Maroc

Charte d'Agadir relative
aux droits linguistiques et culturels

(1991)

 

Préambule

La langue et la culture amazighes traversent une situation délicate en raison de conditions objectives afférentes à la place marginale qui leur est faite dans le cadre des rapports sociaux de production symbolique et en raison aussi des problèmes spécifiques dont elles souffrent. Cet état de choses est préjudiciable à l'ensemble du peuple marocain dont elles constituent les fondements même de l'identité culturelle. Prenant conscience de l'importance des enjeux culturels et linguistiques qu'engendrent les transformations que subit la société marocaine en cette fin de siècle, les associations culturelles qui oeuvrent dans le champ de la culture amazighe ont entamé un large débat sur le présent et le devenir de la langue et de la culture amazighes à l'occasion de la IVe rencontre de l'Université d'été d'Agadir. Le présent texte est le fruit de la réflexion collective qui a marqué ce débat; il se propose comme une contribution au projet global de l'édification de la culture nationale démocratique.

I. L'identité culturelle du Maroc : l'unité dans la diversité

L'identité culturelle du Maroc se définit objectivement par les données suivantes:

a. L'historicité de la langue et de la culture amazighes et leur enracinement dans la terre marocaine sont attestés depuis plus de 5 millénaires selon les documents archéologiques disponibles.

b. La langue arabe et la culture arabo-musulmanes sont présentes au Maroc en tant qu'éléments constitutifs de l'identité culturelle marocaine depuis la pénétration de l'Islam durant le VIIe siècle.

c. L'interaction de la culture amazighe et des cultures avoisinantes et des cultures exogènes est un fait établi à travers l'histoire du Maroc; cette interaction a enrichi la culture amazighe sans en altérer les propriétés intrinsèques.

Ces données d'ordre historique indiquent indiscutablement que la culture marocaine est composée de plusieurs apports représentant la culture amazighe, la culture arabo-musulmane, la culture africaine et la culture universelle. Cette pluri-dimensionnalité de la culture marocaine n'est donc réductible à une dimension unique qu'au pris de mesures aprioristes et arbitraires.

II. La culture amazighe

La culture amazighe est véhiculée fondamentalement par la langue, la littérature et les arts. Elle représente la culture la plus anciennement attestée au Maroc: elle est l'un des éléments culturels et civilisationnels qui constituent la pluridimensionalité de la personnalité culturelle marocaine. Elle a sauvegardé ses spécificités en dépit des vicissitudes conjoncturelles et de l'apport d'autres cultures.

La culture amazighe a de tous temps été marquée par des caractéristiques qui l'ont aidée à résister à travers l'histoire, parmi elles il y a la cohérence de ses éléments constitutifs et leur cohésion, et la conscience identitaire de ses détenteurs. Les rapports d'équilibre relative que la culture amazighe a entretenus naguère avec les autres cultures en situation d'interaction dialectique avec elle n'ont pas conduit à la perte de ses fondements, dont la mesure où elle emprunte les éléments qui lui sont nécessaires en les adaptant à ses schèmes constants: corrélativement, la culture amazighe enrichit la culture nationale et les cultures voisines et ainsi participe selon ses capacités à la culture universelle.

A l'instar des autres cultures du monde, la culture amazighe imprime le sceau de ses spécificités dans la personnalité de ses dépositaires; de même, elle se développe et évolue selon des lois analogues à celles qui régissent la vie et l'évolution des cultures vivantes.

III. La langue amazighe

La langue amazighe est la langue la plus anciennement attestée au Maghreb. Son aire couvre prés de cinq million de km², elle s'étend d'est en ouest de la frontière égypto-libyenne aux Iles Canaries, et du nord au sud de la rive méridionale de la Méditerranée au Niger, Mali et au Burkina Faso. La communauté la plus importante dont le amazighe est la langue première se trouve au Maroc. De par son antériorité, la langue amazighe constitue le mode d'expression de l'identité première des Marocains; elle représente un fondement essentiel de leur environnement socioculturel comme elle façonne leur inconscient collectif et marque leur personnalité de base. Elle joue présentement le rôle de creuset dans la formation du mouvement culturel amazigh.

La langue amazighe fonctionne comme un système de communication autonome et à part entière; elle est doutée des attributs qui entrent dans la définition scientifique des langues naturelles. Cependant, elle ne représente qu'une valeur négligeable sur le marché des biens symboliques en raison de sa non-standardisation, de son évacuation des programmes d'enseignement et d'instances culturelles, administratives et économiques et également en raison de l'action stigmatisante des appareils idéologiques dominants. Outre ces facteurs qui expliquent la faiblesse objective de sa position, l'amazighe, de part l'étendue de son aire d'extension, souffre de l'éclatement de ses structures en sous-systèmes divergents entraînant sa dialectisation en plusieurs variétés, rendant ainsi malaisée l'intercompréhension entre les locuteurs aux points extrêmes de l'aire linguistique de l'amazighe. Ce processus n'est évidemment pas propre à cette langue puisqu'il est à l'oeuvre de toutes les langues marginalisées.

IV. État de la langue et de la culture amazighes

L'état présent de la langue et de la culture amazighes révèle une contradiction majeure entre leur importance dans la formation de la personnalité culturelle du peuple marocain et la situation dramatique qui est le lot de cette langue et de cette culture; de surcroît, cette contradiction est occultée par la plupart des institutions et des organisations. Cette occultation est manifestée dans les faits suivants:

1. Les textes portant création et organisation de l'Institut National d'études et de recherches consacrés à la langue et à la culture amazighes sont restés lettre morte, les instances législative et exécutive n'ayant pas fait leur devoir en vue de traduire ces textes dans la réalité.

2. Hormis quelques initiatives lucides, les organisations politiques évacuent de manière significative la langue et la culture amazighes de leurs programmes et de leurs analyses en matière d'éducation et de culture, en dépit du fait qu'il s'agit d'éléments constitutifs incontournables de l'identité culturelle nationale.

3. Les programmes des institutions de recherche et d'enseignement supérieur n'accordent qu'un intérêt mitigé à la langue et la culture amazighes en regard de la place qui leur est faite dans les universités et les centres de recherche dans certains pays étrangers.

La marginalisation systématique de la culture et de langue amazighes est la conséquence logique d'un certain nombre de facteurs d'ordre législatif, politique, socioculturel et économique que l'on peut succinctement présenter ainsi:

1. Sur le plan législatif, malgré la réalité passée et présente de la langue et de la culture amazighes , il n'existe pas de textes affirmant le caractère national de cette dimension de la culture marocaine, quoique le Maroc soit signataire des principales conventions internationales garantissant les droits linguistiques et culturels des peuples des peuples sans discrimination.

2. Sur le plan politique , nonobstant la participation massive des Amazighes à la lutte armée pour la libération de la patrie du joug colonial, leurs droits culturels et linguistiques ne sont pas reconnus. Cette occultation est la conséquence des priorités du Mouvement National durant la lutte pour l'indépendance; des options des organisations nationales, de l'orientation du courant salafiste et de la politique de l'Etat après l'indépendance, ces priorités et ces options se résumant dans la volonté d'édifier un Etat national centralisé fondé sur l'idéologie exclusive et de l'unitarisme linguistique et culturel.

3. Sur le plan socioculturel, la langue et la culture amazighes, en tant que produits symboliques du monde rural défavorisé, sont marginalisées à la fois par la pratique politique étatique qui se contente d'exploiter conjoncturellement le monde rural et par les options culturelles programmés en assumant une conception réductrice de l'arabisation; ces choix ont conduit à l'exclusion en général des réalisations socioculturelles que connaît la formation sociale nationale.

4. Sur le plan économique, la précarité de la situation de la langue et de la culture amazighes reflète le degré de paupérisation et de marginalisation des couches paysannes de la périphérie victimes de la déstructuration des bases de l'économie et de la société rurales traditionnelles.

Celles-ci reposaient naguère sur la propriété collective des moyens de production, sur l'entraide collective et sur la gestion des contradictions sociales par le groupe lui-même, elles sont corrodées par l'action de l'économie monétaire fondée sur la concentration du capital et de la propriété foncière et sur la prolétarisation et le déclassement de la paysannerie pauvre.

Sous l'effet de ces facteurs et d'autres encore, la langue amazighe ainsi que leur mode d'expression littéraire et artistique et les valeurs qu'elles véhiculent tombent progressivement dans un état de déliquescence qui accélère le processus d'assimilation culturelle et linguistique de la communauté amazighe. La dominance qu'exerce le modèle culturel et linguistique du centre sur celui de la périphérie est d'autant plus impérieuse que l'urbanisation la population est massive et la dépendance de la campagne à l'égard de la ville généralisée.

V. Perspectives de l'action culturelle amazighe

En égard à la contradiction manifeste dont les termes sont d'une part l'importance, la vitalité et le rôle de la langue et la culture amazighes dans la constitution de la personnalité du Maroc riche par la pluralité et la diversité de ses dimensions, et d'autre part la marginalisation et le refoulement qu'elles subissent, il devient crucial de procéder à la promotion et au développement de la langue et la culture amazighes. Cette mission relève de la responsabilité nationale car elle incombe à l'ensemble des individus, des collectivités et des instances qui dynamisent la formation nationale; elle est aussi une contribution à l'élaboration d'une politique linguistique et culturelle démocratique fondée sur la reconnaissance et le respect des droits linguistiques et culturels légitimes de l'ensemble des composantes du peuple marocain. Cette politique d'ouverture peut-être considérée comme une prémisse dans la perspective de l'édification de la culture nationale démocratique.

Sur cette base, les objectifs à atteindre sont:

1. La stipulation dans la Constitution du caractère national de la langue amazighe à côté de la langue arabe;

2. l'exhumation de l'Institut National d'études et de recherches amazighes chargé d'impulser et d'encadrer les projets de promotion de la langue amazighe en vue de réaliser les tâches suivantes:

  • l'élaboration d'un système graphique unifié permettant de transcrire de façon adéquate la langue amazighe;
  • la standardisation de la grammaire de la langue amazighe;
  • la confection des outils pédagogiques appropriés à l'enseignement de la langue amazighe.

3. l'intégration de la langue et de la culture amazighes dans les divers domaines d'activités culturelles et éducatives, spécifiquement: à moyen terme, leur insertion dans les programmes d'enseignement public et, à court terme, la création d'un département de langue et de culture amazighes dans les universités marocaines;

4. faire bénéficier la langue et la culture amazighes des programmes de recherche scientifique aux niveaux universitaires et académiques;

5. accorder à la langue et à la culture amazighes le droit de cité dans les mass média écrits et audiovisuels;

6. encourager la production et la création dans les différents domaines de la connaissance et de culture en langue amazighe;

7. confectionner, diffuser et utiliser les moyens d'expression et d'apprentissage en langue amazighe.

Les associations signataires:

  • L'Association marocaine de la recherche et l'échange culturel;
  • L'Association nouvelle pour la culture et les arts populaires (Tamaynut);
  • L'Association de l'Université d'été;
  • L'Association culturelle Gheris (Tilelli);
  • L'Association Ilmas;
  • L'Association culturelle de Souss.

Agadir, le 5 août 1991


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