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Croatie (2)
La
politique linguistique |
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Devenue indépendante à lissue du conflit qui a démantelé la Yougoslavie, la Croatie sest dotée dun régime autoritaire qui a limité la liberté de presse et a commencé à pratiquer une politique de croatisation de la langue majoritaire. Étant donné que les Croates représentent environ 78 % de la population (contre 12 % pour les Serbes) et quils ont toujours été en conflit ouvert avec les Serbes depuis de nombreuses décennies, il ne faut pas se faire dillusion sur la place du serbe dans la vie publique de la république de Croatie.
Débarrassés des Serbes majoritaires de lex-Yougoslavie, les Croates sont donc devenus majoritaires dans leur nouveau pays. L’arrivée au pouvoir de Franjo Tudjman (1922-1999) à la fin des années 1980 fut grandement avantagée par son image de martyr de l’histoire et de la langue croates. Après l'indépendance (1991), il apparut indispensable de mettre en valeur la singularité de la culture, des traditions, de la religion et de la langue croates. L’une des premières décisions du président Tudjman en 1991 a été de «purifier» la langue pour créer une véritable langue croate distincte qui ne pourrait plus être confondue avec la langue serbe.
Lorsque la république de Croatie faisait partie de la Yougoslavie, les Croates et les Serbes formaient deux constituants au sein de la république de Croatie. Dans la nouvelle république «libre» de Croatie, les Serbes ne constituent plus quune minorité parmi dautres. Lofficialisation de langue croate fait en sorte que celle-ci est devenue la langue de la législature, de la justice, de léducation et de ladministration publique. Comme nous le verrons dans une autre section (La politique linguistique à légard des minorités nationales), de nombreuses modalités sont prévues par la Constitution et la loi pour les minorités nationales de la Croatie.
Dans le préambule de la Constitution de 1990, on pouvait lire que «la république de la Croatie est par la présente reconnue comme l'État national du peuple croate et comme l’État des membres des autres peuples et minorités qui en sont ses citoyens». Le texte constitutionnel établissait une nette distinction entre deux catégories de citoyens: les Croates et les «autres», ceux-ci étant les Serbes, les Musulmans, les Slovènes, les Tchèques, les Slovaques, les Italiens, les Hongrois, les Juifs, etc. Ainsi, l’État était d’abord celui de la seule nation croate. Bien que l’égalité entre les citoyens soit en principe garantie, l’État appartenai d’abord au «peuple principal». C’est ce qu’on appelle une «démocratie ethnique». Cependant, la version de 2010 de la Constitution a fait disparaître la primauté du croate dans le Préambule au profit d'un
e Croatie reconnue comme l'État national du peuple croate et comme le pays des minorités nationales qui en sont les citoyens:
Préambule [...] La République de Croatie est par la présente reconnue comme l'État national du peuple croate et comme le pays des minorités nationales qui en sont les citoyens: les Serbes, les Musulmans, les Slovènes, les Tchèques, les Slovaques, les Italiens, les Hongrois, les Juifs et les autres, auxquels sont garantis l'égalité avec les citoyens de nationalité croate, ainsi que le respect de leurs droits ethniques, en conformité avec les normes démocratiques des Nations unies et des autres pays du monde libre. |
Bien sûr, le croate et l’alphabet latin sont d'usage officiel en Croatie (art. 12 de la Constitution de 2010):
Article 12 1) En république de Croatie, la langue croate et l’alphabet latin sont d'usage officiel. 2) Dans les collectivités locales, une autre langue et le cyrillique ou quelque autre alphabet peuvent, avec la langue croate et l’alphabet latin, être introduits à des fins officielles, selon les conditions prévues par la loi. |
Néanmoins, les collectivités locales, dont les minorités nationales, ont le droit d'utiliser, en plus du croate et de l'alphabet latin, une autre langue et un autre alphabet.
La langue officielle de l'administration publique est le croate, conformément à l'article 12 de la Constitution de 2010 qui déclare qu'en république de Croatie, la langue croate et l’alphabet latin sont d'usage officiel». Cependant, le même article énonce aussi que «dans les collectivités locales, une autre langue et le cyrillique ou quelque autre alphabet peuvent, avec la langue croate et l’alphabet latin, être introduits à des fins officielles». D'ailleurs, l'article 14 de la Loi sur la procédure administrative générale de 2009 reprend les mêmes dispositions, ce qui signifie que toute procédure administrative doit être «en croate et avec l'alphabet latin», mais que celle-ci «peut se dérouler dans une autre langue ou un autre alphabet d'usage officiel dans les organismes gouvernementaux»:
Article 14 Usage officiel de la langue et de l'alphabet 1) Toute procédure administrative doit être formulée en croate et avec l'alphabet latin. 2) La procédure peut se dérouler dans une autre langue ou un autre alphabet d'usage officiel dans les organismes gouvernementaux, là où les travaux sont menés en conformité avec les conditions fixées par les règlements adoptés en vertu de l'usage officiel de la langue et l'écriture. |
Ainsi, l'article 8 de la
Loi sur les cartes d'identité (2002) prescrit l'emploi de l'anglais
et du croate avec l'alphabet latin sur les cartes d'identité; même la
demande d'émission pour cette carte doit être rédigée en croate:
Article 8 1) Les cartes d'identité doivent être imprimées en anglais et en croate avec l'alphabet latin, et rédigées uniquement en croate et en alphabet latin. Article 9 1) Toute demande d'émission des cartes d'identité doit être présentée selon le formulaire prescrit auprès des autorités. 2) Toute demande d'émission des cartes d'identité doit être rédigée en croate et en alphabet latin. |
Sur le côté supérieur de la carte d'identité, la dénomination «République de Croatie» doit apparaître comme suit: REPUBLIKA HRVATSKA / REPUBLIC OF CROATIA, avec en-dessous les indications suivantes: OSOBNA ISKAZNICA / IDENTITY CARD. Par ailleurs, une carte d'identité peut être rédigée en croate et en alphabet latin ainsi que dans les langues et alphabets des minorités nationales, ce qui signifie que ladite carte sera en trois langues: en anglais, en croate et dans la langue d'une minorité donnée.
Les écoles, établissements d'enseignement du primaire à
l'université, et les tribunaux doivent tenir compte de l'emploi obligatoire de
la langue officielle, le croate. Ainsi, l'article 6 de la
Loi sur l'éducation
et l'enseignement au primaire et au secondaire (2008) impose le
croate et l'alphabet latin à tous les établissements d'enseignement:
Article 6 Classes en langue croate L'enseignement et les autres formes pédagogiques doivent être dispensés dans les écoles en croate et avec l'alphabet latin. |
Il s'agit là d'un principe, car l'article 7 qui suit prévoit que l'enseignement primaire et secondaire des enfants appartenant à des minorités nationales est dispensé dans leur langue et alphabet, conformément à la Loi sur l'éducation dans les langues et alphabets des minorités nationales.
En ce qui concerne les tribunaux, la Loi sur la procédure civile (2003) prescrit que «la procédure civile doit se dérouler en croate et avec l'alphabet latin, à moins que pour certains tribunaux la loi ne prévoie l'usage d'une autre langue ou d'un autre alphabet»:
Article 6 La procédure civile doit se dérouler en croate et avec l'alphabet latin, à moins que pour certains tribunaux la loi ne prévoie l'usage d'une autre langue ou d'un autre alphabet. |
Quant à la
Loi sur la procédure pénale (2003),
l'article 7 prévoit que «la langue croate et l'alphabet latin doivent être
utilisés dans les procédures pénales, sauf si la loi a prévu une autre
langue ou un autre alphabet pour certaines zones sur le territoire relevant
de la compétence des tribunaux» :
Article 7 |
De cette manière, l'État croate a su concilier les intérêts des croatophones et des allophones (les minorités nationales) vivant dans la république de Croatie.
Au lendemain de lindépendance, les Croates
ont politisé le problème de la langue en affirmant le caractère
prépondérant du croate et en pratiquant une politique très
nationaliste à légard de cette langue. Constatant que des
milliers de sociétés, tant nationales quétrangères,
portaient des noms «étrangers», cest-à-dire non croates,
le gouvernement de la Croatie a procédé par la voie législative
pour corriger la situation. Ainsi, juste dans la capitale (Zagreb), plus
de 21 000 sociétés portaient des raisons sociales américaines,
italiennes, françaises ou serbes. La
Loi sur les sociétés
commerciales de 1993, modifiée en 2003, précise que les entreprises doivent obligatoirement
porter des noms croates avec l'alphabet latin. Toutefois,
lorsque ces entreprises représentent une société étrangère
ou lorsquun mot nexiste pas dans la langue croate, la raison sociale
en une autre langue est permise.
Article 20 Langue de l'entreprise 1) Le nom d'une société doit être en croate. 2) Le nom d'une société peut contenir des mots étrangers s'ils font partie du nom, d'une entreprise, d'une société, d'un produit ou d'une marque de service, le tout enregistré en république de Croatie, ou si ces mots sont fréquents dans la langue croate, s'il n'existe pas de mots équivalents en croate ou s'il s'agit des mots d'une langue morte. 3) La société peut être inscrite dans le registre et traduite dans une ou plusieurs langues étrangères. |
L'article 4 de l'Ordonnance
sur l'étiquetage ou le marquage général des produits alimentaires
(2004)
oblige les fabricants à utiliser le croate et l'alphabet latin, mais l'étiquetage
multilingue est autorisé:
Article 4 |
L'article 14 de la
Loi sur
la protection du consommateur, no 96 de 2003, impose l'usage en croate et
en alphabet latin, ce qui n'exclut pas la possibilité
d'un usage égal avec d'autres langues et alphabets pouvant être compris par
le consommateur:
Article 14 2) Les documents prévus au paragraphe 1 du présent article doivent être rédigés de façon claire, visible et lisible en croate et en alphabet latin, ce qui n'exclut pas la possibilité d'un usage égal avec d'autres langues et alphabets pouvant être compris par le consommateur. |
Or, malgré la loi, cela n'a pas empêché les raisons sociales étrangères telles que Blue System, Style Unlimited, Café français et autres, de fleurir près de la gare de Zagreb et dans tout le pays. Les commerçants de Zagreb admettent que la loi n'est pas vraiment appliquée. Comme beaucoup de ces noms «étrangers» restent difficiles à prononcer pour les Croates, ceux-ci se sont tournés depuis longtemps vers les langues de communication internationale, au premier chef l'anglais, pour réussir leur percée dans le monde du commerce occidental.
La chasse aux américanismes sest poursuivie dans les médias, notamment dans les stations de radio et à la télé. En novembre 1997, le gouvernement croate dénonçait la programmation très anglo-saxonne de plusieurs stations de radio, dont Radio 101 (intrigant comme nom pour les Québécois en raison de la Charte de la langue française appelée aussi «loi 101»), et de leurs nombreuses émissions aux dénominations américaines. Pour beaucoup de journalistes, ces interventions gouvernementales ne constitueraient que des prétextes pour limiter la liberté dexpression dans le pays.
Lentreprise de croatisation ne pouvait se passer des médias. Or, étant donné que la plupart des médias appartiennent à lÉtat ou du moins sont largement subventionnés par celui-ci, il est préférable pour eux de saligner sur lidéologie de lheure. Dabord, cest par les médias que se poursuit de façon évidente la chasse aux américanismes et le retour à la pureté de la langue croate. Les journaux, la radio et la télé diffusent les nouveaux mots. En ce sens, il ny a pas besoin de loi pour modifier la langue, presque tous les médias appartenant au gouvernement. La radio-télévision croate fait généralement l'objet des critiques les plus vives tant de la part de la population que de la part des organismes internationaux. Plusieurs journalistes avouent que la télévision n'est plus un véritable moyen d'information en Croatie, c'est la «réalité virtuelle». Quant à lagence de presse croate HINA, elle est également contrôlée par le pouvoir en place.
De plus, le gouvernement a fait adopter la loi du 15 mars 1996, qui introduit dorénavant le «délit de presse». Cette nouvelle offensive gouvernementale fait en sorte que les journalistes sont désormais passibles d'un à trois ans de prison sils offensent le président de la République, le premier ministre, le président du Parlement, celui de la Cour suprême et celui de la Cour constitutionnelle. Dailleurs, ces entraves à la liberté de la presse ont été à l'origine du report de l'adhésion de la Croatie au Conseil de l'Europe: cette adhésion avait été demandée en 1992, elle n'a été entérinée qu'en 1996. Selon certains juristes croates, cette loi sur les délits de presse pénal va à l'encontre de la loi générale sur les médias adoptée aussi en octobre de la même année, une loi plus conforme aux standards démocratiques européens.
Enfin, la
Loi sur
la radiotélévision croate du 7 février 2003 fait obligation à la HR (Hrvatska
Radio) et la HTV (Hrvatska Televizija) d'employer le croate et l'alphabet latin dans
leurs émissions, à moins
qu'il n'en soit prévu autrement en vertu d'une loi:
Article 9 1) La HR [Hrvatska Radio] et la HTV [Hrvatska Televizija] doivent employer le croate et l'alphabet latin dans leurs émissions à moins qu'il n'en soit prévu autrement en vertu de la présente loi ou de toute autre loi. |
Effectivement, l'usage du croate n'est pas obligatoire pour les films ou d'autres productions audiovisuelles diffusées dans leur forme originale, dans le cas d'émissions d'œuvres musicales avec le texte rédigé partiellement ou entièrement dans une langue ou un alphabet étrangers, si des émissions sont en partie ou en totalité destinés à l'étude des langues et des alphabets étrangers. De plus, l'emploi du croate n'est pas obligatoire dans les émissions destinées à informer les membres des minorités nationales.
De façon générale, l'État croate s'est organisé pour inciter le public à remplacer les mots «serbes» par des mots «purement croates». Ces derniers sont soit des mots courants dans l'usage, soit des mots anciens mais oubliés, soit des néologismes fabriqués de toutes pièces. La croatisation intensive préconisée a pénétré dans les documents officiels et chez certains auteurs. Durant plusieurs années, les journaux ont publié des rubriques linguistiques dans lesquelles les formes croates étaient préconisées. Dans les journaux contrôlés par le gouvernement, il y avait des colonnes de mots «non croates» et des colonnes «croates», ces derniers étant préconisés, les autres honnis. Des députés zélés pensèrent même à présenter un projet de loi prévoyait la création d’un Bureau pour la langue croate, dont les fonctions principales auraient été d'imposer des amendes et des peines d’emprisonnement aux individus coupables de parler un «croate incorrect».
Le livre le plus célèbre fut celui du président Franjo Tudjman, publié en 1990: Bespuća povijesne zbiljnosti. Rasprava o povjesti i filozofji zlosilja («Les labyrinthes de la réalité historique. Essai sur l'histoire et la philosophie de la violence»). Le titre même du volume contenait deux mots rares: zbiljnosti («réalité») et zlosilja «violence». Certains journaux dépeignirent Franjo Tudjman comme le «Moïse croate», arrachant son peuple à l’adoration trompeuse du «veau d’or», celui du titisme autrefois adulé. Le célèbre écrivain croate Slobodan Novak décrivait ainsi la «pureté» retrouvée de la Croatie (cité par Dubravka Ugrešic, The Culture of Lies, Londres, Phoenix House, 1998, p. 64-65):
La Croatie est en train de se laver des souillures de l’unitarisme yougoslave et grand serbe qui se sont répandues à sa surface pendant un siècle. La Croatie ne fait que revenir à sa forme originelle et retrouver sa nature profonde. Si aujourd’hui la Croatie en est réduite à opérer des incisions douloureuses dans sa langue, son histoire, ses savoirs et même les noms de ses villes et de ses rues, cela montre seulement le niveau de contamination et à quel point toutes les facettes de sa vie et de sa connaissance ont été polluées. |
Pour les partisans du croate purifié, il s'agissait d'une façon incontournable de restaurer la particularité et le prestige de la nation croate, en consacrant la séparation définitive entre les Serbes et les Croates et en permettant à la Croatie d'occuper la place qui lui revenait en Europe. C'est pourquoi toute ressemblance entre le serbe et le croate ne pourrait être que la preuve d’une duplicité et d’une domination serbe.
L’État a préparé une réforme en profondeur du vocabulaire croate. Dans le but de remplacer d'anciens mots internationaux en cours en ex-Yougoslavie, comme avion ou helicopter, les médias officiels — qui appartiennent tous au gouvernement — utilisent aujourd'hui des synonymes, construits sur de vieilles racines croates. En fait, ces racines sont empruntées par les Croates aux langues slaves de l'Ouest, comme le tchèque ou le polonais. Les Serbes de l'ex-Yougoslavie, pour leur part, ont pris l’habitude de puiser plutôt dans les racines russes. Par exemple, le terme avion, courant en ex-Yougoslavie, est ainsi devenu zrakoplov en Croatie, littéralement «les voiles de l'air», et helicopter est remplacé par zrakomlat, littéralement «le batteur de l'air». Mais la plupart des Croates continuent d’utiliser le mot avion même si les médias emploient zrakoplov.
Aujourd’hui, les linguistes croates du gouvernement travaillent à démontrer que le croate et le serbe constituent «deux langues distinctes». Dès 1992, le lexicographe Vladimir Bronjak publiait un dictionnaire de distinction des langues croate et serbe. Pour chaque mot «serbe», il donne l'origine (par exemple, anglaise, française ou bosniaque), une définition et l'éventuelle version en «croate pur». Pour plusieurs linguistes croates, cette entreprise ce croatisation est considérée comme normale. Des mots comme zrakoplov existaient depuis longtemps, mais pour des raisons politiques on aurait caché ces mots parce qu'ils montraient la différence entre le serbe (avion) et le croate (zrakoplov). Aujourd'hui, toujours pour des raisons politiques ou idéologiques, le discours officiel est de mettre l'accent plutôt sur cette différence.
Certains historiens sont même allés très loin dans la paranoïa linguistique. Dans Croatia : Myth and Reality, un Américain pro-croate, C. Michael MacAdams, a fait l’inventaire de milliers de mots apparemment différents entre le croate et le serbe. Il apporte des exemples pour démontrer que les langues sont différentes. Ainsi, le mot odojce désigne un «enfant nourri au sein» en serbe, mais un «porc» en croate. Le mot voz désignerait un «wagon de train» en serbe, mais un «chariot à foin» en croate. Citons aussi cet exemple avec le mot deva désignant la «Vierge Marie» en serbe et un «chameau» en croate. En se fondant sur de nombreuses différences similaires, l’auteur affirme que le serbe et le croate sont même plus éloignés «que le norvégien et le danois» ou «que le flamand et le hollandais». Le problème, c'est que le norvégien et le danois ne sont pas très différents l'un et l'autre, ni le flamand et le néerlandais.
Mais le plus important, c'est que la persistance de variations régionales entre des mots ne suffit pas à créer des langues différentes. Les différences entre le serbe, le croate, le monténégrin et le bosniaque relèvent davantage de variations régionales et dialectales que de structures linguistiques. N'oublions pas qu'il existe de multiples exemples du genre entre le français de France et le français du Canada, ou entre l'anglais britannique et l'anglais américain, ou encore entre le portugais brésilien et celui du Portugal.
Dans le futur, la politique en fera des «langues» différentes de par le nom. D'ailleurs, en 1999, les membres de la Fondation du patrimoine croate déclaraient que «tout comme l’Espagne démocratique reconnut, après la chute du fascisme, que le galicien était une langue différente de l’espagnol et du portugais, de même le croate et le serbe peuvent être considérés comme deux langues différentes en raison de leurs développements historiques culturels séparés et de leurs différences fonctionnelles».
Toutefois, la croatisation officielle ne connut que fort peu de succès auprès du grand public et
provoqua bien souvent un grand fou rire. Pour beaucoup de gens, les nouveaux mots sont en effet devenus un sujet de blague courant. Ainsi, on raconte qu’un vélo pourrait bientôt s'appeler «la chose qu'on pousse entre ses jambes». Il est vrai que beaucoup de linguistiques et d'historiens croates ont un peu simplifié les faits et ont fait preuve d'un zèle manifeste en voulant à tout prix éradiquer les «serbismes» et les «impuretés» introduits dans la langue croate dans le but de la «déserbiser». Comme l'écrivit en 1997 le grand linguiste croate Radoslav Katičić :Lorsqu'on exige inconsidérément l'élimination de mots qui sont d'usage courant et l'introduction massive de mots nouveaux et inconnus, visiblement fabriqués à la hâte, on rend vraiment un bien mauvais service à la langue croate dansa le monde. On lui enlève sa dignité. |
Évidemment, il n’est plus question dans tout le pays de parler de la langue serbo-croate, comme on l’appelait à l’époque dans l’ex-Yougoslavie. Selon certains linguistes croates, le terme serbo-croate n’existait que grâce à la centralisation de l'État fédéral. Concentrés à Belgrade, les médias diffusaient des mots d'origine serbe comme saobracaj pour «circulation» (ou «trafic»); le mot croate promet existait bien, mais plus rare et plus recherché. Autrefois, tout le monde utilisait saobracaj, sans y penser, sans savoir que c'était un mot serbe, simplement parce que c'était un mot de la télé ou de la radio.
Après cette croatisation intensive, le gouvernement croate semble s'acheminer vers une sorte d'équilibre. Les mots d'origine croate continuent d'avoir la préférence officielle, mais beaucoup de mots dits «serbes» ont été réhabilités et le vocabulaire courant n'est plus bouleversé par des prescriptions tatillonnes. Toutefois, seul l'alphabet latin est autorisé, car l'alphabet cyrillique est interdit, même dans l'enseignement. Certains croient que le refus d'enseigner l'alphabet cyrillique constitue un handicap, puisque la connaissance de cet alphabet, qui ne requiert que quelques heures, rendra inaccessible les anciens textes serbes (ou serbo-croates).
Comme la langue, l'enseignement de l'histoire dans les écoles secondaire est l'objet des plus grands soins de la part du gouvernement croate. Depuis l'indépendance en 1991, des historiens poursuivent un travail ininterrompu de révision des programmes et des manuels scolaires. L'histoire de la Yougoslavie, qui constituait le point central du programme sous le régime communiste, est aujourd'hui réduite à une peau de chagrin: seulement quelques pages dans le livre dhistoire destiné aux lycées techniques. Les nouveaux manuels se concentrent sur le rôle de Tito (un Croate!) avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. Certains manuels de classe ne le montrent même plus en photo. Les nouveaux livres d'histoire affirment que les autorités communistes «yougoslave»
avaient délibérément entrepris d’exploiter la proximité linguistique du serbe et du croate afin de tenter de les fondre en une seule langue aux dépens de leurs différences et de leurs traditions littéraires respectives.Maintenant, les manuels de la jeune république de Croatie mettent en avant-scène les périodes où la Croatie a connu l'indépendance: l'État indépendant croate, entre 1941 et 1945, la République depuis 1990. Ces périodes finissent, dans certains manuels, par occuper la même place que toute la période yougoslave, de 1945 à 1990.
Presque oublié sous le régime communiste, le Moyen Âge est aujourd'hui à l'honneur, puisqu'il permet de montrer l'ancienneté du peuple croate. Chaque république de l'ex-Yougoslavie avait auparavant ses livres d'histoire, mais avec pratiquement aucun détail sur l'histoire croate. Maintenant, on ne parle que de Knin, la capitale des rois croates, et presque aucun détail sur les Serbes, sauf pour montrer leurs caractéristiques dagresseurs patentés.
Maintenant, les livres dhistoire montrent que la Croatie est un «pays beau et riche», que les gens qui y vivent sont «compétents et travailleurs», que la langue croate est une «langue originale et distincte du ser
be». Évidemment, tous ceux qui sécartent de cette idéologie, cest-à-dire les résistants, sont présentés comme des «communistes». Les auteurs des livres présentent ces changements comme un «rattrapage» nécessaire. À l’époque du président Franjo Tudjman (1990-1999), la ferveur nationaliste a même poussé l'épuration des bibliothèques jusqu'à faire disparaître des livres écrits en alphabet cyrillique. Néanmoins, beaucoup de Croates savouent désorientés par cette histoire «revisitée» et ils ont du mal à trouver où se situe la vérité.Selon le recensement de mars 2001 en Croatie, le croate constitue la langue maternelle de 96,12 % de la population, et le serbe, celle de 1,01 % des habitants. De plus, seulement 0,11 % des personnes recensées ont inscrit le «serbo-croate» comme langue maternelle et 0,05 %, le «croato-serbe».
La politique de croatisation fut jugée comme une étape normale par les dirigeants croates et les autorités compétentes, mais elle a comporté parfois une dose de fanatisme dont ont pu faire les frais les minorités et, au premier chef, les Serbes de Croatie. Malgré les beaux discours et les bonnes intentions des autorités croates, les ratés de la politique de croatisation sont nombreuses. La minorité serbe peut en témoigner, de même que plusieurs autres.
Néanmoins, l'État croate a pu, ces dernières années, supprimer un certain nombre d'irritants dont se plaignaient les représentants des minorités nationales. Tout en assurant la primauté de la langue officielle par une politique de valorisation du croate, l'État croate tente malgré tout de concilier les intérêt de la majorité et ceux des minorités. Il s’agit de deux mouvements qui vont de pair et l’un ne se fait pas sans l’autre.
La Croatie a demandé en 2003 son adhésion à l'Union européenne. Or, les critères politiques exigeaient de la Croatie qu'elle veille à se doter d'institutions stables garantissant la démocratie, la primauté du droit, les droits de l'Homme, ainsi que le respect et la protection des minorités, ces exigences étant inscrites dans le Traité sur l'Union européenne et la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. En janvier 2012, les Croates ont approuvé par 67 % des voix l'adhésion de leur pays à l'Union européenne, cette adhésion étant prévue pour le 1er juillet 2013, après ratification dans chacun des États membres. Pour sa part, en mars 2012, le Parlement croate a ratifié à l'unanimité le traité d'adhésion du pays à l'Union européenne.