Le Nunavik québécois, une percée francophone
dans l'Arctique canadien?

Un texte de Louis McComber

(Collaboration spéciale)


Dans la salle à manger de l'hôtel de Kuujjuaq au Nunavik, une jeune mère inuit interpelle son fils qui court entre les tables: «Lukassie, viens manger ta soupe!» Pour quelqu'un comme moi qui vit à Iqaluit au Nunavut où l'anglais s'impose de plus en plus comme lingua franca, cette scène anodine de la vie quotidienne étonne. L'usage du français ferait maintenant partie des mœurs des Inuits dans cette enclave québécoise de l'Arctique canadien?

Ce n'est pas d'hier que la piste des Inuits a croisé celle des Anglo-Saxons. Pendant près de trois siècles, l 'Arctique représenta un défi de taille pour la marine britannique. Cette aventure impériale débuta par le premier voyage de Martin Frobisher en 1575 dans la baie qui porte maintenant son nom, pour prendre fin à la cession des îles arctiques britanniques au nouveau Dominion du Canada en 1880. Pendant toutes ces années, l'Amirauté britannique chercha obstinément le fameux passage du Nord-Ouest qui aurait pu s'avérer une route maritime beaucoup moins coûteuse et plus sécuritaire vers les trésors de l'Orient que les dangereux périples autour de l'Afrique ou de l'Amérique latine.

La Compagnie de la Baie d'Hudson

Dans le sillage des explorateurs, ou parfois les devançant, naviguaient aussi des baleiniers de plusieurs nationalités. Au tournant du XIXe siècle, la chasse excessive à la baleine produisit un inévitable épuisement des populations de grands cétacés, tandis que l'usage progressive des huiles minérales se généralisa au cours de la Première Guerre mondiale, éliminant définitivement la demande pour l'huile de baleine.

Au fur et à mesure de la disparition des baleiniers, la Compagnie de la Baie d'Hudson prit de l'expansion vers le nord. Les Inuits avaient déjà pris goût au thé, au sucre, au tabac et comprenaient déjà très bien l'avantage des armes à feu et des lames métalliques sur leur outillage néolithique. Les baleiniers partis, ils avaient besoin de nouveaux fournisseurs. À partir de 1850, des traiteurs de la Compagnie de la Baie d'Hudson (CBH) accompagnés de missionnaires anglicans et britanniques, dont le fameux révérend Peck, s'installèrent de façon permanente dans la baie d'Hudson et, un peu plus tard, à la baie d'Ungava et au sud de la Terre de Baffin. Une brève incursion française va se mettre en place pendant une vingtaine d'années à partir de 1903. Les frères Révillon de Paris créèrent une série de postes de traite pour faire compétition à la CBH dans le commerce des peaux de renard arctique. L'initiative sera de courte durée et laissera un souvenir amère pour plusieurs trappeurs inuits qui auront des difficultés énormes à retrouver de nouveaux débouchés pour leurs produits.

L'usage de l'anglais

L'usage de l'anglais par les Inuits du Nunavik semble aujourd'hui un fait accompli. Or, il s'agit d'un phénomène plutôt récent. Même si les Inuits canadiens ont eu une longue histoire de contacts avec les Britanniques, il faut attendre le développement d'un réseau d'établissements scolaires fédéraux dans les communautés à partir de 1949 pour que la pénétration de la langue dominante du Canada se fasse sentir sur tout le territoire du Nunavik. Avant 1950, les missionnaires, tant anglicans que catholiques, s'adressaient aux Inuits dans leur langue. Tout à coup, avec l'établissement d'un réseau d'écoles fédérales, cette approche plus conviviale disparut abruptement. Les nouveaux professeurs ne parlaient que l'anglais et, clairement, la politique fédérale de l'époque consistait à assimiler les autochtones du Canada à la langue et aux coutumes de la majorité. Ce fut la sombre époque où on réprimait durement les enfants autochtones ou inuits qui osaient utiliser leur langue maternelle dans l'enceinte de l'école.

Le gouvernement Lesage

L'élection provinciale du gouvernement libéral de Jean Lesage dans la province de Québec en 1960 a marqué un tournant radical dans la politique nordique du gouvernement du Québec. La nouvelle équipe envoya promptement une mission d'exploration dans le nord Québec (Nouveau-Québec). D'une part, le gouvernement se rendit compte que l'usage du français était pratiquement inexistant, mis à part quelques travailleurs de la construction qui avaient pu travailler sur les bases militaires américaines. Les fonctionnaires québécois s'étonnèrent aussi des conditions d'existence difficiles des Inuits, obligés de traiter selon les règles et les prix de la seule Compagnie de la Baie d'Hudson, et souvent acculés à la famine quand le gibier se faisait rare ou que le prix des peaux de fourrures tombait. En bref, l'administration provinciale, de même que les Québécois francophones, se rendirent brutalement compte qu'ils étaient de parfaits étrangers dans la région nord de leur province où la CBH régnait en maître.

À la suite de cette visite, le gouvernement québécois décida de soutenir activement le développement du mouvement coopératif, surtout du côté des villages de la Baie d'Hudson pour briser l'état de dépendance des communautés inuits au monopole de la Compagnie du même nom. Aussi, à partir de 1963, Québec s'engagea à créer un réseau d'écoles provinciales. À cette époque, il existait déjà des écoles primaires fédérales dans une dizaine de villages inuits, qui fonctionnaient exclusivement en anglais.

Le développement du mouvement coopératif et d'un réseau d'écoles provinciales constituaient les premiers pas d'une présence de plus en plus consistante du Québec francophone parmi les Inuits du Nunavik. Dès sa création, le réseau d'écoles provinciales adopta une stratégie d'intervention radicalement différente des écoles fédérales auprès de leur clientèle inuit. Ils introduisent l'enseignement en inuktitut jusqu'à la troisième année et parallèlement un programme de formation des maîtres pour les professeurs inuit en partenariat avec l'Université McGill de Montréal.

C'était l'époque de la «Révolution tranquille» au Québec. «Maître chez nous», disait le slogan du Parti libéral de l'époque au pouvoir à Québec, qui s'empressa de nationaliser toutes les compagnies d'électricité de la province, sous la gouverne de René Lévesque, alors ministre des Ressources naturelles dans le gouvernement Lesage. Or, le Nord-du-Québec constituait un réservoir colossal d'énergie hydroélectrique potentielle et, en 1971, le gouvernement de Robert Bourassa dévoila publiquement le monumental projet de construction de barrages hydro-électriques à la Baie-James. Les Cris et les Inuits réagirent énergiquement à l'absence de consultation préalable des populations locales par Hydro-Québec et le gouvernement québécois. Largement financés par le gouvernement fédéral, les Inuits formèrent l'Association des Inuits du Nord québécois (AINQ) pour formuler une revendication territoriale globale et s'opposer au projet québécois. Beaucoup de leaders formés à l'école des coopératives joignirent les rangs de la nouvelle association. Le 15 novembre 1973, Cris et Inuits purent crier victoire quand il obtinrent une injonction du juge Malouf ordonnant l'arrêt des travaux de construction des barrages à la Baie-James. Même si, une semaine plus tard, un jugement de la Cour d'appel du Québec renversait la décision Malouf et que les travaux reprenaient, la Cour avait reconnu l'existence d'un droit ancestral des Inuits au territoire et l'obligation du gouvernement du Québec de négocier une entente territoriale.

Cet affrontement politique entre Cris et Inuits, d'une part, et le gouvernement du Québec, d'autre part, résulta après deux ans de négociations dans la signature de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ) en novembre 1975. Cette entente a eu jusqu'à ce jour un impact profond sur les populations du Nord québécois, même si quelques villages de la côte est de la baie d'Hudson, Puvirnituq, Salluit et Ivujivik, refusèrent de l'endosser. À partir de 1975, les services de l'État québécois devinrent largement accessibles aux Inuits du Nunavik. De 1975 à 1990, les dépenses du Québec en territoire inuit passèrent de 9 à 162 millions de dollars par année (1), attirant au nord une nouvelle marée de professeurs, médecins, infirmiers, travailleurs sociaux et fonctionnaires, principalement francophones. Pendant cette même période, les dépenses fédérales dans la région plafonnèrent autour de 50 millions de dollars par année.

La Convention de la Baie-James et du Nord québécois

Par la signature de la Convention de la Baie-James, le gouvernement provincial reprit au gouvernement fédéral l'initiative des services publics tout en sollicitant la participation des Inuits dans la prise de décision à travers des organismes régionaux comme la Société Makivik (ancienne AINQ), organisme politique des Inuits du Nunavik chargé de la mise en œuvre de la Convention, le gouvernement régional Kativik, le Conseil de la santé et des services sociaux du Nunavik et la Commission scolaire Kativik.

Mettant un terme à la compétition malsaine entre écoles fédérales et provinciales, la nouvelle commission scolaire offrit les trois premières années du primaire en inuktitut et ensuite un choix entre un programme d'éducation en français ou en anglais jusqu'au secondaire V, soit la douzième année du système scolaire québécois.

Chemin faisant, le français devenait de plus en plus présent sur le territoire des Inuits du Nunavik et se taillait dorénavant une place comme langue du pouvoir administratif dans n'importe quelle communication ou négociation entre les Inuits du Nunavik et les différents ministères du Québec. Généralement, toute publication officielle au Nunavik se publia en inuktitut, en français et en anglais.

L'arrivée du Parti québécois

Mais tous les problèmes ne furent pas réglés pour autant, surtout après l'arrivée du Parti québécois au pouvoir à Québec en 1976. Une des premières initiatives du nouveau gouvernement de René Lévesque, qui secoua le Canada entier sur son socle, fut de voter la loi 101 (Charte de la langue française) qui faisait du français la langue officielle du gouvernement du Québec. Afin de contrer l'anglicisation à peu près systématique des nouveaux immigrants, la nouvelle loi obligeait les familles n'ayant pas au moins un parent de langue maternelle anglaise à inscrire leurs enfants à l'école française. La première version de la loi incluait les parents unilingues inuits du Nunavik. La loi 101 eut l'effet d'une bombe chez les Inuits du Québec. Des tensions latentes entre Québécois francophones catholiques, par surcroît même souverainistes, et beaucoup d'Inuits plutôt anglicans, anglicisés et réceptifs aux arguments fédéraux, explosèrent au grand jour. Le gouvernement du Québec eut même recours à l'escouade anti-émeute de la Sûreté du Québec pour protéger les familles des employés francophones de l'État québécois principalement à Kuujjuaq. Sous la pression, Québec finit par inclure dans la loi 101 une mesure d'exception pour les Inuits du Nunavik, les Cris et les Naskapis du Nord québécois, qui purent dès lors envoyer leurs enfants au programme de leur choix.

Depuis, la population du Nunavik a traversé deux référendums québécois (1980 et 1995) sur la question de l'indépendance de l'État du Québec. Les leaders politiques inuits ont réagi avec force en brandissant la menace de partition du territoire inuit pour se soustraire à l'autorité d'un éventuel Québec souverain et ainsi rester à l'intérieur de la fédération canadienne. L'ex-président de la Société Makivik, Zebedee Nungaq, se fit un ardent défenseur de la thèse de la partition sur les plus prestigieuses tribunes du pays et à l'étranger, tout comme son homologue pour la région crie du Nord québécois, Matthews Coon Come, alors président du Grand Conseil des Cris et maintenant président de l'Assemblée des premières nations du Canada.

L'apprentissage du français au Nunavik est généré par le poids politique et économique du Québec dans la région. En guise de comparaison, les Inuits du Nunavut n'ont pratiquement aucun accès à la langue française. Si, dans les écoles canadiennes-anglaises, le français est considéré comme la langue seconde à travers tout le Canada, dans la région du Nunavut, c'est l'inuktitut qui est curieusement considéré comme la langue seconde. Donc, pas de place pour le français en dehors de la capitale Iqaluit. Ceci dit, au delà des débats politiques, les Inuits du Nunavik sont très fiers d'envoyer leurs enfants au programme français. «Ce n'est pas parce qu'on est contre les indépendantistes québécois que nous sommes contre la langue française, explique Zebedee Nungak en entrevue. Je suis très heureux que mes enfants aujourd'hui parlent très bien le français en plus de l'anglais et de l'inuktitut. Le plus de langues que nos jeunes peuvent apprendre, le mieux ce sera!» (2).

C'est sans doute ce que pensent une majorité de parents inuits de la région du Nunavik puisque aujourd'hui, de la troisième année jusqu'au secondaire V, la majorité des enfants fréquentent le programme de français (3). Selon les plus récentes données publiées par la Commission scolaire Kativik , 27 % de la clientèle étudiante est inscrite dans le programme inuktitut du préscolaire jusqu'à la troisième année du primaire. Quarante pour cent est inscrite dans le programme français de la troisième année au secondaire V. Enfin, 33 % est inscrite dans le programme anglais de la troisième au secondaire V.

Voilà donc pourquoi aujourd'hui, un visiteur aura la surprise d'être interpellé en français par des jeunes Inuits qui forment la majorité de la population, et ce, dans n'importe lequel des 14 villages du Nunavik, de Kangiqsualujjuaq sur la côte est de la baie d'Ungava jusqu'à Kuujjuaraapik au sud de la baie d'Hudson.

La concurrence linguistique

S'il est clair que Québec a remplacé Ottawa au Nunavik comme principal gouvernement responsable des services à la population et qu'effectivement de plus en plus d'Inuits apprennent le français à l'école, il ne faudrait pas conclure que le français est devenu une langue dominante au Nunavik. Dorénavant, on trouve au Nunavik des aînés qui ne parlent que l'inuktitut, des Inuits issus de programmes anglais qui parlent anglais et inuktitut, des jeunes Inuits qui parlent inuktitut, français et anglais, des anglophones qui restent le plus souvent unilingues et des employés de l'État francophones en grande majorité bilingues. Clairement, l'anglais reste la lingua franca du pays des Inuits, même au Québec. Même les francophones s'adressent spontanément en anglais aux Inuits, sans vraiment savoir s'ils parlent mieux le français ou l'anglais, tellement la réalité d'Inuits qui parlent français reste encore étonnante.

D'après une étude de Donna Rae Patrick (4), qui date de 1998, chacun des groupes ethniques qui composent le Nunavik d'aujourd'hui parle sa langue à l'intérieur de son groupe. Les Québécois francophones parlent certainement français entre eux. Aussi, les Inuits parlent inuktitut entre eux. Ceci peut apparaître comme un fait allant de soi, mais il faut savoir que dans les régions ouest du Nunavut, les Inuits utilisent de plus en plus l'anglais pour se parler et que la majorité des jeunes ne parlent déjà plus l'inuktitut. D'autre part, pour communiquer avec n'importe qui à l'extérieur de son groupe d'origine, on utilise spontanément l'anglais.

La langue dominante en Amérique du Nord et au Canada reste l'anglais et au Nunavik, car celui-ci est parlé par la majorité. Le français et l'inuktitut se retrouvent en compétition pour gagner du terrain et, inévitablement, c'est l'usage de l'anglais qui devrait reculer si les stratégies d'affirmation «nationale» des Québécois et des Inuits au Nunavik se matérialisent tout en étant compatibles. Les Inuits veulent certainement généraliser l'usage de l'inuktitut à partir de leurs institutions régionales qu'ils contrôlent. Par ailleurs, ce n'est un secret pour personne que les Québécois aimeraient bien que le français soit la langue d'usage sur tout le territoire du Québec.

Le Québec n'est pas près d'abandonner sa région nord si l'on en juge par les derniers gestes de son gouvernement à l'égard du Nunavik. D'abord, il a accepté le principe d'un gouvernement public régional du Nunavik (mars 2001) pour gérer l'ensemble des services aux Inuits. Bien que décriée par la Commission scolaire Kativik, cette entente a aussi été entérinée par le gouvernement fédéral, la Société Makivik, le gouvernement régional Kativik et le Conseil de la santé et des services sociaux du Nunavik. La plupart des Inuits voient l'entente comme la concrétisation de leur rêve à l'autodétermination. Ottawa, de son côté, est bien content de renvoyer la responsabilité et surtout les coûts liés à l'administration du Nunavik sur les épaules du gouvernement provincial. Québec y trouve aussi son intérêt puisque tout le Nord québécois représente une source inépuisable d'énergie hydro-électrique que les Américains veulent acheter à tout prix. De plus, la région est sillonnée de milliers de prospecteurs travaillant pour différentes compagnies minières qui y reconnaissent la stabilité politique nécessaire à des investissements d'envergure. Enfin, la nouvelle entente confirme la position essentielle du Québec dans la création de mécanismes d'autodétermination des Inuits du Nunavik qui doit se réaliser dans un territoire clairement québécois dans le respect des lois du Québec et du Canada.

Pour bien démontrer le sérieux de son gouvernement, l'ex-premier ministre du Québec, Bernard Landry, avait parallèlement signé en mars 2002 une entente de financement de plus de 500 millions de dollars avec les Inuits du Nunavik, laquelle va s'étaler sur les 25 prochaines années.

Dans la mesure où le Québec s'implique de plus en plus à soutenir le projet d'autodétermination des Inuits au Nunavik, il est fort possible que les Inuits soient de plus en plus intéressés à parler français.

(1) Jean-Jacques Simard et al., Tendances nordiques, les changements sociaux 1970-1990 chez les Cris et les Inuit du Québec, une enquête statistique exploratoire, Québec, Gétic, Université Laval, 1996, p.23.

(2) Zebedee Nungak, entrevue avec Louis McComber, Radio communautaire francophone d'Iqaluit, 107,3. 10 octobre 1996.

(3) Commission scolaire Kativik: http://www.kativik.qc.ca

(4) Donna Rae Patrick, «Language, Power, and Ethnicity in an Arctic Quebec Community», thèse de doctorat, Université de Toronto, 1998, p.221.

 

Une partie de ce texte a été publiée dans:

Pauline Huret. Les Inuit de l'Arctique canadien, Québec, 2003. p.232. Nous publions aujourd'hui l'intégral de ce texte avec la permission de Pauline Huret.

Source: http://francnord.ca/Nunavikfran.htm

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