Rapport sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser la langue française

Le 16 prairial an II (4 juin 1794)

Abbé Grégoire

L'abbé Henri-Baptiste Grégoire (1750-1831) a rédigé en juin 1794 un rapport de 28 pages sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser la langue française. La question linguistique intéressait les dirigeants de la Révolution française dans la mesure où c'était une occasion pour l'État d'intervenir dans la vie des gens et de contrôler la langue.

Dans son rapport, Grégoire semble découvrir qu'en France on ne parle exclusivement le français que dans environ 15 départements (sur 83). L'auteur énumère les noms des 30 patois qui rappellent les provinces d'autrefois. Après avoir constaté l'extrême variété des langues, il mentionne qu'au moins six millions de Français, surtout dans les campagnes, ignorent la langue nationale et qu'un nombre égal est à peu près incapable de soutenir une conversation suivie. Autrement dit, le nombre de ceux qui parlent le français n'excède pas trois millions (sur une population de 28 millions d'habitants).

Ce texte portant sur la langue, avec celui de Bertrand Barère, demeure l'un des plus importants de la Révolution française.

CONVENTION NATIONALE

Instruction publique
RAPPORT SUR LA NÉCESSITÉ ET LES MOYENS D'ANÉANTIR LES PATOIS
ET D'UNIVERSALISER L'USAGE DE LA LANGUE FRANÇAISE
 
Par GRÉGOIRE

Séance du 16 prairial, l'an deuxième de la République, une et indivisible ; suivi du décret de la Convention nationale, imprimés par ordre de la Convention nationale, et envoyés aux autorités constituées, aux sociétés populaires et à toutes les communes de la République

La langue française a conquis l'estime de l'Europe, et depuis un siècle elle y est classique : mon but n'est pas d'assigner les causes qui lui ont assuré cette prérogative. Il y a dix ans qu'au fond de l'Allemagne, à Berlin, on discuta savamment cette question qui, suivant l'expression d'un écrivain, eût flatté l'orgueil de Rome, empressée à la consacrer dans son histoire comme une de ses belles époques. On connaît les tentatives de la politique romaine pour universaliser sa langue : elle défendait d'en employer d'autre pour haranguer les ambassadeurs étrangers, pour négocier avec eux ; et, malgré ses efforts, elle n'obtint qu'imparfaitement ce qu'un assentiment libre accorde à la langue française. On sait qu'en 1774, elle servit à rédiger le traité entre les Turcs et les Russes. Depuis la paix de Nimègue, elle a été prostituée, pour ainsi dire, aux intrigues des cabinets de l'Europe. Dans sa marche claire et méthodique, la pensée se déroule facilement ; c'est ce qui lui donne un caractère de raison, de probité, que les fourbes eux-mêmes trouvent plus propres à les garantir des ruses diplomatiques.

Si notre idiome a reçu un tel accueil des tyrans et des cours à qui la France monarchique donnait des théâtres, des pompons, des modes et des manières, quel accueil ne doit-il pas se promettre de la part des peuples à qui la France républicaine révèle leurs droits en leur ouvrant la route de la liberté ?

Mais cet idiome, admis dans les transactions politiques, usité dans plusieurs villes d'Allemagne, d'Italie, des Pays-Bas, dans une partie du pays de Liège, du Luxembourg, de la Suisse, même dans le Canada et sur les bords du Mississipi, par quelle fatalité est-il encore ignoré d'une très-grande partie des Français ?

A travers toutes les révolutions, le celtique, qui fut le premier idiome de l'Europe, s'est maintenu dans une contrée de la France et dans quelques cantons des Îles britanniques. On sait que les Gallois, les Cornouailliens et les Bas-Bretons s'entendent ; cette langue indigène éprouva des modifications successives. Les Phocéens fondèrent, il y a vingt-quatre siècles, de brillantes colonies sur les bords de la Méditerranée ; et, dans une chanson des environs de Marseille, on a trouvé récemment des fragments grecs d'une ode de Pindare sur les vendanges. Les Carthaginois franchirent les Pyrénées, et Polybe nous dit que beaucoup de Gaulois apprirent le punique pour converser avec les soldats d'Annibal.

Du joug des Romains, la Gaule passa sous la domination des Francs. Les Alains, les Goths, les Arabes et les Anglais, après y avoir pénétré tour à tour, en furent chassés ; et notre langue ainsi que les divers dialectes usités en France portent encore les empreintes du passage ou du séjour de ces divers peuples.

La féodalité, qui vint ensuite morceler ce beau pays, y conserva soigneusement cette disparité d'idiomes comme un moyen de reconnaître, de ressaisir les serfs fugitifs et de river leurs chaînes. Actuellement encore, l'étendue territoriale où certains patois sont usités, est déterminée par les limites de l'ancienne domination féodale. C'est ce qui explique la presque identité des patois de Bouillon et de Nancy, qui sont à 40 lieues de distance et qui furent jadis soumis aux mêmes tyrans ; tandis que le dialecte de Metz, situé à quelques lieues de Nancy, en diffère beaucoup, parce que, pendant plusieurs siècles, le pays Messin, organisé dans une forme républicaine, fut en guerre continuelle avec la Lorraine.

Il n'y a qu'environ quinze départements de l'intérieur où la langue française soit exclusivement parlée ; encore y éprouve-t-elle des altérations sensibles, soit dans la prononciation, soit par l'emploi des termes impropres et surannés, surtout vers Sancerre, où l'on retrouve une partie des expressions de Rabelais, Amyot et Montaigne.

Nous n'avons plus de provinces, et nous avons encore environ trente patois qui en rappellent les noms.

Peut-être n'est-il pas inutile d'en faire l'énumération : le bas-breton, le normand, le picard, le rouchi ou wallon, le flamand, le champenois, le messin [<Metz: variété de francique], le lorrain, le franc-comtois, le bourguignon, le bressan, le lyonnais, le dauphinois, l'auvergnat, le poitevin, le limousin, le picard, le provençal, le languedocien, le velayen [<Velay : Velaisiens], le catalan, le béarnais, le basque, le rouergat [< Rouergue: variété de languedocien] et le gascon ; ce dernier seul est parlé sur une surface de 60 lieues en tout sens.

Au nombre des patois, on doit placer encore l'italien de la Corse, des Alpes-Maritimes, et l'allemand des Haut et Bas-Rhin, parce que ces deux idiomes y sont très-dégénérés.

Enfin les nègres de nos colonies, dont vous avez fait des hommes, ont une espèce d'idiome pauvre comme celui des Hottentots, comme la langue franque, qui, dans tous les verbes, ne connaît guère que l'infinitif.

Plusieurs de ces dialectes, à la vérité, sont génériquement les mêmes ; ils ont un fonds de physionomie ressemblante, et seulement quelques traits métis tellement nuancés que les divers faubourgs d'une même commune, telle que Salins et Commune-Affranchie, offrent des variantes.

Cette disparité s'est conservée d'une manière plus tranchante dans des villages situés sur les bords opposés d'une rivière, où, à défaut de pont, les communications étaient autrefois plus rares. Le passage de Strasbourg à Brest est actuellement plus facile que ne l'étaient jadis des courses de vingt lieues, et l'on cite encore vers Saint-Claude, dans le département du Jura, des testaments faits (est-il dit) à la veille d'un grand voyage ; car il s'agissait d'aller à Besançon, qui était la capitale de la province.

On peut assurer sans exagération qu'au moins six millions de Français, surtout dans les campagnes, ignorent la langue nationale ; qu'un nombre égal est à peu près incapable de soutenir une conversation suivie ; qu'en dernier résultat, le nombre de ceux qui la parlent n'excède pas trois millions, et probablement le nombre de ceux qui l'écrivent correctement encore moindre.

Ainsi, avec trente patois différents, nous sommes encore, pour le langage, à la tour de Babel, tandis que, pour la liberté, nous formons l'avant-garde des nations.

Quoiqu'il y ait possibilité de diminuer le nombre des idiomes reçus en Europe, l'état politique du globe bannit l'espérance de ramener les peuples à une langue commune. Cette conception, formée par quelques écrivains, est également hardie et chimérique. Une langue universelle est, dans son genre, ce que la pierre philosophale est en chimie.

Mais au moins on peut uniformiser le langage d'une grande nation, de manière que tous les citoyens qui la composent puissent sans obstacle se communiquer leurs pensées. Cette entreprise, qui ne fut pleinement exécutée chez aucun peuple, est digne du peuple français, qui centralise toutes les branches de l'organisation sociale et qui doit être jaloux de consacrer au plutôt, dans une République une et indivisible, l'usage unique et invariable de la langue de la liberté.

Sur le rapport de son Comité de salut public, la Convention nationale décréta, le 8 pluviôse, qu'il serait établi des instituteurs pour enseigner notre langue dans les départements où elle est le moins connue. Cette mesure, très-salutaire, mais qui ne s'étend pas à tous ceux où l'on parle patois, doit être secondée par le zèle des citoyens. La voix douce de la persuasion peut accélérer l'époque où ces idiomes féodaux auront disparu. Un des moyens les plus efficaces peut-être pour électriser les citoyens, c'est de leur prouver que la connaissance et l'usage de la langue nationale importent à la conservation de la liberté. Aux vrais républicains, il suffit de montrer le bien, on est dispensé de le leur commander.

Les deux sciences les plus utiles et les plus négligées sont la culture de l'homme et celle de la terre : personne n'a mieux senti le prix de l'une et de l'autre que nos frères les Américains, chez qui tout le monde sait lire, écrire et parler la langue nationale.

L'homme sauvage n'est, pour ainsi dire, qu'ébauché ; en Europe, l'homme civilisé est pire, il est dégradé.

La résurrection de la France s'est opérée d'une manière imposante ; elle se soutient avec majesté ; mais le retour d'un peuple à la liberté ne peut en consolider l'existence que par les mœurs et les Lumières. Avouons qu'il nous reste beaucoup à faire à cet égard.

Tous les membres du souverain sont admissibles à toutes les places ; il est à désirer que tous puissent successivement les remplir, et retourner à leurs professions agricoles ou mécaniques. Cet état de choses nous présente l'alternative suivante : si ces places sont occupées par des hommes incapables de s'énoncer, d'écrire dans la langue nationale, les droits des citoyens seront-ils bien garantis par des actes dont la rédaction présentera l'impropriété des termes, l'imprécision des idées, en un mot tous les symptômes de l'ignorance ? Si au contraire cette ignorance exclut des places, bientôt renaîtra cette aristocratie qui jadis employait le patois pour montrer son affabilité protectrice à ceux qu'on appelait insolemment les petites gens. Bientôt la société sera réinfectée de gens comme et faut ; la liberté des suffrages sera restreinte, les cabales seront plus faciles à nouer, plus difficiles à rompre, et, par le fait, entre deux classes séparées s'établira une sorte de hiérarchie. Ainsi l'ignorance de la langue compromettrait le bonheur social ou détruirait l'égalité.

Le peuple doit connaître les lois pour les sanctionner et leur obéir ; et telle était l'ignorance de quelques communes dans les premières époques de la Révolution que, confondant toutes les notions, associant des idées incohérentes et absurdes, elles s'étaient persuadé que le mot décret signifiait un décret de prise de corps ; qu'en conséquence devait intervenir un décret pour tuer tous les ci-devant privilégiés ; et l'on m'écrivait à ce sujet une anecdote qui serait plaisante, si elle n'était déplorable. Dans une commune les citoyens disaient : « Ce serait pourtant bien dur de tuer M. Geffry ; mais au moins il ne faudrait pas le faire souffrir. » Dans cette anecdote, à travers l'enveloppe de l'ignorance, on voit percer le sentiment naïf d'hommes qui d'avance calculent les moyens de concilier l'humanité avec l'obéissance.

Proposerez-vous de suppléer à cette ignorance par des traductions ? Alors vous multipliez les dépenses, en compliquant les rouages politiques, vous en ralentissez le mouvement : ajoutons que la majeure partie des dialectes vulgaires résistent à la traduction ou n'en promettent que d'infidèles. Si dans notre langue la partie politique est à peine créée, que peut-elle être dans des idiomes dont les uns abondent, à la vérité, en expressions sentimentales pour peindre les douces effusions du cœur, mais sont absolument dénués de termes relatifs à la politique ; les autres sont des jargons lourds et grossiers, sans syntaxe déterminée, parce que la langue est toujours la mesure du génie d'un peuple ; les mots ne croissent qu'avec la progression des idées et des besoins. Leibnitz avait raison. Les mots sont les lettres de change de l'entendement ; si donc il acquiert de nouvelles idées, il lui faut des termes nouveaux, sans quoi l'équilibre serait rompu. Plutôt que d'abandonner cette fabrication aux caprices de l'ignorance, il vaut mieux certainement lui donner votre langue ; d'ailleurs, l'homme des campagnes, peu accoutumé à généraliser ses idées, manquera toujours de termes abstraits ; et cette inévitable pauvreté de langage, qui resserre l'esprit, mutilera vos adresses et vos décrets, si même elle ne les rend intraduisibles.

Cette disparité de dialectes a souvent contrarié les opérations de vos commissaires dans les départements. Ceux qui se trouvaient aux Pyrénées-Orientales en octobre 1792 vous écrivirent que, chez les Basques, peuple doux et brave, un grand nombre était accessible au fanatisme, parce que l'idiome est un obstacle à la propagation des lumières. La même chose est arrivée dans d'autres départements, où des scélérats fondaient sur l'ignorance de notre langue le succès de leurs machinations contre-révolutionnaires.

C'est surtout vers nos frontières que les dialectes, communs aux peuples des limites opposées, établissent avec nos ennemis des relations dangereuses, tandis que, dans l'étendue de la République, tant de jargons sont autant de barrières qui gênent les mouvements du commerce et atténuent les relations sociales. Par l'influence respective des moeurs sur le langage, du langage sur les moeurs, ils empêchent l'amalgame politique, et d'un seul peuple en font trente. Cette observation acquiert un grand poids, si l'on considère que, faute de s'entendre, tant d'hommes se sont égorgés, et que souvent les querelles sanguinaires des nations, comme les querelles ridicules des scholastiques, n'ont été que de véritables logomachies. Il faut donc que l'unité de langue entre les enfants de la même famille éteigne les restes des préventions résultantes des anciennes divisions provinciales et resserre les liens d'amitié qui doivent unir des frères.

Des considérations d'un autre genre viennent à l'appui de nos raisonnements. Toutes les erreurs se tiennent comme toutes les vérités ; les préjugés les plus absurdes peuvent entraîner les conséquences les plus funestes. Dans quelques cantons ces préjugés sont affaiblis, mais dans la plupart des campagnes ils exercent encore leur empire. Un enfant ne tombe pas en convulsion, la contagion ne frappe pas une étable, sans faire naître l'idée qu'on a jeté un sort, c'est le terme. Si dans le voisinage il est quelque fripon connu sous le nom de devin, la crédulité va lui porter son argent, et des soupçons personnels font éclater des vengeances. Il suffirait de remonter à très-peu d'années pour trouver des assassinats commis sous prétexte de maléfice.

Les erreurs antiques ne font-elles donc que changer de formes en parcourant les siècles ? Que du temps de Virgile on ait supposé aux magiciennes de Thessalie la puissance d'obscurcir le soleil et de jeter la lune dans un puits, que dix-huit siècles après on ait cru pouvoir évoquer le diable, je ne vois là que des inepties diversement modifiées.

En veut-on un exemple plus frappant ? Le génie noir, chez les Celtes, plus noir que la poix, dit l'Edda ; l'éphiallès des Grecs, les lémures des Romains, le sotre vers Lunéville, le drac dans le ci-devant Languedoc, le chaouce-bieille dans quelques coins de la ci-devant Gascogne, sont, depuis quarante siècles, le texte de mille contes puérils, pour expliquer ce que les médecins nomment le cochemar.

Les Romains croyaient qu'il était dangereux de se marier au mois de mai ; cette idée s'est perpétuée chez les Juifs ; Astruc l'a retrouvée dans le ci-devant Languedoc.

Actuellement encore les cultivateurs, pour la plupart, sont infatués de toutes les idées superstitieuses que des auteurs anciens, estimables d'ailleurs, comme Aristote, Élien, Pline et Columelle, ont consignées dans leurs écrits : tel est un prétendu secret pour faire périr les insectes, qui des Grecs est passé aux Romains et que nos faiseurs de maisons rustiques ont tant répété. C'est surtout l'ignorance de l'idiome national qui tient tant d'individus à une grande distance de la vérité : cependant, si vous ne les mettez en communication directe avec les hommes et les livres, leurs erreurs, accumulées, enracinées depuis des siècles, seront indestructibles.

Pour perfectionner l'agriculture et toutes les branches de l'économie rurale, si arriérées chez nous, la connaissance de la langue nationale est également indispensable. Rozier observe que, d'un village à l'autre, les cultivateurs ne s'entendent pas ; après cela, dit-il, comment les auteurs qui traitent de la vigne prétendent-ils qu'on les entendra ? Pour fortifier son observation, j'ajoute que, dans quelques contrées méridionales de la France, le même cep de vigne a trente noms différents. Il en est de même de l'art nautique, de l'extraction des minéraux, des instruments ruraux, des maladies, des grains, et spécialement des plantes. Sur ce dernier article, la nomenclature varie non seulement dans des localités très-voisines, mais encore dans des époques très-rapprochées. Le botaniste Villars, qui en donne plusieurs preuves, cite Sollier, qui, plus que personne, ayant fait des recherches, dans les villages, sur les dénominations vulgaires des végétaux, n'en a trouvé qu'une centaine bien nommés. Il en résulte que les livres les plus usuels sont souvent inintelligibles pour les citoyens des campagnes.

Il faut donc, en révolutionnant les arts, uniformer leur idiome technique ; il faut que les connaissances disséminées éclairent toute la surface du territoire français, semblables à ces réverbères qui, sagement distribués dans toutes les parties d'une cité, y répartissent la lumière. Un poëte a dit:

Peut-être qu'un Lycurgue, un Cicéron sauvage,
Est chantre de paroisse ou maire de village.

Les développements du génie attesteront cette vérité et prouveront que, surtout, parmi les hommes de la nature se trouvent les grands hommes.
Les relations des voyageurs étrangers insistent sur le désagrément qu'ils éprouvaient de ne pouvoir recueillir des renseignements dans les parties de la France où le peuple ne parle pas français. Ils nous comparent malignement aux Islandais, qui, au milieu des frimas d'une région sauvage, connaissent tous l'histoire de leur pays, afin de nous donner le désavantage du parallèle. Un Anglais, dans un écrit qui décèle souvent la jalousie, s'égaie sur le compte d'un marchand qui lui demandait si, en Angleterre, il y avait des arbres et des rivières, et à qui il persuada que, d'ici à la Chine, il y avait environ 200 lieues. Les Français, si redoutables aux Anglais par leurs baïonnettes, doivent leur prouver encore qu'ils ont sur eux la supériorité du génie, comme celle de la loyauté : il leur suffit de vouloir.

Quelques objections m'ont été faites sur l'utilité du plan que je propose. Je vais les discuter.

Penserez-vous, m'a-t-on dit, que les Français méridionaux se résoudront facilement à quitter un langage qu'ils chérissent par habitude et par sentiment ? Leurs dialectes, appropriés au génie d'un peuple qui pense vivement et s'exprime de même, ont une syntaxe où l'on rencontre moins d'anomalie que dans notre langue. Par leurs richesses et leurs prosodies éclatantes, ils rivalisent avec la douceur de l'italien et la gravité de l'espagnol ; et probablement, au lieu de la langue des trouvères, nous parlerions celle des troubadours, si Paris, le centre du Gouvernement, avait été situé sur la rive gauche de la Loire.

Ceux qui nous font cette objection ne prétendent pas sans doute que d'Astros et Goudouli soutiendront le parallèle avec Pascal, Fénelon et Jean-Jacques. L'Europe a prononcé sur cette langue, qui, tour à tour embellie par la main des grâces, insinue dans les coeurs les charmes de la vertu, ou qui, faisant retentir les accents fiers de la liberté, porte l'effroi dans le repaire des tyrans. Ne faisons point à nos frères du Midi l'injure de penser qu'ils repousseront une idée utile à la patrie. Ils ont abjuré et combattu le fédéralisme politique ; ils combattront avec la même énergie celui des idiomes. Notre langue et nos coeurs doivent être à l'unisson.

Cependant la connaissance des dialectes peut jeter du jour sur quelques monuments du moyen âge. L'histoire et les langues se prêtent un secours mutuel pour juger les habitudes ou le génie d'un peuple vertueux ou corrompu, commerçant, navigateur ou agricole. La filiation des termes conduit à celle des idées ; par la comparaison des mots radicaux, des usages, des formules philosophiques ou proverbes, qui sont les fruits de l'expérience, on remonte à l'origine des nations.

L'histoire étymologique des langues, dit le célèbre Sulzer, serait la meilleure histoire des progrès de l'esprit humain. Les recherches de Peloutier, Bochart, Gebelin, Bochat, Lebrigand, etc., ont déjà révélé des faits assez étonnants pour éveiller la curiosité et se promettre de grands résultats. Les rapports de l'allemand au persan, du suédois à l'hébreu, de la langue basque à celle du Malabar, de celle-ci à celle des Bohémiens errants, de celle du pays de Vaud à l'irlandais, la presque identité de l'irlandais, qui a l'alphabet de Cadmus, composé de dix-sept lettres, avec le punique; son analogie avec l'ancien celtique, qui, conservé traditionnellement dans le nord de l'Écosse, nous a transmis les chefs-d'œuvre d'Ossian ; les rapports démontrés entre les langues de l'ancien et du Nouveau Monde, en établissant l'affinité des peuples par celle des idiomes, prouveront d'une manière irréfragable l'unité de la famille humaine et de son langage, et, par la réunion d'un petit nombre d'éléments connus, rapprocheront les langues, en faciliteront l'étude et en diminueront le nombre.

Ainsi la philosophie, qui promène son flambeau dans toute la sphère des connaissances humaines, ne croira pas indigne d'elle de descendre à l'examen des patois, et, dans ce moment favorable pour révolutionner notre langue, elle leur dérobera peut-être des expressions enflammées, des tours naïfs qui nous manquent. Elle puisera surtout dans le provençal, qui est encore rempli d'hellénismes, et que les Anglais même, mais surtout les Italiens, ont mis si souvent à contribution.

Presque tous les idiomes ont des ouvrages qui jouissent d'une certaine réputation. Déjà la Commission des arts, dans son instruction, a recommandé de recueillir ces monuments imprimés ou manuscrits ; il faut chercher des perles jusque dans le fumier d'Ennius.

Une objection, plus grave en apparence, contre la destruction des dialectes rustiques, est la crainte de voir les mœurs s'altérer dans les campagnes. On cite spécialement le Haut-Pont, qui, à la porte de Saint-Omer, présente une colonie laborieuse de trois mille individus, distingués par leurs habits courts à la manière des Gaulois, par leurs usages, leur idiome, et surtout par cette probité patriarcale et cette simplicité du premier âge.

Comme rien ne peut compenser la perte des mœurs, il n'y a pas à balancer pour le choix entre le vice éclairé et l'innocence vertueuse. L'objection eût été insoluble sous le règne du despotisme. Dans une monarchie, le scandale des palais insulte à la misère des cabanes, et, comme il y a des gens qui ont trop, nécessairement d'autres ont trop peu. Le luxe et l'orgueil de tyranneaux, prêtres, nobles, financiers et autres, enlevaient une foule d'individus à l'agriculture et aux arts.

De là cette multitude de femmes de chambre, de valets de chambre, de laquais, qui reportaient ensuite dans leurs hameaux des manières moins gauches, un langage moins rustre, mais une dépravation contagieuse qui gangrenait les villages. De tous les individus qui, après avoir habité les villes, retournaient sous le toit paternel, il n'y avait guère de bons que les vieux soldats.

Le régime républicain a opéré la suppression de toutes les castes parasites, le rapprochement des fortunes, le nivellement des conditions. Dans la crainte d'une dégénération morale, des familles nombreuses, d'estimables campagnards, avaient pour maxime de n'épouser que dans leur parenté. Cet isolement n'aura plus lieu, parce qu'il n'y a plus en France qu'une seule famille. Ainsi la forme nouvelle de notre gouvernement et l'austérité de nos principes repoussent toute parité entre l'ancien et le nouvel état de choses. La population refluera dans les campagnes, et les grandes communes ne seront plus des foyers putrides d'où sans cesse la fainéantise et l'opulence exhalaient le crime. C'est là surtout que les ressorts moraux doivent avoir plus d'élasticité. Des moeurs ! sans elles point de République, et sans République point de moeurs.
Tout ce qu'on vient de dire appelle la conclusion, que pour extirper tous les préjugés, développer toutes les vérités, tous les talents, toutes les vertus, fondre tous les citoyens dans la masse nationale, simplifier le méchanisme et faciliter le jeu de la machine politique, il faut identité de langage. Le temps amènera sans doute d'autres réformes nécessaires dans le costume, les manières et les usages. Je ne citerai que celui d'ôter le chapeau pour saluer, qui devrait être remplacé par une forme moins gênante et plus expressive.

En avouant l'utilité d'anéantir les patois, quelques personnes en contestent la possibilité ; elles se fondent sur la ténacité du peuple dans ses usages. On m'allègue les Morlaques, qui ne mangeaient pas de veau il y a quatorze siècles et qui sont restés fidèles à cette abstinence ; les Grecs, chez qui, selon Guys, se conserve avec éclat la danse décrite, il y a trois mille ans, par Homère dans son bouclier d'Achille.

On cite Tournefort, au rapport duquel les Juifs de Pruse en Natolie, descendants de ceux qui depuis longtemps avaient été chassés d'Espagne, parlaient espagnol comme à Madrid. On cite les protestants réfugiés à la révocation de l'édit de Nantes, dont la postérité a tellement conservé l'idiome local, que, dans la Hesse et le Brandebourg, on retrouve les patois gascon et picard.

Je crois avoir établi que l'unité de l'idiome est une partie intégrante de la révolution, et, dès lors plus on m'opposera de difficultés, plus on me prouvera la nécessité d'opposer des moyens pour les combattre. Dût-on n'obtenir qu'un demi-succès, mieux vaudrait encore faire un peu de bien que de n'en point faire. Mais répondre par des faits, c'est répondre péremptoirement, et tous ceux qui ont médité sur la manière dont les langues naissent, vieillissent et meurent, regarderont la réussite comme infaillible.

Il y a un siècle qu'à Dieuse un homme fut exclus d'une place publique parce qu'il ignorait l'allemand, et cette langue est déjà repoussée à grande distance au delà de cette commune. Il y a cinquante ans que, dans sa Bibliothèque des auteurs de Bourgogne, Papillon disait, en parlant des noëls de la Monnoie : « Ils conserveront le souvenir d'un idiome qui commence à se perdre comme la plupart des autres patois de la France. » Papon a remarqué la même chose dans la ci-devant Provence. L'usage de prêcher en patois s'était conservé dans quelques contrées. Mais cet usage diminuait sensiblement ; il s'était même éteint dans quelques communes, comme à Limoges. Il y a une vingtaine d'années qu'à Périgueux il était encore honteux de francimander, c'est-à-dire de parler français. L'opinion a tellement changé, que bientôt, sans doute, il sera honteux de s'énoncer autrement. Partout, ces dialectes se dégrossissent, se rapprochent de la langue nationale ; cette vérité résulte des renseignements que m'ont adressés beaucoup de sociétés populaires.

Déjà la révolution a fait passer un certain nombre de mots français dans tous les départements, où ils sont presque universellement connus, et la nouvelle distribution du territoire a établi de nouveaux rapports qui contribuent à propager la langue nationale.

La suppression de la dîme, de la féodalité, du droit coutumier, l'établissement du nouveau système des poids et mesures, entraînent l'anéantissement d'une multitude de termes qui n'étaient que d'un usage local.

Le style gothique de la chicane a presque entièrement disparu, et sans doute le Code civil en secouera les derniers lambeaux.

En général, dans nos bataillons on parle français, et cette masse de républicains qui en aura contracté l'usage le répandra dans ses foyers. Par l'effet de la révolution, beaucoup de ci-devant citadins iront cultiver leurs terres. Il y aura plus d'aisance dans les campagnes ; on ouvrira des canaux et des routes ; on prendra, pour la première fois, des mesures efficaces pour améliorer les chemins vicinaux ; les fêtes nationales, en continuant à détruire les tripots, les jeux de hasard, qui ont désolé tant de familles, donneront au peuple des plaisirs dignes de lui : l'action combinée de ces opérations diverses doit tourner au profit de la langue française.

Quelques moyens moraux, et qui ne sont pas l'objet d'une loi, peuvent encore accélérer la destruction des patois.

Le 14 janvier 1790, l'Assemblée constituante ordonna de traduire ses décrets en dialectes vulgaires. Le tyran n'eut garde de faire une chose qu'il croyait utile à la liberté. Au commencement de sa session, la Convention nationale s'occupa du même objet. Cependant j'observerai que, si cette traduction est utile, il est un terme où cette mesure doit cesser, car ce serait prolonger l'existence des dialectes que nous voulons proscrire, et, s'il faut encore en faire usage, que ce soit pour exhorter le peuple à les abandonner.

Associez à vos travaux ce petit nombre d'écrivains qui rehaussent leurs talents par leur républicanisme. Répandez avec profusion, dans les campagnes surtout, non de gros livres (communément ils épouvantent le goût et la raison), mais une foule d'opuscules patriotiques, qui contiendront des notions simples et lumineuses, que puisse saisir l'homme à conception lente et dont les idées sont obtuses ; qu'il y ait de ces opuscules sur tous les objets relatifs à la politique et aux arts, dont j'ai déjà observé qu'il fallait uniformer la nomenclature. C'est la partie la plus négligée de notre langue : car, malgré les réclamations de Leibnitz, la ci-devant Académie française, à l'imitation de celle della Crusca, ne jugea pas à propos d'embrasser cet objet dans la confection de son dictionnaire, qui en a toujours fait désirer un autre.

Je voudrais des opuscules sur la météorologie, qui est d'une application immédiate à l'agriculture. Elle est d'autant plus nécessaire, que jusqu'ici le campagnard, gouverné par les sottises astrologiques, n'ose encore faucher son pré sans la permission de l'almanach.

J'en voudrais même sur la physique élémentaire. Ce moyen est propre à flétrir une foule de préjugés ; et, puisque inévitablement l'homme des campagnes se formera une idée sur la configuration de la terre, pourquoi, dit quelqu'un, ne pas lui donner la véritable ? Répétons-le : toutes les erreurs se donnent la main, comme toutes les vérités.

De bons journaux sont une mesure d'autant plus efficace, que chacun les lit ; et l'on voit avec intérêt les marchandes à la halle, les ouvriers dans les ateliers, se cotiser pour les acheter, et de concert faire la tâche de celui qui lit.

Les journalistes (qui devraient donner plus à la partie morale) exercent une sorte de magistrature d'opinion propre à seconder nos vues, en les reproduisant sous les yeux des lecteurs : leur zèle à cet égard nous donnera la mesure de leur patriotisme.

Parmi les formes variées des ouvrages que nous proposons, celle du dialogue peut être avantageusement employée. On sait combien elle a contribué au succès des Magasins des enfants, des adolescents, etc.

Surtout qu'on n'oublie pas d'y mêler de l'historique. Les anecdotes sont le véhicule du principe, et sans cela il s'échappera. L'importance de cette observation sera sentie par tous ceux qui connaissent le régime des campagnes. Outre l'avantage de fixer les idées dans l'esprit d'un homme peu cultivé, par là, vous mettez en jeu son amour-propre en lui donnant un moyen d'alimenter la conversation ; sinon quelque plat orateur s'en empare, pour répéter tous les contes puérils de la bibliothèque bleue, des commères et du sabat, et l'on ose d'autant moins le contredire, que c'est presque toujours un vieillard qui assure avoir ouï, vu et touché.

Le fruit des lectures utiles en donnera le goût, et bientôt seront vouées au mépris ces brochures souillées de lubricité ou d'imprécations convulsives qui exaltent les passions au lieu d'éclairer la raison ; et même ces ouvrages prétendus moraux dont actuellement on nous inonde, qui sont inspirés par l'amour du bien, mais à la rédaction desquels n'ont présidé ni le goût, ni la philosophie.

Au risque d'essuyer des sarcasmes, dont il vaut mieux être l'objet que l'auteur, ne craignons pas de dire que les chansons, les poésies lyriques importent également à la propagation de la langue et du patriotisme : ce moyen est d'autant plus efficace, que la construction symétrique des vers favorise la mémoire ; elle y place le mot et la chose.

Il était bien pénétré de cette vérité ce peuple harmonieux, pour ainsi dire, chez qui la musique était un ressort entre les mains de la politique. Chrysippe ne crut pas se ravaler en faisant des chansons pour les nourrices. Platon leur ordonne d'en enseigner aux enfants. La Grèce en avait pour toutes les grandes époques de la vie et des saisons, pour la naissance, les noces, les funérailles, la moisson, les vendanges ; surtout elle en avait pour célébrer la liberté. La chanson d'Harmodius et d'Aristogiton, qu'Athénée nous a conservée, était chez eux ce qu'est parmi nous l'air des Marseillais ; et pourquoi le Comité d'instruction publique ne ferait-il pas, dans ce genre, un triage avoué par le goût et le patriotisme ?
Des chansons historiques et instructives, qui ont la marche sentimentale de la romance, ont pour les citoyens des campagnes un charme particulier. N'est-ce pas là l'unique mérite de cette strophe mal agencée, qui fait fondre en larmes les nègres de l'île de Saint-Vincent ? C'est une romance qui faisait pleurer les bons Morlaques, quoique le voyageur Fortis, avec une âme sensible, n'en fût pas affecté. C'est là ce qui fit le succès de Geneviève de Brabant, et qui assurera celui d'une pièce attendrissante de Berquin. Avez-vous entendu les échos de la Suisse répéter, dans les montagnes, les airs dans lesquels Lavater célèbre les fondateurs de la liberté helvétique ? Voyez si l'enthousiasme qu'inspirent ces chants républicains n'est pas bien supérieur aux tons langoureux des barcaroles de Venise, lorsqu'ils répètent les octaves galantes du Tasse.

Substituons donc des couplets riants et décents à ces stances impures ou ridicules, dont un vrai citoyen doit craindre de souiller sa bouche ; que, sous le chaume et dans les champs, les paisibles agriculteurs adoucissent leurs travaux en faisant retentir les accents de la joie, de la vertu et du patriotisme. La carrière est ouverte aux talents ; espérons que les poëtes nous feront oublier les torts des gens de lettres dans la révolution.

Ceci conduit naturellement à parler des spectacles. La probité, la vertu, sont à l'ordre du jour, et cet ordre du jour doit être éternel. Le théâtre ne s'en doute pas, puisqu'on y voit encore, dit-on, tour à tour préconiser les moeurs et les insulter : il y a peu qu'on a donné le Cocher supposé, par Hauteroche. Poursuivons l'immoralité sur la scène, de plus, chassons-en le jargon, par lequel on établit encore entre les citoyens égaux une sorte de démarcation. Sous un despote, Dufresny, Dancourt, etc., pouvaient impunément amener sur le théâtre des acteurs qui, en parlant un demi patois, excitaient le rire ou la pitié : toutes les convenances doivent actuellement proscrire ce ton. Vainement m'objecterez-vous que Plaute introduit dans ses pièces des hommes qui articulaient le latin barbare des campagnes d'Ausonie ; que les Italiens, et récemment encore Goldoni, produisent sur la scène leur marchand vénitien, et le patois bergamasque de Brighella, etc. Ce qu'on nous cite pour un exemple à imiter n'est qu'un abus à réformer.

Je voudrais que toutes les municipalités admissent dans leurs discussions l'usage exclusif de la langue nationale ; je voudrais qu'une police sage fît rectifier cette foule d'enseignes qui outragent la grammaire et fournissent aux étrangers l'occasion d'aiguiser l'épigramme ; je voudrais qu'un plan systématique répudiât les dénominations absurdes des places, rues, quais et autres lieux publics. J'ai présenté des vues à cet égard.
Quelques sociétés populaires du Midi discutent en provençal : la nécessité d'universaliser notre idiome leur fournit une nouvelle occasion de bien mériter de la patrie. Eh ! pourquoi la Convention nationale ne ferait-elle pas aux citoyens l'invitation civique de renoncer à ces dialectes et de s'énoncer constamment en français ?

La plupart des législateurs anciens et modernes ont eu le tort de ne considérer le mariage que sous le point de vue de la reproduction de l'espèce. Après avoir fait la première faute de confondre la nubilité avec la puberté, qui ne sont des époques identiques que chez l'homme de la nature, oublierons-nous que, lorsque les individus veulent s'épouser, ils doivent garantir à la patrie qu'ils ont les qualités morales pour remplir tous les devoirs de citoyens, tous les devoirs de la paternité ? Dans certains cantons de la Suisse, celui qui veut se marier doit préalablement justifier qu'il a son habit militaire, son fusil et son sabre. En consacrant chez nous cet usage, pourquoi les futurs époux ne seraient-ils pas soumis à prouver qu'ils savent lire, écrire et parler la langue nationale ? Je conçois qu'il est facile de ridiculiser ces vues : il est moins facile de démontrer qu'elles sont déraisonnables. Pour jouir du droit de cité, les Romains n'étaient-ils pas obligés de faire preuve qu'ils savaient lire et nager ?
Encourageons tout ce qui peut être avantageux à la patrie ; que dès ce moment l'idiome de la liberté soit à l'ordre du jour, et que le zèle des citoyens proscrive à jamais les jargons, qui sont les derniers vestiges de la féodalité détruite. Celui qui, connaissant à demi notre langue, ne la parlait que quand il était ivre ou en colère, sentira qu'on peut en concilier l'habitude avec celle de la sobriété et de la douceur. Quelques locutions bâtardes, quelques idiotismes, prolongeront encore leur existence dans le canton où ils étaient connus. Malgré les efforts de Desgrouais, les Gasconismes corrigés sont encore à corriger. Les citoyens de Saintes iront encore voir leur borderie ; ceux de Blois, leur closerie, et ceux de Paris, leur métairie. Vers Bordeaux, on défrichera des landes ; vers Nimes, des garrigues. Mais enfin les vraies dénominations prévaudront même parmi les ci-devant Basques et Bretons, à qui le gouvernement aura prodigué ses moyens, et, sans pouvoir assigner l'époque fixe à laquelle ces idiomes auront entièrement disparu, on peut augurer qu'elle est prochaine.

Les accents feront une plus longue résistance, et probablement les peuples voisins des Pyrénées changeront encore, pendant quelque temps, les e muets en é fermés, le b en v, les f en h. A la Convention nationale, on retrouve les inflexions et les accents de toute la France. Les finales traînantes des uns, les consonnes gutturales ou nasales des autres, ou même des nuances presque imperceptibles, décèlent presque toujours le département de celui qui parle.

L'organisation, nous dit-on, y, contribue. Quelques peuples ont une inflexibilité d'organe qui se refuse à l'articulation de certaines lettres ; tels sont les Chinois, qui ne peuvent prononcer la dentale r ; les Hurons qui, au rapport de La Hontan, n'ont pas de labiale, etc. Cependant si la prononciation est communément plus douce dans les plaines, plus fortement accentuée dans les montagnes ; si la langue est plus paresseuse dans le Nord et plus souple dans le Midi ; si, généralement parlant, les Vitriats et les Marseillais grasseyent, quoique situés à des latitudes un peu différentes, c'est plutôt à l'habitude qu'à la nature qu'il faut en demander la raison ; ainsi n'exagérons pas l'influence du climat. Telle langue est articulée de la même manière dans des contrées très-distantes, tandis que dans le même pays la même langue est diversement prononcée. L'accent n'est donc pas plus irréformable que les mots.

Je finirai ce discours en présentant l'esquisse d'un projet vaste et dont l'exécution est digne de vous : c'est celui de révolutionner notre langue.

J'explique ma pensée :

Les mots étant les liens de la société et les dépositaires de toutes nos connaissances, il s'ensuit que l'imperfection des langues est une grande source d'erreurs. Condillac voulait qu'on ne pût faire un raisonnement faux sans faire un solécisme, et réciproquement : c'est peut-être exiger trop. Il serait impossible de ramener une langue au plan de la nature et de l'affranchir entièrement des caprices de l'usage. Le sort de toutes les langues est d'éprouver des modifications ; il n'est pas jusqu'aux lingères qui n'aient influé sur la nôtre, et supprimé l'aspiration de l'h dans les toiles d'Hollande. Quand un peuple s'instruit, nécessairement sa langue s'enrichit, parce que l'augmentation des connaissances établit des alliances nouvelles entre les paroles et les pensées et nécessite des termes nouveaux. Vouloir condamner une langue à l'invariabilité sous ce rapport, ce serait condamner le génie national à devenir stationnaire ; et si, comme on l'a remarqué depuis Homère jusqu'à Plutarque, c'est-à-dire pendant mille ans, la langue grecque n'a pas changé, c'est que le peuple qui la parlait a fait très-peu de progrès durant ce laps de siècles.
Mais ne pourrait-on pas au moins donner un caractère plus prononcé, une consistance plus décidée à notre syntaxe, à notre prosodie ; faire à notre idiome les améliorations dont il est susceptible, et, sans en altérer le fonds, l'enrichir, le simplifier, en faciliter l'étude aux nationaux et aux autres peuples. Perfectionner une langue, dit Michaelis, c'est augmenter le fonds de sagesse d'une nation.

Sylvius, Duclos et quelques autres, ont fait d'inutiles efforts pour assujétir la langue écrite à la langue parlée ; et ceux qui proposent encore aujourd'hui d'écrire comme on prononce seraient bien embarrassés d'expliquer leur pensée, d'en faire l'application, puisque les rapports de l'écriture à la parole étant purement conventionnels, la connaissance de l'une ne donnera jamais celle de l'autre ; toutefois il est possible d'opérer sur l'orthographe des rectifications utiles.

2° Quiconque a lu Vaugelas, Bouhours, Ménage, Hardouin, Olivet et quelques autres, a pu se convaincre que notre langue est remplie d'équivoques et d'incertitudes ; il serait également utile et facile de les fixer.

3° La physique et l'art social, en se perfectionnant, perfectionnent la langue ; il est une foule d'expressions qui par là ont acquis récemment une acception accessoire ou même entièrement différente. Le terme souverain est enfin fixé à son véritable sens, et je maintiens qu'il serait utile de faire une revue générale des mots pour donner de la justesse aux définitions. Une nouvelle grammaire et un nouveau dictionnaire ne paraissent aux hommes vulgaires qu'un objet de littérature. L'homme qui voit à grande distance placera cette mesure dans ses conceptions politiques. Il faut qu on ne puisse apprendre notre langue sans pomper nos principes.

4° La richesse d'un idiome n'est pas d'avoir des synonymes ; s'il y en avait dans notre langue, ce seraient sans doute monarchie et crime, ce seraient république et vertu. Qu'importe que l'Arabe ait trois cents mots pour exprimer un serpent ou un cheval ! La véritable abondance consiste à exprimer toutes les pensées, tous les sentiments et leurs nuances. Jamais, sans doute le nombre des expressions n'atteindra celui des affections et des idées : c'est un malheur inévitable auquel sont condamnées toutes les langues ; cependant on peut atténuer cette privation.

5° La plupart des idiomes, même ceux du Nord, y compris le russe, qui est le fils de l'esclavon, ont beaucoup d'imitatifs, d'augmentatifs, de diminutifs et de péjoratifs. Notre langue est une des plus indigentes à cet égard ; son génie paraît y répugner. Cependant, sans encourir le ridicule qu'on répandit, avec raison, sur le boursouflage scientifique de Baïf, Ronsard et Jodelet, on peut se promettre quelques heureuses acquisitions ; déjà Pougens a fait une ample moisson de privatifs, dont la majeure partie sera probablement admise.

Dans le dictionnaire de Nicod, imprimé en 1606, sous le Z il n'y avait que six mots ; dans celui de la ci-devant Académie française, édition de 1718, il y en avait douze ; sous la syllabe Be, Nicod n'avait que 45 termes ; celui de l'Académie, même édition, en avait 217 : preuve évidente que dans cet intervalle l'esprit humain a fait des progrès, puisque ce sont les inventions nouvelles qui déterminent la création des mots ; et cependant Barbasan, La Ravalière et tous ceux qui ont suivi les révolutions de la langue française, déplorent la perte de beaucoup d'expressions énergiques et d'inversions hardies exilées par le caprice, qui n'ont pas été remplacées et qu'il serait important de faire revivre.

Pour compléter nos familles de mots, il est encore d'autres moyens : le premier serait d'emprunter des idiomes étrangers les termes qui nous manquent et de les adapter au nôtre, sans toutefois se livrer aux excès d'un néologisme ridicule. Les Anglais ont usé de la plus grande liberté à cet égard, et de tous les mots qu'ils ont adoptés, il n'en est pas sans doute de mieux naturalisé chez eux que celui de perfidiousness.

Le second moyen, c'est de faire disparaître toutes les anomalies résultantes soit des verbes réguliers et défectifs, soit des exceptions aux règles générales. A l'institution des sourds-muets, les enfants qui apprennent la langue française ne peuvent concevoir cette bizarrerie, qui contredit la marche de la nature dont ils sont les élèves ; et c'est sous sa dictée qu'ils donnent à chaque mot décliné, conjugué ou construit, toutes les modifications qui, suivant l'analogie des choses, doivent en dériver.

« Il y a dans notre langue, disait un royaliste, une hiérarchie de style, parce que les mots sont classés comme les sujets dans une monarchie. »

Cet aveu est un trait de lumière pour quiconque réfléchit. En appliquant l'inégalité des styles à celle des conditions, on peut tirer des conséquences qui prouvent l'importance de mon projet dans une démocratie.

Celui qui n'aurait pas senti cette vérité, serait-il digne d'être législateur d'un peuple libre ? Oui, la gloire de la nation et le maintien de ses principes commandent une réforme.

On disait de Quinault qu'il avait désossé notre langue par tout ce que la galanterie a de plus efféminé et tout ce que l'adulation a de plus abject. J'ai déjà fait observer que la langue française avait la timidité de l'esclavage quand la corruption des courtisans lui imposait des lois : c'était le jargon des coteries et des passions les plus viles. L'exagération du discours plaçait toujours au delà ou en deçà la vérité. Au lieu d'être peinés ou réjouis, on ne voyait que des gens désespérés ou enchantés ; bientôt il ne serait plus resté rien de laid ni de beau dans la nature : on n'aurait trouvé que de l'exécrable ou du divin.

Il est temps que le style mensonger, que les formules serviles disparaissent, et que la langue ait partout ce caractère de véracité et de fierté laconique qui est l'apanage des républicains. Un tyran de Rome voulut autrefois introduire un mot nouveau ; il échoua, parce que la législation des langues fut toujours démocratique. C'est précisément cette vérité qui vous garantit le succès. Prouvez à l'univers qu'au milieu des orages politiques, tenant d'une main sûre le gouvernail de l'État, rien de ce qui intéresse la gloire de la nation ne vous est étranger.

Si la Convention nationale accueille les vues que je lui soumets au nom du Comité d'instruction publique, encouragés par son suffrage, nous ferons une invitation aux citoyens qui ont approfondi la théorie des langues pour concourir à perfectionner la nôtre et une invitation à tous les citoyens pour universaliser son usage. La nation, entièrement rajeunie par vos soins, triomphera de tous les obstacles et rien ne ralentira le cours d'une révolution qui doit améliorer le sort de l'espèce humaine.
 

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