L'île de Chypre

2) Données historiques

1 Une île maintes fois reconquise

Des fouilles archéologiques ont permis de déceler la présence dans l'île d'une première civilisation dès le néolithique. En raison de sa position stratégique sur la Méditerranée, Chypre fut donc, dès le début du IIIe millénaire avant notre ère, un important carrefour commercial. La culture grecque fut introduite à Chypre par les Achéens qui dominèrent l'île au deuxième millénaire avant notre ère.

1.1 La présence grecque

À partir du Ier millénaire, surtout vers -770, les Grecs, qui étaient d'excellents navigateurs, commencèrent à installer des colonies autour de la Méditerranée. De façon progressive, ils fondèrent des cités grecques en Italie, en Sicile, au sud de la Gaule, en Espagne, à l'île de Chypre, en Asie Mineure et autour du Pont-Euxin (aujourd'hui la mer Noire). Par conséquent, l'île de Chypre abrite depuis fort longtemps une population grécophone.

Par la suite, Chypre devint rapidement la cible d'invasions étrangères. Les Égyptiens occupèrent une partie de l'île vers 1400 (avant notre ère). Au cours des siècles suivants, l’île vécut sous la domination des Assyriens (VIIIe), des Égyptiens (vers -550), des Perses (-525) jusqu’à sa conquête par Alexandre le Grand en -333, qui en fit encore une île grécophone. Lors du partage de l’empire d’Alexandre en -323, Chypre échut au général Ptolémée désigné «satrape d'Égypte»; l'île entière resta une possession gréco-égyptienne de langue grecque jusqu’à la conquête romaine de -58.

1.2 L'Empire romain/byzantin  (45-1191)

L’île de Chypre devint une province romaine avec la Cilicie, puis elle se christianisa à partir de 45 de notre ère; devenus romains, les Chypriotes commencèrent à se latiniser, car contrairement à tous les peuples de l'Empire romain d'Orient romain les Chypriotes accordèrent une place croissante au latin. Les Romains construisirent des cités dans lesquelles vivaient des esclaves, des agriculteurs, des travailleurs et d'un petit nombre de riches citoyens romains qui appuyaient sans retenue l'autorité de Rome. Dès la fin du 1er siècle, les Chypriotes prêtèrent serment de fidélité à l'empereur.

Cependant, au point de vue culturel, Chypre appartenait au monde grec. Cette province romaine faisait partie des régions de l'Empire dans lesquelles les Romains communiquaient normalement en grec avec leurs administrés (voir la carte ci-contre). Les documents officiels, d'abord rédigés en latin, étaient systématiquement traduits en grec dans les provinces dites hellénophones, dont Chypre faisait partie. Le latin devint ainsi à cette époque une langue administrative, le grec une langue culturelle. Ce fut une période de bilinguisme diglossique, donc réparti selon les fonctions et les nécessités de la communication. 

La situation du bilinguisme gréco-latin fut la base de nombreux emprunts du latin au grec. D'ailleurs, l'influence du grec sur le latin fut immense, car de nombreux auteurs ont fourni des exemples d'interférences grecques en latin.

Cependant, même si le grec se portait bien dans un empire latinisé, les invasions germaniques et la disparition de l'Empire romain d'Occident portèrent un coup mortel à l'étude du grec dans toutes les contrées où la langue n'était pas celle du peuple.

En 395, à la mort de l'empereur Théodose, l'empire fut partagé en deux parce qu'il paraissait trop vaste pour être gouverné adéquatement. L'Empire romain d'Occident disparut le 4 septembre 476, lorsque le roi Odoacre déposa l'empereur Romulus Augustule. Pour les contemporains de l'époque, l'Empire romain continuait d'exister grâce à l'empire d'Orient. En 395, l'Empire romain d'Orient privilégia le grec comme langue officielle. Chypre devint le siège d’une Église autocéphale orthodoxe puissante en 431; les habitants se hellénisèrent rapidement, car le grec étant la langue officielle de l’Empire byzantin.

Dès le Ve siècle, l'Empire romain d'Orient constituait un État multiethnique intégré culturellement au monde grec. Non seulement la Grèce et l'île de Chypre parlaient le grec, mais la péninsule anatolienne (l'Asie Mineure) abritait un grand nombre de locuteurs hellénophones, tandis que la culture et la langue grecques représentaient alors le monde moderne. L'élite byzantine parlait le grec, ainsi que les Grecs, les Chypriotes et certains Romains instruits.

1.3 Les tutelles arabe, franque et vénitienne

Au VIIe siècle, les Arabes accélérèrent leurs aspirations à la domination de l'Europe. Le calife de Syrie, Moavia (Muawiya) ou Abū Abd Ar-Raḥmān Muʿāwiya ibn Abī Sufyān (602-680), s'en prit à la souveraineté des Byzantins et décida d'occuper Chypre pour en faire une base navale arabe dans le but d'attaquer ensuite les territoires byzantins d'Asie centrale. L'île fut conquise en 649, suivie des îles de Rhodes et de Kos en 654, la marine byzantine subissant alors de lourdes défaites. Une fois installé à Chypre, Moavia exigea des habitants de se rendre et d'embrasser l'islam. Devant le refus des Chypriotes, le calife syrien parcourut l'île en détruisant, en pillant, en capturant et en massacrant ses prisonniers. En 653, il entreprit de détruire les églises chrétiennes et de massacrer les habitants; les rescapés durent se réfugier dans les montagnes et les forêts.

- La co-administration arabo-byzantine (688-1191)

Plutôt que de tenter chacune de conquérir l’île, les deux puissances rivales, Byzance et le califat arabe, décidèrent en 688 de signer un traité de co-administration de l'île de Chypre. Le traité signé par l'empereur Justinien II et le calife Abd al-Malik fit en sorte que, durant les 300 années qui suivirent, Chypre fut dirigée conjointement par les Arabes (sur le plan politique, fiscal et militaire) et par les Byzantins (sur les plans religieux et administratif), malgré les luttes constantes entre les deux parties sur le continent.

Les Chypriotes grecs subirent alors l’influence de la langue arabe. Cette période de co-administration (un condominium) s'étendit jusqu'en 965, quand l'empereur byzantin Nicéphore Phocas reconquit l'île. Peu de temps après eut lieu le schisme de 1054 (voir le texte), la rupture survenue entre l’Église de Rome (l'Occident) et l’Église de Constantinople (l'Orient).

- Un royaume franc (1192-1489)

Le roi Richard Ier d'Angleterre, dit «Cœur de Lion» (1157-1199) pour les Francs, conquit Chypre en 1191 et la pilla pour ensuite transférer le contrôle politique de l'île aux Templiers. Ceux-ci taxèrent les habitants de façon tellement insupportable qu'ils provoquèrent une révolte chypriote vite réprimée. Les Templiers durent quitter l'île l'année suivante. Après cette brève période de pillages, le roi Richard vendit Chypre à Guy de Lusignan (1159-1194), un chevalier poitevin vassal de Richard Ier et roi déchu de Jérusalem. De Lusignan s'installa à Chypre en 1192 en amenant avec lui un grand nombre de Francs qui avaient perdu leurs fiefs en Palestine lors de la Troisième Croisade, soit 300 chevaliers et 200 écuyers; il leur distribua des domaines aux dépens des populations locales qui devinrent des serfs au service des seigneurs francs. 

Chypre devint ainsi un royaume franc. Aussi bien de la part des Byzantins (Frángoi) que des Turcs et des Arabes (Franghi), le terme de Franc vient du nom donné en Orient aux Occidentaux en référence à l'Empire franc de Charlemagne. Autrement dit, un État franc, c'était un État latin gouverné par des seigneurs catholiques d'Occident (quelle que soit leur origine : française, anglaise, italienne, espagnole ou catalane), par opposition aux États grecs gouvernés par des seigneurs orthodoxes (quelle que soit leur origine : byzantine, bulgare, serbe, valaque, etc.). Ces États latins d'Orient constituaient la première possession d'outre-mer des Européens. La plupart des Francs installés à Chypre avaient comme langue maternelle le parler local des anciennes provinces françaises de l'époque: le poitevin, le saintongeais, le charentais, etc. Mais ces nobles étaient néanmoins en contact avec le français qui était la langue véhiculaire en France et celle du roi.  

Les Lusignan régnèrent longtemps sur l'île, soit de 1192 à 1489. C'est au cours de cette période que les Chypriotes grecs empruntèrent des mots de l'ancien français. En même temps, les relations entre les orthodoxes grecs et les catholiques francs se détériorèrent constamment. Les églises orthodoxes furent fermées, l’Église orthodoxe autocéphale fut subordonnée à l’Église catholique, et l’archevêque et les évêques orthodoxes furent poussés à l’exil. Contrairement aux Byzantins qui employaient le grec, les Francs utilisaient le latin comme langue liturgique. L'occupation franque à Chypre signifiait l'imposition de la hiérarchie catholique, en échange de la poursuite de la reconnaissance papale du royaume latin de Chypre; les mesures prises furent des concessions de terres et l'imposition de la taxe sur la dîme. Cette époque était caractérisée par la richesse, l'opulence et le luxe pour les étrangers francs par opposition à la pauvreté et à la misère des locaux chypriotes réduits à l'esclavage, ainsi que par les disputes, les intrigues, les passions, les complots et les meurtres entre les nobles. En somme, la période des Lusignan à Chypre ne fut pas vraiment une époque exemplaire de justice, ni de coexistence religieuse pacifique, ni d’intégration entre les élites franques et les populations chypriotes.

- La période vénitienne (1489-1571)

Finalement, le royaume de Chypre perdit son indépendance sous forme de protectorat génois pendant une courte période. Puis la république de Venise détrôna en 1489 la dernière reine de Chypre, Catherine Corner italianisé en Catherine Cornaro (1454-1510). La période vénitienne à Chypre s'étendit jusqu'en 1571, soit durant 82 ans.

L’administration vénitienne fut marquée par une reprise en main de Chypre qui demeura toujours fortement menacée par les Ottomans. Venise relança les constructions publiques, avec principalement la réalisation de puissantes fortifications, mais aussi des travaux sur les édifices religieux importants, entre autres, la reconstruction de la cathédrale grecque de Nicosie. Bien que soutenue par la liturgie orthodoxe, la langue grecque des Chypriotes, qui avait dû souffrir de la concurrence du latin par les Francs, subit une autre concurrence, celle du vénitien, une langue italo-romane.

Ainsi, loin de s'institutionnaliser, le grec laissa peu à peu la place au vénitien qui était la langue officielle de la république de Venise. La plupart des documents administratifs furent rédigés dans cette langue, y compris les institutions placées sous l'autorité de l'évêque orthodoxe grec. Dans les faits, cela signifiait que les Chypriotes autochtones parlaient le grec entre eux, mais employaient le vénitien pour communiquer avec l'administration. Même si le clergé orthodoxe était soumis à l'archevêque catholique de Nicosie, il n'y eut pas de véritables frictions de sorte que de nombreux Grecs intégrèrent le clergé latin. Il en fut ainsi pour la noblesse chypriote, quelques familles grecques se joignant aux nobles latins.

Ajoutons aussi que de riches familles originaires de Nicosie ou de Famagouste quittèrent leur île et, ayant pris soin de transférer une partie de leur fortune à Venise, vinrent s'installer en Vénétie pour former une petite communauté chypriote. Cependant, la population paysanne de Chypre dût subir un pouvoir autocratique et militaire de la part des gouverneurs vénitiens dans les domaines exécutif, législatif et judiciaire. De plus, les expropriations de terres au profit de l’élite étrangère persistèrent pendant que les Chypriotes durent s'assujettir aux travaux forcés. La répression religieuse persista et l'éducation du peuple ne fut jamais un objectif de la part des Vénitiens. Bref, les conditions de vie des Chypriotes ne s’améliorèrent pas, elles furent même aggravées par la corruption de l’élite et la misère des locaux au profit de la puissance coloniale. 

En même temps, la présence vénitienne sur l'île dut faire face aux raids des Ottomans qui faisaient des incursions sur l'île pour s'emparer des Chypriotes et les vendre comme esclaves. Craignant la propagation des Ottomans, les Vénitiens fortifièrent Famagouste, Nicosie et Kyrenia, mais les autres villes restèrent sans défenses fortifiées. Pour augmenter la population, Venise encouragea la venue d'immigrants de ses autres colonies ainsi que d'autres étrangers, entre autres, des Slaves, des Albanais et des Syriens de rite chrétien. De 1490 à 1570, la population passa de 100 000 à 180 000 habitants.

Depuis les années 1530, l'île de Chypre demeurait un royaume sous contrôle de la république de Venise, mais sous tutelle de l'Empire ottoman: la République devait en effet, depuis 1489, payer un tribut annuel de 8000 ducats (vers 1800, un ducat valait environ 16 €, soit plus ou moins 128 000 €/année) pour occuper cette «colonie». Toutefois, en raison de la mauvaise gouvernance et de la corruption des autorités vénitiennes, l'île de Chypre était devenue un repaire des pirates et des corsaires génois, maltais et catalans, ce qui fut perçu comme une menace grandissante par le sultan ottoman Sélim II (1524-1574).

2 L'Empire ottoman (1571-1878)

La période ottomane de Chypre allait s'étendre de 1571 à 1878, soit plus de 300 ans. Cette période de domination ottomane devait succéder à l'occupation vénitienne et précéder la domination britannique.

Le 1er juillet 1570, le sultan Sélim II fit débarquer une flotte de 360 galères avec 50 000 hommes à Larnaka (Chypre). Les Ottomans s'emparèrent peu après de Nicosie où ils massacrèrent plus de 20 000 personnes. À ce moment-là, Chypre comptait plus de 180 000 habitants, dont 90 000 serfs et 50 000 paysans libres. Les Chypriotes grecs ne se montrent guère empressés pour défendre les intérêts de l'occupant vénitien.

2.1 L'organisation ottomane

L'Empire ottoman (voir les cartes) exploita et organisa l'île de la même façon qu'elle le faisait dans la Grèce ottomane, mais les nouveaux maîtres allaient entraîner des changements sociaux importants. Les riches chrétiens se virent confisqués leurs propriétés, notamment les Vénitiens, les Génois, les Maronites et les Arméniens; les récalcitrants furent réduits en esclavage. De nombreux soldats ottomans reçurent un domaine foncier ("timar") pour leur entretien et formèrent le noyau d'une communauté musulmane qui devait s'accroître par les conversions subséquentes.

La division de la population par la religion demeura la même, mais la loi islamique y fut appliquée : les chrétiens et les juifs purent pratiquer leur religion, mais contrairement aux musulmans ils furent soumis au "haraç", un double impôt foncier ainsi qu'au "devchirmé", l'enlèvement des enfants destinés à devenir des janissaires.

En raison des pressions politiques et religieuses, beaucoup de Grecs plus pauvres passèrent à l'islam et à la langue turque dans le but de ne plus payer de lourds impôts. Ils furent surnommés les "Linobambakis" (du grec lino «lin» et vamvaki «coton», c'est-à-dire en lin ou en coton? pour désigner les crypto-chrétiens, autrement dit des musulmans peu convaincus soupçonnés de pratiquer leur ancienne religion en secret). Lors de la conscription annuelle, ces derniers étaient, comme tous les musulmans, mobilisés dans l'armée ottomane.

2.2 La province ottomane

Contrairement aux Francs et au Vénitiens, les Ottomans voulurent gagner la confiance des Chypriotes; ils en firent une «province» ottomane, non pas une «colonie». Ils se montrèrent donc très tolérants en matière de religion. La liberté religieuse des orthodoxes fut acceptée et le statut de l’Église orthodoxe fut réaffirmé, mais cette tolérance ottomane se révéla moindre à l'égard des catholiques vénitiens que pour la communauté orthodoxe grecque.

L’Empire ottoman fit immigrer des Turcs, au nombre d’environ 20 000, dont descendent la plupart des Chypriotes turcs d’avant 1974. Afin d'éviter les ghettos, les Ottomans répartirent les immigrants sur l'ensemble du territoire. Avec le temps, de nombreux villages abritèrent des populations mixtes composées de Chypriotes grecs et de Turcs. Les noms turcs furent uniquement alloués aux nouvelles agglomérations après 1572, mais les dénominations grecques déjà existantes ne furent pas remplacées. Bien sûr, un régime préférentiel fut appliqué à la la minorité turque qui accapara les emplois de la police et de l’administration publique. Progressivement, le turc prit le pas sur le grec.

2.3 Les langues grecque et turque

À partir de 1583, les écoles chypriotes grecques se développèrent, les Ottomans acceptant les instituteurs orthodoxes venus de la Grèce ou du reste de l’Empire; les écoles grecques purent recevoir une aide de la part de l'État à partir de 1839; la première école orthodoxe pour les filles fut fondées à Nicosie en 1859. Chacune des communautés grecque et turque fut en mesure de recevoir son instruction primaire dans sa langue maternelle au sein d'un système d'éducation accordant une grande autonomie aux représentants religieux. Pendant trois siècles, les conditions politiques à Chypre furent telles qu'elles ont néanmoins favorisé l'importance de l'éducation pour la préservation de la langue grecque et le sentiment identitaire. Jamais les grécophones ne se sentirent en danger de perdre leur langue. Il apparaît évident que le maintien d'écoles unilingues, tant grecques que turques, a permis la sauvegarde de ces langues tout au long de l'ère ottomane. 

Au fil des années, si la langue des grécophones subit l’influence du latin byzantin, du vénitien et du turc, celle des turcophones subit l’influence du grec et du latin byzantin. Ainsi, contrairement à un grand nombre d’idées reçues, les relations intercommunautaires entre les Chypriotes grecs et les Chypriotes turcs furent en général pacifiques. Plus tard, les Grecs et les Turcs s’engageront même dans une lutte commune pour se libérer de l’Empire ottoman.

Les Ottomans conservèrent l'île jusqu'en 1878, date à laquelle ils la cédèrent à la Grande-Bretagne en échange de son soutien diplomatique pendant la guerre russo-turque de 1877 et contre le versement d’une redevance à la Turquie.

3 Le régime britannique (1878-1960)

L'île de Chypre fut administrée par l'Empire britannique, de 1878 à 1914 en tant que «protectorat britannique», puis par l'instauration d'un régime militaire de 1914 à 1925 et enfin comme «colonie de la Couronne» de 1925 à 1960.
 
Durant toute cette période, Chypre vit ses aspirations à l’indépendance et au rattachement à la Grèce durement réprimées. Les Britanniques imposèrent leurs lois, leur système judiciaire, leur administration publique, leur culture, leur langue et leur mode de vie. C'était une colonie anglaise qui poursuivait une politique éprouvée qui consistait à «diviser pour régner». Pour les Britanniques, l’intérêt stratégique de l’île devait primer et, pour administrer les populations grecque et turque, il valait mieux jouer les deux principales communautés l’une contre l’autre, et en surprotégeant la minorité turcophone déjà loyale aux Ottomans. Or, la majorité grecque croyait que le régime colonial britannique était provisoire et qu’il préparait l’Énosis, c’est-à-dire le rattachement de Chypre à la Grèce.

Évidemment, les Grecs furent profondément déçus lorsqu'ils comprirent que les Britanniques allaient perpétuer le régime préférentiel appliqué aux Turcs. Les Britanniques comptaient limiter les revendications des Chypriotes grecs en s’appuyant sur la minorité parce qu'elle le considérait comme plus «loyale», comme c'était le cas avec les Ottomans.

3.1 Les mouvements en faveur de l'Énosis et du Taksim

En 1931, les Chypriotes grecs se soulevèrent contre les Britanniques, la maison du gouverneur fut incendiée et la Constitution suspendue. Le mouvement en faveur de l'Énosis (enosis: «union» en grec) reprit de l'ampleur. C'est au cours de cette période que commença la stigmatisation communautaire : les Chypriotes grecs (nationalistes) perçurent les Chypriotes turcs comme des collaborateurs des Britanniques, pendant que ces derniers se mirent à se méfier des Chypriotes grecs considérés comme des éventuels «terroristes». Après la Deuxième Guerre mondiale, l'Église orthodoxe et l'EOKA (Ethnikí Orgánosis Kypríon Agonistón = Organisation nationale des combattants chypriotes) menèrent à la fois des mouvements contre les Britanniques et favorables à l'Énosis; la branche guérilla de l'EOKA entreprit des attaques contre des soldats et des établissements britanniques.

Sous l'égide de l'évêque de Chypre, Mgr Makarios III (1913-1977), les Chypriotes de langue grecque réclamèrent le départ des Britanniques et, consultés par la hiérarchie ecclésiastique (en janvier 1950), ils se prononcèrent à près de 96% en faveur de l'union avec la Grèce. Alors que la majorité grecque (80%) souhaitait un éventuel rattachement à la Grèce (mouvement Énosis), la minorité turque s'inquiétait de cette perspective et s'orienta vers le Taksim (la partition), donc un projet partitionniste pour Chypre. Les années 1955-1957 virent donc l’émergence de deux représentations totalement opposées de l’avenir de l’île.

En 1958, le fossé se creusa de façon irréversible entre les Chypriotes grecs et les Chypriotes turcs à l’occasion d’affrontements intercommunautaires d’une très grande violence. Les Chypriotes grecs isolés dans les villages et les quartiers turcophones durent quitter précipitamment leurs demeures, tandis que les Chypriotes turcs se mirent à fuir leurs villages isolés en zone grecque. Nettement dépassés par l’escalade des conflits intercommunautaires, les soldats britanniques installèrent une ligne de démarcation entre les quartiers grecs et le quartier turc de Nicosie. La partition ethnique venait de commencer!

Il faut mentionner que, pendant l'occupation britannique (1878–1960), l'anglais fut la seule langue officielle, laquelle a continué d'être employée de facto dans le domaine de la justice jusqu'en 1996.

3.2 Le Traité de garantie (1960)

Les négociations sur la question chypriote marquées par les intérêts rivaux de la Grande-Bretagne, de la Grèce et de la Turquie aboutirent aux accords de Zurich (1959), lesquels prévoyaient l’indépendance de l’île (1960) sous la forme d’une république présidentielle gréco-turque. Le Traité de garantie fut signé entre le Royaume-Uni, la Turquie et la Grèce, le 16 août 1960 à Nicosie, sas l'intervention des représentants chypriotes.

Par cet accord, le Royaume-Uni officialisait l'indépendance conditionnelle de l'île de Chypre qui eut lieu le même jour, et l'abandon de toute prétention territoriale future. Les trois États devenaient garants de l'équilibre constitutionnel de la nouvelle république de Chypre. Le traité accordait notamment un droit d'intervention militaire, sous certaines conditions, aux trois puissances garantes, pour rétablir l'ordre constitutionnel si celui-ci venait à être modifié.

Le Royaume-Uni se réservait aussi deux zones de souveraineté: Akrotiri et Dhekelia, qui sont des territoires britanniques d'outre-mer dans l'île de Chypre. Ces zones, qui comprennent des bases et des installations militaires britanniques, ainsi que d'autres terres, ont été conservées par les Britanniques en vertu du traité d'indépendance de 1960, signé par le Royaume-Uni, la Grèce et la Turquie, ainsi que des représentants des communautés chypriotes grecque et turque. Ces territoires jouent aujourd'hui un rôle important en tant que station de renseignement et constituent une partie stratégique essentielle du réseau britannique de collecte et de surveillance des communications en Méditerranée et au Proche-Orient.

4 L’indépendance et la question turque

Le 13 août 1960, la Grande-Bretagne accorda l’indépendance à Chypre, mais celle-ci était assortie d’une constitution qui se voulait un compromis entre la position grecque favorable à l’Énosis, le rattachement à la mère-patrie, et la position turque favorable au Taksim, la partition de l’île entre une zone grecque et une zone turque.

4.1 Un pays bicommunautaire

La Constitution créait ainsi un État bicommunautaire où les Chypriotes turcs étaient reconnus comme une communauté «politique», et non pas comme une minorité ethnique, le tout avec des droits particuliers qui furent perçus par les Grecs comme dépassant injustement leur proportion démographique (18,3%) par rapport à la majorité grecque (77%) : par exemple, 15 sièges sur 35 au Parlement, 30% des emplois dans la fonction publique, 40 % des emplois dans l’armée. Les 18 % de chypriotes turcs se trouvaient donc à être représentés par 30 % des députés à la Chambre des représentants; il s'agissait d'une force numérique leur permettant de bloquer toute décision qui relève du Parlement, notamment le vote du budget. De plus, les Chypriotes turcs étaient présents au sein du gouvernement par des membres de leur communauté, c’est-à-dire par le vice-président, qui possédait un droit de veto sur toutes les questions importantes, et par trois ministres sur un total de 10 ministres au gouvernement chypriote. Le pouvoir judiciaire fut aussi soumis au communautarisme. Les articles 152 à 154 de la Constitution prévoyaient que tout justiciable pouvait être jugé par des magistrats de sa propre communauté. En cas de litige entre un chypriote grec et un turc, il devait être réglé par un tribunal mixte composé d’un juge grec et d’un juge turc.

C'est justement cet égalitarisme imposé aux deux communautés allaient susciter le nationalisme ethnique: les Grecs parce que les concessions paraissaient trop grandes, les Turcs parce qu'elles semblaient trop restrictives. Mais ce sont davantage les Grecs qui furent les plus déçus de la Constitution qui leur avait été imposée.

La Constitution de 1960, appuyée par le Traité de garantie et le Traité d’alliance avec les trois puissances impliquées ─ le Royaume-Uni, la Grèce et la Turquie  ─, consistait dans les faits à créer deux États-nations au sein d’une même structure politique. De plus, les traités avaient force de constitution en insérant les Annexes I et II de la Constitution chypriote. Mgr Makarios fut élu président de la république de Chypre en décembre 1959 et prit ses fonctions le 16 août 1960. Il fut réélu en 1968 et en 1973, il resta en fonctions jusqu'à sa mort en 1977, à l'exception d'une courte période en 1974, alors qu'il fut déposé par un coup d'État militaire soutenu par la junte au pouvoir en Grèce.

4.2 Le début des affrontements

Les affrontements entre les deux communautés de l'île éclatèrent en décembre 1963, après que le président Makarios eut cherché à réduire le pouvoir législatif des représentants des Chypriotes turcs. Les Turcs se retirèrent du gouvernement en janvier 1964 et demandèrent la partition de l'île.

Les hostilités reprirent rapidement, entraînant des interventions de la Grèce et de la Turquie qui incitèrent l'Organisation des Nations unies (ONU) à dépêcher des troupes. Des crises graves (1963, 1974) furent suivies de négociations qui traînèrent en longueur. Profitant de la «politique de la chaise vide» décidée en janvier 1964 par les représentants chypriotes turcs, les Chypriotes grecs s'empressèrent d'adopter des lois pour rééquilibrer les pouvoirs au prorata démographique de la population. De leur côté, les Chypriotes turcs s'enfoncèrent dans l'idéologie du Taksim, la partition de l’île entre une zone grecque et une zone turque. Par conséquent, la Constitution de 1960 qui créait un État bi-communautaire n'avait plus sa raison d'être, puisque les Chypriotes turcs n'étaient plus présents au sein du gouvernement.

Le 21 avril 1967, un groupe d'officiers militaires de droite prit le pouvoir en Grèce au moyen d'un coup d'État. La junte militaire des colonels stoppa toute tentative de réforme et renforça le conservatisme des traditionalistes. Il n'est donc guère surprenant que la junte grecque qui gouvernait la Grèce ait intensifié sa politique d’expulsion et d’extermination des Chypriotes turcs commencée plusieurs années auparavant. On se peut rappeler cette devise des colonels : «Il n’y a pas de place sur cette île pour quiconque ne pense et ne se sent pas constamment grec.»  Bref, ces premières années de l’indépendance de la république de Chypre virent s’accentuer le séparatisme turc, ce dernier étant avant tout la conséquence d’un nettoyage ethnique orchestré de loin par le gouvernement grec. Il faut bien comprendre que la détérioration des relations entre les communautés grecque et turque de Chypre reflétait les tensions entre la Grèce et la Turquie.

4.3 La partition de l'île et le nettoyage ethnique

Malgré l'intervention des forces des Nations unies pour maintenir la paix, les tensions restèrent très fortes et les coups d’État se succédèrent jusqu’en 1974. Profitant de la chute de la junte militaire en Grèce, la Turquie, jugeant les intérêts de la communauté turque menacés, intervint militairement et, en deux jours, occupa toute la partie nord de l’île. Au total, ce furent quelque 40 000 soldats turcs, équipés de 200 chars, d'avions et de navires, et 20 000 miliciens chypriotes turcs qui affrontèrent 12 000 Chypriotes grecs équipés de seulement 35 chars. Les forces armées turques ne rencontrèrent qu'une faible résistance dispersée et désorganisée de l'armée des chypriotes grecques. Le 23 juillet 1974, un premier cessez-le-feu fut signé.

L’opération éclair, qui avait pour conséquence d’éviter un génocide des Chypriotes turcs, se termina le 30 juillet 1974 par l’instauration d’une «zone de sécurité» sous le contrôle de l’ONU le long de la «ligne verte», laquelle séparait les deux communautés, l’armée turque contrôlant près de 37% de l’île.

La «ligne verte» fut appelée «ligne Attila» (du nom du commandant des forces d’occupation turque en 1974: Attila Sav), laquelle divise Chypre d’est (à partir de la ville de Pyrgos) en ouest (jusqu’à la ville de Famagouste) en passant par Nicosie, la capitale, coupée en deux. Cette «ligne Attila», longue de 180 kilomètres, a été érigée par les Turcs pour matérialiser la partition du pays.

Cette opération militaire entraîna plus de 15 000 civils morts ou blessés, auxquels s'ajoutèrent 1493 Chypriotes grecs et 502 Chypriotes turcs disparus, sans compter les 278 corps enterrés, retrouvés et identifiés plus tard. De nombreuses personnes furent portées disparues: 2700 Chypriotes grecs et 240 Chypriotes turcs. 

De plus, l’invasion de Chypre par l’armée turque entraîna un second nettoyage ethnique, cette fois-ci aux dépens de la majorité grecque. Tous les Chypriotes grecs qui vivaient dans la zone turque durent se réfugier dans la zone grecque: plus de 200 000 furent déplacés de force vers le sud, dans des camps construits dans l'urgence. En même temps, quelque 60 000 Chypriotes turcs quittèrent la zone grecque pour se réfugier dans l'autre zone, laissant les deux parties de l'île presque entièrement «ethniquement nettoyées». Les réfugiés allaient mettre plus d'une décennie pour se reloger et s'intégrer dans la partie sud de l'île. Bref, à la fin 1975, soit par les effets du «nettoyage ethnique», soit par les effets de la partition, il n’y avait plus que des Turcs à Chypre du Nord et que des Grecs à Chypre du Sud, l’armée turque ayant interdit tout retour des Grecs dans «sa» zone. Rappelons qu'en 1974 l'île ne comptait que 640 000 habitants, ce qui signifie que les déplacements et les morts ont touché une partie importante de la population chypriote.

En janvier 1977, Mgr Makarios III, président de l’entité grecque et Rauf Denkash, président de l’entité turque, les chefs historiques des deux communautés chypriotes, étaient parvenus à un accord de principe pour instaurer un État fédéral. Toutefois, Mgr Makarios décéda en avril de la même année sans avoir finalisé cet posibilité. Ce fut une occasion unique de régler le problème chypriote, mais elle fut ratée.

5 La partition en deux États

Le 13 février 1975, un État chypriote turc fut proclamé dans le secteur turc, puis en 1983 cet État autoproclamé devint la «République turque de Chypre du Nord (RTCN), car seule la Turquie a reconnu le nouveau «pays». Depuis 1975, la république de Chypre n'exerce plus aucun contrôle sur la zone turque, la partition des populations insulaires étant consommée par la mise en place de la «Ligne verte», gardée par les Casques Bleus des Nations unies. Des deux côtés, les personnes déplacées et expulsées par le «nettoyage ethnique» et la partition ont perdu tous leurs biens.

La ville de Nicosie, appelée en grec Lefkosia (Λευκωσία) et en turc Lefkoşa, d'après le nom de son fondateur Lefkon, fils de Ptolémée, est la seule capitale européenne à être, de jure  pour la zone grecque et de facto pour la zone turque, la capitale de deux États et à être partagée militairement par une force d'interposition : l'UNFICYP (United Nations Peacekeeping Force in Cyprus ou Force des Nations unies chargée du maintien de la paix à Chypre) placée sur la zone tampon.

De son côté, l'ancienne puissance coloniale, la Grande-Bretagne, conserve deux importantes implantations militaires avec accès à la mer : l’une près de  Larnaka, à Dekhelia, l’autre à Akrotiri, où se trouve l’unique base de la Royal Air Force en Méditerranée. Celle-ci joue un rôle essentiel pour participer aux opérations dans la région : en Irak (2003-2008) et contre Daech (depuis 2014).

5.1 Le changement démographique

Depuis lors, la situation est nettement différente selon qu'on soit grec ou turc. Dans la zone grecque, la république de Chypre gère les biens abandonnés par les Chypriotes turcs en fidéicommis, sous l’égide du ministère de l’Intérieur, ce qui signifie qu'à tout moment leur rétrocession est possible à leurs véritables propriétaires. Dans la zone turque, la République turque de Chypre du Nord (RTCN) a distribué tous les biens laissés vacants par les Grecs, d'une part, aux Chypriotes turcs, d'autre part, aux colons nouvellement arrivés d’Anatolie. Cette situation constitue, sans nul doute, l’élément le plus compliqué de la résolution de la question chypriote.

Au déplacement de la population à la suite de la partition de l'île s'ajoute une immigration importante de populations turques depuis 1975, ce qui modifie en profondeur l'identité culturelle de la partie nord de l'île et l'émigration de Chypriotes grecs, principalement vers la Grèce, la Turquie et le Royaume-Uni, pour des raisons culturelles et historiques, puis vers l'Amérique du Nord, l'Australie, l'Afrique ou d'autres pays européens.

Depuis les années 1990, la présence russe s’est accrue en Chypre du Sud, avec plus de 11 000 personnes. Les nouveaux riches de l’ère post-soviétique semblent apprécier la combinaison de la culture orthodoxe avec un environnement fiscal favorable, une température douce et agréable, ainsi que l’octroi aisé de la nationalité chypriote; depuis 2013, le gouvernement chypriote facilite cette acquisition en échange du placement de la fortune de ces Russes dans les banques locales. De plus, l’influente communauté juive d’origine russe installée en Israël entretient des relations d’affaires avec ces ex-compatriotes. Par le fait même, la mafia russe qui y a vu des facilités intéressantes s'est installée à demeure dans l'île. 

5.2 La langue et la religion

Le grec et le turc sont les langues officielles de la république de Chypre en vertu de l'article 3 de la Constitution de 1960, mais le turc n'est plus utilisé. À Chypre du Nord, la langue officielle est le turc. Dans toute l'île, l'anglais relativement parlé par toute la population comme langue seconde sert à remplacer «l'autre» langue. La communauté chypriote grecque adhère à l'Église orthodoxe grecque autocéphale de Chypre, tandis que la communauté chypriote turque adhère à l'islam. Les groupes religieux arméniens, maronites et latins (environ 9000 personnes au total) ont choisi, conformément à la constitution de 1960, d'appartenir à la communauté chypriote grecque.

Les deux parties de l’île possèdent des institutions politiques distinctes. Elles bénéficient toutes deux d’un régime démocratique, mais la zone turque subit depuis le début les avatars de l’autoritarisme caractéristique des pouvoirs turcs successifs. Des élections pluralistes sont régulièrement organisées dans les deux entités, tandis que la question de la réunification de l'île revient à chaque fois et occupe une place non négligeable.

5.3 La prospérité économique grecque

En 2004, la république de Chypre devint un État membre de l'Union européenne.  Les Chypriotes turcs du Nord furent également considérés comme des citoyens de l'Union européenne, mais dans les faits les lois de l'Union européenne sont restées suspendues, ce qui empêcha les Chypriotes turcs de profiter des avantages d'une adhésion à part entière à l'UE. Chypre a intégré la zone euro le 1er janvier 2008, sauf pour la partie turque.  La ville de Nicosie au sud est considérée comme la 5e ville la plus riche du monde au point de vue du revenu par habitant, soit plus de 25 000 ou près de 30 000 $US. Non seulement la république de Chypre est membre de l'ONU depuis le 20 septembre 1960, mais elle fait partie du Commonwealth, de l’Union européenne depuis 2004, de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF). En septembre 2006, lors du Sommet de Bucarest, Chypre est devenu un membre associé de l'Organisation internationale de la Francophonie. Selon le rapport 2004-2005 du Haut Conseil de la Francophonie, il y a près de 50 000 étudiants qui apprennent le français dans le système scolaire chypriote, en tant que langue étrangère. C'est un nombre important par rapport à une population de 850 000 habitants.

La république de Chypre a adhéré à l'Union européenne le 1er mai 2004 en tant qu'île divisée de facto. L'UE voudrait mettre fin à l'isolement de la communauté chypriote turque et à faciliter la réunification de Chypre en favorisant le développement économique de la communauté chypriote turque. Cependant, la législation de l'UE dans la partie nord de l'île, rappelons-le, fut suspendue. Le Conseil de l'Europe constate «que la question chypriote n'a pas encore pu faire l'objet d'un règlement global». L'article 1er du Protocole n° 10 de l'accord d'adhésion du 16 avril 2003 précise que «l'application de l'acquis est suspendue dans les zones de la république de Chypre où le gouvernement de la république de Chypre n'exerce pas un contrôle effectif».

Si, de par la législation (de jure), c'est l'ensemble du territoire de l'île qui adhère à l'Union avec la république de Chypre, qui est la seule internationalement reconnue, dans les faits (de facto), avec la clause de suspension de l'acquis, ce n'est que la partie de l'île où le gouvernement de la république de Chypre exerce un contrôle effectif qui a joint l'Union.

Les Chypriotes grecs font partie des populations les plus prospères de la région méditerranéenne, et la zone grecque a bénéficié d'un haut niveau de développement économique, en particulier de la part de l'industrie du tourisme. Dans la partie turque, le niveau de vie serait trois fois plus bas que dans la partie grecque. D'après les statistiques du ministère des Affaires étrangères de la République turque de Chypre nord (RTCN), le PIB par habitant ne dépasse pas 4500 euros dans la zone turque trois fois moins que dans la partie grecque, le plus riche des candidats à l'Union européenne. La partie grecque est aussi ouverte sur le monde que la partie turque est fermée. Pendant que la monnaie de la république de Chypre est l'euro, celle de la République turque de Chypre du Nord est la livre chypriote (CYP); alors que les Chypriotes grecs bénéficient du tourisme qui constitue l'un des piliers de leur prospérité, les Chypriotes turcs forment une union monétaire avec la Turquie, ce qui les laisse dépendant d'Ankara. Au nord, 80% des touristes sont des Turcs d'Anatolie; les touristes non turcs sont obligés de transiter par la Turquie s'ils veulent passer plus de quelques heures en zone turque à Chypre. Bref, pendant que Chypre du Sud s'enrichit, Chypre du Nord s'appauvrit en raison de l'embargo international et de sa dépendance de la Turquie qui doit subventionner sa «colonie» à coup de centaines de  millions par année. Environ 30 000 Chypriotes turcs passent quotidiennement la ligne de démarcation à Nicosie pour se rendre en zone grecque afin d'y travailler. 

5.4 Les difficultés de la réunification

En 2002, un nouveau gouvernement chypriote turc favorisa la réunification de l'île. Des restrictions pour le passage de la «ligne verte» furent assouplies; les communautés vivant dans l'une ou l'autre des deux zones purent maintenir des contacts plus réguliers et visiter des sites religieux situés dans d'autres parties de l'île. En avril 2004, les Chypriotes grecs et les Chypriotes turcs participèrent à des référendums simultanés mais séparés sur l'adhésion de Chypre à l'Union européenne. Alors que 64,9% des Chypriotes turcs acceptèrent le plan de paix proposé par le secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, une écrasante majorité de 75,8% des Chypriotes grecs rejetèrent le plan des Nations unies.  Comme l’a écrit Kofi Annan dans une lettre au Conseil de sécurité: «Ce n’est pas seulement un plan qui a été rejeté, c’est la solution fédérale elle-même.»

- L'Union européenne

Depuis, la république de Chypre, membre de l'Union européenne, n'exerce son autorité que sur la partie sud où vivent les Chypriotes grecs. Plusieurs séries de négociations eurent lieu ces dernières décennies pour tenter de rapprocher les points de vue des deux communautés. Les tentatives se sont toujours révélé sans résultat. En 2017, les négociations de Crans-Montana, du 28 juin au 7 juillet, se sont aussi conclues sans accord, alors que ces pourparlers sous l'égide de l'ONU avaient été présentés comme la meilleure chance pour trouver une solution. Comme il fallait s'y attendre, les deux parties se sont renvoyé la responsabilité de l'échec. Le porte-parole de la délégation chypriote-grecque, d'une part, a pointé du doigt l'insistance de la partie turque à maintenir le Traité de garantie, l'intervention turque à Chypre et la présence illégale des troupes turques sur l'île. Le premier ministre turc, d'autre part, a condamné l'absence d'attitude constructive du camp adverse. De son côté, la diplomatie américaine s'est déclarée déçue, le département d'État assurant dans un communiqué que les États-Unis continueraient de soutenir les efforts en vue d'une réunification de l'île.

- Les conditions de la réunification

Bien que dans les deux communautés une majorité semble favorable à la réunification, la plupart des habitants de l’île ne souhaitent pas la réaliser à n’importe quel prix. La communauté turque tient à limiter les restitutions et les indemnisations des biens grecs expropriés en 1974, alors que la communauté grecque répugne à octroyer la citoyenneté chypriote aux colons turcs venus d’Anatolie (au nombre d'au moins 93 000). En conséquence, les négociations entre les deux parties n’ont, jusqu’à ce jour, jamais abouti et les divers plans proposés par la communauté internationale ont tous été rejetés. Lorsque les Turcs ont envahi le nord de l'île, ils ont apparemment voulu protéger les Chypriotes turcs de confession musulmane contre les exactions des Chypriotes grecs de confession orthodoxe. Ils ont poussé leur opération jusqu’à pratiquer un nettoyage ethnique où des milliers de Chypriotes grecs furent expulsés ou massacrés. Ces événements ont laissé des blessures tellement profondes entre les deux communautés qu'elles apparaissent insurmontables.

Depuis longtemps, les Chypriotes grecs souhaitent une solution solidement ancrée dans les valeurs et les structures européennes; les Chypriotes turcs désirent faire partie de l’Union européenne, et non de la Turquie, même s’ils maintiennent qu’en dernier ressort la protection de leur petite communauté incombe à Ankara. En réalité, la création d’un État turc chypriote dans le cadre de l’Union européenne ne serait pas un cadeau fait à l’une ou l'autre des parties. L’Europe hésite à l’idée d’accueillir en son sein un nouvel État, petit, de langue turque et de religion musulmane.

Pour parvenir à un accord, les Chypriotes grecs devraient accepter une égalité politique au moyen d'un gouvernement fédéral bi-communautaire et bi-territorial. De leur côté, les Chypriotes turcs devraient faire d'importantes concessions: accepter de retirer les 30 000 soldats turcs, renoncer à prolonger le Traité de garantie de 1960, offrir des compensations pour les propriétés expropriées, reculer la ligne de front afin de ne plus occuper que 29 % du territoire au maximum, contre 37 % actuellement.

- Le coût de la réunification

Il reste aussi à évaluer le coût d'une éventuelle réunification des deux parties de l'île. Le ministère chypriote des Finances l'évalue à 30 milliards d'euros, dont 17 milliards pour la seule indemnisation destinée aux propriétaires grecs dépossédés. Il faudrait envisager de demander une aide financière de l'Union européenne étalée sur une période transitoire de cinq à dix ans. Or, toutes les parties portent une part de responsabilité dans le gel du conflit. Le Royaume-Uni, la Grèce et la Turquie doivent aussi faire leur part en abandonnant le Traité de garantie de 1960 et en laissant tous les Chypriotes adopter leur propre constitution.

Les tentatives de résoudre le conflit en cours à Chypre au cours des quatre dernières décennies sont marquées par un trait commun: la négation systématique de la présence de la plupart des groupes minoritaires sur l'île (Grecs ou Turcs, Arméniens, Maronites, Kurdes, etc.). Toutes les minorités, quelles qu'elles soient, ont été marginalisées et réduites au silence. Le nationalisme des Chypriotes grecs et turcs a eu pour effet de faire porter une attention exclusive sur les conflits communautaires et d'annihiler les droits des autres petites communautés linguistiques. En réalité, il est fort probable que la situation actuelle d'une île en deux États fasse l'affaire des deux grandes communautés. 

Dernière mise à jour: 16 févr. 2024

Chypre


1) Situation générale
 

2) Données historiques
 
3) République de Chypre (Sud)
4) République turque de Chypre du Nord
 
Bibliographie

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L'Europe

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