SUJET PROPOSÉ PAR L'ACADÉMIE
DE BERLIN EN 1783
— Qu'est-ce qui a rendu la langue
Française universelle ?
— Pourquoi mérite-t-elle cette prérogative ?
— Est-il à présumer qu'elle la conserve ?
Une telle question, proposée sur la langue latine, aurait
flatté l'orgueil des Romains, et leur histoire l'eût consacrée comme une
de ses belles époques : jamais, en effet, pareil hommage ne fut rendu à un
peuple plus poli par une nation plus éclairée.
Le temps semble être venu de dire le monde français, comme autrefois le
monde romain, et la philosophie, lasse de voir les hommes toujours divisés
par les intérêts divers de la politique, se réjouit maintenant de les
voir, d'un bout de la terre à l'autre, se former en république sous la
domination d'une même langue. Spectacle digne d'elle que cet uniforme et
paisible empire des lettres qui s'étend sur la variété des peuples et qui,
plus durable et plus fort que l'empire des armes, s'accroît également des
fruits de la paix et des ravages de la guerre!
Mais cette honorable universalité de la langue française, si bien reconnue
et si hautement avouée dans notre Europe, offre pourtant un grand
problème. Elle tient à des causes si délicates et si puissantes à la fois
que, pour les démêler, il s'agit de montrer jusqu'à quel point la position
de la France, sa constitution politique, l'influence de son climat, le
génie de ses écrivains, le caractère de ses habitants, et l'opinion
qu'elle a su donner d'elle au reste du monde, jusqu'à quel point, dis-je,
tant de causes diverses ont pu se combiner et s'unir pour faire à cette
langue une fortune si prodigieuse.
Quand les Romains conquirent les Gaules, leur séjour et leurs lois y
donnèrent d'abord la prééminence à la langue latine ; et, quand les Francs
leur succédèrent, la religion chrétienne, qui jetait ses fondements dans
ceux de la monarchie, confirma cette prééminence. On parla latin à la cour, dans les cloîtres, dans les tribunaux
et dans les écoles ; mais les jargons que parlait le peuple corrompirent
peu à peu cette latinité et en furent corrompus à leur tour. De ce mélange
naquit cette multitude de patois qui vivent encore dans nos provinces.
L'un d'eux devait un jour être la langue française.
Il serait difficile d'assigner le moment où ces différents dialectes se
dégagèrent du celte, du latin et de l'allemand ; on voit seulement qu'ils
ont dû se disputer la souveraineté, dans un royaume que le système féodal
avait divisé en tant de petits royaumes. Pour hâter notre marche, il
suffira de dire que la France, naturellement partagée par la Loire, eut
deux patois, auxquels on peut rapporter tous les autres, le picard et le
provençal. Des princes s'exercèrent dans l'un et l'autre, et c'est aussi
dans l'un et l'autre que furent d'abord écrits les romans de chevalerie et
les petits poèmes du temps. Du côté du Midi florissaient les troubadours,
et du côté du Nord les trouveurs. Ces deux mots, qui au fond n'en sont
qu'un, expriment assez bien la physionomie des deux langues.
Si le provençal, qui n'a que des sons pleins, eût prévalu, il aurait donné
au français l'éclat de l'espagnol et de l'italien ; mais le midi de la
France, toujours sans capitale et sans roi, ne put soutenir la concurrence
du nord, et l'influence du patois picard s'accrut avec celle de la
couronne. C'est donc le génie clair et méthodique de ce jargon et sa
prononciation un peu sourde qui dominent aujourd'hui dans la langue
française.
Mais, quoique cette nouvelle langue eût été adoptée par la cour et par la
nation, et que, dès l'an 1260, un auteur italien lui eût trouvé assez
de charmes pour la préférer à la sienne, cependant l'Église, l'Université
et les parlements la repoussèrent encore, et ce ne fut que dans le XVIe
siècle qu'on lui accorda solennellement les honneurs dus à une langue
légitimée.
À cette époque, la renaissance des lettres, la découverte de l'Amérique et
du passage aux Indes, l'invention de la poudre et de l'imprimerie, ont
donné une autre face aux empires. Ceux qui brillaient se sont tout à coup
obscurcis, et d'autres, sortant de leur obscurité, sont venus figurer à
leur tour sur la scène du monde. Si du Nord au Midi un nouveau schisme a
déchiré l'Église, un commerce immense a jeté de nouveaux liens parmi les
hommes. C'est avec les sujets de l'Afrique que nous cultivons l'Amérique,
et c'est avec les richesses de l'Amérique que nous trafiquons en Asie.
L'univers n'offrit jamais un tel spectacle. L'Europe surtout est parvenue
à un si haut degré de puissance que l'histoire n'a rien à lui comparer :
le nombre des capitales, la fréquence et la célérité des expéditions, les
communications publiques
et particulières, en ont fait une immense république, et l'ont forcée à se
décider sur le choix d'une langue.
Ce choix ne pouvait tomber sur l'allemand : car, vers la fin du XVe
siècle, et dans tout le cours du XVIe, cette langue n'offrait pas un seul
monument. Négligée par le peuple qui la parlait, elle cédait toujours le
pas à la langue latine. Comment donc faire adopter aux autres ce qu'on
n'ose adopter soi-même ? C'est des Allemands que l'Europe apprit à
négliger la langue allemande. Observons aussi que l'Empire n'a pas joué le
rôle auquel son étendue et sa population l'appelaient naturellement : ce
vaste corps n'eut jamais un chef qui lui fût proportionné, et dans tous
les temps cette ombre du trône des Césars, qu'on affectait de montrer aux
nations, ne fut en effet qu'une ombre. Or on ne saurait croire combien une
langue emprunte d'éclat du prince et du peuple qui la parlent. Et,
lorsque enfin la maison d'Autriche, fière de toutes ses couronnes, a pu
faire craindre à l'Europe une monarchie universelle, la politique s'est
encore opposée à la fortune de la langue tudesque. Charles-Quint, plus
attaché à son sceptre héréditaire qu'à un trône où son fils ne pouvait
monter, fit rejaillir l'éclat des Césars sur la nation espagnole.
À tant d'obstacles tirés de la situation de l'Empire on peut en ajouter
d'autres, fondés sur la nature même de la langue allemande : elle est trop
riche et trop dure à la fois. N'ayant aucun rapport avec les langues
anciennes, elle fut pour l'Europe une langue mère, et son abondance
effraya des têtes déjà fatiguées de l'étude du latin et du grec. En effet,
un Allemand qui apprend la langue française ne fait pour ainsi dire qu'y
descendre, conduit par la langue latine ; mais rien ne peut nous faire
remonter du français à l'allemand : il aurait fallu se créer pour lui une
nouvelle mémoire, et sa littérature, il y a un siècle, ne valait pas un
tel effort. D'ailleurs, sa prononciation gutturale choqua trop
l'oreille des peuples du Midi, et les imprimeurs allemands, fidèles à
l'écriture gothique, rebutèrent des yeux accoutumés aux caractères
romains.
On peut donc établir pour règle générale que, si l'homme du Nord est
appelé à l'étude des langues méridionales, il faut de longues guerres dans
l'Empire pour faire surmonter aux peuples du Midi leur répugnance pour les
langues septentrionales. Le genre humain est comme un fleuve qui coule du
nord au midi : rien ne peut le faire rebrousser contre sa source ; et
voilà pourquoi l'universalité de la langue française est moins vraie pour
l'Espagne et pour l'Italie que pour le reste de l'Europe. Ajoutez que
l'Allemagne a presque autant de dialectes que de capitales : ce qui fait
que ses écrivains s'accusent réciproquement de batavinité. On dit, il est
vrai, que les plus distingués d'entre eux ont fini par s'accorder sur un
choix de mots
et de tournures qui met déjà leur langage à l'abri de cette accusation,
mais qui le met aussi hors de la portée du peuple dans toute la Germanie.
Il reste à savoir jusqu'à quel point la révolution qui s'opère aujourd'hui
dans la littérature des Germains influera sur la réputation de leur
langue. On peut seulement présumer que cette révolution s'est faite un peu
tard, et que leurs écrivains ont repris les choses de trop haut. Des
poèmes tirés de la Bible, où tout respire un air patriarcal, et qui
annoncent des moeurs admirables, n'auront de charmes que pour une nation
simple et sédentaire, presque sans ports et sans commerce, et qui ne sera
peut-être jamais réunie sous un même chef. L'Allemagne offrira longtemps
le spectacle d'un peuple antique et modeste, gouverné par une foule de
princes amoureux des modes et du langage d'une nation attrayante et polie.
D'où il suit que l'accueil extraordinaire que ces princes et leurs
académies ont fait à un idiome étranger est un obstacle de plus qu'ils
opposent à leur langue, et comme une exclusion qu'ils lui donnent.
La monarchie espagnole pouvait, ce semble, fixer le choix de l'Europe.
Toute brillante de l'or de l'Amérique, puissante dans l'Empire, maîtresse
des Pays-Bas et d'une partie de l'Italie, les malheurs de François Ier lui
donnaient un nouveau lustre, et ses espérances s'accroissaient encore des
troubles de la France et du mariage de Philippe II avec la reine
d'Angleterre. Tant de grandeur ne fut qu'un éclair. Charles Quint ne put
laisser à son fils la couronne impériale, et ce fils perdit la moitié des
Pays-Bas. Bientôt l'expulsion des Maures et les émigrations en Amérique
blessèrent l'État dans son principe, et ces deux grandes plaies ne
tardèrent pas à paraître. Aussi, quand ce colosse fut frappé par
Richelieu, ne put-il résister à la France, qui s'était comme rajeunie dans
les guerres civiles : ses armées plièrent de tous côtés, sa réputation
s'éclipsa. Peut-être, malgré ses pertes, sa décadence eût été moins
prompte en Europe si sa littérature avait pu alimenter l'avide curiosité
des esprits qui se réveillait de toute part ; mais le castillan, substitué
partout au patois catalan, comme notre picard l'avait été au provençal, le
castillan, dis-je, n'avait point cette galanterie moresque dont l'Europe
fut quelque temps charmée, et le génie national était devenu plus sombre.
Il est vrai que la folie des chevaliers errants nous valut le Don
Quichotte et que l'Espagne acquit un théâtre ; il est vrai qu'on parlait
espagnol dans les cours de Vienne, de Bavière, de Bruxelles, de Naples et
de Milan ; que cette langue circulait en France avec l'or de Philippe, du
temps de la Ligue, et que le mariage de Louis XIII avec une princesse
espagnole maintint si bien sa faveur que les courtisans la parlaient et
que les gens de lettres empruntèrent la plupart de leurs pièces au théâtre
de Madrid ; mais le génie de Cervantes et celui de Lope de Vega ne
suffirent pas longtemps à nos besoins. Le premier, d'abord traduit, ne
perdit point à l'être ; le second, moins parfait, fut bientôt imité et
surpassé. On
s'aperçut donc que la munificence de la langue espagnole et l'orgueil
national cachaient une pauvreté réelle. L'Espagne, n'ayant que le signe de
la richesse, paya ceux qui commerçaient pour elle, sans songer qu'il faut
toujours les payer davantage. Grave, peu communicative, subjuguée par des
prêtres, elle fut pour l'Europe ce qu'était autrefois la mystérieuse
Égypte, dédaignant des voisins qu'elle enrichissait, et s'enveloppant du
manteau de cet orgueil politique qui a fait tous ses maux.
On peut dire que sa position fut un autre obstacle au progrès de sa
langue. Le voyageur qui la visite y trouve encore les colonnes d'Hercule,
et doit toujours revenir sur ses pas : aussi l'Espagne est-elle, de tous
les royaumes, celui qui doit le plus difficilement réparer ses pertes
lorsqu'il est une fois dépeuplé.
Mais, en supposant que l'Espagne eût conservé sa prépondérance politique,
il n'est pas démontré que sa langue fût devenue la langue usuelle de
l'Europe. La majesté de sa prononciation invite à l'enflure, et la
simplicité de la pensée se perd dans la longueur des mots et sous la
plénitude des désinences. On est tenté de croire qu'en espagnol la
conversation n'a plus de familiarité, l'amitié plus d'épanchement, le
commerce de la vie plus de liberté, et que l'amour y est toujours un
culte. Charles Quint lui-même, qui parlait plusieurs langues, réservait
l'espagnol pour des jours de solennité et pour ses prières. En effet, les
livres ascétiques y sont admirables, et il semble que le commerce de
l'homme à Dieu se fasse mieux en espagnol qu'en tout autre idiome. Les
proverbes y ont aussi de la réputation, parce qu'étant le fruit de
l'expérience de tous les peuples et le bon sens de tous les siècles réduit
en formules, l'espagnol leur prête encore une tournure plus sentencieuse ;
mais les proverbes ne quittent pas les lèvres du petit peuple. Il paraît
donc probable que ce sont et les défauts et les avantages de la langue
espagnole qui l'ont exclue à la fois de l'universalité
Mais comment l'Italie ne donna-t-elle pas sa langue à l'Europe ? Centre du
monde depuis tant de siècles, on était accoutumé à son empire et à ses
lois. Aux Césars qu'elle n'avait plus avaient succédé les pontifes, et la
religion lui rendait constamment les États que lui arrachait le sort des
armes. Les seules routes praticables en Europe conduisaient à Rome ; elle
seule attirait les voeux et l'argent de tous les peuples, parce qu'au
milieu des ombres épaisses qui couvraient l'Occident, il y eut toujours
dans cette capitale une masse de lumières ; et, quand les beaux-arts,
exilés de Constantinople, se réfugièrent dans nos climats, l'Italie se
réveilla la première à leur approche et fut une seconde fois la
Grande-Grèce. Comment s'est-il donc fait qu'à tous ces titres elle n'ait
pas ajouté l'empire du langage ?
C'est que dans tous les temps les papes ne parlèrent et n'écrivirent qu'en
latin ; c'est que pendant vingt siècles cette langue régna dans les
républiques, dans les cours, dans les écrits et dans les monuments de
l'Italie, et que le toscan fut toujours appelé la langue vulgaire.
Aussi, quand le Dante entreprit d'illustrer ses malheurs et ses
vengeances, hésita-t-il longtemps entre le toscan et le latin. Il voyait
que sa langue n'avait pas, même dans le midi de l'Europe, l'éclat et la
vogue du provençal, et il pensait avec son siècle que l'immortalité était
exclusivement attachée à la langue latine. Pétrarque et Boccace eurent les
mêmes craintes, et, comme le Dante, ils ne purent résister à la tentation
d'écrire la plupart de leurs ouvrages en latin. Il est arrivé pourtant le
contraire de ce qu'ils espéraient : c'est dans leur langue maternelle que
leur nom vit encore ; leurs oeuvres latines sont dans l'oubli. Il est même
à présumer que, sans les sublimes conceptions de ces trois grands hommes,
le patois des troubadours aurait disputé le pas à la langue italienne au
milieu même de la cour pontificale établie en Provence.
Quoi qu'il en soit, les poèmes du Dante et de Pétrarque, brillants de
beautés antiques et modernes, ayant fixé l'admiration de l'Europe, la
langue toscane acquit de l'empire. À cette époque, le commerce de l'ancien
monde passait tout entier par les mains de l'Italie : Pise, Florence, et
surtout Venise et Gênes, étaient les seules villes opulentes de l'Europe.
C'est d'elles qu'il fallut, au temps des croisades, emprunter des
vaisseaux pour passer en Asie, et c'est d'elles que les barons français,
anglais et allemands tiraient le peu de luxe qu'ils avaient. La langue
toscane régna sur toute la Méditerranée. Enfin le beau siècle des Médicis
arriva. Machiavel débrouilla le chaos de la politique, et Galilée sema les
germes de cette philosophie qui n'a porté des fruits que pour la France et
le nord de l'Europe. La sculpture et la peinture prodiguaient leurs
miracles, et l'architecture marchait d'un pas égal. Rome se décora de
chefs-d'oeuvre sans nombre, et l'Arioste et le Tasse portèrent bientôt la
plus douce des langues à sa plus haute perfection dans des poèmes qui
seront toujours les premiers monuments de l'Italie et le charme de tous
les hommes. Qui pouvait donc arrêter la domination d'une telle langue ?
D'abord, une cause tirée de l'ordre même des événements : cette maturité
fut trop précoce. L'Espagne, toute politique et guerrière, parut ignorer
l'existence du Tasse et de L'Arioste ; l'Angleterre, théologique et
barbare, n'avait pas un livre, et la France se débattait dans les horreurs
de la Ligue. On dirait que l'Europe n'était pas prête, et qu'elle
n'avait pas encore senti le besoin d'une langue universelle.
Une foule d'autres causes se présentent. Quand la Grèce était un monde,
dit fort bien Montesquieu, ses plus petites villes étaient des nations ;
mais ceci ne put
jamais s'appliquer à l'Italie dans le même sens. La Grèce donna des lois
aux barbares qui l'environnaient, et l'Italie, qui ne sut pas, à son
exemple, se former en république fédérative, fut tour à tour envahie par
les Allemands, par les Espagnols et par les Français. Son heureuse
position et sa marine auraient pu la soutenir et l'enrichir ; mais, dès
qu'on eut doublé le cap de Bonne-Espérance, l'Océan reprit ses droits, et,
le commerce des Indes ayant passé tout entier aux Portugais, l'Italie ne
se trouva plus que dans un coin de l'univers. Privée de l'éclat des armes
et des ressources du commerce, il lui restait sa langue et ses
chefs-d'oeuvre ; mais, par une fatalité singulière, le bon goût se perdit
en Italie au moment où il se réveillait en France. Le siècle des
Corneille, des Pascal et des Molière fut celui d'un Cavalier Marin, d'un
Achillini et d'une foule d'auteurs plus méprisables encore. De sorte que,
si l'Italie avait conduit la France, il fallut ensuite que la France
ramenât l'Italie.
Cependant l'éclat du nom français augmentait ; l'Angleterre se mettait sur
les rangs, et l'Italie se dégradait de plus en plus. On sentit
généralement qu'un pays qui ne fournissait plus que des baladins à
l'Europe ne donnerait jamais assez de considération à sa langue. On
observa que, l'Italie n'ayant pu, comme la Grèce, ennoblir ses différents
dialectes, elle s'en était trop occupée. A cet égard, la France
paraît plus heureuse ; les patois y sont abandonnés aux provinces, et
c'est sur eux que le petit peuple exerce ses caprices, tandis que la
langue nationale est hors de ses atteintes.
Enfin le caractère même de la langue italienne fut ce qui l'écarta le plus
de cette universalité qu'obtient chaque jour la langue française. On sait
quelle distance sépare en Italie la poésie de la prose ; mais ce qui doit
étonner, c'est que le vers y ait réellement plus d'âpreté, ou, pour mieux
dire, moins de mignardise que la prose. Les lois de la mesure et de
l'harmonie ont forcé le poète à tronquer les mots, et par ces syncopes
fréquentes il s'est fait une langue à part, qui, outre la hardiesse des
inversions, a une marche plus rapide et plus ferme. Mais la prose,
composée de mots dont toutes les lettres se prononcent, et roulant
toujours sur des sons pleins, se traîne avec trop de lenteur ; son éclat
est monotone ; l'oreille se lasse de sa douceur, et la langue de sa
mollesse : ce qui peut venir de ce que, chaque mot étant harmonieux en
particulier, l'harmonie du tout ne vaut rien. La pensée la plus vigoureuse
se détrempe dans la prose italienne. Elle est souvent ridicule et presque
insupportable dans une bouche virile, parce qu'elle ôte à l'homme cette
teinte d'austérité qui doit en être inséparable. Comme la langue
allemande, elle a des formes cérémonieuses, ennemies de la
conversation, et qui ne donnent pas assez bonne opinion de l'espèce
humaine. On y est toujours dans la fâcheuse alternative d'ennuyer ou
d'insulter un homme. Enfin il paraît difficile d'être naïf ou vrai dans
cette langue, et la plus simple assertion y est toujours renforcée du
serment. Tels sont les inconvénients de la prose italienne, d'ailleurs si
riche et si flexible. Or, c'est la prose qui donne l'empire à une langue,
parce qu'elle est tout usuelle ; la poésie n'est qu'un objet de luxe.
Malgré tout cela, on sent bien que la patrie de Raphaël, de Michel-Ange et
du Tasse ne sera jamais sans honneur. C'est dans ce climat fortuné que la
plus mélodieuse des langues s'est unie à la musique des anges, et cette
alliance leur assure un empire éternel. C'est là que les chefs-d'oeuvre
antiques et modernes et la beauté du ciel attirent le voyageur, et que
l'affinité des langues toscane et latine le fait passer avec transport de
l'Enéide à la Jérusalem. L'Italie, environnée de puissances qui
l'humilient, a toujours droit de les charmer ; et sans doute que, si les
littératures anglaise et française n'avaient éclipsé la sienne, l'Europe
aurait encore accordé plus d'hommages à une contrée deux fois mère des
arts.
Dans ce rapide tableau des nations, on voit le caractère des peuples et le
génie de leur langue marcher d'un pas égal, et l'un est toujours garant de
l'autre. Admirable propriété de la parole, de montrer ainsi l'homme tout
entier !
Des philosophes ont demandé si la pensée peut exister sans la parole ou
sans quelque autre signe. Non sans doute. L'homme, étant une machine très
harmonieuse, n'a pu être jeté dans le monde sans s'y établir une foule de
rapports. La seule présence des objets lui a donné des sensations, qui
sont nos idées les plus simples, et qui ont bientôt amené les
raisonnements. Il a d'abord senti le plaisir et la douleur, et il les a
nommés ; ensuite il a connu et nommé l'erreur et la vérité. Or,
sensation et raisonnement, voilà de quoi tout l'homme se compose :
l'enfant doit sentir avant de parler, mais il faut qu'il parle avant de
penser. Chose étrange ! si l'homme n'eût pas créé des signes, ses idées
simples et fugitives, germant et mourant tour à tour, n'auraient pas
laissé plus de traces dans son cerveau que les flots d'un ruisseau qui
passe n'en laissent dans ses yeux. Mais l'idée simple a d'abord nécessité
le signe, et bientôt le signe a fécondé l'idée ; chaque mot a fixé la
sienne, et telle est leur association que, si la parole est une pensée qui
se manifeste, il faut que la pensée soit une parole intérieure et cachée. L'homme qui parle est donc l'homme qui pense tout haut, et, si on
peut juger un homme par ses paroles, on peut aussi juger une nation par
son langage. La forme et le fond des ouvrages dont chaque peuple se vante
n'y fait rien ; c'est d'après le caractère et le génie de leur langue
qu'il faut prononcer : car presque tous les écrivains suivent des règles
et des modèles, mais une nation entière parle d'après son génie.
On demande souvent ce que c'est que le génie d'une langue, et il est
difficile de le dire. Ce mot tient à des idées très composées ; il a
l'inconvénient des idées
abstraites et générales ; on craint, en le définissant, de le généraliser
encore. Mais, afin de mieux rapprocher cette expression de toutes les
idées qu'elle embrasse, on peut dire que la douceur ou l'âpreté des
articulations, l'abondance ou la rareté des voyelles, la prosodie et
l'étendue des mots, leurs filiations, et enfin le nombre et la forme des
tournures et des constructions qu'ils prennent entre eux, sont les causes
les plus évidentes du génie d'une langue, et ces causes se lient au climat
et au caractère de chaque peuple en particulier.
Il semble, au premier coup d'oeil, que, les proportions de l'organe vocal
étant invariables, elles auraient dû produire partout les mêmes
articulations et les mêmes mots, et qu'on ne devrait entendre qu'un seul
langage dans l'univers. Mais, si les autres proportions du corps humain,
non moins invariables, n'ont pas laissé de changer de nation à nation, et
si les pieds, les pouces et les coudées d'un peuple ne sont pas ceux d'un
autre, il fallait aussi que l'organe brillant et compliqué de la parole
éprouvât de grands changements de peuple en peuple, et souvent de siècle
en siècle. La nature, qui n'a qu'un modèle pour tous les hommes, n'a
pourtant pas confondu tous les visages sous une même physionomie. Ainsi,
quoiqu'on trouve les mêmes articulations radicales chez des peuples
différents, les langues n'en ont pas moins varié comme la scène du monde ;
chantantes et voluptueuses dans les beaux climats, âpres et sourdes sous
un ciel triste, elles ont constamment suivi la répétition et la fréquence
des mêmes sensations.
Après avoir expliqué la diversité des langues par la nature même des
choses, et fondé l'union du caractère d'un peuple et du génie de sa langue
sur l'éternelle alliance de la parole et de la pensée, il est temps
d'arriver aux deux peuples qui nous attendent, et qui doivent fermer cette
lice des nations : peuples chez qui tout diffère, climat, langage,
gouvernement, vices et vertus ; peuples voisins et rivaux, qui, après
avoir disputé trois cents ans, non à qui aurait l'empire, mais à qui
existerait, se disputent encore la gloire des lettres et se partagent
depuis un siècle les regards de l'univers.
L'Angleterre, sous un ciel nébuleux et séparée du reste du monde, ne parut
qu'un exil aux Romains ; tandis que la Gaule, ouverte à tous les peuples
et jouissant du ciel de la Grèce, faisait les délices des Césars :
première différence établie par la nature, et d'où dérivent une foule
d'autres différences. Ne cherchons pas ce qu'était la nation anglaise
lorsque, répandue dans les plus belles provinces de France, adoptant notre
langage et nos moeurs, elle n'offrait pas une physionomie distincte ; ni
dans les temps où, consternée par le despotisme de Guillaume le Conquérant
ou des Tudor, elle donnait à ses voisins des modèles d'esclavage ; mais
considérons-la
dans son île, rendue à son propre génie, parlant sa propre langue,
florissante de ses lois, s'asseyant enfin à son véritable rang en Europe.
Par sa position et par la supériorité de sa marine, elle peut nuire à
toutes les nations et les braver sans cesse. Comme elle doit toute sa
splendeur à l'océan qui l'environne, il faut qu'elle l'habite, qu'elle le
cultive, qu'elle se l'approprie ; il faut que cet esprit d'inquiétude et
d'impatience auquel elle doit sa liberté se consume audedans s'il
n'éclate au-dehors. Mais, quand l'agitation est intérieure, elle peut être
fatale au prince,qui, pour lui donner un autre cours, se hâte d'ouvrir ses
ports, et les pavillons de l'Espagne, de la France ou de la Hollande sont
bientôt insultés. Son commerce, qui s'est ramifié dans les quatre parties
du monde, fait aussi qu'elle peut être blessée de mille manières
différentes, et les sujets de guerre ne lui manquent jamais. De sorte qu'à
toute l'estime qu'on ne peut refuser à une nation puissante et éclairée
les autres peuples joignent toujours un peu de haine, mêlée de crainte et
d'envie.
Mais la France, qui a dans son sein une subsistance assurée et des
richesses immortelles, agit contre ses intérêts et méconnaît son
génie quand elle se livre à l'esprit de conquête. Son influence est si
grande dans la paix et dans la guerre que, toujours maîtresse de donner
l'une ou l'autre, il doit lui sembler doux de tenir dans ses mains la
balance des empires et d'associer le repos de l'Europe au sien. Par sa
situation, elle tient à tous les États ; par sa juste étendue, elle touche
à ses véritables limites. Il faut donc que la France conserve et qu'elle
soit conservée : ce qui la distingue de tous les peuples anciens et
modernes. Le commerce des deux mers enrichit ses villes maritimes et
vivifie son intérieur, et c'est de ses productions qu'elle alimente son
commerce ; si bien que tout le monde a besoin de la France, quand
l'Angleterre a besoin de tout le monde. Aussi, dans les cabinets de
l'Europe, c'est plutôt l'Angleterre qui inquiète, c'est plutôt la France
qui domine. Sa capitale, enfoncée dans les terres, n'a point eu, comme les
villes maritimes, l'affluence des peuples ; mais elle a mieux senti et
mieux rendu l'influence de son propre génie, le goût de son terroir,
l'esprit de son gouvernement. Elle a attiré par ses charmes plus que par
ses richesses ; elle n'a pas eu le mélange, mais le choix des nations ;
les gens d'esprit y ont abondé, et son empire a été celui du goût. Les
opinions exagérées du Nord et du Midi viennent y prendre une teinte qui
plaît à tous. Il faut donc que la France craigne de détourner par la
guerre l'heureux penchant de tous les peuples pour elle : quand on règne
par l'opinion, a-t-on besoin d'un autre empire ?
Je suppose ici que, si le principe du gouvernement s'affaiblit chez l'une
des deux nations, il s'affaiblit aussi dans l'autre, ce qui fera subsister
longtemps le parallèle et
leur rivalité : car, si l'Angleterre avait tout son ressort, elle serait
trop remuante, et la France serait trop à craindre si elle déployait toute
sa force. Il y a pourtant cette observation à faire que le monde politique
peut changer d'attitude, et la France n'y perdrait pas beaucoup. Il n'en
est pas ainsi de l'Angleterre, et je ne puis prévoir jusqu'à quel point
elle tombera pour avoir plutôt songé à étendre sa domination que son
commerce.
La différence de peuple à peuple n'est pas moins forte d'homme à homme. L'Anglais,
sec et taciturne, joint à l'embarras et à la timidité de l'homme du Nord
une impatience, un dégoût de toute chose, qui va souvent jusqu'à celui de
la vie ; le Français a une saillie de gaieté qui ne l'abandonne pas, et, à
quelque régime que leurs gouvernements les aient mis l'un et l'autre, ils
n'ont jamais perdu cette première empreinte. Le Français cherche le côté
plaisant de ce monde, l'Anglais semble toujours assister à un drame : de
sorte que ce qu'on a dit du Spartiate et de l'Athénien se prend ici à la
lettre : on ne gagne pas plus à ennuyer un Français qu'à divertir un
Anglais. Celui-ci voyage pour voir ; le Français pour être vu. On n'allait
pas beaucoup à Lacédémone, si ce n'est pour étudier son gouvernement ;
mais le Français, visité par toutes les nations, peut se croire dispensé
de voyager chez elles comme d'apprendre leurs langues, puisqu'il retrouve
partout la sienne. En Angleterre, les hommes vivent beaucoup entre eux ;
aussi les femmes qui n'ont pas quitté le tribunal domestique, ne peuvent
entrer dans le tableau de la nation ; mais on ne peindrait les Français
que de profil si on faisait le tableau sans elles : c'est de leurs vices
et des nôtres, de la politesse des hommes et de la coquetterie des femmes,
qu'est née cette galanterie des deux sexes qui les corrompt tour à tour,
et qui donne à la corruption même des formes si brillantes et si aimables.
Sans avoir la subtilité qu'on reproche aux peuples du Midi et l'excessive
simplicité du Nord, la France a la politesse et la grâce ; et non
seulement elle a la grâce et la politesse, mais c'est elle qui fournit les
modèles dans les moeurs, dans les manières et dans les parures. Sa
mobilité ne donne pas à l'Europe le temps de se lasser d'elle. C'est pour
toujours plaire que le Français change toujours ; c'est pour ne pas trop
se déplaire à lui-même que l'Anglais est contraint de changer. On nous
reproche l'imprudence et la fatuité ; mais nous en avons tiré plus de
parti que nos ennemis de leur flegme et de leur fierté : la politesse
ramène ceux qu'a choqués la vanité ; il n'est point d'accommodement avec
l'orgueil. On peut d'ailleurs en appeler au Français de quarante ans, et
l'Anglais ne gagne rien aux délais. Il est bien des moments où le Français
pourrait payer de sa personne ; mais il faudra toujours que l'Anglais paye
de son argent ou du crédit de sa nation. Enfin, s'il est possible que le
Français n'ait acquis tant de grâces et de goût qu'aux dépens de ses
moeurs, il est encore très possible que l'Anglais ait perdu les siennes
sans acquérir ni le goût ni les grâces.
Quand on compare un peuple du Midi à un peuple du Nord, on n'a que des
extrêmes à rapprocher ; mais la France, sous un ciel tempéré,
changeante dans ses manières et ne pouvant se fixer elle-même, parvient
pourtant à fixer tous les goûts. Les peuples du Nord viennent y chercher
et trouver l'homme du Midi, et les peuples du Midi y cherchent et y
trouvent l'homme du Nord. Plas mi cavalier francès, « c'est le chevalier
français qui me plaît », disait, il y a huit cents ans, ce Frédéric 1er
qui avait vu toute l'Europe et qui était notre ennemi. Que devient
maintenant le reproche si souvent fait au Français qu'il n'a pas le
caractère de l'Anglais ? Ne voudrait-on pas aussi qu'il parlât la même
langue ? La nature, en lui donnant la douceur d'un climat, ne pouvait lui
donner la rudesse d'un autre : elle l'a fait l'homme de toutes les
nations, et son gouvernement ne s'oppose point au voeu de la nature.
J'avais d'abord établi que la parole et la pensée, le génie des langues et
le caractère des peuples, se suivaient d'un même pas ; je dois dire aussi
que les langues se mêlent entre elles comme les peuples, qu'après avoir
été obscures comme eux, elles s'élèvent et s'ennoblissent avec eux : une
langue riche ne fut jamais celle d'un peuple ignorant et pauvre. Mais, si
les langues sont comme les nations, il est encore très vrai que les
mots sont comme les hommes. Ceux qui ont dans la société une famille et des
alliances étendues y ont aussi une plus grande consistance. C'est ainsi
que les mots qui ont de nombreux dérivés et qui tiennent à beaucoup
d'autres sont les premiers mots d'une langue et ne vieilliront jamais,
tandis que ceux qui sont isolés ou sans harmonie tombent comme des hommes
sans recommandation et sans appui. Pour achever le parallèle, on peut dire
que les uns et les autres ne valent qu'autant qu'ils sont à leur place.
J'insiste sur cette analogie, afin de prouver combien le goût qu'on a dans
l'Europe pour les Français est inséparable de celui qu'on a pour leur
langue, et combien l'estime dont cette langue jouit est fondée sur celle
que l'on sent pour la nation.
Voyons maintenant si le génie et les écrivains de la langue anglaise
auraient pu lui donner cette universalité qu'elle n'a point obtenue du
caractère et de la réputation du peuple qui la parle. Opposons sa langue à
la nôtre, sa littérature à notre littérature, et justifions le choix de
l'univers.
S'il est vrai qu'il n'y eut jamais ni langage ni peuple sans mélange, il
n'est pas moins évident qu'après une conquête il faut du temps pour
consolider le nouvel État et pour bien fondre ensemble les idiomes et les
familles des vainqueurs et des vaincus. Mais on est étonné quand on voit
qu'il a fallu plus de mille ans à la langue française pour arriver à sa
maturité ; on ne l'est pas moins quand on songe à la
prodigieuse quantité d'écrivains qui ont fourmillé dans cette langue
depuis le Ve siècle jusqu'à la fin du XVIe, sans compter ceux qui
écrivaient en latin. Quelques monuments qui s'élèvent encore dans cette
mer d'oubli nous offrent autant de français différents. Les
changements et les révolutions de la langue étaient si brusques que le
siècle où on vivait dispensait toujours de lire les ouvrages du siècle
précédent. Les auteurs se traduisaient mutuellement de demi-siècle en demisiècle, de patois en patois, de vers en prose ; et, dans cette longue
galerie d'écrivains, il ne s'en trouve pas un qui n'ait cru fermement que
la langue était arrivée pour lui à sa dernière perfection. Pasquier
affirmait de son temps qu'il ne s'y connaissait pas, ou que Ronsard avait
fixé la langue française.
À travers ces variations, on voit cependant combien le caractère de la
nation influait sur elle : la construction de la phrase fut toujours
directe et claire. La langue française n'eut donc que deux sortes de
barbaries à combattre : celle des mots et celle du mauvais goût de chaque
siècle. Les conquérants français, en adoptant les expressions celtes et
latines, les avaient marquées chacune à son coin : on eut une langue
pauvre et décousue, où tout fut arbitraire, et le désordre régna dans la
disette. Mais, quand la monarchie acquit plus de force et d'unité, il
fallut refondre ces monnaies éparses et les réunir sous une empreinte
générale, conforme d'un côté à leur origine et de l'autre au génie même de
la nation, ce qui leur donna une physionomie double : on se fit une langue
écrite et une langue parlée, et ce divorce de l'orthographe et de la
prononciation dure encore. Enfin le bon goût ne se développa tout
entier que dans la perfection même de la société ; la maturité du langage
et celle de la nation arrivèrent ensemble.
En effet, quand l'autorité publique est affermie, que les fortunes sont
assurées, les privilèges confirmés, les droits éclaircis, les rangs
assignés ; quand la nation, heureuse et respectée, jouit de la gloire
au-dehors, de la paix et du commerce audedans ; lorsque dans la capitale
un peuple immense se mêle toujours sans jamais se confondre, alors on
commence à distinguer autant de nuances dans le langage que dans la
société ; la délicatesse des procédés amène celle des propos ; les
métaphores sont plus justes, les comparaisons plus nobles, les
plaisanteries plus fines ; la parole étant le vêtement de la pensée, on
veut des formes plus élégantes. C'est ce qui arriva aux premières années
du règne de Louis XIV. Le poids de l'autorité royale fit rentrer chacun à
sa place : on connut mieux ses droits et ses plaisirs ; l'oreille, plus
exercée, exigea une prononciation plus douce ; une foule d'objets nouveaux
demandèrent des expressions nouvelles ; la langue française fournit à
tout, et l'ordre s'établit dans l'abondance.
Il faut donc qu'une langue s'agite jusqu'à ce qu'elle se repose dans son
propre génie, et ce principe explique un fait assez extraordinaire, c'est
qu'aux XIIIe et XIVe siècles la langue française était plus près d'une
certaine perfection qu'elle ne le fut au XVIe. Ses éléments s'étaient
déjà incorporés, ses mots étaient assez fixes, et la construction de ses
phrases directe et régulière : il ne manquait donc à cette langue que
d'être parlée dans un siècle plus heureux, et ce temps approchait. Mais,
contre tout espoir, la renaissance des lettres la fit tout à coup
rebrousser vers la barbarie. Une foule de poètes s'élevèrent dans son
sein, tels que les Jodelle, les Baïf et les Ronsard. Épris d'Homère et de
Pindare, et n'ayant pas digéré les beautés de ces grands modèles, ils
s'imaginèrent que la nation s'était trompée jusque-là, et que la langue
française aurait bientôt le charme du grec si on y transportait les mots
composés, les diminutifs, les péjoratifs, et surtout la hardiesse des
inversions, choses précisément opposées à son génie. Le ciel fut
porte-flambeaux, Jupiter lance-tonnerre ; on eut des angelets doucelets ;
on fit des vers sans rime, des hexamètres, des pentamètres ; les
métaphores basses ou gigantesques se cachèrent sous un style entortillé ;
enfin ces poètes parlèrent grec en français, et de tout un siècle on ne
s'entendit point dans notre poésie. C'est sur leurs sublimes échasses que
le burlesque se trouva naturellement monté quand le bon goût vint à
paraître.
À cette même époque, les deux reines Médicis donnaient une grande vogue à
l'italien, et les courtisans tâchaient de l'introduire de toute part dans
la langue française. Cette irruption du grec et de l'italien la troubla
d'abord ; mais, comme une liqueur déjà saturée, elle ne put recevoir ces
nouveaux éléments : ils ne tenaient pas, on les vit tomber d'eux-mêmes.
Les malheurs de la France sous les derniers Valois retardèrent la
perfection du langage ; mais, la fin du règne de Henri IV et celui de
Louis XIII ayant donné à la nation l'avant-goût de son triomphe, la poésie
française se montra d'abord sous les auspices de son propre génie. La
prose, plus sage, ne s'en était pas écartée comme elle, témoin Amyot,
Montaigne et Charron ; aussi, pour la première fois peut-être, elle
précéda la poésie, qui la devance toujours.
Il manque un trait à cette faible esquisse de la langue romance ou
gauloise. On est persuadé que nos pères étaient tous naïfs ; que c'était
un bienfait de leur temps et de leurs moeurs, et qu'il est encore attaché
à leur langage : si bien que certains auteurs empruntent aujourd'hui leurs
tournures, afin d'être naïfs aussi. Ce sont des vieillards qui, ne pouvant
parler en hommes, bégayent pour paraître enfants : le naïf qui se dégrade
tombe dans le niais. Voici donc comment s'explique cette naïveté gauloise.
Tous les peuples ont le naturel : il ne peut y avoir qu'un siècle très
avancé qui connaisse et sente le naïf. Celui que nous trouvons et que nous
sentons dans le style de nos ancêtres l'est devenu pour nous ; il n'était
pour eux que le naturel. C'est ainsi qu'on trouve tout naïf dans un enfant
qui ne s'en doute pas. Chez les peuples perfectionnés et corrompus, la
pensée a toujours un voile, et la modération, exilée des moeurs, se
réfugie dans le langage, ce qui le rend plus fin et plus piquant. Lorsque,
par une heureuse absence de finesse et de précaution, la phrase montre la
pensée toute nue, le naïf paraît. De même, chez les peuples vêtus, une
nudité produit la pudeur ; mais les nations qui vont nues sont chastes
sans être pudiques, comme les Gaulois étaient naturels sans être naïfs. On
pourrait ajouter que ce qui nous fait sourire dans une expression antique
n'eut rien de plaisant dans son siècle, et que telle épigramme, chargée du
sel d'un vieux mot, eût été fort innocente il y a deux cents ans. Il me
semble donc qu'il est ridicule, quand on n'a pas la naïveté, d'en
emprunter les livrées. Nos grands écrivains l'ont trouvée dans leur âme,
sans quitter leur langue, et celui qui, pour être naïf, emprunte une
phrase d'Amyot, demanderait, pour être brave, l'armure de Bayard.
C'est une chose bien remarquable qu'à quelque époque de la langue
française qu'on s'arrête, depuis sa plus obscure origine jusqu'à Louis
XIII, et dans quelque imperfection qu'elle se trouve de siècle en siècle,
elle ait toujours charmé l'Europe, autant que le malheur des temps l'a
permis. Il faut donc que la France ait toujours eu une perfection relative
et certains agréments fondés sur sa position et sur l'heureuse humeur de
ses habitants. L'histoire, qui confirme partout cette vérité, n'en dit pas
autant de l'Angleterre.
Les Saxons, l'ayant conquise, s'y établirent, et c'est de leur idiome et
de l'ancien jargon du pays que se forma la langue anglaise, appelée
anglo-saxon. Cette langue fut abandonnée au peuple, depuis la conquête de
Guillaume jusqu'à Édouard III, intervalle pendant lequel la cour et les
tribunaux d'Angleterre ne s'exprimèrent qu'en français. Mais enfin, la
jalousie nationale s'étant réveillée, on exila une langue rivale que le
génie anglais repoussait depuis longtemps. On sent bien que les deux
langues s'étaient mêlées malgré leur haine ; mais il faut observer que les
mots français qui émigrèrent en foule dans l'anglais, et qui se fondirent
dans une prononciation et une syntaxe nouvelles, ne furent pourtant pas
défigurés : si notre oreille les méconnaît, nos yeux les retrouvent encore
; tandis que les mots latins qui entraient dans les différents jargons de
l'Europe furent toujours mutilés, comme les obélisques et les statues qui
tombaient entre les mains des barbares. Cela vient de ce que, les Latins
ayant placé les nuances de la déclinaison et de la conjugaison dans les
finales des mots, nos ancêtres, qui avaient leurs articles, leurs pronoms
et leurs verbes auxiliaires, tronquèrent ces finales qui leur étaient
inutiles et qui
défiguraient le mot à leurs yeux, Mais dans les emprunts que les langues
modernes se font entre elles, le mot ne s'altère que dans la
prononciation.
Pendant un espace de quatre cents ans, je ne trouve en Angleterre que
Chaucer et Spencer. Le premier mérita, vers le milieu du XVe siècle,
d'être appelé l'Homère anglais ; notre Ronsard le mérita de même, et
Chaucer, aussi obscur que lui, fut encore moins connu. De Chaucer jusqu'à
Shakespeare et Milton, rien ne transpire dans cette île célèbre, et sa
littérature ne vaut pas un coup d'oeil.
Me voilà tout à coup revenu à l'époque où j'ai laissé la langue française.
La paix de Vervins avait appris à l'Europe sa véritable position ; on vit
chaque État se placer à son rang. L'Angleterre brilla pour un moment de
l'éclat d'Elisabeth et de Cromwell, et ne sortit pas du pédantisme ;
l'Espagne, épuisée, ne put cacher sa faiblesse ; mais la France montra
toute sa force, et les lettres commencèrent sa gloire.
Si Ronsard avait bâti des chaumières avec des tronçons de colonnes
grecques, Malherbe éleva le premier des monuments nationaux. Richelieu,
qui affectait toutes les grandeurs, abaissait d'une main la maison
d'Autriche, et de l'autre attirait à lui le jeune Corneille en l'honorant
de sa jalousie. Ils fondaient ensemble ce théâtre où, jusqu'à l'apparition
de Racine, l'auteur du Cid régna seul. Pressentant les accroissements et
l'empire de la langue, il lui créait un tribunal, afin de devenir par elle
le législateur des lettres. A cette époque, une foule de génies vigoureux
s'emparèrent de la langue française et lui firent parcourir rapidement
toutes ses périodes, de Voiture jusqu'à Pascal, et de Racan jusqu'à
Boileau.
Cependant l'Angleterre, échappée à l'anarchie, avait repris ses premières
formes, et Charles II était paisiblement assis sur un trône teint du sang
de son père. Shakespeare avait paru, mais son nom et sa gloire ne devaient
passer les mers que deux siècles après ; il n'était pas alors, comme il
l'a été depuis, l'idole de sa nation et le scandale de notre littérature. Soft génie agreste et populaire déplaisait au prince et aux
courtisans. Milton, qui le suivit, mourut inconnu. Sa personne était
odieuse à la cour ; le titre de son poème rebuta ; on ne goûta point des
vers durs, hérissés de termes techniques, sans rime et sans harmonie, et
l'Angleterre apprit un peu tard qu'elle possédait un poème épique. Il y
avait pourtant de beaux esprits et des poètes à la cour de Charles :
Cowley, Rochester, Hamilton, Waller, y brillaient, et Shaftesbury hâtait
les progrès de la pensée en épurant la prose anglaise. Cette faible aurore
se perdit tout à coup dans l'éclat du siècle de Louis XIV : les beaux
jours de la France étaient arrivés.
Il y eut un admirable concours de circonstances. Les grandes découvertes
qui s'étaient faites depuis cent cinquante ans dans le monde avaient donné
à l'esprit humain une impulsion que rien ne pouvait plus arrêter, et cette
impulsion tendait vers la France. Paris fixa les idées flottantes de
l'Europe et devint le foyer des étincelles répandues chez tous les
peuples. L'imagination de Descartes régna dans la philosophie, la raison
de Boileau dans les vers ; Bayle plaça le doute aux pieds de la vérité :
Bossuet tonna sur la tête des rois, et nous comptâmes autant de genres
d'éloquence que de grands hommes. Notre théâtre surtout achevait
l'éducation de l'Europe : c'est là que le grand Condé pleurait aux vers du
grand Corneille, et que Racine corrigeait Louis XIV. Rome tout entière
parut sur la scène française, et les passions parlèrent leur langage. Nous
eûmes et ce Molière, plus comique que les Grecs, et le Télémaque, plus
antique que les ouvrages des anciens, et ce La Fontaine qui, ne donnant
pas à la langue des formes si pures, lui prêtait des beautés plus
incommunicables. Nos livres, rapidement traduits en Europe et même en
Asie, devinrent les livres de tous les pays, de tous les goûts et de tous
les âges. La Grèce, vaincue sur le théâtre, le fut encore dans des pièces
fugitives qui volèrent de bouche en bouche et donnèrent des ailes à la
langue française. Les premiers journaux qu'on vit circuler en Europe
étaient français et ne racontaient que nos victoires et nos
chefs-d'oeuvre. C'est de nos académies qu'on s'entretenait, et la langue
s'étendait par leurs correspondances. On ne parlait enfin que de l'esprit
et des grâces françaises ; tout se faisait au nom de la France, et notre
réputation s'accroissait de notre réputation.
Aux productions de l'esprit se joignaient encore celles de l'industrie :
des pompons et des modes accompagnaient nos meilleurs livres chez
l'étranger, parce qu'on voulait être partout raisonnable et frivole comme
en France. Il arriva donc que nos voisins, recevant sans cesse des
meubles, des étoffes et des modes qui se renouvelaient sans cesse,
manquèrent de termes pour les exprimer ; ils furent comme accablés sous
l'exubérance de l'industrie française, si bien qu'il prit comme une
impatience générale à l'Europe, et que, pour n'être plus séparé de nous,
on étudia notre langue de tous côtés.
Depuis cette explosion, la France a continué de donner un théâtre, des
habits, du goût, des manières, une langue, un nouvel art de vivre et des
jouissances inconnues aux États qui l'entourent, sorte d'empire qu'aucun
peuple n'a jamais exercé. Et comparez-lui, je vous prie, celui des
Romains, qui semèrent partout leur langue et l'esclavage, s'engraissèrent
de sang et détruisirent jusqu'à ce qu'ils fussent détruits !
On a beaucoup parlé de Louis XIV : je n'en dirai qu'un mot. Il n'avait ni
le génie d'Alexandre, ni la puissance et l'esprit d'Auguste ; mais, pour
avoir su régner, pour
avoir connu l'art d'accorder ce coup d'oeil, ces faibles récompenses dont
le talent veut bien se payer, Louis XIV marche, dans l'histoire de
l'esprit humain, à côté d'Auguste et d'Alexandre. Il fut le véritable
Apollon du Parnasse français ; les poèmes, les tableaux, les marbres, ne
respirèrent que pour lui. Ce qu'un autre eût fait par politique, il le fit
par goût. Il avait de la grâce, il aimait la gloire et les plaisirs, et je
ne sais quelle tournure romanesque qu'il eut dans sa jeunesse remplit les
Français d'un enthousiasme qui gagna toute l'Europe. Il fallut voir ses
bâtiments et ses fêtes, et souvent la curiosité des étrangers soudoya la
vanité française. En fondant à Rome une colonie de peintres et de
sculpteurs, il faisait signer à la France une alliance perpétuelle avec
les arts. Quelquefois son humeur magnifique allait avertir les princes
étrangers du mérite d'un savant ou d'un artiste caché dans leurs États, et
il en faisait l'honorable conquête. Aussi le nom français et le sien
pénétrèrent jusqu'aux extrémités orientales de l'Asie ; notre langue
domina comme lui dans tous les traités, et, quand il cessa de dicter des
lois, elle garda si bien l'empire qu'elle avait acquis que ce fut dans
cette même langue, organe de son ancien despotisme, que ce prince fut
humilié vers la fin de ses jours. Ses prospérités, ses fautes et ses
malheurs servirent également à la langue ; elle s'enrichit, à la
révocation de l'édit de Nantes, de tout ce que perdait l'État. Les
réfugiés emportèrent dans le Nord leur haine pour le prince et leurs
regrets pour la patrie, et ces regrets et cette haine s'exhalèrent en
français.
Il semble que c'est vers le milieu du règne de Louis XIV que le royaume se
trouva à son plus haut point de grandeur relative. L'Allemagne avait des
princes nuls ; l'Espagneétait divisée et languissante ; l'Italie avait
tout à craindre ; l'Angleterre et l'Écosse n'étaient pas encore unies ; la
Prusse et la Russie n'existaient pas. Aussi l'heureuse France, profitant
de ce silence de tous les peuples, triompha dans la paix, dans la guerre
et dans les arts ; elle occupa le monde de ses entreprises et de sa
gloire. Pendant près d'un siècle, elle donna à ses rivaux et les jalousies
littéraires, et les alarmes politiques, et la fatigue de l'admiration.
Enfin l'Europe, lasse d'admirer et d'envier, voulut imiter : c'était un
nouvel hommage. Des essaims d'ouvriers entrèrent en France et rapportèrent
notre langue et nos arts, qu'ils propagèrent.
Vers la fin du siècle, quelques ombres se mêlèrent à tant d'éclat. Louis
XIV, vieillissant, n'était plus heureux. L'Angleterre se dégagea des
rayons de la France et brilla de sa propre lumière ; de grands esprits
s'élevèrent dans son sein. Sa langue s'était enrichie, comme son commerce,
de la dépouille des nations ; Pope, Addison et Dryden en adoucirent les
sifflements, et l'anglais fut, sous leur plume, l'italien du Nord.
L'enthousiasme pour Shakespeare et Milton se réveilla, et cependant Locke
posait les bornes de l'esprit humain ; Newton trouvait la nature de la
lumière et la loi de l'univers.
Aux yeux du sage, l'Angleterre s'honorait autant par la philosophie que
nous par les arts ; mais puisqu'il faut le dire, la place était prise :
l'Europe ne pouvait donner deux fois le droit d'aînesse, et nous l'avions
obtenu, de sorte que tant de grands hommes, en travaillant pour leur
gloire, illustrèrent leur patrie et l'humanité plus encore que leur
langue.
Supposons cependant que l'Angleterre eût été moins lente à sortir de la
barbarie et qu'elle eût précédé la France, il me semble que l'Europe n'en
aurait pas mieux adopté sa langue. Sa position n'appelle pas les
voyageurs, et la France leur sert toujours de passage ou de terme.
L'Angleterre vient elle-même faire son commerce chez les différents
peuples, et on ne va point commercer chez elle. Or celui qui voyage ne
donne pas sa langue ; il prendrait plutôt celle des autres : c'est presque
sans sortir de chez lui que le Français a étendu la sienne.
Supposons enfin que, par sa position, l'Angleterre ne se trouvât pas
reléguée dans l'océan et qu'elle eût attiré ses voisins, il est encore
probable que sa langue et sa littérature n'auraient pu fixer le choix de
l'Europe, car il n'est point d'objection un peu forte contre la langue
allemande qui n'ait encore de la force contre celle des Anglais : les
défauts de la mère ont passé jusqu'à la fille. Il est vrai aussi que les
objections contre la littérature anglaise deviennent plus terribles contre
celle des Allemands : ces deux peuples s'excluent l'un par l'autre.
Quoiqu'il en soit, l'événement a démontré que, la langue latine étant la
vieille souche, c'était un de ses rejetons qui devait fleurir en
Europe. On peut dire, en outre, que, si l'anglais a l'audace des langues à
inversions, il en a l'obscurité, et que sa syntaxe est si bizarre que la
règle y a quelque fois moins d'applications que d'exceptions. On lui
trouve des formes serviles qui étonnent dans la langue d'un peuple libre,
et la rendent moins propre à la conversation que la langue française, dont
la marche est si leste et si dégagée. Ceci vient de ce que les Anglais ont
passé du plus extrême esclavage à la plus haute liberté politique, et que
nous sommes arrivés d'une liberté presque démocratique à une monarchie
presque absolue. Les deux nations Ont gardé les livrées de leur ancien
état, et c'est ainsi que les langues sont les vraies médailles de
l'histoire. Enfin la prononciation de cette langue n'a ni la plénitude ni
la fermeté de la nôtre.
J'avoue que la littérature des Anglais offre des monuments de profondeur
et d'élévation qui seront l'éternel honneur de l'esprit humain, et
cependant leurs livres ne sont pas devenus les livres de tous les hommes ;
ils n'ont pas quitté certaines mains ; il a fallu des essais et de la
précaution pour n'être pas rebuté de leur ton, de
leur goût et de leurs formes. Accoutumé au crédit immense qu'il a dans les
affaires, l'Anglais semble porter cette puissance fictive dans les
lettres, et sa littérature en a contracté un caractère d'exagération
opposé au bon goût ; elle se sent trop de l'isolement du peuple et de
l'écrivain : c'est avec une ou deux sensations que quelques Anglais ont
fait un livre. Le désordre leur a plu, comme si l'ordre leur eût
semblé trop près de je ne sais quelle servitude : aussi leurs Ouvrages,
qu'on ne lit pas sans fruit, sont trop souvent dépourvus de charme, et le
lecteur y trouve toujours la peine que l'écrivain ne s'est pas donnée.
Mais le Français, ayant reçu des impressions de tous les peuples de
l'Europe, a placé le goût dans les opinions modérées, et ses livres
composent la bibliothèque du genre humain. Comme les Grecs, nous avons eu
toujours dans le temple de la gloire un autel pour les Grâces, et nos
rivaux les ont trop oubliées. On peut dire par supposition que, si le
monde finissait tout à coup pour faire place à un monde nouveau, ce n'est
point un excellent livre français qu'il faudrait lui léguer afin de lui
donner de notre espèce humaine une idée plus heureuse. A richesse égale,
il faut que la sèche raison cède le pas à la raison ornée.
Ce n'est point l'aveugle amour de la patrie ni le préjugé national qui
m'ont conduit dans ce rapprochement des deux peuples : c'est la nature et
l'évidence des faits. Eh ! quelle est la nation qui loue plus franchement
que nous ? N'est-ce pas la France qui a tiré la littérature anglaise du
fond de son île ? N'est-ce pas Voltaire qui a présenté Locke et même
Newton à l'Europe ? Nous sommes les seuls qui imitions les Anglais, et,
quand nous sommes las de notre goût, nous y mêlons leurs caprices ; nous
faisons entrer une mode anglaise dans l'immense tourbillon des nôtres, et
le monde l'adopte au sortir de nos mains. Il n'en est pas ainsi de
l'Angleterre : quand les peuples du Nord ont aimé la nation française,
imité ses manières, exalté ses ouvrages, les Anglais se sont tus, et ce
concert de toutes les voix n'a été troublé que par leur silence.
Il me reste à prouver que, si la langue française a conquis l'empire par
ses livres, par l'humeur et par l'heureuse position du peuple qui la
parle, elle le conserve par son propre génie.
Ce qui distingue notre langue des langues anciennes et modernes, c'est
l'ordre et la construction de la phrase. Cet ordre doit toujours être
direct et nécessairement clair. Le français nomme d'abord le sujet du
discours, ensuite le verbe qui est l'action, et enfin l'objet de cette
action : voilà la logique naturelle à tous les hommes ; -voilà ce qui
constitue le sens commun. Or cet ordre, si favorable, si nécessaire au
raisonnement, est presque toujours contraire aux sensations, qui nomment
le
premier l'objet qui frappe le premier. C'est pourquoi tous les
peuples, abandonnant l'ordre direct, ont eu recours aux tournures plus ou
moins hardies, selon que leurs sensations ou l'harmonie des mots
l'exigeaient ; et l'inversion a prévalu sur la terre, parce que l'homme
est plus impérieusement gouverné par les passions que par la raison.
Le français, par un privilège unique, est seul resté fidèle à l'ordre
direct, comme s'il était tout raison, et on a beau par les mouvements les
plus variés et toutes les ressources du style, déguiser cet ordre, il faut
toujours qu'il existe ; et c'est en vain que les passions nous
bouleversent et nous sollicitent de suivre l'ordre des sensations : la
syntaxe française est incorruptible. C'est de là que résulte cette
admirable clarté, hase éternelle de notre langue. Ce qui n'est pas clair
n'est pas français ; ce qui n'est pas clair est encore anglais, italien,
grec ou latin. Pour apprendre les langues à inversion, il suffit de
connaître les mots et leurs régimes ; pour apprendre la langue française,
il faut encore retenir l'arrangement des mots. On dirait que c'est d'une
géométrie tout élémentaire, de la simple ligne droite, et que ce sont les
courbes et leurs variétés infinies qui ont présidé aux langues grecque et
latine. La nôtre règle et conduit la pensée ; celles-là se précipitent et
s'égarent avec elle dans le labyrinthe des sensations et suivent tous les
caprices de l'harmonie : aussi furent-elles merveilleuses pour les
oracles, et la nôtre les eût absolument décriés.
Il est arrivé de là que la langue française a été moins propre à la
musique et aux vers qu'aucune langue ancienne ou moderne, car ces deux
arts vivent de sensations, la musique surtout, dont la propriété est de
donner de la force à des paroles sans verve et d'affaiblir les expressions
fortes : preuve incontestable qu'elle est ellemême une puissance à part,
et qu'elle repousse tout ce qui veut partager avec elle l'empire des
sensations. Qu'Orphée redise sans cesse : J'ai perdu mon Eurydice, la
sensation grammaticale d'une phrase tant répétée sera bientôt nulle, et la
sensation musicale ira toujours croissant ; et ce n'est point, comme on
l'a dit, parce que les mots français ne sont pas sonores que la musique
les repousse : c'est parce qu'il offrent l'ordre et la suite quand le
chant demande le désordre et l'abandon. La musique doit bercer l'âme dans
le vague et ne lui présenter que des motifs. Malheur à celle dont on dira
qu'elle a tout défini ! Les accords plaisent à l'oreille par la même
raison que les saveurs et les parfums plaisent au goût et à l'odorat.
Mais, si la rigide construction de la phrase gêne la marche du musicien,
l'imagination du poète est encore arrêtée par le génie circonspect de la
langue. Les métaphores des poètes étrangers ont toujours un degré de plus
que les nôtres; ils serrent le style de plus près, et leur poésie
est plus haute en couleur. Il est
généralement vrai que les figures orientales étaient folles, que celles
des Grecs et des Latins ont été hardies, et que les nôtres sont simplement
justes. Il faut donc que le poète français plaise par la pensée, par une
élégance continue, par des mouvements heureux, par des alliances de mots.
C'est ainsi que les grands maîtres n'ont pas laissé de cacher d'heureuses
hardiesses dans le tissus d'un style clair et sage, et c'est de l'artifice
avec lequel ils ont su déguiser leur fidélité au génie de leur langue que
résulte tout le charme de leur style : ce qui fait croire que la langue
française, sobre et timide, serait encore la dernière des langues si la
masse de ses bons écrivains ne l'eût poussée au premier rang en forçant
son naturel.
Un des plus grands problèmes qu'on puisse proposer aux hommes est cette
constance de l'ordre régulier dans notre langue. Je conçois bien que les
Grecs, et même les Latins, ayant donné une famille à chaque mot et de
riches modifications à leurs finales, se soient livrés au plus hardies
tournures pour obéir aux impressions qu'ils recevaient des objets ; tandis
que dans nos langues modernes l'embarras des conjugaisons et l'attirail
des articles, la présence d'un nom mal apparenté ou d'un verbe défectueux,
nous font tenir sur nos gardes pour éviter l'obscurité. Mais pourquoi,
entre les langues modernes, la nôtre s'est-elle trouvée seule si
rigoureusement asservie à l'ordre direct ? Serait-il vrai que par son
caractère la nation française eût souverainement besoin de clarté ?
Tous les hommes ont ce besoin, sans doute, et je ne croirai jamais que
dans Athènes et dans Rome les gens du peuple aient usé de fortes
inversions ; on voit même leurs plus grands écrivains se plaindre de
l'abus qu'on en faisait en vers et en prose j ils sentaient que
l'inversion était l'unique source des difficultés et des équivoques dont
leurs langues fourmillent, parce qu'une fois l'ordre du raisonnement
sacrifié, l'oreille et l'imagination, ce qu'il y a de plus capricieux dans
l'homme, restent maîtresses du discours. Aussi, quand on lit Démétrius de Phalère, est-on frappé des éloges qu'il donne à Thucydide
pour avoir débuté dans son histoire par une phrase de construction toute
française. Cette phrase était élégante et directe à la fois, ce qui
arrivait rarement : car toute langue accoutumée à la licence des
inversions ne peut plus porter le joug de l'ordre sans perdre ses
mouvements et sa grâce.
Mais la langue française, ayant la clarté par excellence, a dû chercher
toute son élégance et sa force dans l'ordre direct ; l'ordre et la clarté
ont dû surtout dominer dans la prose, et la prose a dû lui donner
l'empire. Cette marche est dans la nature : rien n'est en effet comparable
à la prose française.
Il y a des pièges et des surprises dans les langues à inversions. Le
lecteur reste suspendu dans une phrase latine comme un voyageur devant des
routes qui se croisent ; il attend que toutes les finales l'aient averti
de la correspondance des mots ; son oreille reçoit, et son esprit, qui n'a
cessé de décomposer pour composer encore, résout enfin le sens de la
phrase comme un problème. La prose française se développe en marchant et
se déroule avec grâce et noblesse. Toujours sûre de la construction de ses
phrases, elle entre avec plus de bonheur dans la discussion des choses
abstraites, et sa sagesse donne de la confiance à la pensée. Les
philosophes l'ont adoptée parce qu'elle sert de flambeau aux sciences
qu'elle traite, et qu'elle s'accommode également et de la frugalité
didactique et de la magnificence qui convient à l'histoire de la nature.
On ne dit rien en vers qu'on ne puisse très souvent exprimer aussi bien
dans notre prose, et cela n'est pas toujours réciproque. Le prosateur
tient plus étroitement sa pensée et la conduit par le plus court chemin,
tandis que le versificateur laisse flotter les rênes et va où la rime le
pousse. Notre prose s'enrichit de tous les trésors de l'expression ; elle
poursuit le vers dans toutes ses hauteurs, et ne laisse entre elle et lui
que la rime. Étant commune à tous les hommes, elle a plus de juges que la
versification, et sa difficulté se cache sous une extrême facilité. Le
versificateur enfle sa voix, s'arme de la rime et de la mesure, et tire
une pensée commune du sentier vulgaire ; mais aussi que de faiblesses ne
cache pas l'art des vers ! La prose accuse le nu de la pensée ; il n'est
pas permis d'être faible avec elle. Selon Denys d'Halicarnasse, il y a une
prose qui vaut mieux que les meilleurs vers, et c'est elle qui fait lire
les ouvrages de longue haleine, parce qu'elle seule peut se charger des
détails, et que la variété de ses périodes lasse moins que le charme
continu de la rime et de la mesure. Et qu'on ne croie pas que je veuille
par là dégrader les beaux vers : l'imagination pare la prose, mais la
poésie pare l'imagination. La raison ellemême a plus d'une route, et la
raison en vers est admirable ; mais le mécanisme du vers fatigue, sans
offrir à l'esprit des tournures plus hardies, dans notre langue surtout,
où les vers semblent être les débris de la prose qui les a précédés ;
tandis que chez les Grecs, sauvages plus harmonieusement organisés que nos
ancêtres, les vers et les dieux régnèrent longtemps avant la prose et les
rois. Aussi peut-on dire que leur langue fut longtemps chantée avant
d'être parlée, et la nôtre, à jamais dénuée de prosodie, ne s'est dégagée
qu'avec peine de ses articulations rocailleuses. De là nous est venue
cette rime, tant reprochée à la versification moderne, et pourtant si
nécessaire pour lui donner cet air de chant qui la distingue de la prose.
Au reste, les anciens n'eurent-ils pas le retour des mesures,comme nous
celui des sons, et n'est-ce pas ainsi que tous les arts ont leurs rimes,
qui sont les symétries ? Un jour, cette rime des modernes aura de grands
avantages pour la postérité : car il s'élèvera des scoliastes qui
compileront laborieusement toutes celles des langues
mortes, et, comme il n'y a presque pas un mot qui n'ait passé par la rime,
ils fixeront par là une sorte de prononciation uniforme et plus ou moins
semblable à la nôtre, ainsi que par les lois de la mesure nous avons fixé
la valeur des syllabes chez les Grecs et les Latins.
Quoi qu'il en soit de la prose et des vers français, quand cette langue
traduit, elle explique véritablement un auteur ; mais les langues
italienne et anglaise, abusant de leurs inversions, se jettent dans tous
les moules que le texte leur présente ; elles se calquent sur lui et
rendent difficulté pour difficulté : je n'en veux pour preuve que
Davanzati. Quand le sens de Tacite se perd, comme un fleuve qui disparaît
tout à coup sous la terre, le traducteur se plonge et se dérobe avec lui.
On les voit ensuite reparaître ensemble ; ils ne se quittent pas l'un
l'autre mais le lecteur les perd souvent tous deux.
La prononciation de la langue française porte l'empreinte de son caractère
: elle est plus variée que celle des langues du Midi mais moins éclatante; elle est plus douce que celle des langues du Nord, parce qu'elle
n'articule pas toutes ses lettres. Le son de l'e muet, toujours semblable
à la dernière vibration des corps sonores, lui donne une harmonie légère
qui n'est qu'à elle.
Si on ne lui trouve pas les diminutifs et les mignardises de la langue
italienne, son allure est plus mâle. Dégagée de tous les protocoles que la
bassesse inventa pour la vanité et la faiblesse pour le pouvoir, elle en
est plus faite pour la conversation, lien des hommes et charme de tous les
âges ; et, puisqu'il faut le dire, elle est, de toutes les langues, la
seule qui ait une probité attachée à son génie. Sûre, sociale,
raisonnable, ce n'est plus la langue française, c'est la langue humaine :
et voilà pourquoi les puissances l'ont appelée dans leurs traités ; elle y
règne depuis les conférences de Nimègue, et désormais les intérêts des
peuples et les volontés des rois reposeront sur une base plus fixe ; on ne
sèmera plus la guerre dans des paroles
de paix.
Aristippe, ayant fait naufrage, aborda dans une île inconnue, et, voyant
des figures de géométrie tracées sur le rivage, il s'écria que les dieux
ne l'avaient pas conduit chez des barbares : quand on arrive chez un
peuple et qu'on y trouve la langue française, on peut se croire chez un
peuple poli.
Leibnitz cherchait une langue universelle, et nous l'établissions autour
de lui. Ce grand homme sentait que la multitude des langues était fatale
au génie et prenait trop sur la brièveté de la vie. Il est bon de ne
pas donner trop de vêtements à
sa pensée :il faut, pour ainsi dire, voyager dans les langues, et, après
avoir savouré le goût des plus célèbres, se renfermer dans la sienne.
Si nous avions les littératures de tous les peuples passés, comme nous
avons celle des Grecs et des Romains, ne faudrait-il pas que tant de
langues se réfugiassent dans une seule par la traduction ? Ce sera
vraisemblablement le sort des langues modernes, et la nôtre leur offre un
port dans le naufrage. L'Europe présente une république fédérative
composée d'empires et de royaumes, et la plus redoutable qui ait jamais
existé. On ne Peut en prévoir la fin, et cependant la langue française
doit encore lui survivre. Les États se renverseront, et notre langue sera
toujours retenue dans la tempête par deux ancres, sa littérature et sa
clarté, jusqu'au moment où, par une de ces grandes révolutions qui
remettent les choses à leur premier point, la nature vienne renouveler ses
traités avec un autre genre humain.
Mais, sans attendre l'effort des siècles, cette langue ne peut-elle pas se
corrompre ? Une telle question mènerait trop loin : il faut seulement
soumettre la langue française au principe commun à toutes les langues.
Le langage est la peinture de nos idées, qui à peur tour sont des images
plus ou moins étendues de quelques parties de la nature. Comme il existe
deux mondes pour chaque homme en particulier, l'un hors de lui, qui est le
monde physique, et l'autre au-dedans, qui est le monde moral ou
intellectuel, il y a aussi deux styles dans le langage, le naturel et le
figuré. Le premier exprime ce qui se passe hors de nous et dans nous par
des causes physiques ; il compose le fond des langues, s'étend par
l'expérience, et peut être aussi grand que la nature. Le second exprime ce
qui se passe dans nous et hors de nous ; mais c'est l'imagination qui le
compose des emprunts qu'elle fait au premier. Le soleil brûle, le marbre
est froid, l'homme désire la gloire : voilà le langage propre ou naturel.
Le coeur brûle de désir, la crainte le glace, la terre demande la pluie :
voilà le style figuré, qui n'est que le simulacre de l'autre et qui double
ainsi la richesse des langues. Comme il tient à l'idéal, il paraît plus
grand que la nature.
L'homme le plus dépourvu d'imagination ne parle pas longtemps sans tomber
dans la métaphore. Or c'est ce perpétuel mensonge de la parole, c'est le
style métaphorique, qui porte un germe de corruption. Le style naturel ne
peut être que vrai, et, quand il est faux, l'erreur est de fait, et nos
sens la corrigent tôt ou tard ; mais les erreurs dans les figures ou dans
les métaphores annoncent de la fausseté dans l'esprit et un amour de
l'exagération qui ne se corrige guère.
Une langue vient donc à se corrompre lorsque, confondant les limites qui
séparent le style naturel du figuré, on met de l'affectation à outrer les
figures et à rétrécir le naturel, qui est la base, pour charger
d'ornements superflus l'édifice de l'imagination. Par exemple, il n'est
point d'art ou de profession dans la vie qui n'ait fourni des
expressions figurées au langage. On dit : la trame de la perfidie, le
creuset du malheur, et on voit que ces expressions sont comme à la porte
de nos ateliers et s'offrent à tous les yeux. Mais quand on veut aller
plus avant, et qu'on dit : Cette vertu qui sort du creuset n'a pas perdu
tout son alliage, il lui faut plus de cuisson ; lorsqu'on passe de la
trame de la perfidie à la navette de la fourberie, on tombe dans
l'affectation.
C'est ce défaut qui perd les écrivains des nations avancées : ils veulent
être neufs et ne sont que bizarres ; ils tourmentent leur langue pour que
l'expression leur donne la pensée, et c'est pourtant celle-ci qui doit
toujours amener l'autre. Ajoutons qu'il y a une seconde espèce de
corruption mais qui n'est pas à craindre pour la langue française : c'est
la bassesse des figures. Ronsard disait : Le soleil perruqué de lumière ;
la voile s'enfle à plein ventre. Ce défaut précède la maturité des langues
et disparaît avec la politesse.
Par tous les mots et toutes les expressions dont les arts et les métiers
ont enrichi les langues, il semble qu'elles aient peu d'obligations aux
gens de la cour et du monde ; mais, si c'est la partie laborieuse d'une
nation qui crée, c'est la partie oisive qui choisit et qui règne. Le
travail et le repos sont pour l'une, le loisir et les plaisirs pour
l'autre. C'est au goût dédaigneux, c'est à l'ennui d'un peuple d'oisifs,
que l'art a dû ses progrès et ses finesses. On sent en effet que tout est
bon pour l'homme de cabinet et de travail qui ne cherche, le soir, qu'un
délassement dans les spectacles et les chefs-d'oeuvre des arts ; mais,
pour les âmes excédées de plaisirs et lasses de repos, il faut sans cesse
des attitudes nouvelles et des sensations toujours plus exquises.
Peut-être est-ce ici le lieu d'examiner ce reproche de pauvreté et
d'extrême délicatesse si souvent fait à la langue française. Sans doute,
il est difficile d'y tout exprimer avec noblesse ; mais voilà précisément
ce qui constitue en
quelque sorte son caractère. Les styles sont classés dans notre langue,
comme les sujets dans notre monarchie. Deux expressions qui conviennent à
la même chose, et c'est à travers cette hiérarchie des styles que le bon
goût sait marcher. On peut ranger nos grands écrivains en deux classes.
Les premiers, tels que Racine et Boileau, doivent tout à un grand goût et
à un travail obstiné ; ils parlent un langage parfait dans ses formes,
sans mélange, toujours idéal, toujours étranger au peuple qui les
environne : ils deviennent les écrivains de tous les temps et perdent bien
peu dans
la postérité. Les seconds, nés avec plus d'originalité, tels que Molière
ou La Fontaine, revêtent leurs idées de toutes les formes populaires, mais
avec tant de sel, de goût et de vivacité, qu'ils sont à la fois les
modèles et les répertoires de leur langue. Cependant leurs couleurs, plus
locales, s'effacent à la longue ; le charme du style mêlé s'affadit ou se
perd, et ces auteurs ne sont pour la postérité, qui ne peut les traduire,
que les écrivains de leur nation. Il serait donc aussi injuste de juger de
l'abondance de notre langue par le Télémaque ou Cinna seulement que de la
population de la France par le petit nombre appelé la bonne compagnie.
J'aurais pu examiner jusqu'à quel point et par combien de nuances les
langues passent et se dégradent en suivant le déclin des empires ; mais il
suffit de dire qu'après s'être élevées d'époque en époque jusqu'à la
perfection, c'est en vain qu'elles en descendent : elles y sont fixées par
les bons livres, et c'est en devenant langues mortes qu'elles se font
réellement immortelles. Le mauvais latin du BasEmpire n'a-t-il pas donné
un nouveau lustre à la belle latinité du siècle d'Auguste ? Les grands
écrivains ont tout fait. Si notre France cessait d'en produire, la langue
de Racine et de Voltaire deviendrait une langue morte ; et, si les
Esquimaux nous offraient tout à coup douze écrivains du premier ordre, il
faudrait bien que les regards de l'Europe se tournassent vers cette
littérature des Esquimaux.
Terminons, il est temps, l'histoire déjà trop longue de la langue
française. Le choix de l'Europe est expliqué et justifié. Voyons d'un coup
d'oeil comment, sous le règne de Louis XV, il a été confirmé, et comment
il se confirme encore de jour en jour.
Louis XIV, se survivant à lui-même, voyait commencer un autre siècle, et
la France ne s'était reposée qu'un moment. La philosophie de Newton attira
d'abord nos regards, et Fontenelle nous la fit aimer en la combattant.
Astre doux et paisible, il régna pendant le crépuscule qui sépara les deux
règnes. Son style clair et familier s'exerçait sur des objets profonds et
nous déguisait notre ignorance. Montesquieu vint ensuite montrer aux
hommes les droits des uns et les usurpations des autres, le bonheur
possible et le malheur réel. Pour écrire l'histoire grande et calme de la
nature, Buffon emprunta ses couleurs et sa majesté ; pour en fixer les
époques, il se transporta dans des temps qui n'ont point existé pour
l'homme, et là son imagination rassembla plus de siècles que l'histoire
n'en a depuis gravé dans ses annales : de sorte que ce qu'on appelait le
commencement du monde, et qui touchait pour nous aux ténèbres d'une
éternité antérieure, se trouve placé par lui entre deux suites
d'événements comme entre deux foyers de lumière, Désormais l'histoire du
globe précédera celle de ses habitants.
Partout on voyait la philosophie mêler ses fruits aux fleurs de la
littérature, et l'Encyclopédie était annoncée. C'est l'Angleterre qui
avait tracé ce vaste bassin où doivent se rendre nos diverses
connaissances ; mais il fut creusé par des mains françaises. L'éclat de
cette entreprise rejaillit sur la nation et couvrit le malheur de nos
armes. En même temps, un roi du Nord faisait à notre langue l'honneur que
Marc-Aurèle et Julien firent à celle des Grecs : il associait son
immortalité à la nôtre. Frédéric voulut être loué des Français comme
Alexandre des Athéniens. Au sein de tant de gloire parut le philosophe de
Genève. Ce que la morale avait jusqu'ici enseigné aux hommes, il le
commanda, et son impérieuse éloquence fut écoutée. Raynal donnait enfin
aux deux mondes le livre où sont pesés les crimes de l'un et les
malheurs de l'autre. C'est là que les puissances de l'Europe sont appelées
tour à tour au tribunal de l'humanité, pour y frémir des barbaries
exercées en Amérique : au tribunal de la philosophie, pour y rougir des
préjugés qu'elles laissent encore aux nations ; au tribunal de la
politique, pour y entendre leurs véritables intérêts, fondés sur le
bonheur des peuples.
Mais Voltaire régnait depuis un siècle, et ne donnait de relâche ni à ses
admirateurs ni à ses ennemis. L'infatigable mobilité de son âme de feu
l'avait appelé à l'histoire fugitive des hommes ; il attacha son nom à
toutes les découvertes, à tous les événements, à toutes les révolutions de
son temps, et la renommée s'accoutuma à ne plus parler sans lui. Ayant
caché le despotisme de l'esprit sous des grâces toujours nouvelles, il
devint une puissance en Europe, et fut pour elle le Français par
excellence, lorsqu'il était pour les Français l'homme de tous les lieux et
de tous les siècles. Il joignit enfin à l'universalité de sa langue son
universalité personnelle ; et c'est un problème de plus pour la postérité.
Ces grands hommes nous échappent, il est vrai ; mais nous vivons encore de
leur gloire, et nous la soutiendrons, puisqu'il nous est donné de faire
dans le monde physique les pas de géant qu'ils ont faits dans le
monde moral. L'airain vient de parler entre les mains d'un Français,
et l'immortalité que les livres donnent à notre langue, des automates vont
la donner à sa prononciation. C'est en France et à la face des
nations que deux hommes se sont trouvés entre le ciel et la terre, comme
s'ils eussent rompu le contrat éternel que tous les corps ont fait avec
elle ; ils ont voyagé dans les airs, suivis des cris de l'admiration et
des alarmes de la reconnaissance. La commotion qu'un tel spectacle a
laissée dans les esprits durera longtemps, et si, par ses découvertes, la
physique poursuit ainsi l'imagination dans ses derniers retranchements, il
faudra bien qu'elle abandonne ce merveilleux, ce monde idéal d'où elle se
plaisait à charmer et à tromper les hommes : il ne restera plus à la
poésie que le langage de la raison et des passions.
Cependant l'Angleterre, témoin de nos succès, ne les partage point. Sa
dernière guerre avec nous la laisse dans la double éclipse de la
littérature et de sa prépondérance, et cette guerre a donné à l'Europe un
grand spectacle. On y a vu un peuple libre conduit par l'Angleterre à
l'esclavage, et ramené par un jeune monarque à la liberté. L'histoire de
l'Amérique se réduit désormais à trois époques : égorgée par l'Espagne,
opprimée par l'Angleterre et sauvée par la France.
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