Japon

Japon

(3) Données historiques sur la langue

Plan de l'article

1 Le concept de «langue nationale»
 
 La langue comme symbole du pouvoir
   L'impérialisme linguistique

2 La politique linguistique coloniale
  
L'annexion des îles de Hokkaido, de Ryukyu et d'Okinawa
   L'annexion de l'île de Taïwan
   L'annexion de la Corée
   Le cas de la Mandchourie
   Le cas particulier de l'aïnou

3 La Constitution de 1946 : entre la tradition et l'occidentalisation
   L'imposition des valeurs occidentales
   L'idéologie du nippocentrisme
   La nécessaire adaptation

1 Le concept de «langue nationale»

Pendant de nombreux siècles, les Japonais ne se sont guère préoccupés de leur langue nationale du point de vue de son statut, dans la mesure où le japonais était subordonné au chinois. Quand les premières politiques linguistiques virent le jour, ce fut pour promouvoir la variété linguistique des bourgeois de la ville de Tokyo. Les premières véritables politiques linguistiques japonaises commencèrent à l’époque de l’ère meiji en 1868 avec l’installation de l'empereur Mutsuhito (1852 -1912) et de sa cour à Edo (renommée Tokyo).

Dès le début de l’ère meiji («gouvernement éclairé», 1868), les autorités élaborèrent la construction de la «langue nationale», soit  国語 (kokugo) — c'est ainsi qu'on appelle la langue japonaise au Japon — en intervenant avec vigueur dans tout l’Empire. Or, il n’existait pas de japonais codifié et normalisé à cette époque. Il n’y avait qu’un ensemble de variétés dialectales très diversifiées, tant à l’oral qu’à l’écrit. Pour normaliser et institutionnaliser la «langue nationale», le Japon a dû d'abord «créer» sa grammaire en choisissant parmi tous les dialectes celui des classes bourgeoises de Tokyo (d'où l'expression «dialecte de Tokyo»), qui semblait mieux «représenter» la langue de tous les Japonais.

1.1 La langue comme symbole du pouvoir

La politique linguistique prit de l'ampleur sous l'Empire japonais, surtout après la guerre sino-japonaise (1894-1895) en faisant du japonais un symbole du pouvoir. C'est à partir de ce moment que fut élaboré le concept de «langue nationale» (kokugo). La langue japonaise fut considérée comme devant former et édifier la nation, ce qui eut pour effet d'exclure les autres langues indigènes et les autres variantes du japonais.

C'est également à partir de cette période de l'Empire japonais que les dirigeants sentirent le besoin de simplifier la langue afin d'en permettre une meilleure diffusion. Ils firent appel à des linguistes reconnus pour leur patriotisme! Le linguiste japonais Ueda Kazutoshi (1867-1937) fut l'un des principaux initiateurs de cette politique. De 1888 à 1894, Ueda avait étudié à l'étranger, soit en Allemagne et en France. Il avait alors été influencé par le concept d'État-nation, très populaire en France. Il constata qu'il manquait au Japon une véritable langue nationale. L'année de son retour, il donna une conférence intitulée «Langue nationale et État» (Kokugo to kokka to); il préconisa la nécessité d'une langue nationale pour l'unité du pays. Il associa étroitement les notions de «langue nationale», d'«État» et de «nation» dans une formule demeurée célèbre: «La langue nationale est le rempart qui protège la maison impériale; elle est la mère affectueuse de la nation.»

Le linguiste Ueda soulignait en même temps que la «langue nationale» ne faisait pas l'objet d'une attention suffisante de la part des dirigeants japonais et qu'il fallait lui trouver une forme plus adaptée à l'ensemble de la population: «Quelle tristesse! Dans notre propre pays, la langue japonaise ne bénéficie toujours pas de l'attention à laquelle elle a droit!»

La victoire du Japon sur la Chine en 1895 eut pour effet d'exalter un fort sentiment patriotique chez les Japonais. Il parut alors nécessaire de créer un organisme destiné à élaborer une politique linguistique destinée à forger une «langue nationale» unifiée. Une commission d'enquête fut formée en 1902 afin de fixer la «langue standard» (hyôjungo) et d'établir la «grammaire de la langue contemporaine» (kôgo bunpô). Enseignant à l'Université impériale de Tokyo, il forma des spécialistes de la politique linguistique pour la Commission d'enquête du ministère de l'Éducation, qui fonctionnera jusqu'en 1913. Un autre linguiste japonais, Ôtsuki Fumihiko (1847-1928), proposa de choisir comme norme de la langue nationale la langue parlée par les gens instruits de Tokyo:

Les normes ont été fixées en prenant comme référence la langue parle par les habitants instruits de Tokyo et en intégrant les usages largement répandus dans l'ensemble du pays. Cette opération nous a permis d'élaborer les règles de la langue contemporaine que présente cet ouvrage.

2.2 L'impérialisme linguistique

Il y eut ensuite une véritable «chasse aux dialectes» au moyen de l’école obligatoire. Il faut comprendre que les peuples assujettis aux Japonais devaient nécessairement parler des «dialectes», que ce soit les variétés japonaises, le coréen, le mandchou, etc. C’est le ministère de l'Éducation, créé en 1871, qui rendit obligatoire l'enseignement primaire en japonais standard, tandis que des programmes de formation supérieure, inspirés des modèles occidentaux, furent mis en place.

Par la suite, la notion de «langue standard» fut opposée aux «dialectes» (hôgen) et fortement valorisée. On en vint à suggérer que la «langue nationale» constituait, contrairement aux dialectes, le vecteur de la «spiritualité nationale» (kokumin seishin). En même temps, plusieurs spécialistes associèrent la «langue nationale» à la nécessité de sa diffusion à l'étranger, notamment sur le «continent asiatique». C'est alors que de nombreux Japonais en vinrent à penser que la «langue nationale» devait devenir un instrument de domination coloniale; ils exigèrent la normalisation de la «langue nationale» pour cette raison.  En devenant une grande puissance, le Japon devait se doter d'une grande langue nationale.

En 1908, le linguiste Ôtsuki Fumihiko (1847-1928) préconisa l'adoption d'une orthographe phonétique en kana afin de l'enseigner dans les colonies:

Il faut aujourd'hui diffuser la langue japonaise à Taïwan, en Corée, en Mandchourie et encore ailleurs; il faut aussi l'enseigner aux étrangers, et je me demande si l'écart entre la prononciation et l'écriture ne constitue pas un inconvénient majeur à cet égard.

La Commission d'enquête du ministère de l'Éducation proposa comme principe la suppression des caractères chinois. En 1900, le ministère de l'Éducation émit une ordonnance pour mettre en application un système de notation phonétique des kana dans les mots sino-japonais; en 1905, le ministère de l'Éducation élabora un projet de réforme des kana pour l'enseignement de la «langue nationale» au secondaire.  Les propos de Ôtsuki Fumihiko semblent significatifs des intentions «civilisatrices» japonaises:

Taïwan et la Corée ayant été intégrés à notre empire, il est nécessaire, pour en civiliser les indigènes, de leur inculquer la langue contemporaine de notre pays. Il faut donc, à cet égard aussi, disposer d'une norme définie. Ces règles grammaticales sont véritablement indispensables aujourd'hui.

La diffusion, pour ne pas dire l'imposition, de la «langue nationale» ne pouvait qu'être considérée comme une noble entreprise qui consistait à «civiliser» le «sauvage» et le «primitif». Aussi, les autorités japonaises étaient justifiée d'imposer la «langue nationale» et d'assimiler les populations indigènes dans les colonies. En réalité, l'élaboration de la «langue nationale» poursuivait deux objectifs: l'établissement d'une langue standard pour le Japon (la Métropole) et la diffusion de cette langue dans les colonies.

Au cours de siècles passés, d'autres pays envahisseurs ont développé une idéologie similaire de leurs vertus civilisatrices. On peut mentionner l'Espagne, le Portugal, la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis, pour n'en nommer que quelques-uns!

2 La politique linguistique coloniale

L'Empire japonais a dominé une cinquantaine d'années ses voisins immédiats.  La guerre sino-japonaise (1894-1895) vit triompher l’armée japonaise. Aux termes du traité de Shimonoseki (1895), la Chine cédait au Japon l'île de Formose (Taïwan) et l'île Penghu, ainsi que la péninsule de Liaodong (sud de la Mandchourie). En août 1910, la conquête de la Corée constitua une autre étape importante du colonialisme japonais. De 1910 à 1918, le Japon consolida ses positions en éliminant les nationalistes, en prenant le contrôle des terres et en imposant des changements administratifs draconiens.

La politique linguistique coloniale dont il est question ici concerne les territoires annexés suivants : les îles de Hokkaido, de Ryukyu, d'Okinawa, puis la Corée et Taïwan, sans oublier la Mandchourie (Chine). Ont été exclus, dans le cadre de cette présentation, les territoires occupés en Asie du Sud-Est, comme les Philippines, le Timor, la Malaisie britannique, les Indes néerlandaises (aujourd'hui l'Indonésie), la Micronésie, etc. (voir l'article sur l'Empire japonais).

2.1 L'annexion des îles de Hokkaido, de Ryukyu et d'Okinawa

Dans ses politiques expansionnistes, le Japon annexa l'île de Hokkaido en 1869, puis en 1879 prit possession des îles Ryukyu (sous protectorat japonais depuis 1609), dont faisait partie l'île d'Okinawa. L'île de Hokkaido était la terre ancestrale des Aïnous; elle fut intégrée à l'empire du Japon en raison des inquiétudes liées à l’expansion russe en Extrême-Orient, mais nous y reviendrons plus loin (en 2.4).

L'archipel des Ryukyu constituait un petit royaume indépendant et prospère, qui payait tribut à la Chine et au Japon. Il fut annexé en 1879 à l'Empire nippon pour devenir une préfecture. Or, les habitants de cet archipel avaient une longue histoire commune avec la Chine et ils n'ont guère apprécié leur annexion. Commerçant avec la Chine et le Japon, le royaume ryukyu, l'ancien nom chinois de l'archipel, était riche et convoité. Cet archipel, incluant Okinawa, a donc hérité d'une personnalité très distincte du reste du Japon, par son histoire et son climat subtropical.

Dans l'île d'Okinawa, la plus grande île de l'archipel, les habitants, qui avaient toujours été indépendants au cours de leur histoire, virent leurs territoires considérés comme une partie intégrante du Japon. Ils furent placés sous la juridiction du gouvernement central et du ministère de l'Intérieur. La nationalité japonaise leur fut accordée, mais le Japon pratiqua ensuite une politique linguistique dirigiste en matière d'éducation en imposant la langue japonaise aux populations conquises. Puis l'île d'Okinawa fut impliquée dans toutes les guerres que le Japon a menées : contre la Chine (1895), contre la Russie (1905) et contre les États-Unis (1945).

En 1889, le Japon créa un Centre d'enseignement de la conversation en «langue nationale» (kokugo). Celui-ci devint rapidement une école normale destinée à la formation des enseignants. Puis le gouvernement imposa la langue nationale dans les écoles et inculqua le culte de l'empereur en distribuant des portraits. L'instruction fut donnée en japonais standard et en okinawaïen local au moyen de manuels bilingues. L'objectif était de supprimer les langues locales en adoptant une période de bilinguisme transitoire.

À cette époque, comme en France jadis avec le breton ou les patois, tout enfant japonais qui était surpris à employer un mot en okinawaïen (ou «en dialecte») se voyait remettre un écriteau en bois autour du cou; l'écriteau indiquait que l'enfant avait enfreint les règlements de l'école. Ce signe infamant est resté célèbre sous le nom de 方言札 ou hōgen fuda, qu'on peut traduire par «écriteau de dialecte». Dans ces territoires (ainsi qu'en Corée et à Taïwan, plus tard), la maîtrise du japonais devint la norme de la civilisation et le gage de la loyauté envers le Japon impérial. Il faut comprendre que cette intégration ne consistait pas à parler le japonais tout en conservant sa langue d'origine, mais il fallait l'abandonner.

Non seulement la langue locale était interdite, mais également le karaté, le sanshin (sorte de luth à trois cordes), la danse, etc. Tous les habitants furent tenus dans l'ignorance de leur propre histoire. Cette assimilation forcée dura un certain temps, mais ces interdictions n'ont plus cours depuis la fin des décennies 1960-1970.

De plus, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'armée japonaise annonça officiellement que toute personne qui utiliserait le «dialecte local» serait considérée comme un espion et fusillée. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, les Okinawaiens ont perdu plus de 150 000 personnes, car beaucoup furent tués par des soldats japonais qui doutaient de leur allégeance. Par la suite, les Okinawaïens ont été considérés comme appartenant à une race inférieure et ont dû subir des pratiques discriminatoires. 

2.2 L'annexion de l'île de Taïwan

L'île de Formose (Taïwan) fut annexée au Japon en 1895, devenant alors la première colonie japonaise d'outre-mer après la guerre sino-japonaise de 1894-1895. Aussitôt, le gouvernement japonais inculqua le culte de l'empereur (par la distribution des portraits) et l'introduction de la «langue nationale».

En 1897, le directeur des affaires éducatives du Commandement général, Izawa Shûji, prôna la japonisation de la population taïwanaise.  Izawa imposa un régime plus sévère qu'au Japon en ajoutant deux années de plus au primaire (six au lieu de quatre). Il voulut aussi obliger les écoles à enseigner l'histoire (du Japon), la géographie (du Japon) et la cuisine (japonaise), des cours qui n'avaient jamais été dispensés au Japon même.  L'île de Taïwan devait servir de «terrain d'expérimentation» en matière de politique d'éducation. Toutefois, le plan d'Izawa fut rejeté par le gouvernement afin de limiter les coûts de la japonisation.

Le japonais devint néanmoins la langue officielle de Taïwan; l'instruction fut imposée dans la langue du vainqueur (la «langue nationale»), les noms des villes furent japonisés. En 1888, le Commandant général du Japon présenta aux établissements d'enseignement le Règlement sur l'éducation publique. On y lit à l'article 1er que les enfants doivent être incités à apprendre le "kokugo" («langue nationale»):

Article 1er

L'école publique doit enseigner aux enfants taïwanais des principes moraux et des connaissances pratiques, et leur inculquer les caractéristiques de la citoyenneté japonaise ainsi que les inciter à être compétents en kokugo (langue nationale).

De plus, l'article 9 du Règlement énumère les matières devant être apprises comme la morale, le kokugo, la composition (en japonais et en chinois classique), la lecture (en japonais et en chinois classique), la calligraphie, l'arithmétique, la musique et l'éducation physique et la couture pour les filles comme matière complémentaire. L'article 10 vise à faire des Taïwanais de bons citoyens japonais:

Article 10

Les principes moraux doivent initier les enfants vers les voies pratiques de l'humanisme, les habituer à la courtoisie et aux bonnes manières, et leur enseigner la pensée fondamentale du Rescrit impérial sur l'éducation et celle des institutions importantes que les Taïwanais doivent pieusement conserver.

En réalité, les premières écoles publiques japonaises apparurent en 1899, mais la japonisation fut lente. La langue japonaise devait occuper la première place au cours des six années du primaire. Au début, le primaire devait durer six ans, mais il fut ramené à quatre en 1900. L'une des difficultés dans l'enseignement du japonais fut que le système d'écriture était différent de celui utilisé au Japon. À partir de 1922, l'histoire et la géographie du Japon y furent systématiquement enseignées. Le fameux Règlement sur l'éducation publique fut révisé plusieurs fois ensuite, en fonction de l'état des progrès réalisés. Ainsi, la version de 1919 se lisait comme suit:

Article 2

Les activités pédagogiques doivent être basées sur la pensée fondamentale du Rescrit impérial sur l'éducation et éduquer les Taïanais à devenir de pieux sujets de l'Empire.  

Article 5

L'éducation normale doit viser comme objectif, tout en portant une attention prudente au développement physique des enfants, de leur dispenser en plus des principes moraux des connaissances et des habiletés normales, et de leur inculquer les caractéristiques de la citoyenneté japonaise et la diffusion de la langue nationale.

En 1937, tout l'enseignement fut donné uniquement en japonais et des cours du soir (cours de rattrapage) furent mis en place pour les enfants taïwanais qui ne maîtrisaient pas suffisamment la langue japonaise. Les résultats de la politique de japonisation furent relativement efficaces. En 1936, on estimait que 32 % de la population de Taïwan était devenue nippophone, puis à 51 % en 1940. Puis les autorités japonaises obligèrent les foyers à coller dans chacune des maisons des étiquettes sacrées et les populations furent incitées à adopter des noms japonais.  Après la Deuxième Guerre mondiale et la défaite japonaise, l'île de Taïwan fut restituée à la Chine (le 25 octobre 1945), qui imposa le mandarin comme langue officielle. Les Japonais furent tous rapatriés.

2.3 L'annexion de la Corée

En 1905, l'empire du Japon imposa à la Corée un «traité de protection» à partir duquel il prit le contrôle des Affaires étrangères coréennes, puis de la police et de l'armée, de la monnaie et du système bancaire, des communications et de tous les autres secteurs vitaux. Ces changements furent obstinément combattus par les Coréens, en vain. L'annexion pure et simple par le Japon fut réalisée par traité en 1910, malgré l'hostilité des Coréens. À l'instar des ressortissants des autres colonies nippones, les Coréens devinrent administrativement des Japonais. Deux millions d'entre eux furent entraînés à vivre au Japon, mais un grand nombre allait retourner chez eux après 1945.

Au plan linguistique, le Japon fit tout pour éliminer la langue coréenne et la remplacer par le japonais. La langue chinoise, enseignée depuis longtemps en Corée, fut non seulement placée au même rang que les autres langues étrangères, mais aussi reléguée au rang de «dialecte», le japonais devenant la langue officielle de la Corée.

La politique linguistique reposa sur l'enseignement forcé du kokugo, la «langue nationale», le japonais. Les autorités japonaises encouragèrent les populations locales à abandonner d'elles-mêmes le coréen pour la «langue nationale». Dès 1911, un rescrit impérial (décret) sur l'éducation fut promulgué en Corée sur l'éducation; très similaire à celui de Taïwan, il était destiné à «faire des Coréens un peuple fidèle». Les articles 2 et 5 se lisent comme suit:

Article 2

Les activités pédagogiques doivent être basées sur la pensée fondamentale du Rescrit impérial concernant l'éducation, et éduquer les Coréens à devenir de pieux sujets de l'Empire.

Article 5

L'éducation normale doit viser comme objectif, de dispenser aux enfants des connaissances et des habiletés normales, et de leur inculquer les caractéristiques de la citoyenneté japonaise et la diffusion de la langue nationale.

Après le soulèvement coréen du 1er mars 1919, un second décret impérial établit en 1922 un système d'enseignement primaire en six années, et supprima les écoles traditionnelles coréennes qui assuraient l'éducation en coréen. Dans ces nouvelles écoles, on utilisa uniquement des manuels japonais identiques à ceux de la métropole. Un autre décret impérial fut promulgué en 1937. C'est alors que la japonisation devint plus sévère. Naisen ittai était le slogan officiel, c'est-à-dire «faire des Coréens des Japonais à part entière» (littéralement «Japon et Corée, un seul corps»).

La troisième version du programme en éducation (en 1938) supprima l'enseignement de la langue coréenne, demeuré facultatif, et accentua la japonisation dans les programmes d'études. Le Règlement sur les écoles primaires, qui a été révisé la même année, déclarait : 

Article 1er

L'école primaire, tout en portant une attention prudente au développement physique des enfants, doit inculquer chez les enfants les principaux moraux de la nation et leur dispenser des connaissances normales essentielles à la vie nationale, et éduquer les Coréens à devenir de pieux sujets de l'Empire.

Plus loin, l'article 16 obligeait les écoles à utiliser le japonais (la «langue nationale») comme langue d'enseignement. Ainsi, l'enseignement du coréen fut interdit dans les écoles primaires dès 1939, les élèves étant surpris à parler coréen étaient punis.  Les Coréens furent obligés d'adopter des noms japonais s'ils voulaient bénéficier de droits comme en tant que citoyens japonais. Cette obligation de renoncer à leur nom a vivement marqué les mentalités en Corée, où elle se heurta à une vive résistance. Le gouvernement japonais interdit aux Coréens de parler coréen dans la rue et décerna des diplômes d'honneur aux «familles qui n'utilisaient que le japonais à la maison». Toutes les publications en langue coréenne furent interdites: les premiers rédacteurs du grand dictionnaire de coréen furent arrêtés en 1942; l'année suivante, la Société pour l'étude de la langue coréenne, fondée en 1921, fut dissoute. Les écrivains coréens furent forcés de publier seulement en japonais. L'enseignement de l'anglais régressa (supplanté par le japonais) et fut même interdit à la suite de la guerre entre le Japon et les Alliés. 

Parallèlement, les Japonais favorisèrent la chasse aux mots chinois dans la langue coréenne et dévalorisèrent l'usage des caractères chinois restés populaires en Corée. Cette période d'occupation a entraîné un rejet systématique de la culture japonaise par les Coréens et la montée du nationalisme coréen, bien que la langue coréenne s'imprégna de quantités de mots japonais.

Lors de la capitulation japonaise en 1945, plus de deux millions de Coréens vivaient dans l’archipel nippon. Plus d'un million d’entre eux choisirent le rapatriement, à l'exemple de leurs compatriotes installés en Chine et en Russie, mais quelque 600 000 Coréens restèrent au Japon où ils ont continué à subir différentes formes de discrimination. Pendant plusieurs décennies, les Coréens furent quasiment les seuls étrangers au Japon. Jusqu'en 1980, ils constituaient plus de 85 % de la population étrangère. Le relais sera pris par de nouveaux arrivants: d'abord les Chinois, puis des Brésiliens et des Philippins.

2.4 Le cas de la Mandchourie

En 1931, les Japonais profitèrent de leur position de force sur la péninsule du Liaodong en Chine pour envahir et occuper toute la région. Après avoir annexé la province chinoise de Jehol aux trois provinces de Mandchourie (1933), ils donnèrent à cet ensemble le nom de Mandchoukouo. Contrairement aux autres colonies, le Japon fit du Mandchoukouo un «pays indépendant» (dokuritsukoku) vassal de l'Empire. En 1931-1932, il y eut 100 000 colons japonais qui furent envoyés en Mandchourie, mais certaines sources soutiennent qu'il y eut près de 600 000 individus de nationalité japonaise.

Dans son projet d'expansion, le gouvernement croyait envoyer, entre 1936 et 1956, plus de cinq millions de Japonais dans le Mandchoukouo. Durant les opérations de répression menées en Chine par les Japonais, des Chinois furent déportés en grand nombre au Mandchoukouo, comme travailleurs forcés.

Dans cette région chinoise, les Japonais tentèrent bien de répandre leur «langue nationale», mais en adoptant une politique linguistique plus tolérante, qui admettait jusqu'à un certain point les langues locales:  le mandchou, le chinois, le mongol et le coréen, sans oublier le japonais. En fait, cette politique avait pour objectif de subordonner les langues locales autour de la langue japonaise proclamée «langue de l'État» (kokka no gengo) avec le titre de «langue commune de l'Asie orientale».  En 1937, une directive ordonna que la priorité devait être accordée à la langue japonaise dans tout le système d'éducation, et ce, sur toute autre langue, considérant les liens spirituels et vertueux qui unissaient le Japon et le Manchoukuo, mais à la condition que les langues officielles soient le japonais, le mandchou (chinois) et le mongol, et que le japonais soit une langue commune plus importante que les autres. Le ministère de l'Éducation du Manchoukuo émit une directive précisant que les enseignants de japonais ne devaient pas traiter l'enseignement du japonais comme une langue d'enseignement, mais qu'ils devaient laisser les élèves comprendre l'âme japonaise ainsi que les coutumes et les mœurs japonaises, et ainsi essayer de les éclairer avec la langue japonaise.

Japanese language teachers should not treat Japanese teaching just like a language instruction, but let pupils realize Japanese spirit and Japanese customs and manners, and therefore endeavor through Japanese to enlighten them with true meaning of one virtue and one mind between Japan and Manchoukuo;

Japanese teachers should endeavor to let Chinese teaching staff and students realize the significance of thorough diffusion of Japanese; 

Chinese teachers should learn Japanese;

Chinese teaching staff and students should carry out the use of Japanese at home.

Les enseignants de langue japonaise ne doivent pas traiter l'enseignement du japonais comme un enseignement de la langue, mais laisser les élèves comprendre l'âme japonaise ainsi que les coutumes et les mœurs japonaises et ainsi essayer au moyen du japonais de les éclairer au vrai sens d'une seule vertu et d'un seul esprit entre le Japon et le Manchoukuo;

Les enseignants japonais doivent s'efforcer de laisser le personnel enseignant et les étudiants réaliser l'importance de la diffusion complète du japonais;

Les enseignants chinois doivent apprendre le japonais;

Le personnel enseignant et les étudiants chinois doivent transmettre l'emploi du japonais à la maison.

La directive obligeait les professeurs de chinois à apprendre le japonais. Toutefois, la langue japonaise ne fut pas véritablement enseignée, car la plupart des écoles continuèrent d'enseigner le chinois, le mandchou, le mongol ou le coréen.

Par la suite, on introduisit le japonais dans les textes officiels au sein de l'Administration locale. Dans les écoles, ce fut le bilinguisme institutionnalisé, généralement le mandchou-japonais ou le mongol-japonais, en accordant une certaine prédominance au japonais. En somme, la politique linguistique appliquée en Mandchourie correspondait davantage qu'ailleurs à une série de compromis.

2.5 Le cas particulier de l'aïnou
 

Les Aïnous avaient connu leur apogée vers les XIIIe et XIVe siècles; ils formaient alors une population d’environ 100 000 à 200 000 habitants dans l'île de Hokkaido et aux alentours, au nord comme au sud (voir la carte de gauche). Au XVe siècle, les Japonais commencèrent à s’implanter dans le sud-ouest de l'île de Hokkaido (appelée alors en aïnou «Ezochi») et à repousser les populations locales vers le nord. Malgré tout, les Aïnous parvinrent à éviter l’invasion tout en poursuivant des relations économiques avec le Japon, la Chine et la Russie. Puis la progression russe d’ouest en est à travers l’Asie centrale vint menacer les intérêts japonais. Cette invasion des Russes au nord des îles Kouriles et de Sakhaline (à partir de 1730) incita le gouvernement japonais à freiner l'expansion russe et à poursuivre une politique d’assimilation des peuples indigènes dans l'île de Hokkaido.

Le gouvernement japonais proclama sa souveraineté sur les territoires des Aïnous. Le Japon justifia l'annexion de ces territoires en 1886 en s'appuyant sur la doctrine de la Terra nullius, c’est-à-dire des terres considérées «comme n’appartenant à personne». Ce fut en 1872 la fin de l'indépendance des Aïnous.

- La domination japonaise

Venus en masse, les colons japonais chassèrent progressivement les Aïnous de leurs terres, sans ménagement ni indemnités; ils leur réservèrent quelques villages devenus aujourd'hui des sites touristiques pour «les Japonais de la ville». Les Aïnous furent vite soumis à un régime d’exception, qui leur interdisait toute activité culturelle traditionnelle et toute activité économique ancestrale comme la pêche et la chasse. Le Japon interdit aussi le tatouage des femmes, les boucles d’oreilles des hommes, l’incinération de la maison ainsi que le déménagement de la famille lors du décès d’un de ses membres. La langue aïnoue fut interdite et les Aïnous furent forcés de prendre des noms japonais. Langue sans écriture, l’aïnou fut progressivement délaissé avec la scolarisation obligatoire en japonais. Dès 1878, les Aïnous furent officiellement appelés "kyudojin", c'est-à-dire les «anciens aborigènes» (ou «anciens indigènes»). Le statut de kyudojin rappelle en quelque sorte celui de l’indigénat dans les colonies françaises d’Afrique ou celui des Amérindiens en Amérique du Nord, surtout aux États-Unis.

Le sort des Aïnous fut «réglé» en 1899 par l’adoption de la Loi sur la protection des anciens indigènes de Hokkaido, une loi qui ne masquait même pas le caractère raciste et la discrimination à l'égard du peuple aïnou désigné comme les «anciens indigènes de Hokkaido». Cette loi avait été adoptée afin de «protéger» les Aïnous considérés comme une «race primitive sur le déclin», ce qui n'empêcha nullement les Japonais de repousser toujours plus au nord les autochtones de Hokkaido et de les soumettre à leur domination. La population autochtone (environ 30 000 personnes) fut systématiquement dépossédée de ses terres au profit des colons japonais. À l’époque, seule une superficie totale de 91 km² de terres agricoles, soit 0,1 % du territoire de l'île (83000 km²), fut allouée à 3850 familles aïnoues. La politique de 1899 eut des conséquences néfastes pour les Aïnous. D'une part, la culture des terres infructueuses les a conduits à la ruine, d'autre part, il leur fut interdit d'avoir recours à leurs moyens traditionnels de subsistance tels que la chasse, la pêche et la cueillette pour subvenir à leurs besoins. La population totale de l’île d’Hokkaido augmenta à plus d'un million de Japonais et les Aïnous devinrent minoritaires sur leur propre territoire ancestral.

Le Japon élabora une politique d'assimilation, qui obligeait les enfants des familles aïnoues à fréquenter des écoles spécifiques où l'enseignement n'était donné qu'en japonais, pendant que les mariages mixtes étaient fortement encouragés. Non seulement, les Aïnous furent contraints à apprendre et à parler le japonais, mais ils ont été dans l'obligation de vivre progressivement selon les coutumes japonaises et de se fondre dans la société dominante. La politique d’assimilation pratiquée par le gouvernement japonais et les mariages interethniques ont fini par avoir raison des Aïnous. En effet, aujourd’hui, le peuple aïnou compte moins de 15 000 individus, pratiquement tous assimilés puisqu’en 1996 il ne restait plus que 15 locuteurs actifs — il n'y a pas d'erreur: c'est bien seulement 15 locuteurs, tous âgés! — parlant encore l’aïnou. 

- Les mouvements de revendication

Les Aïnous en vinrent à s'inspirer des mouvements de revendications des peuples autochtones en Amérique ou ailleurs ainsi que des mouvements anticolonialistes de libération nationale. Dans leur quête de reconnaissance et pour pallier les refus du gouvernement japonais de les considérer comme peuple autochtone, les représentants aïnous adoptèrent une stratégie internationale en se fondant sur la Charte internationale des droits de l’Homme. En 1987, l'Association Utari, qui défend les droits du peuple aïnou, s'est adressée directement aux Nations unies (Genève) devant des centaines de représentants des peuples autochtones du monde entier: 

Malgré la politique d'assimilation menée par le gouvernement japonais, nous, les Aïnous, avons maintenu notre ethnicité en tant que peuple autochtone du Japon. Nous avons le droit à l'autodétermination. Nous, les Aïnous, avons notre propre culture, notre religion et nos traditions que personne ne peut bafouer. Les Aïnous n'ont jamais abandonné ces droits. C'est pourquoi nous continuons à détenir fermement ces droits de culture, de religion et de traditions.

Depuis, les Aïnous ont continué de subir la discrimination de la part des Japonais. Mais le contexte mondial obligea le gouvernement japonais, en pleine expansion économique, à signer en 1978 la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale et en 1979 le Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

3 La Constitution de 1946 : entre la tradition et l'occidentalisation

Après avoir perdu la Seconde Guerre mondiale, le Japon a en principe dû abandonner son idéologie d'«une nation, un peuple». En effet, la Constitution libérale et démocratique imposée par les Américains promettait l'égalité de tous les citoyens japonais. Approuvée par le général Douglas MacArthur et promulguée par l'empereur Hiro-Hito devant la Diète, le 3 novembre 1946, la nouvelle Constitution entra en vigueur le 3 mai 1947. En voici quelques extraits importants, notamment l'article 14 :

Article 11

Le peuple n'est privé de l'exercice d'aucun des droits fondamentaux de la personne humaine. Ces droits fondamentaux, qui lui sont garantis par la présente Constitution, sont accordés au peuple de cette génération comme à celui des générations à venir, au titre de droits éternels et inviolables.

Article 12

La liberté et les droits garantis au peuple par la présente Constitution sont préservés par les soins constants du peuple lui-même, qui s'abstient d'abuser d'une façon quelconque de ces libertés et de ces droits ; il lui appartient de les utiliser en permanence pour le bien-être public.

Article 13

Tous les citoyens devront être respectés comme individus. Leur droit à la vie, à la liberté, à la poursuite du bonheur, dans la mesure où il ne fait pas obstacle au bien-être public, demeure le souci suprême du législateur et des autres responsables du gouvernement.

Article 14

1) Tous les citoyens sont égaux devant la loi ; il n'existe aucune discrimination dans les relations politiques, économiques ou sociales fondée sur la race, la croyance, le sexe, la condition sociale ou l'origine familiale.

2) Ni nobles ni titres nobiliaires ne seront reconnus.

3) Aucun privilège n'accompagne l'attribution d'un titre honorifique, d'une décoration ou distinction quelconque, et pareille attribution ne vaut au-delà de la durée de l'existence de la personne qui en est actuellement l'objet ou peut en devenir l'objet dans l'avenir.

3.1 L'imposition des valeurs occidentales

On peut affirmer que la Constitution japonaise est une constitution "made in occupied Japan" parce que la "Supreme Commender for the Allied Powers" (SCAP), c'est-à-dire le Commandant suprême des puissances alliées du général MacArthur. Or, le quartier général du SCAP est intervenu directement ou indirectement, et ce, de façon décisive, bien que les constituants japonais aient délibéré pendant plus de trois mois pour modifier et fixer le texte constitutionnel. De plus, on ne peut que constater l'instauration des principes occidentaux qui ont régi la nouvelle Constitution japonaise; ces principes n'avaient guère de racines réelles dans l'histoire politique du Japon dont la civilisation traditionnelle était foncièrement différente de celle des Américains.

En 1946, les préoccupations linguistiques n'étaient pas vraiment importantes dans le monde. Ce n'est donc pas surprenant qu'on n'y trouve pas de disposition particulière à cet effet, et ce, d'autant plus que cette question n'avait jamais intéressé l'empire du Japon (大日本帝國: Dai Nippon Teikokues).

Cependant, outre les dispositions concernant l'empereur du Japon, le régime parlementaire japonais et l'imposition du pacifisme total, il faut surtout retenir les articles concernant les droits de l'homme. La Constitution déclare que les droits fondamentaux de l'homme garantis par elle sont «éternels et inviolables» (art. 11), ce qui indique un frappant contraste avec l'ancienne Constitution selon laquelle l'empereur seul était «inviolable» et «éternel». Dans ces termes, la Constitution considère que les droits du peuple ou le droit d'un seul homme ne peuvent être supprimés ni violés par le gouvernement ou par le Parlement, donc la loi. Il est évident que les Américains, vainqueurs de la guerre dans le Pacifique, ont imposé les valeurs occidentales aux Japonais, les vaincus.

3.2 L'idéologie du nippocentrisme

La Constitution japonaise de 1947, nous le savons, ne faisait aucunement allusion ni à la langue nationale ni aux minorités. Adopter une constitution libérale est une chose, changer les mentalités en est une autre. Si les autorités japonaises ont officiellement banni leur ancienne conception de l'État-nation, la société japonaise et certains hauts dirigeants semblent avoir été plus lents à s'adapter. Dans les faits, nul ne reconnaît les vertus de la diversité et des droits des minorités ethniques, culturelles ou linguistiques, car les membres des principales minorités du Japon demeurent souvent exclus de la société et restent des citoyens de seconde classe.

En 1979, le Japon a ratifié la Charte des droits de l'homme de l'ONU, laquelle comprend la Déclaration universelle des droits de l'homme, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et ses deux protocoles facultatifs. En même temps, le gouvernement japonais déclarait qu'il n'y avait aucune minorité raciale dans l'archipel.

Takeshi Umehara (1925-2019) est un auteur japonais qui s'est fait remarquer pour ses nombreux essais sur la culture japonaise, dans lesquels il s'efforce de fonder les études japonaises dans une idéologie nippocentrique. L'idée directrice de son œuvre est une puissante revalorisation de l'héritage de la pensée ancienne. Le concept est devenu populaire après la Seconde Guerre mondiale, avec des ouvrages et des articles visant à analyser, expliquer ou explorer les particularités de la culture et de la mentalité japonaises, généralement en comparaison avec celles de l' Europe et des États-Unis. De tels ouvrages partagent la conviction générale sur l'unicité du Japon; le terme Nihonjinron peut être utilisé pour désigner cette conception. Le Nihonjinron (日本人論, littéralement «discours/théories sur les Japonais») est un genre littéraire principalement japonais ayant pour objet central le Japon et le peuple japonais. Certains chercheurs font remarquer que la destruction de nombreux symboles nationaux japonais et le coup psychologique de la défaite à la fin de la Seconde Guerre mondiale constituent l'une des sources de la popularité durable du "Nihonjinron", bien que cela ne soit pas un phénomène unique au XXe siècle. En réalité, cette idéologie n'est que le réflexe japonais du nationalisme culturel, propriété de toutes les nations modernes. En ce sens, l'argumentation du "Nihonjinron" peut être considérée comme le reflet de la société japonaise de l'époque.

Bien sûr, cette idéologie a influencé de nombreux politiciens japonais après la Seconde Guerre mondiale. Dans cette perspective, il ne saurait être question de tailler une place, même minuscule, à des groupes autres que nippons. Le Nihonjinron souligne invariablement l'homogénéité et l'uniformité de la société japonaise, ce qui ne pouvait qu'accentuer le contraste est avec la composition multiethnique et multiraciale de l'Occident, en particulier la société américaine, avec l'homogénéité raciale et ethnique valorisée du Japon.

Les modèles culturels au cours de l'histoire contemporaine sont ceux d'une oscillation continue entre le modèle de l'autarcie traditionaliste et celui de l'occidentalisation prononcée. Dans cette alternative, des tentatives furent fréquemment proposer pour arbitrer une troisième voie, plus conciliante, qui combinerait le meilleur des deux mondes, c'est-à-dire l'esprit japonais et les techniques occidentales.

3.3 La nécessaire adaptation

Ce n'est pas la question des minorités autochtones présentes depuis des siècles dans le pays qui ont fait bouger le gouvernement japonais. Plusieurs décennies après la Constitution de 1946, le gouvernement japonais avait toujours refusé de signer et de ratifier la Convention relative aux peuples indigènes et tribaux, n° 169, de 1989 de l'Organisation internationale du travail (OIT). Voir la liste des pays signataires à ce sujet.

- La venue des «personnes de lignée japonaise»

Au cours des années 1990, le Japon a dû faire appel à des travailleurs étrangers. Avant de faire appel à des immigrants tels que les Coréens, les Chinois, les Philippins, les Panjabis, les Bangladais, etc., le gouvernement japonais, sans doute encore fidèle à l'unicité du peuple japonais, a décidé de privilégier, parmi les populations étrangères, celles d'origine japonaise installées en Amérique latine, les Nikkeijin, les «personnes de lignée japonaise». Il s'agissait ainsi de concilier l'arrivée de main d'œuvre avec le maintien désiré de l'harmonie d'une nation dite homogène. En 1988, quelque 4000 Brésiliens résidaient au Japon, contre 56 400 en 1990, lorsque des mesures furent prises pour faciliter l’entrée des descendants des immigrants japonais au Brésil. En 2000, on comptait 254 000 Brésiliens et environ 310 000 en 2006. Ces Nikkeijin ont apporté une langue japonaise archaïsante, des coutumes oubliées et des habitudes fortement brasilianisées. Ces travailleurs œuvrent principalement dans la construction automobile, l’électronique et l’industrie alimentaire, souvent dans la sous-traitance. C’est pourquoi ils résident dans les préfectures où ces spécialités sont importantes comme dans les régions de Tôkai (Aichi, Shizuoka) et du Kantô (Gunma, Saitama).

- Les nouveaux immigrants

Néanmoins, il a bien fallu se résigner à faire appel à d'autres immigrants. Ce fut l'arrivée des Coréens, des Chinois, des Philippins, des Panjabis, etc. Le nombre total d'étrangers ou d'immigrants au Japon a atteint son plus haut niveau historique, avec 2,1 millions de personnes à la fin de 2007, un nombre en hausse de 3,3 % sur une année. Compte tenu de la population totale du Japon, les immigrants étrangers ne représenteraient que 1,7 % de la population japonaise, alors que, par exemple aux États-Unis, les 35 millions d'habitants nés à l'étranger comptent pour 12 % de la population. C'est pourquoi le Japon se considère encore comme «homogène».

Si l'on compare le Japon aux pays européens, celui-ci connaît une assez faible proportion d’immigrants par rapport à sa population, soit un peu plus de 1 % (1,74 %). L’immigration est surtout d’origine asiatique, l’immigration d’origine coréenne déclinant relativement et celle provenant de Chine et des Philippines augmentant en termes absolus et relatifs.

Pour toutes sortes de raisons, les Japonais ont conservé certaines réticences à l'égard des étrangers. Tout dépend de l’origine de ces nouveaux arrivants, de leurs compétences, de leurs expériences, de leur comportement et du rôle qu’ils entendent jouer dans la société japonaise. Beaucoup d'immigrants ont de la difficulté à s'intégrer harmonieusement au sein de la société japonaise en raison des différences de cultures et de langues. De plus, de nombreux Japonais reprochent aux immigrants d'être réticents à apprendre la langue japonaise.

- La politique d'enseignement de la langue japonaise

Les Japonais doivent apprendre que la diversité culturelle n'entraîne pas automatiquement un rejet de la société nippone et qu'il n'est pas nécessaire d'adopter des pratiques discriminatoires, notamment en matière de justice et d'éducation. De plus, les Japonais doivent aussi comprendre que, s'ils veulent demeurer compétitifs face à la Chine et à l'Inde, lesquelles ne cessent de gagner du terrain sur la scène commerciale en Asie, il leur faut combler leur manque de main-d’œuvre.

Pour faire face à la nouvelle situation, le gouvernement japonais a décidé de mettre en place des mesures d’intégration pour les immigrants, dont des classes de japonais langue seconde pour adultes, des documents multilingues dans les quartiers où les immigrants sont en nombre significatif, le tout pour briser la barrière des langues et faciliter l'intégration des nouveaux arrivants. Toute la politique linguistique actuelle est orientée dans cette perspective. C'est le compromis entre la tradition et l'occidentalisation : le Japon met l'accent sur la japonisation en acceptant davantage de diversité culturelle. Le problème qui demeure en suspens, c'est le rôle des minorités autochtones dans le pays. Pour le moment, celles-ci sont oubliées ou reléguées à la seule sphère culturelle. 

La Constitution japonaise, rédigée dans les premières années de l’après-guerre, n’a jamais été modifiée depuis son adoption «forcée». Il serait peut-être temps d'améliorer cette loi fondamentale afin de l'adapter au monde d'aujourd'hui. Dans un monde idéal, le Japon pourrait proclamer que le japonais est la langue nationale et/ou officielle du pays, tout en prévoyant certaines dispositions pour protéger et sauvegarder ses langues autochtones pendant qu'il est encore temps.

Au cours des siècles de son histoire, le Japon a généralement pratiqué une politique d'impérialisme linguistique. De plus cette politique fut accompagnée d'une «politique linguicide» destinée à liquider les langues locales parlées par les peuples soumis à l'autorité japonaise, ce qui inclut les communautés autochtones. En vérité, la politique linguistique coloniale du Japon impérial fut très comparable à celle pratiquée en France à partir de la Révolution française, sans oublier, par exemple, des politiques pratiquées par l'Espagne et le Portugal. Ce fut, dans le cas du Japon, une politique autoritaire et assimilatrice destinée à imposer par tous les moyens le parler de la classe dirigeante japonaise. Cette politique fut adoptée pour servir de stratégies politiques et militaristes, en imposant la langue japonaise et faire des vaincus de fidèles et loyaux sujets de l'Empire. En ce sens, il parut nécessaire aux Japonais de présenter la langue japonaise comme une langue «divine» au-dessus de toutes les autres. Autrement dit, l'enseignement du japonais devait servir davantage comme instrument d'assimilation linguistique, que comme un moyen d'acculturation en devenant un symbole de l'identité japonaise. Ce n'est pas seulement la langue que les Japonais voulaient transmettre, mais ils désiraient aussi supprimer l'identité des peuples vaincus et leur inculquer la leur, et la langue japonaise constituait le moyen par excellence.  

Quoi qu'il en soit, le Japon n'est pas parvenu à éradiquer le coréen en Corée ni les autres langues en l'Asie du Sud-Est. Le japonais n'est pas devenu non plus la «langue commune de l'Asie du Sud-Est», ni en Corée ni à Taïwan. Tout au plus, le Japon a réussi, grâce à l'immigration de ses propres ressortissants, à se constituer de petits îlots linguistiques tels que la ville de São Paulo au Brésil et l'île d'Hawaï dans le Pacifique.

Après sa défaite lors de la Seconde Guerre mondiale, le Japon allait perdre non seulement toutes ses acquisitions dans le Sud-Est asiatique, mais aussi la Corée et Taïwan; il n'a conservé que les îles d'Hokkaido, de Ryukyu et d'Okinawa. Les politiciens qui ont dirigé le pays depuis l'adoption de la Constitution de 1946 ont poursuivi la politique de l'unicité linguistique du Japon. Cependant, le Japon n’a plus le choix en ce qui concerne l’accueil des immigrants, car il lui faut faire tourner le système économique du pays dans le but de demeurer compétitif sur le marché mondial et de conserver son avance dans le secteur technologique. Pour ce faire, il lui faut attirer des étrangers de partout sur la planète et s'ouvrir au monde. En même temps, le Japon doit prendre tous les moyens nécessaires et légitimes pour faire acquérir non seulement les us et coutumes des Japonais, mais aussi la langue, car c'est là le meilleur moyen de bien intégrer les nouveaux arrivants au sein de la société d'accueil. Ce faisant, le Japon devra accepter une plus grande diversité culturelle.

Dernière révision: 22 décembre, 2023
  

Japon


(1) Situation générale

 

(2) La langue et l'écriture japonaises

 

(3) Données historiques sur la langue
 

(4) La politique relative au japonais
 

(5) La politique relative aux minorités
autochtones
 
(6) Bibliographie

L'empire du Japon

 
 

Carte Asie
L'Asie