila.

L'Empire ottoman n'imposa pas la langue turque ottomane, mais favorisa les sujets musulmans, ce qui consolida l'islam dans cette partie de l'Afrique orientale. Les incursions musulmanes se poursuivirent, en particulier sur la côte et les plaines, qui furent islamisées à la fin du XVIe siècle. L'État ottoman garda le contrôle des zones côtières du Nord durant près de trois siècles avant de céder ses possessions, dont l'elayet de Habesh (les côtes de la Mer rouge en Arabie), à l'Égypte en 1865.

3.2 La colonisation italienne (1889-1941)

L'Italie acquit progressivement des terres sur la côte de la mer Rouge, autour d'Assab, en 1869, en 1879 et en 1882. Après avoir envahi la Somalie en 12887, ce fut le tour de l'Érythrée en 1889, qui devint une colonie italienne lors du traité d’Uccialli. Par la suite, les Italiens devaient se servir de l'Érythrée comme d'un tremplin pour conquérir l'Éthiopie. Pour cette raison, les Italiens dotèrent l’Érythrée d’une infrastructure économique moderne en créant un bon réseau routier, en installant des voies ferrées et en développant le port de Massawa sur la mer Rouge. L'italien devint évidemment la langue officielle de l'Érythrée. Mais l'Italie échoua dans un premier temps dans ses tentatives de conquérir l'Éthiopie. Lors de la bataille d'Adoua, le 1er mars 1896, le roi éthiopien, Ménélik II, fit subir aux Italiens une humiliante défaite. Par la suite, l'Italie dut limiter ses ambitions à l’Érythrée, mais ce n'était que partie remise.

L'arrivée au pouvoir de Benito Mussolini réveilla les ambitions colonisatrices de l'Italie. En effet, celui-ci partit à la conquête de l’Éthiopie qu'il envahit en 1934; le pays devint une colonie italienne jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Mussolini envoya de nombreux Italiens en Érythrée, chargés de construire les infrastructures de l'effort de guerre et la capitale, Asmara, acquit alors un urbanisme fasciste caractéristique. La moitié des Érythréens fut mobilisée dans la logistique ou comme «askari» (complémentaires ou suppléants) de l'armée italienne. Vers la fin du XIXe siècle, des centaines de milliers de paysans italiens immigrèrent en Érythrée considérée comme une excroissance de l'Italie.

Grâce à la reconnaissance des droits des Érythréens à la propriété foncière et à une politique stricte de maintien de l’ordre, la paix prévalut généralement dans la colonie, une Pax Italica, de sorte qu'elle devint une destination pour de nombreux immigrants, y compris du ceux du nord de l’Éthiopie. Durant deux décennies, toute une génération d’Érythréens vécurent relativement en paix sous l’administration italienne. Les Érythréens développèrent une forte conscience nationale, dans laquelle ils s'éloignèrent des Éthiopiens, qui furent alors considérés comme un peuple sous-développé.

En même temps, cela n'empêchait pas les colonisateurs italiens d'exploiter les Érythréens en tant que main-d’œuvre à bon marché et en tant que soldats pour l'armée d'occupation. Comme toutes les entreprises coloniales des pays européens en Afrique et au-delà, les Érythréens furent victimes d'actes de violence et d'abus, de discrimination et d'injustice.

Dès le début de la colonisation, du moins durant la première décennie de l'occupation italienne (1889-1910), l'éducation des Érythréens ne constituait guère une priorité pour les Italiens. Pacifier le pays et consolider leur pouvoir demeuraient les priorités. De plus, les premiers Italiens arrivés en Érythrée étaient des soldats qui ne s’intéressaient pas du tout à l’enseignement destiné aux Érythréens. Quant aux enseignants italiens, ils ne paraissaient pas intéressés à venir travailler dans un climat chaud et, par conséquent, n'étaient pas enclins à s'installer en Érythrée et à instruire des Érythréens qu'ils considéraient comme «inférieurs».

Les autorités italiennes laissèrent des missionnaires suédois enseigner aux autochtones, même s'ils n'enseignaient pas beaucoup l'italien dans leurs écoles. Étant donné qu'ils ne représentaient pas une menace pour la suprématie italienne, contrairement aux Français ou aux Anglais, les Suédois purent ouvrir de nombreuses écoles un peu partout dans le pays. Les matières principales enseignées étaient le tigrigna, l'amharique, l'allemand et, dans certaines écoles, l'italien, ainsi que l'histoire, la géographie et l'arithmétique. Les filles apprenaient principalement les tâches ménagères. Toutefois, même si les évangélistes suédois (donc protestants) bénéficiaient de la protection italienne, les relations n’étaient pas toujours au beau fixe. D'une part, il existait des frictions constantes entre protestants et catholiques, alors que les Suédois ne faisaient aucun effort pour enseigner la langue italienne dans leurs écoles. D'autre part, l’Église orthodoxe ne tolérait pas la présence des protestants. Cette situation fit fuir les autochtones et mécontenta les parents italiens. À la fin du siècle, il était clair que la colonie érythréenne avait besoin d’établissements scolaires adéquates, surtout pour les Italiens résidents.

La première école publique italienne ne fut ouverte qu'en 1911. L'objectif général de l'éducation en Érythrée, sous la colonisation italienne, fut de préparer une minorité d'Érythréens avec un minimum de connaissances, afin que les colons et les divers services publics de la colonie puissent être servis avec un minimum de dépenses d'argent et d'efforts pour l'éducation aux autochtones. Par conséquent, seul un accès limité à l’éducation fut accordé à certains Érythréens. Bien que les Italiens ne représentaient que 1,1% de la population totale en Érythrée, bien que la connaissance de l’italien n’impliquait ni «italianisation» ni «assimilation culturelle», le nombre des autochtones instruits durant l'époque coloniale demeura fort limitée, car seule une fraction de la population érythréenne put recevoir une instruction minimale, soit quelques écoles, dont l’une à Keren (dans l'Amseba) pour les musulmans, une autre pour les catholiques érythréens à Segeneiti (dans le Sud), un troisième pour les chrétiens orthodoxes tewahdo à Adi Ugri (aujourd'hui Mendefera dans le Sud), et quelques autres à Asmara. Dans les faits, la plupart des Érythréens quittèrent l'école avant la fin de leurs études. Beaucoup préféraient traverser la frontière pour aller se faire instruire en Éthiopie.

Pour les catholiques et les enfants italiens, les matières enseignées étaient le tigrigna, l'italien, l'arithmétique, l'histoire et la géographie. En fait, tous les cours se déroulaient en italien, à l'exception de ceux en tigrigna. Comme dans toutes les autres écoles, l'entraînement physique et militaire était obligatoire. Il faut noter que les programmes destinés aux élèves  érythréens étaient davantage axés sur l’entraînement physique et militaire afin de préparer les garçons à un éventuel enrôlement comme "àscari" (en arabe, askarī signifie «soldat»), c'est-à-dire comme soldat érythréen en Afrique orientale italienne ("Africa Orientale Italiana") dans l’armée coloniale.

Évidemment, l’éducation offerte visait à inculquer la suprématie culturelle italienne et la glorification du fascisme italien. Au cours de cette période, les Italiens promulguèrent une loi raciale interdisant le mélange des races.  Les enseignants durent donner leurs cours aux enfants italiens dans des classes séparées avec des programmes différents, conformément aux règlements gouvernementaux. Dans tous les cas, on peut supposer que l'objectif principal de l'éducation des Érythréens n'était pas d'augmenter leur niveau intellectuel, mais de former une main-d'œuvre rentable et économique pour les entreprises en pleine croissance dans la colonie.

Pour soumettre la population érythréenne, les autorités coloniales utilisèrent l’éducation et la religion comme des outils efficaces. Les missionnaires catholiques italiens remplacèrent graduellement les enseignants laïcs et les missionnaires suédois, ce qui incitait à rendre inacceptables à l'école les Érythréens non catholiques. Ainsi, de nombreux facteurs religieux, culturels, pédagogiques, politiques et idéologiques empêchèrent les Érythréens de recevoir une éducation même minimale.

Ceux qui ont néanmoins réussi à recevoir une éducation ont dû apprendre des matières pratiques pouvant être réellement utiles, comme la lecture, l'écriture et quelques notions élémentaires de mathématiques. Les arts et l’artisanat ne devaient être enseignés que si cela était dans l’intérêt de l’économie coloniale. L’idée était donc d’enseigner aux Érythréens des matières purement manuelles. Sous la domination italienne, la population indigène ne fut autorisée à fréquenter que quatre années d’école primaire où le programme était entièrement basé sur la géographie, l’histoire et la culture italiennes; l'’italien demeurait la seule langue d’enseignement, mais le tigrigna et l’arabe pouvaient être enseignés qu’en tant que matière. Bien sûr, peu d'Érythréens ont pu occuper un poste important dans l'administration coloniale italienne, mais les autorités prirent toujours soin de former des interprètes parmi les Érythréens afin de s'assurer d'une bonne transmission de leurs directives.

À partir des années 1930, il était devenu nécessaire de renforcer le système d'éducation dans la colonie par des établissements scolaires dédiées notamment aux Italiens. Dans cette perspective, des écoles primaires et secondaires furent construites dans presque toutes les principales villes du pays (Keren, Massawa, Segheneti, Decamerè, etc.), tandis que dans la capitale Asmara il y avait aussi de nombreux lycées et instituts qui formaient des jeunes professionnellement qualifiés dans toute la Corne de l'Afrique et au-delà. Ces écoles prestigieuses étaient réservées uniquement aux Italiens.

De plus, ceux-ci favorisèrent une énorme expansion du catholicisme en Érythrée et construisirent de nombreuses églises dans les hauts plateaux autour d’Asmara et de Keren. Au début des années 1940, le catholicisme était la religion déclarée d’environ 28 % de la population de la colonie, tandis que le christianisme orthodoxe était la religion de plus de la moitié des Érythréens, les autres étant restés musulmans.

3.3 L'occupation britannique (1941-1952)

Durant la Deuxième Guerre mondiale, en 1941, les Britanniques s'emparèrent de l'Érythrée. Néanmoins, quelque 70 000 Italiens décidèrent de demeurer en Érythrée. Pendant les onze années suivantes, l’Érythrée resta techniquement une colonie italienne administrée par les autorités britanniques. Celles-ci conservèrent une grande partie du système colonial italien et de son personnel, mais elles en profitèrent pour supprimer l'italien comme langue officielle et le remplacer par deux autres: l'arabe et le tigrigna, l'arabe étant la langue religieuse écrite, le tigrigna, celle parlée par la majorité de la population.

C'est au cours de cette période que l'anglais s'installa dans le pays, notamment pour aider à supprimer l'italien. Les Britanniques multiplièrent le nombre des écoles primaires et introduisirent l'anglais en plus du tigrigna. Cependant, Les Britanniques ne purent faire face à la demande en raison des installations et des ressources éducatives limitées. Ainsi, en plus d’introduire l’anglais comme langue d’enseignement dans tous les établissements d’enseignement, les Britanniques autorisèrent également l’introduction du tigrigna et de l’arabe dans les journaux et la radio. Contrairement aux autres langues érythréennes, le tigrigna et l’arabe avaient une tradition d’écriture, ce qui les rendait aptes à être employés en éducation et dans la presse écrite. En 1941, l’Eritrean Weekly News fut publié pour la première fois en anglais par l’administration militaire, suivi en 1943 d’une version en tigrigna (Semenawi Gazeta) et en arabe.

On peut penser aussi que la stratégie britannique sous-jacente dans la promotion du tigrigna (chez les chrétiens) et de l’arabe (chez les musulmans) était de favoriser l’animosité religieuse entre chrétiens et musulmans, de sorte qu’aucune unité entre les Érythréens en quête d’indépendance ne deviendrait possible. Durant tout le protectorat britannique, l'anglais demeura la principale langue administrative.

Après la guerre, l'Italie renonça en 1947 à tous ses droits sur ses colonies africaines. L’Érythrée se retrouva au centre d'un conflit d'intérêts de la part des grandes puissances de l'époque. Ainsi, pendant que la Grande-Bretagne demandait un partage de l’Érythrée entre le Soudan et l’Éthiopie, les États-Unis étaient favorables à toute solution avantageant l’Éthiopie. Par contre, la France préférait un retour de la tutelle italienne parce qu'elle désirait préserver ses intérêts à Djibouti et éviter la «contagion» nationaliste. Pour sa part, l'URSS prônait l’indépendance immédiate de l'Érythrée. Ayant échoué à se mettre d'accord, les grandes puissances transmirent le dossier à l’ONU en 1948.

3.4 Le contrôle éthiopien

Après de multiples tergiversations, l’Assemblée générale des Nations unies adopta, en décembre 1950, la résolution 390 rattachant l’Érythrée à l’Éthiopie dans une union fédérale. En 1952, les Nations unies proposèrent formellement la formation d'une fédération entre l’Érythrée et l’Éthiopie afin de satisfaire, d'une part, les revendications de l’Éthiopie à propos d'un accès à la mer Rouge, d'autre part, la volonté d’indépendance des Érythréens. La résolution 390 affirmait que «cette association assure aux habitants de l’Érythrée le respect et la sauvegarde de leurs institutions, de leurs traditions, de leurs religions ou de leurs langues».

L’Érythrée fut dotée d'un parlement et mit en place un régime démocratique, l’Éthiopie étant seulement responsable de la diplomatie et de la défense de l’Érythrée. Deux problèmes surgirent: l'absence d’une cour fédérale pour veiller au respect du texte des Nations unies et l'attitude de l'empereur Hailé Sélassié. L'absence de cette cour fédérale permit aux Éthiopiens d'interpréter à leur façon le fonctionnement des institutions communes, alors que l'esprit démocratique voulue par l'ONU heurtait la volonté centralisatrice de l'empereur Haïlé Sélassié qui, progressivement, par toutes sortes de pressions et de tractations, réussit à faire adopter par le Parlement érythréen le rattachement «libre» du territoire à l'Éthiopie.

Pendant la fédération (1952-1962), l’anglais demeura une langue de prestige au sein de la société érythréenne, y compris en éducation. En même temps, l’amharique, la langue nationale de l’Éthiopie, prit lentement le dessus aux dépens du tigrigna. L’amharique fut introduit en 1958 comme langue d’enseignement de la 1re à la 4e année de l’enseignement primaire, remplaçant le tigrigna et l’arabe.

- L'annexion de l'Érythrée (1962-1991)

En 1962, l’empereur Hailé Sélassié proclama l’annexion de l’Érythrée par l'Éthiopie. Il abolit l'Assemblée érythréenne et établit l'Érythrée comme la «14e province éthiopienne». Avec les années, l'Érythrée finit par abandonner non seulement le droit pénal érythréen pour le droit éthiopien, mais également le drapeau et les emblèmes érythréens, puis se fit imposer la langue amharique (aux dépens du tigrigna) dans la vie publique et l’enseignement. Le tigrigna et l’arabe furent complètement bannis de l’espace public et restèrent limités à l’environnement local; leurs locuteurs devinrent symboliquement analphabètes et sans voix. Il en fut ainsi des autres langues érythréennes — tigré, afar, saho, kunama, bédja, bilène, nara, etc. Toutefois, la plupart des Érythréens refusèrent de parler l'amharique et continuèrent d'enseigner leur langue nationale à leurs enfants. Cela dit, beaucoup d'habitants de la capitale, Asmara, acceptèrent de bon gré de converser en italien plutôt qu'en amharique.

L'Érythrée subit néanmoins la politique d'amharisation, tandis que l'anglais était maintenu comme langue d’enseignement dans les écoles secondaires et dans les institutions publiques et les entreprises commerciales. L’essentiel était que l’amharique soit idéologiquement promu comme langue unificatrice, pour toute l’Éthiopie, y compris le territoire annexé de l’Érythrée.

Au cours de cette période, les mouvements de population ainsi que l'alphabétisation des adultes et la scolarisation eurent pour effet de mettre en contact des Érythréens parlant des langues différentes et de favoriser leur apprentissage. Cette situation modifia le paysage linguistique du pays à un point tel qu'il n'existe aujourd'hui à peu près plus de région unilingue en Érythrée; le bilinguisme, voire le multilinguisme, prévaut depuis cette époque sur l'ensemble du pays.

- La révolution éthiopienne de 1974

Le 12 septembre 1974, une junte militaire, le Derg (d''après sa première dénomination en amharique pour désigner le «Gouvernement militaire provisoire de l'Éthiopie socialiste») prit le pouvoir en Éthiopie, après 44 ans de règne du négus. Le nouveau régime révolutionnaire dirigé par Mengistu Hailé Mariam instaura une dictature militaire marxiste-léniniste, lança le slogan Ethiopia Tikdem (« l’Éthiopie d’abord ») et prit les premières mesures de gouvernement par la nationalisation de l’économie et l'abolition de la monarchie.

Le nouveau dictateur éthiopien décida de continuer la guerre contre l’Érythrée et intensifia la répression à l’encontre de ces citoyens, tout en engloutissant de vastes ressources financières et militaires pour tenter d’étouffer le mouvement indépendantiste de l'Érythrée. Les Soviétiques et les Cubains apportèrent une aide massive au régime de Mengistu, qui se convertit au marxisme-léninisme. L'influence de l'Union soviétique entraîna une nouvelle politique des nationalités.

Au plan linguistique, Mengistu modifia complètement la politique de son prédécesseur Sélassié qui avait favorisé une politique d'unification nationale au moyen de l'amharique. Mengistu pratiqua plutôt une politique de multilinguisme destinée à noyer l'amharique parmi les nombreuses langues nationales de l'Éthiopie et de l'Érythrée. Évidemment, les langues érythréennes profitèrent de la situation, surtout le tigrigna, le tigré et l'afar.

Puis le régime de Mengistu s'épuisa dans des opérations militaires en Érythrée, au Tigré et dans la province d'Oromia au sud-est de l'Éthiopie, alors que les famines ravageaient le pays. Devenue la «République populaire et démocratique de l'Éthiopie», le pays fut de plus en plus contestée par les masses populaires. Durant presque une dizaine d'années, soit entre 1975 et 1984, les forces éthiopiennes lancèrent de nombreuses offensives en territoire érythréen, ce qui provoqua l'exode de 900 000 Érythréens. Puis, comme si ce n'était pas assez, une sécheresse (associée aux conséquences de la guerre) occasionna en 1984-1985 une grave famine. Pendant ce temps, la quasi-totalité des 70 000 Italiens avaient fui l'Érythrée, seuls quelques centaines d'entre eux restèrent dans la région.

- La fin du régime éthiopien

Après toutes ces années de guerre, le Front populaire de libération de l’Érythrée (FPLE ou TPLF en anglais) réussit en 1988 à vaincre l'armée éthiopienne qui se replia dans les villes importantes. En réalité, la défaite de l’armée éthiopienne n’était pas seulement due aux indépendantistes érythréens, mais aussi à la rébellion de la province éthiopienne du Tigré, dirigée par le Front Populaire de Libération du Tigré (FPLE). Un gouvernement provisoire érythréen fut mis en place; il était dirigé par Issayas Afeworki, le chef du FPLE et nouveau président de la République. Cette année-là, l'Érythrée était devenue indépendante de facto. Mais le prix de la victoire érythréenne fut lourd: après la plus longue guerre de libération du continent africain (trente ans), on compta au moins 150 000 morts, dont 65 000 combattants, et près de un million de réfugiés. Dans ses documents officiels, le FPLE n'utilisait que le tigrigna et l'arabe littéral.   

3.5 L'Érythrée indépendante (1991)

En avril 1993, un référendum sur l'autodétermination eut lieu en Érythrée. La question était celle-ci: «Voulez-vous que l’Érythrée soit un pays indépendant et souverain?» Le OUI à l’indépendance l’emporta à 99,8 %. L’Organisation des Nations unies accueillit officiellement l’Érythrée, le 28 mai 1993, parmi ses membres et reconnut au Front populaire de libération de l’Érythrée (FPLE) la légitimité de diriger le pays. Dès lors, quelque 20 % de la population fut déplacée et un demi-million d’Érythréens durent se réfugier au Soudan. En plus des problèmes de subsistance, de pauvreté et d’illettrisme (estimé en 1993 à 80 % de la population), le nouveau pays dut faire face à de lourdes tâches, telles que la réinstallation d'une partie de la population déracinée par la guerre et la famine, et la reconstruction d'un pays dont les infrastructures avaient été détruites, en particulier le port de Massawa.

Après avoir modifié son nom, transformé en Front populaire pour la démocratie et la justice, le FPDJ entreprit une politique de bon voisinage avec l’Éthiopie en signant, au mois d’avril 1995, un accord faisant des deux pays une zone de libre-échange. En même temps, le régime dut faire face à la montée d’une opposition islamiste appuyée par le Soudan. En 1997, grâce à l’aide internationale, l’Érythrée poursuivit la reconstruction économique du pays qui dépendait toujours pour 40 % de l’aide extérieure. L’opposition islamiste de l’Union nationale érythréenne sembla s’orienter encore vers des solutions militaires, avec l’appui de certains dirigeants soudanais. Dans ce contexte, la mise en œuvre d’une nouvelle constitution et l’élection d’un parlement furent repoussées à plus tard.

- Encore la guerre!

En mai 1998, un nouveau conflit armé opposa l’Érythrée à l’Éthiopie au sujet d'une partie du territoire éthiopien revendiqué par l’Érythrée sur la base des frontières établies sous l’occupation italienne. La guerre commença le 6 mai 1998, déclenchée par une bataille pour le contrôle de la ville frontalière de Badmé, un modeste bourg sans valeur apparente, qui n’avait ni pétrole ni diamants, mais cela ne semblait pas important, car l’Érythrée et l’Éthiopie la voulaient de leur côté de leur frontière. D'une part, l’Érythrée considérait que les frontières du temps du colonialisme italien devaient être respectées; d'autre part, la région disputée avait été toujours gouvernée par l’Éthiopie, alors que la population locale se considère comme étant éthiopienne. Autrement dit, les désaccords sur l’endroit où devrait se situer la frontière internationale nouvellement créée à la suite de l'indépendance entraînèrent une détérioration significative des relations entre les deux pays, déclenchant ainsi une nouvelle guerre à grande échelle.

Il est aussi probable que les Éthiopiens se battaient pour s'assurer d'un accès à la mer Rouge (ils n'ont, à ce jour, pas de débouché maritime, sinon par Djibouti) et lorgnaient vers le port de Massawa. De plus, l’Érythrée prétendait que l'enjeu n'était pas uniquement les frontières; elle croyait que les Tigréens alors au pouvoir à Addis-Abéba voulaient créer un «Grand Tigré», comprenant une grande partie de l’Érythrée et gagner ainsi l’accès au port d’Assab.

Par la suite, chacun des pays accusa l’autre d’avoir commencé le conflit. Finalement, après deux années de guerre, qui avaient entraîné la mort de dizaines de milliers de victimes et provoqué le déplacement de 1,3 million de personnes, les négociations de paix entamées en mai 2000 entre les représentants d’Addis-Abeba et d’Asmara aboutirent à la signature d’un accord de cessez-le-feu, le 18 juin à Alger (Algérie). Le 12 décembre 2000, un «accord de paix global» fut signé encore à Alger par le président érythréen (Isaias Afwerki) et le premier ministre éthiopien (Meles Zenawi) à l’instigation du président algérien (Abdelaziz Bouteflika). L'accord permit l'envoi de la Mission des Nations unies en Éthiopie et en Érythrée (MINUEE), forte de 4200 hommes et de 200 observateurs.

- Un régime autoritaire

Depuis l'indépendance, le pays est toujours dirigé par les anciens leaders du Front populaire de libération de l’Érythrée, lequel a combattu l'Éthiopie pendant trente ans. C'est aujourd'hui un État à parti unique (FPLE ), car aucun autre parti n’a le droit d’exister. Aucune élection nationale n’a été tenue depuis que l’Érythrée s'est libérée de l’Éthiopie en 1993; les élections de 1997 ont été annulées à la suite de la guerre de frontière avec l’Éthiopie; elles l’ont encore été en 2001, deux ans après la fin de la guerre. Le gouvernement a régulièrement annoncé qu’il tiendrait des élections, mais jamais aucune date n’a été fixée. Dans les faits, aucune élection n’a été organisée depuis l’indépendance et toute opposition y est brutalement réprimée.

Le chef du gouvernement, toujours Isaias Afwerki, est un chrétien qui a pris soin d'inclure des musulmans parmi ses ministres. La politique érythréenne a continué d'être entièrement dominée par les relations avec l'Éthiopie. En 2003, l’Éthiopie annonçait qu’elle rejetait la décision de la commission indépendante sur le problème des frontières, en grande partie parce qu’elle accordait à l’Érythrée le village de Badmé, point déclencheur de la guerre. Le gouvernement érythréen se servit de la possibilité du renouvellement du conflit comme justification du report de nouvelles élections et du prolongement du service militaire. Bref, l'Érythrée demeura un État en sursis, encore englué dans des habitudes totalitaires.

Sous prétexte de défendre l'intégrité de l'État, le régime imposa à tous les citoyens un «service national» d'une durée d'un an. En réalité, les Érythréens furent recrutés de force dès l'âge de 18 ans et se retrouvèrent à servir indéfiniment dans des conditions inhumaines. Les dirigeants établirent un système de contrôle omniprésent; de lourdes conséquences s'abattirent sur ceux qui adoptaient des comportements jugés «déviants», dont l'incarcération à perpétuité ou la mort.

Depuis 2001, le gouvernement érythréen a supprimé la presse libre en fermant tous les journaux indépendants et en réduisant les journalistes au silence par la détention et la torture. Beaucoup de journalistes sont disparus. Depuis, seule l’information favorable au gouvernement est accessible dans le pays. Dans les tribunaux, les juges sont nommés ou congédiés selon la volonté du président; ils sont dirigés dans leurs actions et influencés dans leurs décisions par les membres du parti au pouvoir et de l'armée. Il n'y a plus d'assemblée parlementaire depuis 2002 et il n'y a pas d'État de droit en Érythrée. Le pays demeure sous le contrôle d'un régime totalitaire dont les crimes n'ont rien d'une fiction.

Le 21 juin 2016, une commission d’enquête de l’ONU révélait que le régime érythréen était l’un des plus répressifs au monde; cette commission accusait l'État érythréen de «crimes contre l’humanité» à grande échelle: «Des crimes contre l’humanité ont été commis de manière générale et systématique en Érythrée.» Ces crimes contre l’humanité concernent l’esclavage, la torture, les privations de liberté, les disparitions forcées, la persécution, le viol et le meurtre. Le rapport souligne que «les Érythréens font face à un service national illimité, à des détentions arbitraires, à des discriminations basées sur la religion ou l’ethnie, à des violences sexuelles et à des meurtres». En même temps, les autorités pratiquèrent une politique d'assimilation linguistique qui impliquait que chacun devait apprendre et employer le tigrigna, qui est devenu alors une langue dominante aux dépens de toutes les autres langues.

En septembre 2021, le gouvernement, ignorant ses propres restrictions de mouvement, son interdiction des transports publics et la fermeture des écoles, dirigea des milliers d'élèves vers le tristement célèbre camp militaire de Sawa, là où on inculque l'amour de la patrie à tous les élèves du secondaire qui doivent terminer leurs études et suivre simultanément une formation militaire. Ces élèves, dont certains ont moins de 18 ans, sont sous commandement militaire et soumis à de sévères sanctions et disciplines militaires; pour leur part, les étudiantes font l'objet de harcèlement et d'exploitation sexuels.

En 2023, l'Érythrée était devenue l’un des États les plus fermés au monde; il continuait d'être dirigé d’une main de fer par le président Isaias Afwerki, héros de l’indépendance, qui a instauré un régime de parti unique, sans élection, où toute opposition est sévèrement réprimée. De plus, l'Érythrée n'a plus d'organisme législatif, ni d’organisations de la société civile, ni de médias indépendants, ni de système judiciaire indépendant. Quant aux médias indépendants, ils sont interdits depuis 2001 dans le pays, classé au 174e rang (sur 180) au classement de 2023 de la liberté de la presse de Reporters sans frontières (RSF).

Dans de telles conditions, la situation des droits de la personne y est désastreuse et sans «aucun signe d’amélioration», déplorait en mars 2023 le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, évoquant notamment des cas de tortures et de disparitions forcées commis en «totale impunité». Évidemment, cette situation est propice à l'exode des populations civiles. Des centaines de milliers d’Érythréens — près de 600 000 réfugiés en 2021 — ont quitté leur pays, fuyant les persécutions religieuses, les arrestations arbitraires et le service national à durée illimitée, assimilé à du travail forcé par les organisations de défense des droits humains. Toutefois, ce n'est pas si aisé de quitter le pays puisque l'armée a l'ordre d'abattre toute personne qui tente de traverser les frontières.

Les forces militaires de l'Érythrée sont parmi les plus importantes du continent africain (près de 21% du PNB; États-Unis: 3,5 %; Éthiopie: 0,9%). Le président du pays, Isaias Afwerki, considère qu'il fait face à de réels dangers en raison d'un nouveau conflit armé avec l'Éthiopie. Il croit également que la CIA et certains pays arabes tenteraient de s'en prendre à lui, une paranoïa qui frappe tous les dictateurs de ce monde. L'Érythrée est aujourd'hui l’un des pays les plus pauvres du monde et les revenus de la diaspora constituent une aide cruciale. Comme si ce n'était pas suffisant, l'Érythrée demeure aussi l’un des pays les plus corrompus de la planète. 

4 La politique linguistique de l'Érythrée

Juridiquement parlant, il n'y a aucune langue officielle en Érythrée, bien que le tigrigna, l'arabe littéral et l'anglais soient couramment employés par le gouvernement comme «langues de travail». L'emploi et le développement de chacune des langues érythréennes (tigrigna, tigré, afar, saho, kunama, bédja, bilène, nara et arabe hijazi) sont encouragés au niveau local, et les enfants reçoivent en principe leur instruction à l'école primaire dans leur langue maternelle. De façon générale, la politique linguistique de l'Érythrée en est une de multilinguisme.

4.1 Le statut des langues

Le paragraphe 3 de l'article 4 de la Constitution du 24 mai 1997 précise bien que toutes les langues sont égales en Érythrée:

Article 4

Symboles nationaux et langues

1) Le drapeau érythréen aura des couleurs vertes, rouges et bleues avec des feuilles d'olivier dorées. La description détaillée du drapeau sera déterminée conformément à la loi.

2) L'Érythrée a un hymne national et des armoiries reflétant l'histoire et les aspirations de son peuple. Les détails de l'hymne national et des armoiries sont déterminés par la loi.

3) L'égalité de toutes les langues érythréennes est garantie.

Cette disposition constitutionnelle signifie qu'il n'existe pas de langue officielle en Érythrée, puisque toutes les langues nationales sont égales et que le statut d'officialité privilégierait l'une d'elles. Le tigrigna a ainsi perdu son statut de «langue officielle» pour celui de «langue de travail» du gouvernement, avec l'arabe et l'anglais.

Le statut du tigrigna et de l'arabe est multiple, car ces langues constituent à la fois des langues nationales et des langues véhiculaires. L'anglais n'est pas une langue nationale, mais il a acquis le statut de «langue internationale». L'arabe littéral est, lui aussi, un moyen de communication international à une échelle plus réduite, celle du monde arabe. De plus, le tigrigna et l'arabe coranique jouissent d'un prestige lié à la religion. Rappelons que si l'arabe reste la langue du Coran, le tigrigna est la langue liturgique qui remplace le guèze dans les offices religieux chrétiens (coptes). C'est pourquoi, à des degrés divers, ces deux langues ont joué un rôle important dans la construction de l'identité nationale. En réalité, seuls le tigrigna et l'arabe sont couramment employés dans l'administration de l'État, ainsi que dans les les milieux culturels et universitaires, bref, tout ce qui concerne les relations entre les citoyens et l'État.

Les autres langues nationales (tigré, afar, saho, kunama, bédja, bilène et nara) sont employées pour la communication entre les membres de la famille, de la même communauté ou de la même ethnie; dans les régions, ces langues sont également employées dans les textes administratifs et politiques. En somme, le fait d'adopter une politique de multilinguisme particularise l'Érythrée, car la défense des cultures et des langues régionales constitue, un peu comme en Éthiopie et en Afrique du Sud, des cas d'exception en Afrique.

L'égalité des langues suppose l'égalité des citoyens. L'article 14 de la Constitution suit logiquement cette même disposition en en interdisant toute discrimination à propos de la langue (paragraphe 2):

Article 14

L'égalité devant la loi

1) Toutes les personnes sont égales devant la loi.

2) Nul ne peut être victime de discrimination en raison de sa race, de son origine ethnique, de sa langue, de sa couleur, de son sexe, de sa religion, de son handicap, de son âge, de ses opinions politiques, de son statut social ou économique ou de tout autre facteur inapproprié.

3) L'Assemblée nationale promulgue des lois pouvant contribuer à éliminer les inégalités existant dans la société érythréenne.

Cette politique d'égalité entre les langues a pour objectif de lutter contre la discrimination et garantir l'usage de la langue maternelle afin de permettre la transmission de la culture des communautés et favoriser le développement du sentiment d'identité culturelle. Le problème, c'est de transposer ce principe d'égalité dans la réalité, car dans les faits il n'est pas vrai que toutes les langues soient égales. Le tigrigna, par exemple, bénéficie d'avantages considérables sur les autres langues.

4.2 L'Assemblée nationale

L'Assemblée nationale de l'Érythrée est le Parlement monocaméral, lequel compte 150 membres, dont 75 sont désignés par le gouvernement et 75 représentent les membres du Comité central du Front populaire pour la démocratie et la justice. Le Parlement adopte normalement des «proclamations» et non formellement des «lois, même si les proclamations sont des lois du Parlement, discutées et votées, et signées par le président érythréen. Les traités internationaux qui ont été ratifiés par l'Érythrée ont un statut similaire aux proclamations, car ils sont également promulgués par l'Assemblée nationale de l'Érythrée.

Cependant, cette assemblée est dissoute depuis le 2 février 2002, car c'est la dernière fois qu'elle a siégé depuis cette session, et la plupart de ses membres ont été arrêtés, exilés ou décédés. Il n'y a pas eu d'élection depuis cette date. Par conséquent, aucune loi ou proclamation n'a pu être adoptée depuis 2002. Cela signifie aussi que le gouvernement autoritaire n'est assujetti à aucune loi, même pas à la Constitution.   

Le texte de la Constitution de 1997, initialement rédigé en tigrigna, en arabe et en anglais, est également disponible en tigré, en saho et en afar, et des versions en d'autres langues en préparation; l'hymne national a également été traduit en plusieurs langues nationales.

En pratique, depuis 1991, les lois érythréennes étaient promulguées dans une combinaison d'arabe littéral, d'anglais et de tigrigna. Si certaines lois étaient publiées dans ces trois langues, d'autres l'étaient en arabe et en tigrigna, ou en tigrigna et en anglais; et le reste était publié uniquement en anglais ou en tigrigna. Compte tenu du maintien de certaines lois antérieures à l'indépendance, les lois rédigées en amharique et en italien sont encore aujourd'hui théoriquement applicables. Il était également prévu de traduire quatre lois fondamentales (appelées Codes), diffusées en 2015 en arabe, en tigrigna et en anglais, dans les sept autres langues érythréennes et de les rendre opérationnelles. Mais il existe un gros problème: la législature intérimaire n'a pas siégé depuis le début de 2002. Le président érythréen détient les pouvoirs législatif et exécutif en imposant ses décisions par décret. 

4.3 Les droits linguistiques en matière de justice

Le système judiciaire est complexe dans ce pays qui a connu le droit civil basé sur la colonisation italienne, la Common Law durant l'occupation britannique, les années de la fédération et de l’annexion, la mise en œuvre du droit éthiopien sur l’Érythrée et l'ère post-indépendance actuelle qui a aussi emprunté des éléments du droit aux États-Unis et à plusieurs pays d'Europe.

Même si la Constitution garantit une variété de droits au sein du système judiciaire, les choses tendent à être différentes dans la pratique. Le droit à un procès équitable, public et rapide n’est jamais garanti. Les accusés dans une procédure pénale n'ont pas le droit d'être protégés contre l'auto-incrimination et ne disposent généralement d'un avocat que s'ils peuvent en fournir un eux-mêmes et le payer. En outre, il n’existe pas de poursuites civiles en cas de violations des droits de l’homme, et les tribunaux sont particulièrement influencés par le pouvoir exécutif. Le gouvernement détient en captivité des hommes politiques, des journalistes, des chefs religieux et des personnes ayant échappé à la conscription pendant une durée indéterminée, sans procès ni poursuites judiciaires formelles.

Il existe des tribunaux communautaires qui ont recours à des coutumes et à des règlements locaux, ce qui favorise un assouplissement et une accessibilité au tribunal. Les tribunaux communautaires permettent aux participants de s'exprimer dans leur langue, d'expliquer pleinement leur situation et de résoudre les différends entre eux. De plus, avec l’élection de femmes juges, on peut espérer qu’elles modifieront progressivement les rôles traditionnels des femmes en Érythrée.

Lorsque des citoyens érythréens sont détenus, ils ont en principe le droit d'être informés, dans une langue qu'ils comprennent, des motifs de leur arrestation ou de leur détention (art. 17 de la Constitution):

Article 17

Arrestation, détention et procès juste

3) Quiconque est arrêté ou détenu sera informé,
dans une langue qu'il comprend, des raisons de son arrestation ou de sa détention ainsi que les droits dans lesquels il est en rapport avec son arrestation ou sa détention.

Le plus souvent, la cour emploie le tigrigna ou l'arabe, mais elle permet aussi le recours à des interprètes lorsque les circonstances l'exigent.

Dans les faits, le problème réside dans les détenus. Souvent, les prisonniers ne savent pas pourquoi ils sont détenus et leurs proches sont rarement informés du sort de leurs proches, n'apprenant parfois leur sort que lorsqu'une dépouille leur est restituée. Qui plus est, les autorités détiennent les détenus dans des conditions inhumaines, car les installations pénitentiaires sont surpeuplées et insalubres. D'innombrables prisonniers croupissent dans le vaste réseau carcéral formel et informel du pays, détenus dans des lieux de détention surpeuplés, sans nourriture, eau et soins médicaux insuffisants. En somme, la justice en Érythrée est un système totalement arbitraire.

4.4 Les langues de l'administration

Les langues de l'administration en Érythrée correspondent aux «langues de travail». C'est généralement le tigrigna et l'arabe littéral, rarement l'anglais. Dans le Programme du domaine de l'éducation en Érythrée (2018), on peut lire ce profil démographique et administratif:

1.2 Profil démographique et administratif

L'Érythrée est une
société multiethnique composée de neuf groupes ethniques différents parlant neuf langues différentes et professant deux grandes religions, à savoir le christianisme et l'islam. Ce sont les Afars, les Bédja, les Bilènes, les Kunama, les Nnara, les Rashaïda, les Saho, les Tigrés et les Ttigrigna. Ces groupes parlent des langues qui appartiennent à deux familles de langues mondiales (afro-asiatique et nilo-saharienne).

Il existe cependant entre elles des liens structurels et des liens communs, dus principalement à des expériences historiques et culturelles collectives. Ces liens et ces relations se sont encore solidifiés au cours de la guerre de libération de 30 ans.

Au plan régional, les autres langues nationales telles que le tigré, l'afar, le saho, le kunama, le bédja, le bilène, le nara, etc., sont également employés pour les services oraux aux citoyens, ainsi que dans les textes administratifs et politiques «de proximité». Dans les textes écrits, l'anglais, le tigrigna et l'arabe littéral servent généralement de véhicules de communication, sans que cela implique nécessairement un trilinguisme systématique.

Selon les régions, le tigrigna est souvent la seule langue écrite employée, de sorte que beaucoup d'Érythréens non tigrignaphones ont dû apprendre le tigrigna au contact des fonctionnaires résidant dans leur région. Le long de la côte, c'est l'arabe littéral (et non l'arabe hijazi) qui sert de langue de communication entre les musulmans parlant une autre langue maternelle, que ce soit une langue sémitique, une langue couchitique ou une langue nilo-saharienne. Dans d'autres cas, c'est l'anglais.

- La nationalité

Dans de nombreux pays, la connaissance de la langue officielle ou de la langue nationale constitue une exigence pour l'obtention de la nationalité. En Érythrée, l'article 4 de la Proclamation n° 21 sur la nationalité érythréenne (1992) n'exige de comprendre et de parler que «l'une des langues de l'Érythrée»:

Article 4

Nationalité par naturalisation (1952 et après)

1)
Toute personne, qui n'est pas d'origine érythréenne et qui est entrée et a résidé en Érythrée en 1952 ou après, doit demander la nationalité érythréenne au Secrétaire aux Affaires intérieures.

2) Le Secrétaire aux Affaires intérieures accordera la nationalité par naturalisation à la personne mentionnée au paragraphe 1 du présent article à la condition que la personne :

A- est entrée légalement en Érythrée et a été domiciliée en Érythrée pendant une période de dix ans avant 1974 ou a été domiciliée en Érythrée pendant une période de vingt ans tout en effectuant des visites périodiques à l'étranger ;

B- possède une grande intégrité et n’a été reconnu coupable d’aucun crime ;

C-
comprend et parle l'une des langues de l'Érythrée ;

Établir une politique linguistique d'égalité linguistique est apparemment plus facile que de mettre réellement en pratique cette politique. À l'échelle du pays, les autorités se sont rendues compte qu'en employant le tigrigna, l'arabe et l'anglais, elles atteignaient presque toute la population, bien que toutes les langues soient déclarées égales dans la Constitution, ce qui signifie que certaines langues le sont toujours plus que d'autres.

- Les langues de l'affichage

En particulier, les centres urbains de l’Érythrée, comme Asmara et Massawa, reflètent la diversité des langues et des écritures du pays dans leur paysage linguistique où l’on voit des plaques de rue contemporaines et historiques, des noms d’entreprises et de bureaux publics, ainsi que des panneaux manuscrits, des annonces et des graffitis sur les panneaux d’affichage et les murs, principalement en tigrigna et en anglais, parfois aussi en arabe.

Les autres langues érythréennes sont à peine représentées dans l'affichage du pays, tandis que l’italien et l’amharique ne sont présentes que dans une mesure très limitée, c'est-à-dire liés à des épisodes historiques spécifiques et à des régimes linguistiques que le pays a connus. En général, ce sont le tigrigna (alphabet guèze) et l'anglais qui ont le haut du pavé, parfois l'unilinguisme anglais.

4.5 Les langues de l'éducation

Le système d'éducation de l'Érythrée est composé d'enfants de 7 à 11 ans du primaire (de la 1re à la 5e année), du niveau intermédiaire (de la 6e à la 8e année), donc des jeunes âgés de 12 à 14 ans, et du niveau secondaire (de la 9e à la 12e année), des jeunes de 15 ans et plus. L'enseignement est obligatoire jusqu'en 8e année. Toutes les écoles secondaires d'Érythrée sont gérées par le gouvernement. Les écoles primaires sont gratuites, alors qu'une partie seulement de l'enseignement secondaire est gratuit.

L'article 13 de la Proclamation n° 177 sur le patrimoine culturel et naturel (2015) prescrit que les langues érythréennes doivent être enseignées, développées et recherchées:

Article 13

Pouvoirs et obligations du Ministère

Dans l'exécution de ses obligations en vertu de la présente proclamation, le Ministère aura, en plus de celles qui peuvent être contenues dans les autres dispositions de la présente proclamation et en collaboration avec les institutions concernées, les obligations et les pouvoirs généraux pour :

a) protéger le patrimoine culturel et naturel ;

b) déclarer toute ressource culturelle ou tout patrimoine naturel comme étant de nature nationale ou, selon le cas, d'importance internationale et, par conséquent, fixer la norme pour leur préservation et leur conservation:

1) veiller, en collaboration avec les organismes, institutions, communautés ou groupes concernés, le cas échéant, à ce que les langues érythréennes, en tant que réservoirs de connaissances autochtones et véhicules de transmission et de diffusion de la culture, ainsi que moyens d'intégration de la culture et du développement technologique, soient enseignées, développées et recherchées;

En 2020, le ministère de l'Éducation faisait connaître l'Aperçu du programme d'études national pour le primaire, l'intermédiaire et le secondaire:

La structure du système éducatif en Érythrée comporte trois catégories : l'enseignement fondamental, secondaire et supérieur. L'éducation fondamentale, qui englobe les niveaux préscolaire, primaire et intermédiaire, est gratuite et obligatoire pour tous les enfants d'âge scolaire.

L'éducation préscolaire, qui dure deux ans, fait partie intégrante du système d'éducation pour les enfants âgés de quatre à cinq ans. À ce niveau, l’accent est mis sur la mise en place des bases pour
le développement du langage et des concepts, les relations sociales et le développement holistique de l’enfant dans une approche thématique.

L’enseignement primaire est un cycle scolaire de cinq ans dans lequel
la langue maternelle est la langue d’enseignement; il est considéré comme une période de formation importante dans le développement social, émotionnel et intellectuel des élèves. Les domaines d'apprentissage de base proposés à ce niveau sont la langue maternelle, l'anglais, les mathématiques, les sciences générales, les sciences sociales, l'éducation à la citoyenneté, l'éducation aux compétences de vie, les arts et les sports et l'éducation physique.

L'enseignement intermédiaire est la fin du cycle d'éducation fondamentale qui va de la sixième à la huitième année.
La langue d'enseignement à partir de ce niveau est l'anglais. Ce cycle offre une formation générale à large base avec des possibilités pour les élèves de commencer à identifier leurs intérêts pour une formation continue et des compétences d'apprentissage flexibles. Les sujets d'orientation professionnelle sont intégrés dans diverses matières. Un examen national est organisé à la fin de la 8
e année et sert d'examen d'entrée à l'enseignement secondaire.

L'enseignement secondaire est structuré comme un programme de quatre ans comprenant des domaines d'apprentissage de base et d'enrichissement. Les études pratiques liées au travail, adaptées aux intérêts individuels de l'élève et aux besoins de développement national, font partie intégrante du programme. En Érythrée, l’enseignement secondaire est conçu pour servir à la fois de préparation à la poursuite d’études et au monde du travail. Ainsi, à la fin de leurs études secondaires, les jeunes qui quittent l’école ont la possibilité soit de chercher un emploi, soit de poursuivre leurs études et leur formation.

- Les écoles primaires

L'Érythrée est engagée dans la voie du multilinguisme. L'expansion et la consolidation des langues maternelles dans le système scolaire ont constitué une dimension importante, peu importe la taille de la population et le nombre des locuteurs des langues concernées. Il a paru nécessaire au gouvernement d'offrir l'enseignement dans leur langue à toutes les communautés, même dans les plus petites langues minoritaires telles que le kunama, le bédja, le bilène, le nara et l'arabe hijazi.

Les statistiques ne sont pas aisées à obtenir, mais le gouvernement publiait en 2016  les données suivantes sur le nombre d'élèves par langue et recevant leur instruction primaire dans les langues suivantes: 

Année scolaire Tigrigna Tigré Bilène Kunama Nara Saho Afar Bedja Hijazi Total
2016 6 573 20 365 557 1 304 3 239 2 110 2 946 1 290 33 38 417

En principe, la tendance est de d'enseigner dans la langue maternelle de l'enfant dès la première année du primaire. Toutes les langues nationales sont enseignées, sauf en dahlik parlé dans l'archipel des Dahlak. De plus, un second principe a été retenu par le gouvernement: l'enseignement d'une langue seconde. Cela signifie que tous les élèves connaîtront, outre leur propre langue, l'une des trois «langues de travail» de l'État : le tigrigna, l'anglais ou l'arabe littéral.

Mais la question des langues d'enseignement dans les écoles n'est pas si simple, car il faut compter sur deux difficultés majeures:

1) Le manque de ressources humaines:

Depuis l'indépendance et la guerre contre l'Éthiopie, de nombreuses écoles ont été privées d'enseignants dans certaines langues. Souvent, il est impossible de trouver des professeurs qualifiés dans toutes les neuf langues nationales. Il a alors fallu se rabattre sur la langue seconde pour certaines petites langues telles que l'afar et le nara.  Il faut ajouter aussi la pénurie de manuels et d'équipements pédagogiques, qui constituent d'autres facteurs pouvant nuire à l'apprentissage dans la langue maternelle.

2) L'inégalité de fait des langues nationales:
 
Ces langues ne jouissent pas d'un égal prestige auprès de leurs propres locuteurs. Certaines communautés ont même tendance à déprécier leur propre langue et préfèrent qu'on offre pour leurs enfants un enseignement dans une autre langue. Des parents vont, par exemple, demander que leurs enfants reçoivent leur instruction en tigrigna ou en arabe littéral, des langues plus prestigieuses.

De façon générale, les communautés urbaines et souvent multilingues préfèrent les langues comportant un statut plus élevé comme le tigrigna, l'arabe littéral ou l'anglais. Dans les communautés rurales et unilingues, la langue maternelle de la région semble encore dominer. Néanmoins, beaucoup d'écoles ne comptent que fort peu d'élèves. D'après des sources de 2020 du ministère érythréen de l'Éducation, 36,7 % des écoles primaires dénombrent de petites populations d'élèves, c'est-à-dire moins de 250.

Il n'en demeure pas moins que cet effort dans les établissements d'enseignement primaires en plusieurs langues nationales est rare en Afrique, où le plus souvent ces langues sont laissées pour compte. Les études ont démontré que le taux de réussite scolaire des élèves était supérieur lorsqu'ils recevaient leur instruction dans leur langue maternelle. Par ailleurs,  il semble y avoir une corrélation entre la maîtrise des habiletés langagières dans la langue maternelle et l'acquisition d'une langue seconde.

- Les écoles secondaires et le Sawa

Selon le gouvernement érythréen, il existe actuellement deux filières au niveau secondaire :

1) le système d'enseignement secondaire formel qui culmine avec l'examen du certificat national d'enseignement secondaire (le «matricula»), que les étudiants passent au camp d'entraînement militaire de Sawa;

2) un parcours d'enseignement secondaire technique/professionnel; fréquenté par environ 5% des élèves.

Depuis 2003, les jeunes du secondaire doivent passer la dernière année de leur cycle dans le camp militaire de Sawa, dans l’ouest de l’Érythrée. Ce camp militaire, situé dans les basses terres de la région de Gash Barka, non loin du Soudan voisin, constitue la première étape obligatoire du service national que chaque citoyen scolarisé se doit d’accomplir. Tous les étudiants du secondaire à Sawa sont considérés comme des membres des Forces de défense érythréennes. L’enrôlement de ces jeunes étudiants devenus soldats est le début d’une conscription à durée indéterminée. L'armée n'hésite pas à effectuer des «nettoyages» dans certaines établissements d'enseignement afin de «rafler» ceux qui tenteraient de se dérober du service militaire. Beaucoup de jeunes filles font partie du recrutement.

Lorsque la première session d’entraînement s’achève, deux à trois mois après leur arrivée, les jeunes soldats reprennent le chemin de l’école pour six mois, mais toujours à Sawa, avant de reprendre le service militaire. Aucun étudiant ne sait combien de temps il va rester au camp militaire. Cela peut être six mois comme dix ans! Quant aux jeunes filles qui vont à Sawa, elles courent de forts risques, pour ne pas dire une certitude, d’être exposées à des agressions sexuelles.  
 

Dans les sessions d'études, tous les cours se donnent en anglais, sauf ceux en tigrigna comme matière. De façon générale, l'enseignement est de mauvaise qualité en raison d'un corps enseignant démotivé, ​​​​avec des enseignants qui sautent des cours.

Le secondaire se termine par une épreuve finale qui, loin de libérer les jeunes du camp militaire, définit la place qu'ils devront jouer au sein de la société érythréenne comme s'ils étaient des conscrits. Bref, ne quitte pas l'armée qui veut! Ou bien les diplômés sont affectés vers l'un des établissements d’enseignement supérieur régis par l’armée ou bien ils rejoignent, en tant que «recalés», les casernes ou doivent accepter des postes subalternes. Peu importe les résultats de leur études ou leurs propres aspirations, l’affectation finale des étudiants ne dépend pas d'eux. Leur avenir, après avoir passé les portes du camp de Sawa, est entre les mains du gouvernement érythréen.

- La piètre qualité du système d'éducation

Les faibles taux de scolarisation et les taux d'abandon élevés constituent de sérieux problèmes dans l'ensemble du système scolaire, avec une différence significative dans les inscriptions entre l'école primaire et l'école intermédiaire. Les taux sont particulièrement faibles chez les filles d'âge scolaire, et diminuent fortement au collège et au lycée. Les normes de genre bénéfiques – notamment le mariage précoce et la préférence de certaines communautés d'éduquer les garçons plutôt que les filles – restent des problèmes importants en Érythrée, compromettant l'accès des filles à l'éducation.

En 2017 et 2018, seuls 43,8 % des enfants diplômés des collèges passaient au secondaire. De même, plus de 50 % des élèves en âge de fréquenter l'école secondaire n'étaient pas scolarisés; plus de filles que de garçons ne fréquentaient pas l'école secondaire. En Érythrée, en particulier dans les zones rurales, il est vu comme normal que les enfants et les jeunes subviennent aux besoins de leur famille, souvent en travaillant dans la petite ferme familiale. Selon le gouvernement, l'écart entre les inscriptions urbaines et rurales est énorme; dans les zones rurales, 70 % des élèves en âge de fréquenter l'école secondaire ne sont pas scolarisés, contre un peu plus de 20 % dans les zones urbaines.

Par ailleurs, les journées d'école sont courtes, la plupart des écoles organisant plusieurs équipes tout au long d'une journée scolaire, limitant le nombre d'heures d'enseignement aux élèves chaque jour à environ trois à quatre. La pénurie des manuels scolaires constitue un énorme obstacle pour les plus petites langues. Finalement, les langues enseignées à tous les niveaux sont limitées au tigrigna, au tigré, à l'arabe littéral et à l'anglais. Au final, les seules langues parlées qui sont vraiment enseignées sont le tigrigna et le tigré, ainsi que l'arabe littéral et l'anglais qui ne sont les langues maternelles de personne.  

De plus, l'absentéisme et la rétention des enseignants constituent un autre problème important, sans oublier ceux qui tentent de fuir à l'étranger. Pour toutes sortes de raisons, il arrive que des élèves se retrouvent sans professeur pendant des semaines. Les données gouvernementales font état d'une réduction du nombre d'enseignants dans le secondaire depuis 2011, avec une diminution marquée jusque dans les années 2020. Enfin, de nombreux enseignants fuient le pays à la recherche d'un travail plus stimulant. Quant aux enseignantes, elles ne représentent qu'une petite fraction du corps enseignant.

- Le rôle de la religion

La loi et la constitution interdisent toute discrimination motivée par la religion et garantissent la liberté de pensée, de conscience et de croyance, ainsi que la liberté de pratiquer n'importe quelle religion. Le gouvernement reconnaît quatre groupes religieux officiellement enregistrés : l'Église orthodoxe érythréenne, l'islam sunnite, l'Église catholique et l'Église évangélique luthérienne d'Érythrée.

Les articles 3 et 4 de la Proclamation n° 73 visant à normaliser et à articuler juridiquement les institutions et les activités religieuses (1995) fixe le cadre des droits reconnus et décrit les paramètres auxquels les organisations religieuses doivent adhérer, notamment en ce qui concerne les relations extérieures et les activités sociales:

Article 3

Liberté de religion et entités religieuses

1)
Les religions et les entités religieuses ont le droit d'entreprendre des enseignements spirituels, de prêcher et de lancer des campagnes sans s'ingérer dans la politique.

2) Les publications émises par les entités religieuses et les campagnes de radiodiffusion religieuse ne sont pas réglementées par la Loi sur la presse.

3) Les religions et les institutions religieuses qui ne respectent pas la loi, qui interfèrent directement ou indirectement avec la politique gouvernementale par le biais de campagnes et de mobilisations et qui créent des troubles publics ou provoquent l'hostilité ou l'offense entre différentes religions ou ressortissants, sont légalement responsables.

Article 4

Les relations extérieures faites par la religion et les institutions religieuses

1)
Toutes les relations que les religions et les institutions religieuses nouent avec le monde extérieur doivent être uniquement spirituelles et doivent être exemptes de tout gain politique ou matériel, et ne doivent pas affecter directement ou indirectement la paix, la stabilité, la sécurité et l'unité de la nation et de ses citoyens.

2) Les religions et les activités religieuses ne peuvent embaucher des employés étrangers, pour s'occuper d'activités non spirituelles, qu'avec un préavis et le consentement du gouvernement.

On peut constater que la religion est extrêmement réglementée. Il devient donc possible pour le gouvernement d'intervenir au moindre soupçon d'intervention politique. Bien que la loi ne traite pas spécifiquement de l'éducation religieuse dans les écoles publiques, la Proclamation n° 73/1995 décrit d'autres activités autorisées par les organisations religieuses, telles que la réalisation «d'enseignements spirituels et de prédications» et l'assistance aux pauvres et aux nécessiteux. La proclamation n'inclut pas l'éducation en général parmi les activités approuvées, c'est pourquoi les groupes religieux n'ont pas le droit de gérer des écoles privées.

Le gouvernement a poursuivi la confiscation et la nationalisation de presque toutes les écoles privées, y compris les écoles catholiques, orthodoxes et musulmanes, citant l'interdiction imposée par la Proclamation 73/1995 aux institutions religieuses de fournir des services sociaux, y compris en éducation.

Quoi qu'il en soit, la loi n'est aucunement respectée, comme toutes les lois. Le gouvernement s'est donné le droit d'arrêter tout individu sur la base de sa religion. Il est difficile de déterminer plus précisément le nombre de personnes emprisonnées en raison de leurs convictions religieuses à cause du manque de transparence du gouvernement, mais selon plusieurs sources on peut croire à au moins 1000 personnes arrêtées de façon plus ou moins régulière. L'autorisation du gouvernement demeure nécessaire pour que toute organisation religieuse puisse imprimer et distribuer des documents, que ce soit dans les écoles ou ailleurs.  Pour les groupes religieux, cette autorisation doit provenir du Bureau des affaires religieuses, qui continue d'approuver les demandes uniquement de la part des quatre groupes religieux enregistrés.

4.6 Les langues des médias

L'Érythrée est présentement le seul pays du continent africain et l'un des rares dans le monde à ne pas avoir de presse privée. Si l'on fait exception des radios internationales captées dans certaines régions, l'État reste le seul fournisseur des informations. Il contrôle la télévision, la radio et les quelques journaux du pays. La marge de manœuvre des journalistes des médias ainsi étatisés est inexistante. La plupart des journalistes ne font que relayer la propagande du pouvoir en place, car aucune critique du gouvernement n'est tolérée.  La répression est telle que même les journalistes travaillant pour les organismes de presse officiels vivent dans la peur constante d’être arrêtés; ils sont nombreux à avoir préféré l’exil à la prison. Pourtant, la liberté de la presse est garantie par la Constitution, mais elle n’a jamais été appliquée. Le pays a occupé durant huit années consécutives la queue du classement de Reporters sans frontières, après la Corée du Nord. En 2013, l'Érythrée se classait au 174e rang sur 180, juste avant la Syrie, le Turkménistan, l'Iran, le Vietnam, la Chine et la Corée du Nord.

L'article 11 de la Proclamation n° 90 sur la presse (1996) est explicite sur la notion de «rectification» en cas de publications ou d'informations inexactes:
 

Article 11

Droit de réponse et de rectification

1) Rectification :

(a) chaque fois qu'une publication diffuse des nouvelles ou des informations inexactes, le rédacteur en chef ou le journaliste concerné doit, sur la base de la demande de la personne concernée, publier une réponse ou une rectification dans sa première publication au moment de la réception de la demande ;

b) une réponse ou une rectification sera publiée gratuitement exactement sur la même colonne et la même page et dans des lettres identiques. La taille de la réponse ou de la rectification ne peut pas dépasser celle de la publication originale ;

2) Cas où il n'y a pas de droit de rectification

Il n’y a aucun droit de rectification lorsque :

a) de la part du journal, le rectificatif approprié a déjà été rédigé concernant l'article, l'information, la nouvelle ou la déclaration publiée ;

b) la demande de rectification est présentée 30 jours après la diffusion de l'affaire à l'égard de laquelle la correction est demandée ;

(c)
la langue dans laquelle la rectification est rédigée diffère de celle dans laquelle la nouvelle, l'information ou l'article donnant lieu à la correction a été rédigé ; et

(d) la correction contient des déclarations qui entraînent des sanctions pénales ou sont contraires aux bonnes mœurs.

Il est facile d'imaginer que des informations sont déclarées fausses, peu importe le prétexte, afin d'arrêter arbitrairement un journaliste. C'est en septembre 2001, que les journaux privés de l’Érythrée ont annoncé qu’ils publiaient leur dernier numéro, après avoir reçu du gouvernement l’ordre de cesser leurs activités. Le président érythréen avait ordonné cette mesure dans le cadre d’une vague de répression contre la «dissidence». Le directeur de la télévision publique avait expliqué à l’antenne que «les médias privés ont eu le temps de corriger leurs erreurs» et qu’ils «mettaient en péril l’unité du pays». L’Érythrée s'est retrouvée sans presse privée.

Depuis, seuls les médias de l’État ont conservé le droit de parole, tout en étant étroitement contrôlés par le régime. Tous les journalistes ayant échappé aux arrestations de septembre 2001 ont fui le pays pour trouver refuge à l'étranger. En septembre 2002, le secrétaire national du parti au pouvoir affirmait, lors d'une visite en Arabie Saoudite, que le gouvernement érythréen se préparait à juger les journalistes emprisonnés «pour trahison».

Les quelques journaux acceptés sont les suivants: Hadas Eritrea, Eritrea Profile, Tirigta et Geled. Ces journaux sont publiés en anglais, en tigrigna et en arabe. L'Eritrera Profile est publié en anglais le samedi, en tigrigna et en arabe les autres jours.

Il existe des journaux locaux (hebdomadaires ou mensuels), généralement imprimés dans toutes les langues nationales, à l'exception du dahlik.

Pour ce qui est des médias électroniques, le gouvernement possède la télévision nationale TV ERI et différentes stations radiophoniques locales. TV ERI émet en tigrina, en tigré et en arabe. La station d'émission The Voice of the Broad Masses of Eritrea émet d'Asmara en 11 langues, dont le tigrigna, l'arabe littéral, le tigré, le kunama, le saho, l'afar, l'amharique et l'oromo. La station Dimtsi Hafash émet en arabe et en tigrigna, alors que Radio Zara le fait en tigrigna et en amharique. Il existe aussi une programmation éducative spécialisée pour l'alphabétisation aux adultes; elle est diffusé en tigrigna et en arabe.

En dépit de la guerre, des déplacements de populations, des problèmes économiques, etc., l'Érythrée pratique une politique de multilinguisme hors du commun, surtout dans le contexte d'un continent multilingue comme l'Afrique. En ce sens, il s'agit d'une politique de sauvegarde et de promotion des langues nationales que l'on peut qualifier de courageuse. Cependant, le pays ne s'est pas encore débarrassé de son passé socialiste et marxiste-léniniste, bien que le discours communiste semble disparu, mais les attitudes totalitaires ont persisté, notamment dans les médias, l'éducation et le service militaire.

Par ailleurs, la politique égalitariste ne peut faire fi des faiblesses inhérentes aux petites langues et empêcher les langues plus prestigieuses, tels le tigrigna, l'arabe littéral et anglais, de poursuivre leur expansion et leur dominance. Néanmoins, les efforts pour valoriser les autres langues méritent au moins de s'y intéresser, même si les résultats laissent à désirer. Certaines langues sont nettement plus égales que d'autres!  

Finalement, nous pouvons constater que, tout au long de l'histoire érythréenne, l'anglais a été un facteur stable dans le paysage linguistique du pays, que ce soit en tant que langue autonome pendant le protectorat britannique, en combinaison avec l'amharique pendant la domination éthiopienne ou en combinaison avec le tigrigna et l'arabe littéral ces dernières années. Dans la capitale Asmara, l'anglais est omniprésent, car c'est la langue du domaine international, celle des affaires et celle du tourisme, sans oublier celle des panneaux publicitaires, des logiciels, des gadgets numériques ou des services en ligne disponibles dans les magasins et les cybercafés.

D'une part, l'anglais permet aux Érythréens d'être en communication avec le monde extérieur, d'autre part, il sert à marginaliser les langues locales, y compris le tigrigna qui se fragilise en devenant moins important en éducation, dans les médias, dans l'affichage linguistique, dans les affaires, etc. Ce faisant, les autorités acceptent de favoriser la diglossie au sein de la population, ce qui a pour effet de dévaloriser les langues érythréennes pour valoriser l'anglais. Comme c'est le cas dans de nombreux pays d'Afrique, une langue coloniale, ici l'anglais qui a déclassé l'italien, sert de véhicule de communication aux dépens des langues du pays. Dans une telle situation, les langues nationales risquent d'être dévalorisées et limitées aux communications informelles, le principe de la diglossie, la répartition fonctionnelle des langues. 

Dernière mise à jour: 18 avr. 2024

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