Histoire de la
Nouvelle-France
Royaume de
France |
La colonie française
de la
Louisiane
(1682-1762)
(1800-1803)
|
La Louisiane fut une colonie française au sein de la Nouvelle-France de 1682 à 1762, alors que
sa partie occidentale était cédée à l'Espagne au traité de
Fontainebleau. L'année suivante, Louis XV accordait aux Britanniques les territoires de la Louisiane situés à
l'est du Mississippi, à l'exception de La Nouvelle-Orléans qui restait
espagnole (Louisiane espagnole de
1763 à 1800). La Louisiane espagnole allait redevenir française en 1800 pour être vendue
aux États-Unis en 1803.
Avis: cette
page a été révisée par Lionel Jean, linguiste-grammairien. |
Plan de l'article
Le continent nord-américain était
déjà habité lorsque les Européens sont venus le coloniser. On ignore la date de
l'arrivée des nations autochtones en Amérique, mais les découvertes
archéologiques nous indiquent que l'est du continent est habité depuis près de
12 000 ans. Avant l'arrivée des Européens, il existait une population autochtone
disséminée par petits groupes sur différents points du territoire. Cette
population était de très faible densité. Dans toute l'Amérique du Nord, certains
anthropologues estiment à environ 1,5 million la population autochtone au début
du XVIe siècle, dont 220
000 dans ce qui est aujourd'hui le Canada de l'Atlantique au Pacifique.
1.1 Les autochtones de la
Louisiane
Pour ce qui est des populations autochtones de
la Louisiane, c'est-à-dire la très vaste région qui s'étendait du golfe du
Mexique aux Grands Lacs, elles se chiffreraient à moins de 50 000, mais à
quelque 400 000 sur la côte du Pacifique, le Texas et le Mexique actuels. En
Louisiane, ce nombre
de 50 000 devait fondre très rapidement. Les pères jésuites ont estimé que
là où les Français s'étaient établis, seuls 15 % des Amérindiens ont pu résister
aux vingt premières années de la colonisation. Les maladies infectieuses,
l'alcoolisme et les guerres tribales suscitées par les Français et les
Britanniques au nom de leurs propres intérêts ont décimé les populations
autochtones.
De
l'Atlantique au Pacifique en passant par l'Arctique, l'Amérique du Nord était
habitée par ces peuples que les explorateurs européens nommèrent par ignorance «Sauvages»
ou «Indiens». Cet emploi est confirmé par Voltaire qui écrivait en 1756 dans
Essai sur les mœurs et l'esprit des nations :
Nous leur
avons rarement donné le nom d'Indiens, dont nous avions très mal
à propos désigné les peuples du Pérou et du Brésil. On n'appela ce pays
les Indes, que parce qu'il en venait autant de trésors que de
l'Inde véritable. On se contenta de nommer les Américains du Nord
Sauvages. |
En réalité, les Français ont
généralement
utilisé le mot «Sauvages» (au pluriel) comme terme générique pour désigner les
Amérindiens; ce mot signifiait à cette époque «habitants des bois», ce qui n'avait rien de
péjoratif. Quant aux Britanniques, ils préféraient le terme «Indians» ("Indiens"). Voltaire employait le mot «Américains»
pour désigner les autochtones de l'Amérique (Louisiane), comme il utilisait aussi
«Canadiens» pour désigner les Amérindiens habitant le Canada. Dans Nouveaux
Voyages aux Indes occidentales (1768), Jean-Bernard
Bossu, capitaine d'une Compagnie franche de la Marine en Louisiane,
utilise lui aussi le mot «Américains», mais il s'agit là encore d'une rare exception:
Les habitants [de La
Nouvelle-Orléans] y sont de quatre sortes, a sçavoir, Européens,
Américains, Africains ou Nègres et Métis. Les Métis sont ceux qui
naissent des Européens et des naturels du pays que nous appellons
Sauvages. |
Lorsqu'ils voulaient parler d'un individu en particulier, les Français se servaient de son nom ou
de celui de sa nation. En Nouvelle-France, on employait aussi le mot «Barbares» pour
désigner les autochtones ennemis des Français, en l'occurrence les Natchez en
Louisiane,
alors qu'au Canada le même terme était synonyme d'«Iroquois».
On connaît plusieurs de ces peuples
autochtones installés sur ce grand
territoire de la Louisiane: Ohio, Illinois, Natchez, Atakapa, Opelousa, Caddo, Tunica, Arkansa,
Koroa, Yazoo, Houma, Bayougoula, Acolapissa, Mugulasha, Okelousa, Quinapisa,
Tangipahoa, Chitimacha, Sioux, Washa et Chawasha. Autour du Mississippi
vivaient surtout les Houma, les Bayogoula, les Acolapissa, les Quinapisa, les
Mugulash, les Tangipahoa, les Okelousa.
Groupe
de langues |
Nom français |
Nom anglais
|
Localisation au
XVIIe siècle |
Alliance
|
Algonquin |
Chiens |
Cheyenne |
Nebraska |
française |
Illini, Illiniouk |
Illiniwek |
Illinois |
française |
Pied-Noir |
Black Foot |
Alberta, Montana |
française |
Poutéouatami |
Potawatomi |
Ohio, Indiana |
française |
Saulteulx, Odjibouek |
Ojibwa |
Minnesota, Michigan |
française |
Renards |
Fox |
Wisconsin |
indéterminée |
Sacs |
Sauk |
Wisconsin |
indéterminée |
Puan |
Winnebago |
Wisconsin |
indéterminée |
Ménomini |
Menominee |
Wisconsin |
indéterminée |
Miami |
Miami |
Illinois |
française |
Kikapoux |
Kikapoo |
Ohio, Michigan |
française |
Chouanons |
Shawnee |
Ohio, Pennsylvanie |
française |
Muskoguin
|
Chacta |
Choctaw |
Mississippi |
française |
Chicacha, Têtes-Plates |
Chickasaw |
Mississippi, Alabama |
anglaise |
Crics |
Creek |
Carolines |
anglaise |
Natchez |
Natchez |
Mississippi, Louisiane |
indéterminée |
Bayogoula |
Bayogoulas |
Louisiane |
française |
Houma |
Houmas |
Louisiane |
française |
Alibamon |
Alabama |
Alabama |
anglaise |
Chéraqui |
Cherokee |
Carolines |
anglaise |
Quinipissa |
Quinipissas |
Louisiane |
française |
Yamassi |
Yamasee |
Floride |
anglaise |
Sioux |
Quipa |
Quapaw |
Arkansas
|
française
|
Ponca |
Poncas |
Missouri |
française
|
Osagé |
Osages |
Missouri |
indéterminée |
Kansa |
Kansas |
Missouri,
Kansas |
indéterminée |
Dakota |
Dakotas |
Minnesota,
Dakotas |
indéterminée |
Lakota |
Lakotas |
Montana |
indéterminée |
Nakota |
Nakotas |
Iowa |
indéterminée |
Iowa |
Ayohouais |
Iowa |
Iowa |
française |
On peut consulter une carte illustrant la
présence amérindienne en Louisiane vers
1720 (voir la carte de la
présence amérindienne en Louisiane).
1.2 Les relations
franco-amérindiennes
De façon générale, les relations entre les Français et les Amérindiens furent
cordiales, dans la mesure où l'on effectue des comparaisons avec les Espagnols et les Britanniques. En effet,
les Espagnols semaient la terreur parmi les autochtones par leur politique
agressive; les Britanniques pratiquaient la ségrégation et le racisme en
accaparant les terres indiennes pour développer l'agriculture. Du fait que les
Français n'étaient pas nombreux en Louisiane, ils durent compter sur leurs
alliés amérindiens. Il y a bien eu des conflits entre les Français et les
Amérindiens, dont des mises en esclavage, mais les relations franco-amérindiennes furent
surtout fondées sur le dialogue et la coopération,
parce qu'il n'était pas possible d'agir autrement, en ce qui concernait les Français.
1.3 Les conflits avec les
autochtones
|
Malgré ces relations
généralement cordiales avec les autochtones, il y eut des conflits
avec au moins deux nations en Louisiane: les Natchez et les Chicachas, des
peuples alliés aux Britanniques. Les Natchez se
sont révélés les adversaires les plus farouches des Français en Louisiane, à
l'instar des Iroquois au Canada et des Abénaquis (Acadie) pour les Britanniques
du nord-est de la
Nouvelle-Angleterre. En 1729, stimulés par les Britanniques de la Caroline, les
Natchez massacrèrent quelque 200 colons (hommes, femmes et enfants) et soldats
français, ainsi que 60 esclaves noirs, au fort Rosalie (Basse-Louisiane); ils
firent aussi des prisonniers, dont une cinquantaine de femmes françaises et une
centaine d'esclaves noirs. Alors que
Étienne de Périer était
gouverneur, les autorités françaises ripostèrent l'année suivante et anéantirent
cette nation avec l'aide de guerriers chactas alliés, de miliciens canadiens et
de soldats français.
Quelque 500 survivants natchez furent déportés ou réduits
en esclavage dans la colonie de Saint-Domingue (Haïti). En proie à la peur,
beaucoup de colons français regagnèrent alors la France. Il faudra attendre en
1739 pour qu'une armée française de 4000 hommes (dont beaucoup de miliciens et
d'Amérindiens alliés) réussisse à «pacifier» le
territoire, notamment avec les Chicachas (Chickasaw). |
La guerre contre les Natchez et les Chicachas
en Louisiane, ainsi que les guerres contre les Iroquois et les Renards au
Canada, constituent des exemples qui démontrent que les Français ne furent pas
totalement épargnés des conflits avec les Amérindiens.
|
La région de la Louisiane était dépourvue d'or et demeurait
difficile d'accès. C'est pourquoi elle fut négligée par les Espagnols qui
ne s'y implantèrent pas. Bien longtemps après les incursions sans lendemain des
Espagnols dans la région du Mississippi, des Français, sans doute guidés par
l'aventure, se lancèrent à la découverte des pays situés à l'ouest et au
sud de ce qu'on appelait le Canada. La plupart de ces coureurs des bois, déserteurs de
la marine ou de l'armée, colons du Canada, explorateurs d'occasions, etc., nous
sont aujourd'hui inconnus, sauf Louis Joliet chargé par
l'intendant Jean Talon
d'une mission d'exploration «à la découverte de la mer du Sud». |
En passant par les Grands Lacs, Louis
Joliet, aidé du père Marquette, découvrit le Mississippi (désigné alors sous le
nom de fleuve Colbert) en juin 1673,
mais les deux explorateurs considérèrent leur mission comme accomplie
avant d'arriver au golfe du Mexique. Encore aujourd'hui, plusieurs historiens
estiment que l'on doit considérer Joliet et Marquette comme les véritables
découvreurs du Mississippi et ne reconnaissent à
l'explorateur Robert
Cavelier de La Salle que le mérite d'avoir descendu le
fleuve jusqu'au golfe du Mexique. Pourtant, à l'époque, le gouverneur de la
Nouvelle-France, Joseph-Antoine Lefèbre de
La Barre, écrivait au
ministre Colbert de
ne pas faire «grand cas de la découverte que La Salle a faite de l'embouchure de
la rivière Mississippi, [car] ce que l'on en dit ne paroit pas de grande utilité
et est accompagné de beaucoup de mensonges». Au moment de la vente de
la Louisiane aux États-Unis en 1803, la Louisiane allait cependant représenter le
tiers des États-Unis actuels (voir
la carte).
2.1 Cavelier de La Salle et
la fondation de la Louisiane
René-Robert Cavelier de La Salle
(1643-1687) gagna le
confluent de l'Illinois et du Mississippi en 1682, puis donna le nom de
Louysiane
aux régions traversées durant cette expédition, en l'honneur du roi
Louis XIV (le suffixe -ane signifiant «le pays de»),
mais c'est la graphie Louisiane qui resta (avec un «i» en lieu
et place du «y»).
|
La prise de possession officielle de la nouvelle colonie se déroula le 9 avril 1682.
Au pied d'une croix fut enterrée une plaque de plomb portant, d'un côté, les
armes de la France avec une inscription en latin:
Ludovicus Magnus regnat nono Aprilis MDCLXXXII,
et, de l'autre, Robertus Cavelier, cum domino de Tonty, legato, R.P. Zenobio
Membre, Recollecto, et viginti Gallis, primus hoc flumen, inde ab Ilineorum pago
enavigavit, ejusque ostium fecit pervium nono Aprilis anni MDCLXXXII.
Une telle inscription en latin était courante à l'époque, car elle était
en principe comprise par tous les explorateurs européens, contrairement au
français ou à l'anglais.
À gauche, on voit une lithographie («Prise de
Possession de la Louisiane et du Fleuve Mississippi au nom de
Louis XIV,
par Cavelier de La Salle») dessinée par Jean-Adolphe Bocquin dans les
années 1870, qui décrit la prise de possession de la Louisiane par Cavelier
de La Salle en 1682; celle-ci contribua à en faire l'un des héros du
premier empire colonial français. Vêtu d'un manteau écarlate
galonné d'or et au son d'hymnes triomphants et de salves de
mousqueterie, Robert Cavelier de La Salle donne
lecture de l'acte de naissance de la Louisiane.
|
Ce
texte vaut d'être reproduit ici, car il constitue une pièce importante de
l'anthologie coloniale du XVIIe siècle:
De par très haut, très puissant, très invincible et
victorieux prince Louis le Grand, par la grâce de Dieu Roy de France et de
Navarre, quatorzième de ce nom, ce jourd'hui, neuvième avril mille six
cent quatre-vingt-deux, Je, en vertu de la commission de Sa Majesté, que
je tiens en main, prêt à la faire voir à qui il pourrait appartenir, ai
pris et prends possession, au nom de Sa Majesté et des successeurs de sa
couronne, de ce pays de la Louisiane, mers, havres, ports, baies, détroits
adjacents, et toutes les nations, peuples, provinces, villes, bourgs,
villages, mines, minières, pêches, fleuves, rivières, compris dans
l'étendue de ladite Louisiane, depuis l'embouchure du grand fleuve
Saint-Louis du côté de l'Est, appelé autrement Ohio, Olighin Sipou ou
Chukagoua, et ce du consentement des Chikacha et autres peuples y
demeurant, avec qui nous avons fait alliance, comme aussi le long du
fleuve Colbert ou Mississippi et rivières qui s'y déchargent, depuis sa
naissance au-delà du pays des Sioux ou des Nadouesioux, et ce de leur
consentement et des Ohotante, Ilinois, Matsigamea, Akansa, Natchè, Koroa,
qui sont les plus considérables nations qui y demeurent, avec qui nous
avons fait alliance par nous ou gens de notre part, jusqu'à son
embouchure dans la mer ou golfe de Mexique, environ les vingt-sept degrés
d'élévation du pôle septentrional jusqu'à l'embouchure des Palmes, sur
l'assurance que nous avons eue de toutes ces nations que nous sommes les
premiers Européens qui aient descendu ou remonté ledit fleuve Colbert.
Proteste contre tous ceux qui voudraient à l'avenir
entreprendre de s'emparer de tous ou chacun desdits pays, peuples, terres
ci-devant spécifiés, au préjudice du droit que Sa Majesté y acquiert, du
consentement des susdites nations, de quoi, et de tout ce que besoin
pourra être, prends à témoin ceux qui m'écoutent et en demande acte au
notaire présent pour servir ce que de raison. |
Le document fut contresigné par douze des personnes présentes. Le père Membré entonna l'hymne Vexilla Regis («Aujourd'hui, l'étendard
du roi») et poursuivit avec
l'hymne Domine salvum fac regem («Seigneur, sauve le roi»). La cérémonie se termina avec les cris de «Vive le Roy»,
du moins d'après le compte rendu de l'officier ministériel. On ne saura jamais ce qu'en pensèrent
les «Sauvages» qui n'avaient sans doute retenu du discours de Cavelier que les
noms amérindiens des nations citées.
Pendant que Cavelier de La Salle posait
symboliquement la première pierre d'une colonie qui s'étendait du Canada au
golfe du Mexique,
Louis XIV était très préoccupé avec ses architectes par
les plans de Versailles et le choix des luminaires, un projet qui coûtait cher et
causait beaucoup de souci aux responsables des finances royales. Puis Cavelier de La Salle repartit
au Canada en ne laissant derrière lui que des «Sauvages» qui ne parlaient pas la langue
officielle de «leur» pays. Pendant ce temps, Louis XIV écrivait, le 5 août 1683,
ces mots au gouverneur général de La Barre
:
Je suis persuadé comme
vous que la descouverte du Sr de La Salle est fort
inutile et il faut dans la suitte empescher de pareilles entreprises qui ne vont
qu'à desbaucher les habitans par l'espérance du gain, et à diminuer la ferme des
castors. |
En réalité, Louis XIV ne contestait pas l'audace de La Salle d'avoir
conçu de vastes projets pour l'agrandissement du royaume de France, mais
était aussi d'avis que l'esprit idéaliste de l'explorateur lui faisait prendre ses
désirs pour des réalités. Par ailleurs, les colonies coûteuses et peu rentables
n'avaient pas la faveur des banquiers du roi ni des commerçants. La Louisiane
apparaissait davantage comme une source de dépenses nouvelles que comme un moyen
d'acquérir des richesses futures.
Le 14 mars 1684, M. de La Salle recevait néanmoins ses lettres patentes le
nommant «gouverneur de toutes les contrées de l'Amérique septentrionale
soumise et à soumettre du fort Saint-Louis des Illinois jusqu'à la Nouvelle-Biscaye», c'est-à-dire les possessions espagnoles bordant le golfe du
Mexique. Le fondateur de la Louisiane connut toutefois une fin tragique en
mourant assassiné, le 19 mars 1687, près du fort Saint-Louis du Texas. Comme le Canada, l'Acadie et Terre-Neuve, la Louisiane fut placée sous la tutelle directe de la couronne de France (voir
la carte de la Nouvelle-France), mais pendant une dizaine d'années le
Roi-Soleil eut bien autre chose à faire que de s'occuper de la lointaine
Louisiane: une longue guerre commençait en Europe, la guerre de la Ligue
d'Augsbourg (1688-1697), au cours de laquelle la
France devait combattre dix nations, dont l'Angleterre, le royaume d'Écosse, les
Provinces-Unies, le Saint-Empire, le duché de Savoie, l'Espagne, le Portugal, la
Suède, etc.
2.2 L'organisation de la
Nouvelle-France
|
Avant
le traité
d'Utrecht de 1713, la Nouvelle-France
comprenait cinq colonies: le Canada
(incluant les «Pays d'en haut» ou région des Grands Lacs), l'Acadie
(aujourd'hui la Nouvelle-Écosse), la Baie du
Nord (aujourd'hui la baie d'Hudson),
Terre-Neuve (que la
France partageait avec la Grande-Bretagne sous le nom de
Plaisance) et la Louisiane (voir
la carte agrandie de la Nouvelle-France avant 1713). Si le
Pays-d'en-Haut faisait partie du Canada, le
Pays des
Illinois, appelé aussi Haute-Louisiane, était rattaché à la
Basse-Louisiane. Après le traité d'Utrecht, la Nouvelle-France
vit son territoire réduit: celui-ci comprenait alors le Canada, l'Acadie
continentale (aujourd'hui le Nouveau-Brunswick), l'Île-Royale (le Cap-Breton et
l'île Saint-Jean, aujourd'hui l'île du Prince-Édouard) ainsi que la
Louisiane.
En principe, chacune des
colonies possédait son gouverneur local et son administration
propre. Cependant, la Nouvelle-France était relativement unifiée en
vertu des pouvoirs conférés au gouverneur du Canada, obligatoirement
un militaire de carrière, qui résidait à
Québec, mais était en même temps gouverneur général de la
Nouvelle-France. |
Autrement dit, les colonies de
l'Amérique française étaient administrées par un gouverneur local, mais aussi
par un gouverneur général à Québec ainsi que par le roi et ses ministres à
Versailles.
Le gouverneur général de la
Nouvelle-France avait donc autorité pour intervenir dans les affaires des autres
colonies de l'Amérique du Nord, y compris en Louisiane. En temps de guerre, le commandement suprême de
la Nouvelle-France était à Québec, mais après 1748 le gouverneur du Canada ne
put commander les troupes françaises stationnées à Louisbourg, parce que ce
pouvoir relevait directement de Versailles.
En temps normal, tout gouverneur local devait
non seulement rendre des comptes au roi et au
ministre de la Marine,
mais également au gouverneur général et à l'intendant de Québec. Certains
gouverneurs généraux ont considéré les colonies voisines comme leur arrière-cour
et sont intervenus régulièrement, souvent même sans en aviser le gouverneur
local, tant à Terre-Neuve (Plaisance) qu'en Acadie ou en Louisiane. En théorie, la
Nouvelle-France était gouvernée par un seul chef militaire pour toutes les
colonies. Toutefois, la distance et les difficultés des communications rendaient la
mainmise du gouverneur général de Québec parfois aléatoire. En Louisiane, La
Nouvelle-Orléans se trouvait à plusieurs milliers de kilomètres au sud de
Québec, alors que les communications étaient limitées entre les petits centres urbains
et les forts français. Dans les faits, le gouverneur de la Louisiane (voir
la liste) disposait
d'une relative autonomie et communiquait souvent directement avec Versailles et
les ministres du roi, sans nécessairement passer par
Québec. En Louisiane, l'intendant était remplacé par un
commissaire-ordonnateur (voir la
liste). Toutes les colonies de la
Nouvelle-France étaient administrées par le secrétaire d'État à la Marine. Les plus célèbres
ministres furent sans nul doute
Jean-Baptiste Colbert, le comte de Maurepas, le comte de Pontchartrain, Antoine-Louis
Rouillé et Étienne-François de Choiseul (voir
la liste).
Bref, la France exerçait un contrôle étroit sur ses colonies de
l'Amérique du Nord et avait réussi à y maintenir une unité nécessaire à la défense
de son empire, sans oublier l'alliance avec la quasi-totalité des nations
amérindiennes du continent. Cette cohésion a d'ailleurs fait longtemps la force de la Nouvelle-France par
opposition aux colonies anglaises de la Nouvelle-Angleterre, toutes divisées
entre elles et peu enclines à coopérer. Le système français suscitait l'envie
des Britanniques qui auraient bien apprécié une telle unité pour leurs colonies.
2.3 Un nouvel intérêt pour la Louisiane
Après le traité de Ryswick (1697)
et une fois débarrassé temporairement du souci de la guerre,
Louis XIV tendit
une oreille attentive à ceux qui l'encourageaient à entreprendre la
colonisation de la Louisiane. La politique du gouvernement de Louis XIV évolua
de telle sorte qu'elle devint une politique d’expansion coloniale, ayant comme
objectif d'empêcher l'avancée des Britanniques à l'est des Appalaches et de
contenir les Espagnols situés à proximité du Nouveau-Mexique.
|
Les Français espéraient ainsi que, en étendant leur domination
au-delà de la vallée du Saint-Laurent et du bassin des Grands Lacs
(Pays d'en-Haut et Pays des Illinois) sur tout le bassin du
Mississipi jusqu’au golfe du Mexique, ils limiteraient les
établissements britanniques à une étroite bande de territoire le
long de la côte atlantique.
Le roi ordonna à Pierre Le Moyne d'Iberville
(1661-1706), devenu une légende en France et en Amérique et appelé le «Cid canadien» en raison de ses conquêtes à la baie
d'Hudson et à Terre-Neuve contre les Anglais, de se rendre en
Louisiane pour fonder une colonie française. Du fait des menaces britanniques et espagnoles qui
devenaient plus pressantes, le
ministre Pontchartrain
accepta de fournir les fonds pour une nouvelle expédition. En 1699,
Pierre Le Moyne, sieur d'Iberville, et son frère Jean-Baptiste
Le Moyne (1680-1767) fondèrent une
première colonie au fort Maurepas (aujourd'hui Ocean Springs), tout près
de Biloxi donnant sur le golfe du Mexique. |
Cette partie de l'Amérique
septentrionale était
contestée au moins théoriquement par les Espagnols, mais bien concrètement par
les Britanniques, car la Louisiane les empêchait de s'étendre vers l'ouest.
La Louisiane apparut comme une zone tampon entre les possessions espagnoles et
les colonies britanniques. Aux yeux des autorités métropolitaines, elle formait une région stratégique pouvant servir de barrière contre l'expansion des
Anglais, que ce soit au point de vue territorial ou commercial. Dans une
lettre datée du 31 mai 1701, le ministre de la Marine,
le comte
de Pontchartrain,
fit part au gouverneur de la Nouvelle-France,
Louis-Hector de
Callières, de la décision du roi de faire
de la Louisiane une colonie distincte du Canada:
J'ay parlé à Sa Majesté
de la proposition que vous faites de mettre la colonie du bas du
Mississipi sous vos ordres. Il ne luy a pas paru que cela pust
convenir, son intention estant de soustenir cet establissement par
la mer. Ainsy vous n'aurez pas beaucoup de communication avec cette
colonie, qui sera trop esloignée de vous, estant certain qu'il sera
plus facile d'y envoyer des ordres de France que de Québec. Vous
verrez par la depesche de Sa Majesté les mesures qu'elle prend pour
empescher que cet establissement ne nuise au Canada. |
Les premiers gouverneurs furent des Canadiens qui possédaient une bonne
expérience des relations avec les Amérindiens.
Pierre Le Moyne d'Iberville fut gouverneur de
la Louisiane de 1699 à 1701. Il est considéré par certains historiens comme le
véritable fondateur de la Louisiane. Dans ses Mémoires (rédigés en 1699
et en 1701) au ministre Pontchartrain,
d'Iberville plaidait pour pour une occupation française de la Louisiane et
croyait qu'un jour les Anglais se saisiraient de toute l'Amérique:
Si la France ne se
saisit pas de cette partie de l'Amérique, qui est la plus belle,
pour avoir une colonie assez forte pour résister à celle qu'a
l'Angleterre dans la partie de l'est depuis Pescadoué jusques à la
Caroline, la colonie anglaise qui devient très considérable
s’augmentera de manière que dans moins de cent années, elle sera
assez forte pour se saisir de toute l’Amérique et en chasser toutes
les autres nations: car, si on fait réflexion, l'on verra que nous
n'augmentons pas dans les Isles à proportion des Anglois, qui sont
gens qui ont l'esprit de colonie, et, quoyqu'ils s'y enrichissent,
ne retournent pas en Angleterre et restent et font fleurir par leurs
richesses et grandes despenses, aulieu que les François les
abandonnent et se retirent, sitost qu'ils ont gagné un peu de bien,
cequi vient de ce que ce sont des mauvais pays et qui ne valent pas
la France. |
D'Iberville avait vu juste à plus d'un
titre. Son objectif était donc d'étrangler les colonies de la
Nouvelle-Angleterre entre le Canada au nord, puis le golfe du Mexique et la
Louisiane au sud et le fleuve Mississippi à l'ouest. En mars 1699, d'Iberville
réussit là où Robert Cavelier de La Salle avait échoué: il trouva, par voie de
mer, l'embouchure du Mississippi. Puis trois expéditions successives, soit en
1699, en 1700 et en 1701, lui permirent de construire les forts Maurepas
(Biloxi), Mississippi et Saint-Louis (Mobile). Pierre Le Moyne d'Iberville
chercha aussi à faire de la Louisiane un véritable fief personnel gouverné par
ses frères ou des personnalités qui lui étaient apparentées.
Mais le problème demeurait
entier: les colons français voulaient pour la plupart retourner en France, ce
qui n'augurait rien de favorable à la colonisation de la Louisiane. Vers 1700, les
colonies britanniques comptaient environ 275 000 habitants, contre 16 500 pour
toute la Nouvelle-France (Canada, Acadie, Plaisance, Louisiane). Malgré ce
déséquilibre, la Nouvelle-France tiendra le coup jusqu'en 1760 parce que les
Treize Colonies souffraient de divisions.
Quant à
Jean-Baptiste Le Moyne,
sieur de Bienville, il fut gouverneur de 1701 à 1713, puis assura un
intérim en 1716-1717, avant de redevenir gouverneur en titre de 1718 à 1724,
et de 1733 à 1743. Il est réputé pour avoir été l'un des meilleurs gouverneurs de la Louisiane. Le
sieur de Bienville, par sa connaissance des langues et des mœurs des
autochtones, gagna leur appui et celui des jésuites.
Les Français, on vient de le souligner, ne se bousculaient pas aux portes pour devenir colons
en Louisiane. Des quelque 60 Français arrivés en 1700, bien peu ont construit une
maison et défriché la terre. Ceux qui avaient quitté la France espéraient
connaître en Louisiane une existence plus facile, mais ils trouvèrent non
seulement un milieu insalubre, mais une absence totale de confort matériel et
une population démunie de tout, y compris de... femmes. On s'efforça alors de
trouver des épouses pour les célibataires, mais il était plus commode de
convoler avec de jolies Indiennes «accueillantes» que d'épouser de rarissimes Françaises. En
1712, à la veille du traité d'Utrecht
(1713), la Louisiane ne comptait que 27 familles établies de façon permanente,
auxquelles s'ajoutaient quelque 200 militaires et fonctionnaires qui, par définition,
résidaient de façon
temporaire.
Par ailleurs, voici ce qu'écrivait en 1713 le gouverneur
Antoine de
La Mothe
(de 1713 à 1716), sieur de Cadillac, au
sujet de la population de la colonie dont le nombre ne dépassait pas 400
habitants, soit plus de 30 familles :
Selon le proverbe: méchant
pays, méchantes gens. On peut dire que c'est un amas de la lie du Canada,
de gens de sac et de corde sans subordination pour la religion et pour le
gouvernement, adonnés au vice, principalement aux femmes sauvages qu'ils
préfèrent aux Françaises. [...] Messieurs les officiers ne sont pas
mieux que leurs soldats. Les Canadiens et les soldats qui ne sont pas
mariés avec des Sauvagesses esclaves prétendent ne pouvoir se dispenser
d'en avoir pour les blanchir et faire leur marmite ou sagamité, et pour
garder leur cabane. |
En fait, la plaie dont souffraient tous les Européens, dès
qu'ils mettaient le pied en terre louisianaise, était le maringouin surnommé «la
malédiction de la Louisiane». Certes, les maringouins ne faisaient pas mourir
tout le monde, mais à cause d'eux il fallait combattre la fièvre jaune, le typhus, la
malaria et le choléra, sans oublier les ouragans qui dévastaient
régulièrement les côtes, puis les alligators qui hantaient les marais et les
rivières, sans parler des couguars, des ours, des reptiles et des... Indiens. Bref,
rien pour attirer en Louisiane des nuées d'immigrants français! Les Français
arrivèrent en petit nombre, la majorité ayant l'intention de remplir un
mandat d'engagés ou de militaires pour une durée de trois ans; leur objectif
était de retourner en France.
2.4 La question religieuse
et les huguenots
L'Église catholique en Louisiane n'a pas joué un rôle aussi
important qu'au Canada.
Comme dans la colonie de Louisbourg ou de
l'Acadie, les membres du clergé étaient réduits en nombre, mais néanmoins
présents. L'évêque était à Québec, donc bien loin de La Nouvelle-Orléans, et
seuls quelques prêtres restaient sur place comme aumôniers. Il y avait
davantage de missionnaires, en particulier des jésuites et des capucins, pour
l'évangélisation des populations autochtones. Viendront ensuite des ursulines du
Canada pour les populations blanches. Dans les faits, le rôle de l'Église fut
supplanté par
l'action des autorités politiques. Rappelons l'article 3 du
Code noir, qui interdisait toute
«autre religion que la religion catholique, apostolique et romaine»:
Article 3
Interdisons tout exercice public d'autre religion que la religion
catholique, apostolique et romaine. Voulons que les contrevenants soient punis comme
rebelles et désobéissants à nos commandements. Défendons toutes assemblées pour cet
effet, lesquelles nous déclarons conventicules, illicites et séditieuses, sujettes à la
même peine qui aura lieu même contre les maîtres qui lui permettront et souffriront à
l'égard de leurs esclaves.
|
Cette directive de
Louis XIV
s'appliquait aussi à la Louisiane, car la colonie relevait de la juridiction de
l'évêque de Québec. Le fait d'interdire la religion protestante ou toute autre
religion ne fit pas vraiment de la Louisiane un grand pays catholique. D'abord, plus
des trois quarts des habitants étaient des Amérindiens qui pratiquaient leurs
religions traditionnelles; plusieurs milliers de Louisianais étaient des
esclaves qui devaient être catholiques sous peine de mort. Quant aux Français
blancs, leur piété était loin d'égaler celle des Canadiens établis en
Nouvelle-France un siècle plus tôt. Selon les registres paroissiaux de l'époque,
la moitié des catholiques de La Nouvelle-Orléans ne faisaient pas leurs Pâques
et n'entraient que rarement dans l'église Saint-Louis. De plus, la rivalité des
pères jésuites avec les Missions étrangères, puis avec les capucins, n'aida en
rien à l'évangélisation des Indiens et à la pratique religieuse en général.
Finalement, le recours massif et brutal à l'esclavage ne favorisa pas le
rayonnement de la religion catholique.
Pendant
que la Louisiane demeurait sous-peuplée en comparaison avec les colonies
britanniques de la Nouvelle-Angleterre, plus de 400
familles huguenotes d'origine française installées en Caroline demandèrent, dès
1712, l'autorisation d'immigrer en Louisiane à la seule condition de pouvoir pratiquer librement leur
religion. Le ministre Pontchartrain
écarta résolument ce projet, car le roi interdisait aux protestants de
s'installer en Nouvelle-France, ce qui incluait la Louisiane.
Pendant ce temps,
les colonies britanniques se peuplaient massivement de protestants venant de
l'Angleterre, de la Hollande et de la France. Plus d'un siècle après la révocation
de l'édit de Nantes (1598),
la Nouvelle-Angleterre comptait, de son côté, 70 000 immigrants d'origine
française, dont la majorité descendait des 14 000 huguenots exilés au cours du
siècle précédent.
Durant son mandat de secrétaire à la
Marine (1669-1690), Jean-Baptiste
Colbert avait, durant quelque
temps, protégé les
huguenots qui ne troublaient plus la France, mais l'enrichissaient, sans oublier
qu'ils exportaient la langue française à l'extérieur du pays. Louis XIV
avait écrit, le 5 août 1683, ces mots au
gouverneur de La Barre :
J'ay escrit à monseigneur l'Evesque de Québec que je maintiendray
toujours les deffenses que j'ay faictes aux Huguenots de passer à
l'Acadie et en Canada, et pour ceulx qui y viendront pour leur
commerce, il peuvent y estre tolerez sans permettre qu'ils y fassent
aulcun exercice de religion. |
Mais, dans le contexte nord-américain de l'époque, les autorités
françaises avaient plutôt l'habitude de se méfier des huguenots parce
qu'ils étaient protestants et que le voisinage des
Britanniques, également protestants, semblait représenter un trop grand risque en
raison de la déloyauté éventuelle des colons huguenots. Les autorités françaises
craignaient la vengeance des huguenots contre la France.
À la fin du Régime français
(1763), on comptait trois fois plus de huguenots
parlant français en Nouvelle-Angleterre, soit 200 000, que dans toute la Nouvelle-France
(Acadie,
Canada,
Louisbourg, Louisiane), soit 90 000.
Le sort de la Louisiane de la Nouvelle-France aurait pu changer si
ces 200 000 Français s'étaient établis en Louisiane ou au nord (Canada) plutôt qu'au sud,
d'autant que les huguenots
étaient réputés pour être de fort bons marchands, négociants, armateurs
et de formidables prêteurs. En raison des persécutions religieuses en
France et en Nouvelle-France, les
huguenots retrouvèrent dans les colonies britanniques une liberté religieuse qui
concourra à leur prospérité et à celle de leur terre d'accueil.
Dans son History of the Huguenot
Emigration to America (1885), l'historien américain Charles W. Baird
considère même que l'intolérance à l'égard des huguenots aurait précipité la
chute de la Nouvelle-France, car ceux-ci se seraient certainement réjouis de
construire un État français dans le Nouveau Monde. Pour cet historien,
l'exclusion des huguenots de la Nouvelle-France constitue même l'une des
erreurs politiques les plus prodigieuses que l'Histoire aura enregistrées:
The privilege
of a permanent residence was granted to none but to Frenchmen
professing the Roman Catholic faith. In this prohibition, religious
intolerance pronounced the down of the French colonial system in
America. The exclusion of the huguenots from New France, was one of
the most stupendous blunders that history records. The repressive
policy pursued by the French government for the next fifty years,
culminating in the revocation of the Edict of Nantes, tended more
and more to awaken and to strengthen among the Protestants a
disposition to emigrate to foreign lands. Industrious
and thrifty, and anxious at any sacrifice to enjoy the liberty of
conscience denied them at home, they would have rejoiced to build up
a French state in the New World. No other desirable class of the
population of France was inclined for emigration. |
[Le privilège d'une résidence
permanente ne fut accordé à aucun Français, sauf pour ceux qui
professaient la foi catholique romaine. À cause de cette
interdiction, l'intolérance religieuse a précipité la chute du
système colonial français en Amérique. L'exclusion des huguenots de
la Nouvelle-France constitue l'une des erreurs les plus prodigieuses
que l'histoire a enregistrées.
La
politique répressive
menée par le gouvernement
français pour les
cinquante
années suivantes,
culminant
lors de la
révocation de l'édit
de Nantes,
a porté de plus de plus de
protestants à se réveiller
et à renforcer
leur
disposition
à émigrer
vers des terres
étrangères.
Industrieux, économes et aptes à n'importe quel sacrifice pour jouir
de la liberté de conscience qu'on leur refusait chez eux, ils se
seraient réjouis de construire un État français dans le Nouveau
Monde.
Aucune autre catégorie
valable
de la population
française n'était plus
disposée à
l'émigration.] |
Le français était
pour la plupart des huguenots leur
langue maternelle : c'était celle qui leur
transmettait les préceptes de leur religion et, pour certains, c'était une
langue de communication commerciale et culturelle dans le monde occidental.
Autrement dit, les huguenots étaient des protestants avant d'être des Français, ce qui correspondait aux mœurs de l'époque.
Par lettres patentes du 12 septembre 1712,
Louis XIV, alors ruiné par la guerre de
Succession d'Espagne, concéda à la Compagnie de Louisiane, dirigée par Antoine
Crozat, marquis du Châtel (1655-1738), le privilège du commerce
exclusif «dans tout le pays situé entre le Nouveau-Mexique et la Caroline et
qu'arrosent le Mississippi et ses affluents», c'est-à-dire la Louisiane.
Cette idée de laisser à une compagnie privée le soin de développer la colonie de
la Louisiane venait du ministre
Pontchartrain (1699-1715). Antoine Crozat était un homme très riche, «le
manieur d'argent le plus puissant du royaume». Lui et ses frères avaient amassé
la plus grande fortune jamais acquise en France.
Jusqu'à ce moment, le roi avait toujours refusé l'introduction de Noirs en
Louisiane. Antoine Crozat obtint le privilège de faire venir chaque année un
bateau de Noirs, ainsi que le monopole de la traite pour le compte des
Espagnols. Il allait devenir l'acteur français le plus important de la traite
négrière. Néanmoins, à l'été 1717, en quête de richesses minières qui
n'existaient pas, Crozat finit par se persuader, en bon homme
d'affaires, que la Louisiane ne constituerait jamais une entreprise
rentable; il restitua à la Couronne de France les privilèges qu'elle lui avait
accordés cinq ans plus tôt, la dette à laquelle il était assujetti s'élevant à
6,6 millions de livres. Il retrouvera provisoirement
une partie de son monopole de la Louisiane de 1723 à 1731 sous le nom de
Compagnie des Indes.
3.1 La Haute-Louisiane et la
Basse-Louisiane
Bien que Cavalier de Lasalle eût pris
possession de la vallée du Mississippi le 6 avril 1682 au nom de la
France et qu'une petite colonie permanente y fût établie en 1698, la
Louisiane dut attendre jusqu'en 1717, sous la régence (1715-1723) de
Philippe
II, duc
d'Orléans, avant d'avoir son premier
gouvernement civil. La nouvelle colonie fut régie selon les lois,
ordonnances et procédures définies dans la «Coutume de Paris», le
recueil des lois civiles de la Ville de Paris codifiée en 1510. En
1718, Jean-Baptiste Le Moyne,
sieur de Bienville, fonda la ville de La Nouvelle-Orléans, en l'honneur du
régent Philippe d'Orléans.
|
En 1717, le territoire appelé «Pays des
Illinois» ou «Haute-Louisiane» (par opposition à la Basse-Louisiane
au sud) et situé au sud des Grands Lacs, fut rattaché à la Grande
Louisiane et non plus au Canada. Le chef-lieu du Pays des Illinois
était Fort-de-Chartres, au point de rencontre du fleuve Mississippi
et du Meramec. Ce territoire s'étendait du sud du lac
Michigan jusqu'au confluent des rivières Mississippi et Wabash au Sud. Sur une
carte d'aujourd'hui, le «Pays des Illinois» représenterait l'Ohio, l'Indiana,
l'Illinois et une partie du Kentucky (voir
la carte).
À partir de 1717, la Louisiane compta donc deux
territoires de peuplement: la Haute-Louisiane au nord et la Basse-Louisiane au sud
(voir la carte de gauche). Mais les agglomérations de la
Haute-Louisiane et celles de la Basse-Louisiane demeuraient très
éloignées les unes des autres, car environ 1000 km de distance
séparaient Fort-de-Chartres de La Nouvelle-Orléans. La seule façon
de voyager entre les deux territoires était de naviguer sur le
Mississippi. La remontée pouvait prendre trois ou quatre mois; la
descente, trois ou quatre semaines.
Vers les
années 1720, une chaîne de forts, établis tout le long du
Mississippi, assura les communications entre la Haute et la
Basse-Louisiane. Des fortins furent aussi érigés sur les bords des
fleuves Arkansas et Missouri. C'est de cette façon que la Louisiane
pouvait étendre sa zone d'influence. Les forts construits par les
Français en Louisiane furent très nombreux, du sud des Grands Lacs
jusqu'au delta du Mississippi:
voir la liste complète à ce sujet.
|
La
Haute-Louisiane possédait un intérêt stratégique indéniable à plusieurs
titres: non seulement c'était une région riche pour l'agriculture et les
richesses naturelles, mais aussi pour sa situation centrale en
Nouvelle-France. En effet, la Haute-Louisiane, notamment le pays des
Illinois, était à mi-chemin entre le Canada et la Basse-Louisiane. Voici à
ce sujet le témoignage d'un Français anonyme en date de 1755 (cité par le
Centre des archives nationales d'outre-mer):
Ce qu'on appelle Illinois est le pays compris entre la Belle Rivière
et le Mississippi depuis la fourche jusqu'à la rivière des Illinois,
touttes ces terres sont belles et abondantes en tout climat est
froid et très sain [...]. L'on doit regarder le quartier des
Illinois comme le centre de la Nouvelle-France qui doit par ses
forces secourir le Canada et la Louisiane, les nourrir de ses grains
et bestiaux. enrichir leur commerce par les lins et les chanvres
qu'ils peuvent recueillir, par la quantité prodigieuse de
pelleteries qu'on peut tirer du nord, du nord-ouest et du ouest, par
ses salines, bois, ses mines de plomb, de cuivre et de fer, il est
plein de carrières propres à bâtir et à faire de la chaux, l'on
assure qu'il y a du plâtre, du soufre et du salpêtre, mais il faut
commencer pas preserver ce pays il peut estre encore temps. |
Ce texte illustre
bien l'importance du Pays des
Illinois considéré comme un grenier à blé, un réservoir de mines et un
territoire de traite de la fourrure, mais le peuplement restera toujours
trop faible pour exploiter les richesses naturelles du pays tant pour le
profit du Canada que pour celui de la Basse-Louisiane. Les Amérindiens
seront toujours beaucoup plus nombreux, les Français ne constituant qu'une
petite minorité.
3.2 Le rôle de John Law en
Louisiane
John Law (1671-1729) —
qu'on appelait "Jean Lass" en France —, de religion
protestante, était un aventurier, un banquier et un
économiste d'origine écossaise; il possédait des terres et des propriétés en
France et connaissait fort bien la langue française. En 1715, l'année de la mort de
Louis XIV, Law offrit ses services
d'économiste au régent Philippe d'Orléans. La situation financière de la
France frôlait la catastrophe, car l'ancien roi avait trop dépensé pour ses
guerres et ses constructions. Le régent décida d'adopter les théories de
John Law, car elles pouvaient permettre de régler le problème de
l'endettement et de relancer l'économique du pays. Pour John Law, le grand
principe économique était que l'argent constituait un moyen d'échange et non
pas une richesse en soi; il introduisit le billet de banque en France. En 1717,
il voulut
donner l'exemple en se lançant lui-même dans le grand commerce d'outre-mer
et en créant la Compagnie d'Occident, après avoir racheté la Compagnie du
Mississippi créée en 1713 par le financier Antoine Crozat. Il fit valoir
auprès du grand public qu'il avait lui-même investi en Louisiane. Par la
suite, il entreprit une vaste opération de propagande en faveur de la
colonisation en Louisiane.
- Le privilège exclusif du
commerce
|
En tant que «repreneur» de l'entreprise
louisianaise par l'entremise de la Compagnie des Indes (issue de la
Compagnie d'Occident en Europe), John Law réorganisa l'exploitation
de la colonie. Il obtint le privilège
exclusif du commerce en Louisiane.
En plus de deux ans, c'est-à-dire entre 1717
et 1720, souvent par de
douteuses méthodes de recrutement, John Law réussit à faire passer en
Louisiane plus de 7000 personnes, dont plus de 1500 enlevées de force :
des forçats rescapés des galères, des vagabonds ou mendiants ramassés dans les rues
de Paris, des fraudeurs de tabac, des déserteurs,
des femmes dites «de mauvaise vie» (quelque 200 prostituées et condamnées de droit
commun), etc. L'une d'elles, nommée Marie-Anne Lescaut, a inspiré
l'héroïne de l'abbé Prévost dans Manon Lescaut.
En fait, Law avait profité de la politique de
bannissement mise en place par la Régence pour se débarrasser
d'individus indésirables. Des sociétés de colonisation recrutèrent de nombreux
engagés pour mettre en valeur leurs concessions. |
La
colonie reçut aussi son contingent de fonctionnaires du roi, d'aristocrates marginaux
à la recherche d'une terre d'asile, des artisans engagés par les sociétés concessionnaires
(maçons, forgerons, charpentiers, terrassiers, etc.), de religieux
(ursulines, jésuites, capucins, etc.) et de militaires français (soldats et
officiers).
-
Les filles de la cassette
Pour peupler la
colonie louisianaise, les autorités françaises firent aussi appel à des
«filles de
la cassette» afin de trouver des
épouses aux colons français. Cette expression de «filles de la
casette» désignait les «filles à marier» envoyées de France en Louisiane. Le
mot «cassette» était alors le nom donné au Trésor royal. Les filles à marier
recevaient une dote ou un trousseau qui comprenait «deux paires d’habits,
deux jupes et jupons, six corsets, six chemises, six garnitures
de teste et toutes autres fournitures nécessaires». Quelque 120 jeunes
femmes volontaires, célibataires et orphelines, furent ainsi transportées
entre 1719 et 1721 en Louisiane. Au Canada, on les appelait les «filles du
roy», à ne pas confondre avec les 200 «femmes de mauvaise vie» déportées sur
le Mississippi à la même époque.
-
Le recrutement des colons
Dans l'ensemble, John Law chercha à recruter des colons
blancs venant des pays germaniques, étant donné que les Français envoyés
antérieurement en Louisiane n'avaient pas donné satisfaction. Plus
particulièrement, Law espérait pouvoir recruter de nombreux agriculteurs et
artisans pour les immenses terres que la Compagnie des Indes venait de lui
concéder le long de la rivière Arkansas. Pour ce faire, il fit imprimer des
brochures publicitaires dans les États germaniques voisins de la France. Ces
colons «allemands» furent recrutés en Alsace, dans le Wurtemberg, dans le Palatinat,
en Franconie, dans le
Brandebourg, en Bavière, même dans les pays baltes. Il en fit venir aussi de
l'Italie, de la Suède et de l'Espagne, en plus des régiments suisses, irlandais
et écossais. Le fait de les appelés des «Allemands» est ambiguë parce que le
terme comprenait les
ressortissants du Saint-Empire germanique, mais aussi des Alsaciens, des Suisses, des
Lorrains, voire des Baltes et des Écossais.
Les brochures présentaient la vie en
Louisiane de façon idyllique et trompeuse en décrivant la colonie comme «un pays
où abondent les mines d'or, d'argent, de cuivre et de plomb, qui offrent des
activités variées et un sol très fertile». Beaucoup d'«Allemands» prêtèrent foi à
cette publicité. Plus de 4000 d'entre eux se seraient rendus au port de Lorient
(dans la sud-ouest de la Bretagne), parfois par villages entiers, maire en
tête, afin de s'inscrire comme «engagés». Mais plus de la moitié
des «Allemands» décédèrent à Lorient avant de s'embarquer; seulement 1300
d'entre eux seraient montés à bord des sept navires de la Compagnie; les deux tiers
moururent en mer. Finalement, il en resta environ 300 pour descendre à La Nouvelle-Orléans.
Au début de 1722, les «Allemands» vivaient dans quatre
bourgs situés à une quarantaine de kilomètres à l'ouest de La Nouvelle-Orléans:
Hoffen, Marienthal, Augsbourg et Carlstein
(Charlesbourg). La population était évaluée à quelque 330 individus au mois
de février ou de mars de 1722. Au moment de la cession de la colonie à l'Espagne
(1762), leur nombre atteignait 1268 Blancs en plus de 535 esclaves
noirs, ce qui témoignait de la prospérité de cette communauté.
En juillet 1720, le nombre d'actions
émises par la Compagnie des Indes ayant été jugé exagéré, le public français perdit
confiance; ce fut la banqueroute. John Law s'enfuit, ce qui força la Couronne
d'intervenir en liquidant les dettes de la compagnie et en la réorganisant en
profondeur. En janvier 1731, celle-ci rétrocéda la Louisiane à la
Couronne. Tout compte fait, la France, contrairement à l'Angleterre,
investissait peu dans ses possessions et rechignait à y envoyer des colons.
L'objectif était de faire un maximum de profits avec un minimum
d'investissements de façon à augmenter le pouvoir fiscal de la monarchie qui
pouvait ainsi mener une politique expansionniste en Europe. Par voie de
conséquence, la Louisiane est toujours restée une «colonie de garnison», sans
développement agricole ni apport migratoire important.
3.3
La colonie esclavagiste
La Compagnie des Indes décida de créer en Louisiane une
colonie de plantation esclavagiste. En 1719, deux navires venant d'Afrique débarquèrent
environ 500 esclaves enlevés en Guinée. Désormais, les négriers allaient
fournir régulièrement la main-d'œuvre servile que réclamaient les colons
français.
Entre 1718 et 1735, près de 7000 esclaves noirs furent importés en Louisiane,
dont beaucoup de Sénégalais, ce qui est quand même peu
comparativement aux six millions de déportés en Nouvelle-Angleterre. En 1726, on
dénombrait en
Louisiane 1544 esclaves noirs et 229 esclaves amérindiens; l'année
suivante, les esclaves constituaient déjà environ 50 % de la population. À La
Nouvelle-Orléans, on recensait 267 esclaves noirs pour 626 Blancs.
|
La plupart des esclaves venaient du
Sénégal, de l'Angola et du golfe de Guinée.
Une partie d'entre eux fut envoyée dans le
Pays des Illinois
(Haute-Louisiane) pour cultiver les champs ou exploiter les mines,
mais on y a toujours employé davantage d'esclaves amérindiens. En
1742, la proportion des Noirs en Basse-Louisiane diminua, et sur
plus de 6000 Louisianais on comptait 4000 Blancs. Au moment de la
cession de la Louisiane à l'Espagne (1763), on recensera dans la
colonie 4652 Noirs pour 61 esclaves amérindiens. En général, deux
esclaves indiens valaient un esclave noir, ce qui signifiait qu'un
Noir valait plus cher qu'un Indien. |
Par ailleurs, les fuites étaient fréquentes et les désertions équivalaient
à quelque 1000 livres par tête (voir les
marrons). À l'époque, les
petites gens en Nouvelle-France gagnaient de 40 à 120 livres annuellement; une
livre de l'époque
pourrait correspondre aujourd'hui à
environ de 10 à 15 euros, soit de 12 à 18 $ US, ce qui reviendrait à
un salaire annuel variant entre 600 $ et 1800 $. Ainsi, 1000 livres pour un
esclave représentait une somme énorme: il fallait être riche pour posséder plusieurs
esclaves.
- Le Code noir
On aurait intérêt à lire le fameux Code
noir, une ordonnance de Louis XIV et de Colbert destinée à réglementer le
régime de l'esclavage et précisant les devoirs des maîtres et des esclaves.
Ce Code noir (promulgué en 1685), qui compte 60 articles, resta en vigueur dans les
Antilles françaises et en Guyane française jusqu'en 1848 (date de l'abolition définitive
de l'esclavage par la France). Le texte s'adressait au maître, non à l'esclave.
Selon le Code noir, l'esclave est considéré comme un bien «meuble» (art.
44) et un outil qu'il faut maintenir en état de fonctionner. C'est dans ce seul
but qu'on lui accorde des droits, par exemple en imposant au maître le baptême
et le mariage chrétien, en interdisant le travail dominical et pendant les jours
fériés à caractère religieux. Si ce genre de clause était en général respecté,
ce ne fut pas nécessairement le cas pour d'autres contraintes comme la formule
d'affranchissement, ou l'inconduite du maître en matière de relation sexuelle
qui devait entraîner une «obligation de réparation» par le mariage et le passage
de la victime à l'état de femme libre. Le Code interdisait aussi le
mariage et le concubinage interraciaux, mais il ne traitait pas des questions
linguistiques.
En Louisiane
française, le Code
noir subit certaines modifications, surtout après le traité de Paris
de 1763, alors que la Louisiane était devenue espagnole. Par exemple, le Code
noir interdisait aux juifs de
résider dans la colonie et prohibait l'exercice de toute autre religion que
la religion catholique (cf. art. 3 du
Code). Quoi
qu'il en soit, l'application du Code noir ne fut pas systématique en
Louisiane, l'administration coloniale ne pouvant veiller au respect de toutes
les consignes.
- Une espérance de
vie réduite
Un ingénieur militaire français, du nom
de Charles Franquet de Chaville, fit un voyage en Louisiane entre 1720 et
1724. Voici comment il décrit les esclaves dans son Journal de voyage :
Ce sont eux qui font tout le
travail des colonies et dont on se sert comme de bêtes
de somme. Et après qu'on s'en est servy, on les revend.
J’ai trouvé cette maxime si opposée au bon naturel de
l'homme, que je la regarde comme une marque d'une âme
basse et sordide, qui croit que l'homme n'a de liaison
avec l'homme que pour ses besoins et pour sa seule
utilité. |
Pour la plupart des
Européens de l'époque, l'établissement d'une colonie prospère n'était possible que
grâce à une main d'œuvre robuste, docile et
gratuite. Pour l'Église catholique, la traite des esclaves était
justifiée par une «infériorité» inhérente de la race noire, à
laquelle l'esclavage apportait les «bienfaits de l'évangélisation».
Étant donné que l'espérance de vie dans les plantations n'était que
d'une dizaine d'années pour les esclaves, les propriétaires étaient
contraints de s'approvisionner sans cesse pour assurer la bonne
marche de leurs plantations.
Les historiens estiment que, pour dix
ou onze millions de déportés en Amérique, quelque 21 millions d'esclaves
auraient été capturés en Afrique; sept millions seraient devenus esclaves en
Afrique et même les autres seraient décédés dans l'année de leur capture, la durée
d'une «expédition négrière» étant de quinze à vingt mois environ. Ces chiffres
concernent les colonies britanniques, françaises, espagnoles, portugaises et
néerlandaises.
3.4 La
société louisianaise
Après la fondation de La Nouvelle-Orléans, un nombre
croissant de Français et de Canadiens s'établirent alors en Louisiane, plus
précisément à La Nouvelle-Orléans ou à Bâton-Rouge,
à Pointe-Coupée ou au long du Natchez.
La première capitale de la Louisiane fut La Mobile qui céda la place à
Biloxi en
1720, puis à La Nouvelle-Orléans en 1723, où résidait le gouverneur local (voir
la liste); cette
ville
comptait alors 203 habitants. C'est un ingénieur du roi, Adrien de Pauger, qui
fut le véritable bâtisseur de La Nouvelle-Orléans. C'est lui qui nomma les
rues dont les noms subsistent encore aujourd'hui: Royale, d'Iberville,
de
Chartres, de Bourbon, d'Orléans, Saint-Louis, etc. On
peut en lire une liste plus complète
en cliquant ICI,
s.v.p. La malnutrition, le climat et les maladies emportaient généralement
plus de la moitié des nouveaux arrivants, de sorte qu'en 1724 on ne comptait
alors dans toute la Louisiane que 2000 habitants de race blanche.
- Une société
multiethnique
Contrairement au Canada,
la Louisiane devint une société multiethnique et très hiérarchisée : les colons
français et canadiens occupaient le sommet, puis venaient les Indiens et, au bas de l'échelle
sociale et raciale, se trouvaient les Noirs, associés à l'esclavage. C'était une
société tridimensionnelle où les Blancs, les Amérindiens et les Noirs avaient
chacun leur rôle et s'influençaient les uns les autres.
En 1730, la
Compagnie des Indes, affaiblie notamment par la guerre des Natchez, renonça à
ses privilèges; la colonie fut placée sous l'autorité du roi l'année suivante
(1731). En Basse-Louisiane, le contingent blanc atteignait à peine 2500
habitants (Français, Allemands et Canadiens), auxquels il faut ajouter 1800
esclaves noirs et une centaine d'esclaves indiens servant essentiellement à La
Nouvelle-Orléans, la ville la plus importante de la colonie. Pendant que la
«capitale» était remplie de Français et de Canadiens, les concessions le long du
Mississippi étaient peuplées de Noirs. Les Canadiens et le personnel européen
des concessions vivaient habituellement avec des Indiennes, sauf les Allemands
qui étaient arrivés avec leurs familles. Les autres bourgs importants étaient Biloxi
et La Mobile (voir la carte). En 1731, la Haute-Louisiane demeurait beaucoup moins peuplée: on y
comptait 470 Blancs, 180 esclaves noirs et 120 esclaves indiens. Rappelons que
les maladies subies pendant les longues traversées, ainsi que les fièvres
contractées dès l'arrivée, emportaient les deux tiers des émigrants de France.
Quant aux Amérindiens, ils étaient environ 35 000.
Le fait que la Louisiane
fût dépourvue de structures sociales, politiques et religieuses rigides
donnait à tous le sentiment d'une liberté accrue. La fréquentation des Indiens, aux mœurs plus libres, notamment en
matière sexuelle, contribua probablement à l'évolution des mentalités. Les
cas de bigamie n'étaient pas rares et plus d'un Français prenaient un jeune
Indienne comme maîtresse plutôt qu'une «fille de la cassette» plus vertueuse,
c'est-à-dire une jeune fille abandonnée mais «dotée», comme au Canada avec les
«filles du roy».
Bref, la ville de La Nouvelle-Orléans abritait une communauté cosmopolite,
multiraciale et même, par certains aspects, interlope.
- Les coureurs des
bois et les pionniers
|
En 1733, lorsque
Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville redevint gouverneur de la Louisiane,
cette ville de La
Nouvelle-Orléans avait déjà la réputation d'une cité libre et joyeuse, avec
ses fêtes, ses bonnes tables et ses danses. Le recensement officiel de 1735 révèle que vivaient dans
la colonie 2450 Français et 4225 esclaves noirs, pour un total de 6675
habitants. Parmi les recensés, 799 Blancs habitaient La Nouvelle-Orléans avec
925 esclaves noirs et 26 esclaves indiens. Selon certains historiens, ces chiffres,
qui ne tiennent pas compte des militaires (environ un millier d'hommes),
seraient inexacts et certainement en deça de la réalité démographique.
Néanmoins, à la même époque, les
Treize Colonies anglaises comptaient
plus de 800 000 habitants. Bon nombre de coureurs des bois,
traitants, négociants, déserteurs et aventuriers échappaient à tout
contrôle statistique. Comme
au Canada et en Acadie, les coureurs des bois jouèrent un rôle important dans
l'expansion de l'influence française en Amérique du Nord.
|
Cette activité lucrative de la traite
des fourrures
— concernant le chevreuil surtout, mais aussi le
castor gris, l'ours et le bison — était généralement exercée par de jeunes
hommes célibataires. Ils remontaient les affluents du Mississippi, poussés par
l'espoir de trouver de l'or ou de faire du commerce de fourrure ou d'esclaves
avec les Indiens. En contact avec ces derniers, les coureurs des bois apprenaient leurs langues et
prenaient des épouses amérindiennes, parfois de façon temporaire, mais la
plupart du temps sur une base définitive.
Malheureusement, les pionniers
français de la Louisiane furent
pour ainsi dire quasiment toujours abandonnés par Versailles. Les bateaux arrivant de France
étaient généralement rares et le matériel ne suivait pas véritablement, ni les soldats, ni
l'immigration, ni les denrées. La milice française ne dépassa jamais 500 à 900
hommes (contre 15 000 au Canada), plus souvent 400 ou encore moins! Pendant ce temps,
les Amérindiens pouvaient régulièrement aligner des effectifs bien supérieurs à l'armée
française: plus de 3000 sur un total possible de quelque 15 000 guerriers.
- Le marquis de
Vaudreuil
En 1743, le marquis
Pierre
de Rigaud de Vaudreuil (de 1743 à 1753),
un Canadien, fils d'un ancien
gouverneur
général
(Philippe de Rigaud de Vaudreuil), fut nommé
gouverneur de la Louisiane par le
ministre Maurepas.
|
Vaudreuil contribua à marquer La
Nouvelle-Orléans en créant la «bonne société» en Louisiane. Les habitants
virent pour la première fois un carrosse tiré par quatre chevaux. Par la
suite, toutes les épouses des notables exigèrent de leur mari de faire venir de
France des berlines. Vaudreuil se montra un administrateur plutôt
compétent. Il encouragea le défrichement, l'exportation et l'alliance
avec les Amérindiens; il obtint en 1750 l'envoi de
1850 soldats français.
Mais le marquis de Vaudreuil savait que, le 15 mars 1744,
Louis XV avait déclaré la guerre à l'Angleterre et à l'Autriche, alors que
les Canadiens avaient échoué en voulant envahir la Nouvelle-Écosse. Il
savait aussi que le danger pour la colonie de la Louisiane ne pouvait
venir que des Britanniques de la Nouvelle-Angleterre qui, avec ses 800 000
habitants, pouvaient ne faire qu'une bouchée de la Louisiane française.
|
À la fin de l'année 1752, Vaudreuil
apprit qu'il était nommé
gouverneur général de
la Nouvelle-France à Québec. Les Louisianais, qui l'avaient surnommé
«le Grand Marquis», lui accordaient le mérite d'un administrateur brillant
et efficace. Cependant, Vaudreuil ne prévoyait pas qu'il allait, dans quelques années, devoir livrer le Canada aux Anglais pendant
que la France céderait la Louisiane à l'Espagne.
À ce moment-là, la Louisiane formait un immense territoire qui
s'étendait des Grands Lacs jusqu'au golfe du Mexique: la Louisiane de l'époque
était donc considérablement bien plus vaste que l'État américain que l'on
connaît aujourd'hui sous ce nom. En effet, la
Louisiane
comprenait alors une bonne partie de ce qui allait devenir le centre-ouest
des États-Unis avec neuf États américains actuels: l'Arkansas, le Dakota,
l'Iowa, le Kansas, le Missouri, le Montana, le Nebraska, l'Oklahoma, sans
oublier la Louisiane actuelle.
3.5 Les militaires
Généralement impropres à servir à leur
arrivée en Nouvelle-France, les troupes de la Marine devaient être formées
sur place avant de participer à des opérations militaires, ce qui pouvait
durer une année complète. C'est pourquoi le gouverneur général de Québec
préférait des «troupes réglées» prêtes à combattre et non des jeunes recrues
de la Marine. Néanmoins, les Compagnies franches de la Marine resteront les
seules unités militaires régulières à être présentes en permanence au sein
de l'empire colonial français, sauf à partir de 1755, alors que la France
enverra des «troupes de terre».
-
L'origine des soldats
La plupart des
soldats en mission en Louisiane, comme au Canada ou à Louisbourg, étaient
originaires des provinces françaises de la
zone côtière française occidentale.
En Louisiane, ils venaient surtout de la
Bretagne, du Poitou, de l'Aunis, de la Saintonge, de l'Angoumois, de la
Guyenne et de la Gascogne. Les autres venaient la région de Paris ou de
la Bretagne, mais aussi de l'Est (Lorraine, Alsace et
Franche-Comté).
|
Région d'origine pour
l'année 1719-1720 (279 soldats) |
Pourcentage |
Bretagne |
11,6 % |
Normandie |
7,2 % |
Paris et Île-de-France |
15,9 % |
Loire (Anjou, Maine, Touraine, Orléanais) |
11,6 % |
Nord (Artois, Flandre, Picardie) |
6,5 % |
Est
(Alsace, Bourgogne, Champagne, Franche-Comté) |
15,4 % |
Ouest (Poitou, Aunis, Saintonge, Angoumois) |
16,2 % |
Centre (Limousin, Marche, Auvergne, Berry,
Bourbonnais, Nivernais) |
5,6 % |
Sud-Est (Languedoc, Roussillon, Dauphiné, Provence) |
3,9 % |
Sud-Ouest (Guyenne, Gascogne, Béarne) |
5,5 % |
Hors de France |
0,5 % |
Total |
100 % |
|
Le tableau ci-dessus
(cf. Arnaud Balvay)
montre que, pour l'année 1719-1720, les plus importants
contingents sont venus de l'Ouest, de Paris, de l'Est, de la
Bretagne et de la Loire.
Il y eut aussi des régiments suisses, comprenant
quelque 200 officiers et soldats. Après 1750,
de nombreuses unités appartenant aux troupes de terre furent expédiées en
Louisiane après avoir été démobilisées à l'issue de la guerre de Succession
d'Autriche (1740-1748).
- La garnison dans les
forts
Les premiers militaires arrivèrent en
1704, alors qu'une garnison permanente fut établie avec l'arrivée de deux
Compagnies franches de la Marine, fortes de 50 hommes chacune. En février
1707, il ne restait plus que 45 soldats sur une centaine que le roi devait
entretenir dans sa lointaine colonie. En 1715, on
dénombrait cependant 150 soldats dans les forts. En 1721, on comptait huit compagnies,
ce qui correspondait à environ 400 hommes, entretenus par la Compagnie des
Indes. Après la rétrocession de la colonie à la Couronne par la Compagnie
des Indes en 1731, la Louisiane passera l'année suivante à 13 compagnies
(environ 650 hommes), puis à 37 compagnies (environ 1300 hommes) en 1754.
|
Les compagnies étaient rarement complètes en Louisiane. D'abord, au moins 10
% des recrues décédaient en mer avant d'arriver dans la colonie. Ensuite,
une fois qu'elles arrivaient en Louisiane, les maladies en décimaient encore un bon nombre. De
plus, en raison de leur dénuement et des conditions souvent insalubres,
beaucoup de soldats désertaient l'armée française pour tenter de gagner les
établissements anglais ou espagnols dans l'espoir d'une vie meilleure.
Enfin, dans les postes éloignés de la colonie (voir
la carte), certains soldats se
laissaient séduire par l'attrait de la traite des fourrures. De fait, de
nombreux militaires désertèrent la colonie pour se mettre en ménage avec des
Indiennes ou rejoindre la colonie anglaise de la Caroline, où ils furent,
dit-on, bien reçus.
Les troupes des Compagnies franches de
la Marine furent postées dans les forts qui jalonnaient le
Mississippi, du golfe du Mexique jusqu'au sud des Grands Lacs (Pays des
Illinois):
voir la liste complète à ce sujet. |
La Nouvelle-France était un empire fluvial, dont les bases tant au Canada
qu'en Louisiane commandaient les deux grands fleuves (le Saint-Laurent et le
Mississippi) qui donnaient accès à l'intérieur du continent. C'est pourquoi
les forts étaient construits en des lieux qui contrôlaient des voies de
communication (détroit, confluent, portage, etc.), ce qui correspondait bien
souvent à des concentrations d'habitations indiennes ou de petits hameaux
britanniques.
- Les officiers
Les postes militaires relevaient tous du commandant général, qui siégea
d'abord au Biloxi, puis à La Nouvelle-Orléans. Une partie des officiers qui
commandaient les Compagnies franches de la Marine étaient originaires du
Canada; les autres de France. Parmi les officiers des Compagnies franches de
la Marine, il y eut beaucoup de nobles
pauvres tout en étant des fils de Louisianais influents. À compter de 1738, on trouva dans l'armée des «cadets à
l'aiguillette», c'est-à-dire des fils d'officiers en service ou à la
retraite, qui apprenaient leur métier de soldat et devaient être promus à un
grade d'officier, s'ils prouvaient leurs capacités. Ces recrues portaient le
typique cordon d'épaule bleu et blanc appelé «aiguillette». Comme au Canada,
des Louisianais, appelés «Créoles», devinrent officiers dans l'armée,
surtout après 1735. Pour toute la période couvrant 1703 à 1760, il n'y eut
que 27 officiers louisianais. L'organisation militaire des Compagnies franches de la
Marine en Louisiane était semblable à celle du Canada et de l'Acadie.
L'armement, l'uniforme et le mode de recrutement étaient aussi identiques.
- Les relations entre
militaires et Amérindiennes
En raison de l'absence de femmes françaises
dans les colonies de garnison telles la Louisiane et le Pays-d'en-Haut, les
liaisons amoureuses devinrent inévitables entre les militaires et les
Amérindiennes. Si, dans la vallée du
Saint-Laurent, les mariages mixes demeurèrent rares, ils furent nombreux en
Louisiane, sans compter les unions libres. Beaucoup de jeunes Indiennes louaient leurs services aux soldats
en échange de quelques «bagatelles». Pour les jésuites, les forts n'étaient
que des bordels où les Amérindiennes venaient vendre leur corps aux soldats;
on les appelait les «femmes de chasse». Ainsi, Étienne de Carheil
(1633-1726), missionnaire en Haute-Louisiane, affirmait que les Indiennes y
sont «mieux reçues que le castor, de sorte que c'est présentement le
commerce le plus ordinaire».
Sous l'angle moral et religieux, ces
relations paraissaient condamnables, mais au point de vue militaire les
liaisons amoureuses permettaient aux commandants de savoir ce qui se passait
chez les nations amérindiennes. Au plan politique, les unions entre
Indiennes et soldats favorisaient l'alliance franco-amérindienne. Au plan
personnel, les soldats qui se mariaient avec des Indiennes étaient immédiatement
intégrés dans la nation autochtone de l'épouse et bénéficiaient de nombreux privilèges,
liés notamment à la traite des fourrures. Les soldats amélioraient
sensiblement leur qualité de vie, car les femmes indigènes s'occupaient
alors de tout : de la cuisine, du bois de chauffage, de la lessive, des
récoltes, des vêtements, des enfants, etc. Enfin, en matière linguistique, les soldats
s'initiaient aux langues amérindiennes, pendant que les femmes apprenaient
un peu de français.
Les officiers imitèrent souvent les soldats
en ce domaine. Même si plusieurs d'entre eux venaient du Canada où ils
s'étaient mariés, cela ne les empêchait pas de vivre en concubinage avec des
femmes autochtones. Dans ses Relations de la Louisiane et du fleuve
Mississippi où l'on voit l'état de ce grand pays et les avantages qu'il peut
produire (1720), Henri de Tonti (1649-1704), un soldat italien au
service de la France, écrit que «les sauvagesses ne sont pas ordinairement
d'un difficile accès pour les François, surtout pour les chefs», par
ailleurs très recherchés par les Indiennes parce qu'ils pouvaient les
combler de présents. Tonti ajoute: «C'est ainsi que les sauvages appellent
les officiers.» Cette pratique était formellement condamnée par les
autorités, car tout officier devait donner l'exemple, mais rares furent ceux
qui subirent une quelconque condamnation. Seul le commandant d'un fort
risquait une réelle punition, généralement la démission.
Il semble difficile de quantifier les
mariages mixtes, car la plupart des registres de mariage ont été perdus. On
estime qu'au moins le tiers des mariages a pu unir un Français et une
Amérindienne. Les autorités françaises encouragèrent les
soldats démobilisés, surtout ceux mariés à des femmes autochtones, à s'installer en Louisiane
; ils bénéficiaient alors des
mêmes privilèges que ceux qui cultivaient la terre. Le gouvernement espérait
ainsi accélérer le peuplement en incitant les soldats à demeurer dans la
colonie. Mais toutes ces mesures restèrent insuffisantes, car la plupart des
soldats retournaient en France, en abandonnant leur compagne indienne. Le gouverneur
Jean-Baptiste Le Moyne,
sieur de Bienville, croyait qu'il n'était pas possible que les
soldats s'établissent dans un pays aussi hostile:
«Dans un pays aussi chaud que celui-ci, il est impossible qu'un François
soutienne les travaux d'un nouvel établissement sans le secours d'un nègre.»
Or, la plupart des soldats n'avaient guère les moyens de s'acheter un
esclave. Entre 1731 et 1756, plus de 1500 soldats s'installèrent dans la
colonie à l'issue de leur engagement, mais les deux tiers iront vivre à
La Nouvelle-Orléans.
- Les milices
louisianaises
La Louisiane possédait aussi une milice, dont l'organisation
était calquée sur celle du Canada en Haute-Louisiane et sur celle des Antilles françaises en Basse-Louisiane.
Étant donné la
faible population louisianaise, la milice ne disposait que d'un faible effectif de
400 hommes en 1754, alors que le Canada en comptait 15 000. On comprend
pourquoi les Français de la Louisiane imposèrent aux Britanniques la «guerre à l'indienne»
dans laquelle ils dominaient généralement leurs adversaires. Bref, ils ne pouvaient
en être autrement, faute d'effectifs à l'européenne où deux armées
importantes en nombre s'affrontaient.
3.6 La société
des forts
La Louisiane, comme le Pays-d'en-Haut
au Canada, était caractérisée par la présence de forts disséminés le long
des voies de navigation fluviale (voir
la carte). La plupart des forts érigés en
Louisiane furent construits près des villages amérindiens, c'est-à-dire en
hauteur et à proximité d'un cours d'eau. La présence des Amérindiens aux
environs d'un fort garantissait aux soldats l'acquisition de vivres en échange
de produits manufacturés. Étant donné le faible nombre des soldats français, c'étaient bien souvent les Amérindiens qui assuraient la protection des forts,
une preuve de la collaboration entre les Français et les autochtones. De plus, la
proximité des villages amérindiens permettait aux soldats de pratiquer la traite
des fourrures et de trouver des épouses indiennes.
Cette
association fort/village constitue d'ailleurs la caractéristique du «modèle
français de colonisation» en Louisiane. Vivant à proximité des villages amérindiens,
les militaires français tissèrent de nombreux liens avec les autochtones
pour former une sorte de société mixte : la «société des forts» (cf. Arnaud Balvay).
Au sein de cette «société», les soldats français et les
Amérindiens échangeaient objets, nourriture et pratiques culinaires.
Les missionnaires, les marchands, les voyageurs,
les
coureurs des bois et les colons faisaient partie intégrante de cette «société
des forts». Mais il faut se rappeler que les forts ne furent jamais
construits pour se défendre contre les autochtones ni pour susciter un
peuplement. Leur véritable rôle reposait essentiellement sur le contrôle du
territoire, ce qui impliquait la surveillance à la fois des voies de communications
et
des nations amérindiennes, mais aussi la protection du commerce des
fourrures (voir
la carte).
La présence des forts français
entraînait certains avantages. D'une part, les Français garantissaient une relative
sécurité et des produits d'utilité quotidienne, d'autre part, les autochtones
toléraient ces derniers sur leur territoire et s'engageaient à assurer la
subsistance au cas où la nourriture manquerait. La présence d'un
fort français assurait de plus aux Indiens un approvisionnement constant en armes et
en munitions. Les mariages mixes
entre soldats et Indiennes contribuaient en outre à consolider les alliances franco-amérindiennes. En Louisiane, cette entraide
entre les deux communautés était essentielle pour garantir la maintien de la
colonie. Ainsi, les forts
constituaient des centres très importants dans les relations
franco-amérindiennes. Ce sont ces établissements qui faisaient vivre la colonie, car
la seule véritable ville était La Nouvelle-Orléans. Les forts de la
Louisiane (voir
la carte) apparaissaient donc comme le symbole de l'alliance franco-amérindienne.
Évidemment, en raison de
leur poids démographique en Louisiane, les Amérindiens parvinrent toujours à imposer
leurs exigences culturelles beaucoup plus facilement que leurs voisins
canadiens. La plus grande partie du territoire
louisianais demeurait le royaume des Amérindiens, car, à l'exception
des coureurs des bois, on n'y retrouvait aucun Européen
en dehors des rares localités et des forts français.
3.7
Les mariages mixtes et les Métis
En raison
de la population autochtone nettement supérieure à celle des
Français en Louisiane, ainsi que de l'absence de femmes blanches,
surtout en Haute-Louisiane et dans les concessions éloignées de La
Nouvelle-Orléans en Basse-Louisiane, la colonie devint une terre
privilégiée pour les mariages mixtes et le métissage. Les
mariages entre Français et Indiennes furent
perçus au début par les autorités comme un excellent moyen d'encadrer et
d'assimiler les indigènes. C'est donc l'extrême rareté
des Françaises dans cette région, qui entraîna la croissance du
métissage entre Français et Amérindiennes. Mais il y avait aussi
une autre raison: le ratio femmes-hommes chez les autochtones en Louisiane était
largement défavorable aux femmes, soit environ quatre femmes
pour un homme, entre autres, en raison des nombreuses guerres et
des pertes qui s'ensuivaient chez les hommes.
Les missionnaires ont
certes critiqué «le libertinage des François avec les
Sauvagesses», mais ils n'ont pu convaincre les coureurs des
bois, les voyageurs, les colons et les soldats de pratiquer
l'abstinence sexuelle, d'autant plus que les femmes indiennes
manifestaient une sexualité beaucoup plus libérale que celle des
Françaises de France ou de la vallée du Saint-Laurent. À l'exception des
missionnaires, tous les Français éloignés des rares centres
urbains vivaient avec une compagne indienne, et ce,
malgré l'indignation des représentants de l'Église. Afin de minimiser le
nombre des «concubinages scandaleux», les autorités coloniales
incitèrent les Français à accepter au moins le mariage chrétien
officiel plutôt que l'union libre «à l'indienne», appelée aussi
«à la façon du pays». Il convenait
aussi que la mère et les enfants soient baptisés et deviennent
catholiques. Un officier français, qui voyagea en Louisiane au
milieu du
XVIIe
siècle, fit ce constat sur les origines du Pays des Illinois:
Je me suis informé de la manière dont
l'émigration des François s’est faite ici. Le pays
des Illinois fut d'abord découvert par des coureurs
de bois ; [...] ils s'y fixèrent, & firent alliance
avec les naturels du pays. Plusieurs d'entr'eux
épousèrent des filles Sauvages, dont la plupart se
firent Chrétiennes. |
Les missionnaires
croyaient alors que les «Sauvagesses illinoises» allaient
transformer par un mariage chrétien les Français débauchés en de
fervents pratiquants. C'est pourquoi le jésuite Julien Binneteau
put faire ainsi l'éloge des femmes illinoises, même lorsqu'elles
étaient mariées à un «Sauvage» («Mémoire
concernant les Illinois», 1732)
:
Il y a des femmes mariées à nos François qui
seroient d'un bon exemple dans les maisons de France
les mieux réglées. Quelques unes de celles qui sont
mariées aux sauvages ont un soin extraordinaire
d’entretenir la piété dans les familles ; elles
instruisent elles mesme leurs enfants ; elles
exhortent leurs maris à la vertu, leur demandent le
soir s’ils ont fait leurs prieres, les portent à
frequenter les sacrements. |
Très réceptives au
message chrétien, beaucoup d'Indiennes aidèrent les
missionnaires à imposer cette forme du mariage religieux.
Les jésuites ne parvinrent pas à mettre fin réellement au
concubinage, à tel point que certains d'entre eux se crurent
obligés de demander aux autorités louisianaises d'envoyer des
officiers accompagnés de soldats pour empêcher «les crimes
scandaleux» de plusieurs Français qui débauchaient les filles et
les femmes des Indiens.
Un autre problème se
présenta : même
catholiques, les Amérindiennes étaient portées à élever leurs enfants métis «à
l'indienne», donc en leur apprenant la langue indienne locale,
ce qui contribuait à l'«ensauvagement» des maris français. Les
enfants restaient dans la tribu et devenaient des Indiens à part
entière.
À ce sujet, le
missionnaire français
François
Le Maire (1675-1748), qui avait œuvré en Louisiane,
déclarait :
«Toute
sauvagesse est toujours sauvagesse, c'est a dire, volage, et de
très difficile retour quand elles sont une fois déréglées.»
Selon les contemporains, les Français qui se sont
mariés avec des «Sauvagesses» sont devenus eux-mêmes des
«Sauvages», donc très difficiles à gouverner. Le
ministre Pontchartrain hésitait
cependant à interdire ces
unions, alors que le gouverneur de la Nouvelle-France,
Philippe Rigaud de
Vaudreuil, signalait l'importance de ne «jamais mesler un
mauvais sang avec un bon». En Louisiane, le
gouverneur
Bienville et le
commissaire-ordonnateur Salmon croyaient que les Métis
étaient «plus coquins que les sauvages mêmes» (lettre au
ministre Maurepas en
date du 3 mai 1735).
À partir des années 1730, les autorités
louisianaises firent la différence entre les «Métis légitimes»
et les «Métis bâtards». Si les premiers étaient baptisés et
s'assimilaient progressivement aux Français, les seconds
s'intégraient aux cultures autochtones. Il est donc assez peu probable
que, en Louisiane, les maris français aient pu assimiler leur
compagne indienne. Malheureusement, les sources historiques
demeurent extrêmement discrètes sur la francisation des
femmes indiennes et il faut se rabattre sur des hypothèses. Selon des
lettres patentes de 1717, les enfants chrétiens nés des unions
franco-amérindiennes étaient considérés comme des «sujets du roy»
et pouvaient hériter de leurs parents.
Ce sont d'abord
les «coureurs des bois» qui vivaient généralement avec une épouse amérindienne dont ils
apprenaient la langue et les mœurs. Puis beaucoup de militaires ont aussi emboité le pas,
ainsi qu'un certain nombre de colons. Bien des autochtones furent scandalisés et ne pardonnèrent pas
aux Français de faire des enfants à leurs femmes et à leurs filles pour
ensuite les abandonner. Néanmoins, c'est en partie grâce aux coureurs des
bois que le français devint la langue des Métis, tous bilingues ou
polyglottes, et demeura la «langue de la fourrure» jusqu'au milieu du
XIXe
siècle.
À l'époque, comme c'était également le
cas pour le Canada et l'Acadie, les autorités françaises désignaient la
population louisianaise par le terme de «Français» (généralement écrit
«François»), jamais par celui de «Louisianais». Pendant le Régime français,
les habitants de la Louisiane, du Canada et de l'Acadie étaient considérés
comme des «Français» non seulement par les habitants eux-mêmes, mais aussi
par les Amérindiens et les Britanniques.
Les mots les plus courant furent
«naturels Français», «Français d'origine» ou encore «habitués du pays» et
«sujets du roy». Afin de distinguer les Français
des habitants blancs nés en Louisiane, les autorités en virent à utiliser le
mot «Créoles» pour désigner ces derniers. Le 2 mai 1684, le
baron de Lahontan écrivait : «Les Canadiens ou Créoles (= Français nés dans
la colonie) sont bien faits, robustes, grands, forts, vigoureux,
entreprenants, braves et infatigables.» Le mot «Français» était un terme générique servant
à identifier les habitants d'origine européenne par opposition aux indigènes
qu'on appelait généralement «Sauvages».
Ce n'est
qu'après la chute de la Nouvelle-France (1763) qu'on a distingué les
Canadiens, les Acadiens et les Louisianais parce qu'ils n'étaient plus des
Français.
4.1 Les Amérindiens et leurs langues
Le nombre des Amérindiens au temps de la colonisation louisianaise a été
estimé entre 35 000 et 50 000.
Les nations amérindiennes qui vivaient sur le territoire de la Louisiane
française parlaient leurs langues ancestrales appartenant à différentes
familles linguistiques. De fait, les autochtones de la Louisiane
communiquaient dans un
grand nombre de langues différentes. On peut regrouper les Amérindiens en quatre
grands groupes linguistiques :
- Famille muskogéenne : chacta, chicacha, têtes-plates,
crics, natchez, bayogoula, houma, alibamou, chéraqui, quinipissa, yamassi;
- Famille sioux ou siouane : catawba, mandan, chiwere, iowa, dakota, lakota, stoney, dhegiha, kansa,
winnebago, mississipi, missouri, biloxi, etc.;
- Famille iowa (isolat) : ayohouais;
- Famille natchez (isolat) : natchez.
Les premiers Français arrivés en Amérique
remarquèrent le multilinguisme qui caractérisait les populations
amérindiennes. Il fallut des
décennies aux Français pour surmonter les obstacles linguistiques dans leurs
contacts avec les
autochtones, à l'aide d'interprètes. Les autorités tentèrent bien de
faire apprendre le français aux autochtones, mais l'entreprise n'aboutit jamais. Ce sont donc les Français qui apprirent les langues indigènes.
4.2 Les Français et les
Canadiens
Les historiens
estiment à environ 7000 le nombre d'émigrants français venus
s'installer en Louisiane au XVIIIe
siècle, généralement en Basse-Louisiane. On peut se demander quelles langues
parlaient ces immigrants.
- Le français du roy
Ce qu'on appelle «le français du roy»
était la langue de l'aristocratie française domiciliée à Paris et à
l'Île-de-France. En Louisiane, seule une petite élite en charge de la
colonie pouvait parler et écrire ce français rarissime au sein de la
population de la Nouvelle-France. Ces administrateurs et hauts
fonctionnaires devaient parler cette langue pour communiquer avec les
autorités françaises. Il est probable que les membres de cette élite
puissent aussi parler un dialecte local propre à leur région de naissance.
Les grands planteurs
de la Louisiane et leurs familles demeuraient attachés au mode de vie
français : ils importaient des perruques et des vêtements de Paris, et ils
parlaient le «français du roy». Les plus grands négociants
finirent par s'installer à La Nouvelle-Orléans.
- Le français
populaire urbain et régional
La plupart des émigrants étaient
d'origine modeste. C'étaient généralement des hommes jeunes, c'est-à-dire
des «engagés» recrutés dans les ports français du Nord-Ouest (Honfleur, La
Rochelle, Rochefort, etc.) ou à Paris. Ils devaient rester en Louisiane
selon la durée fixée par leur contrat d'engagement, avant de rentrer en
France, normalement trois ans. Si beaucoup de ces hommes s'exprimaient dans
leur patois d'origine à leur arrivée, surtout le poitevin, le saintongeais
et le normand, d'autres utilisaient un français parisien populaire. Quoi
qu'il en soit, une fois en Louisiane, ils durent tous apprendre un français
populaire pour communiquer avec leurs compatriotes. Quant aux «filles de la cassette» (des «épouseuses»),
elles utilisaient toutes le français populaire de la région de Paris.
Tous les soldats venaient de France, à l'exception des régiments suisses. La
plupart des
soldats parlaient leur patois d'origine, mais ils durent
apprendre graduellement des rudiments de français populaire, voire du
français du roi, car ils ne recevaient
leurs ordres qu'en «français du roy». Le cas était différent dans les régiments suisses
qui utilisaient le
suisse-allemand.
En général, seuls les officiers et les
sous-officiers de l'armée savaient lire et écrire le «français du roy», la plupart
des soldats étant analphabètes.
Il y avait aussi
beaucoup de Canadiens en Haute-Louisiane (Pays des
Illinois). Ils parlaient un français équivalent à celui des
classes populaires de France. Dans le cas des premiers contingents
d'esclaves noirs, ce fut un français régional rudimentaire qu'ils parlèrent.
Nous savons que les
villes portuaires d'embarquement en France, telles que
Bordeaux, La Rochelle, Rouen ou Dieppe
(d'où partirent la majorité des émigrants), constituaient des centres
urbains déjà très francisés, soit entre 80 % à 90 % des habitants, et que
les patoisants qui venaient y vivre devenaient rapidement des
semi-patoisants bilingues. Or, les villes françaises ont engendré cinq fois
plus d'immigrants que les campagnes. Les habitants des villes françaises de
l'époque parlaient un français régional, pas les patois.
-
Les patois
Les patois français
étaient à l'origine la langue maternelle d'un certain nombre
d'émigrants. Cependant, en Louisiane, ces patois étaient devenus inutiles.
Les émigrants passèrent vite au français populaire.
- Le créole
La population africaine noire fut
déportée de l'Afrique de l'Ouest vers la Louisiane entre 1717 et 1731. donc
au tout début de la colonie. Le créole louisianais s'est formé au
XVIIIe siècle à la
suite de la traite des esclaves noirs par les puissances coloniales de
l'époque, dont faisait partie la France. Aussi trouve-t-on surtout en
Louisiane un créole à base de français. D'ailleurs, ce créole a de
nombreuses ressemblances avec d'autres créoles français parlés dans les
Antilles, tels le créole haïtien, le créole martiniquais, le créole
guadeloupéen, etc. Le créole ne s'écrivait pas, c'était une langue
exclusivement orale. Il fallait utiliser le français pour lire ou écrire.
4.3
Les immigrants étrangers
On sait que John Law avait
fait venir de nombreux immigrants allemands, italiens et suédois,
sans oublier les militaires suisses, écossais et irlandais. La
plupart des immigrants germanophones conservèrent leur langue
maternelle durant tout le Régime français, même s'ils adoptaient
un nom français, souvent dès leur départ de France.
En Louisiane, ils étaient regroupés dans quelques petits
villages et pouvaient utiliser leur langue germanique entre eux,
sans aucun inconvénient. Ces quelques douzaines de
familles germaniques qui s'établirent sur les rives du
Mississippi en 1722 ne représentaient qu'une fraction des 4000
«Allemands» que la Compagnie des Indes destinait à la Louisiane.
Ils ne constituaient pas moins un élément indissociable de
l'implantation de la colonie louisianaise.
Toutefois, il
ne faut pas croire que les «Allemands» parlaient généralement
l'allemand standard (le Hochsprache). En effet, la plupart de ces
germanophones employaient l'une
des nombreuses variétés dialectales de l'allemand, telles
que le Schleswigsch, le Holsteinisch, le
Märkisch, le Moselfränkisch, le Rheinfränkisch,
le Thürungisch, l'Obersächsisch, le
Südfränkisch, l'Ostfränkisch, le Nordbairisch,
etc. La situation était identique pour les Suisses avec les
dialectes alémaniques (Schweizerdeutsch). Évidemment, ces
immigrants des pays germaniques apprirent le français comme langue seconde, mais
conservèrent néanmoins leur langue et
leur culture jusqu'à la fin du
Régime espagnol
(1763-1800). Dès que ces immigrants mariaient des
ressortissants français, ils perdaient leur langue à la
génération suivante. Voici quelques exemples de patronymes
francisés: Roïnmel s'est modifié en Romme,
Scheckschneider en Gheznaidre, Schaf en Chauffe,
Schantz en Chance; Zweig s'est transformé
en Labranche, Schneider en La Taille, etc.
4.4 Les esclaves
La Louisiane, on le sait, était une société esclavagiste.
Les esclaves furent importés des côtes du Sénégal et de Guinée à partir de
1717. Les Français firent venir quelque 1900 esclaves noirs entre 1719 et
1721, mais plus de la moitié décédèrent; il en resta environ 900. En 1746, la
Louisiane allait compter au moins 5000 esclaves. À leur
arrivée, les Noirs parlaient encore leurs différentes langues africaines.
Dans les toutes premières années qui suivirent leur implantation en
Amérique, la plupart réussirent à apprendre le français, généralement en une
année. Il s'agissait toutefois d'un français rudimentaire. Dans ses Lettres
(1672), le père Jean Mongin fait allusion alors à la langue des
esclaves : «Les nègres ont appris en peu de temps un certain jargon français
que les missionnaires savent et avec lequel ils les instruisent, qui est par
l'infinitif du verbe, sans jamais le conjuguer, en y ajoutant quelques mots
qui font connaître le temps et la personne de qui l'on parle.» Le père Mongin parlait de la langue des esclaves de la Guadeloupe, mais ce genre de
commentaire aurait certainement pu s'appliquer aux Noirs de la Louisiane.
Citons aussi ces propos du père Jean-Baptiste du
Tertre de 1671 sur la langue des Noirs des Antilles: «La plupart des petits
nègres ne savent d'autre langue que la langue française
et [...] ils n'entendent rien à la langue naturelle de leurs parents,
excepté le baragouin, qu'on utilise dans les îles en parlant avec les
sauvages» (Histoire générale des
Antilles habitées par les Français).
Ce genre de propos
était courant dans les colonies françaises de l'époque. Ce sont toujours les
mêmes mots ou expressions dépréciatives qui reviennent: «langage corrompu»,
«baragouin», «langage meslé», etc. Quoi qu'il en soit, on peut penser qu'il
s'agit là des premières manifestations de l'ancêtre ou des ancêtres
linguistiques de ce
qui allait devenir des créoles. Mentionnons aussi le
témoignage du père Jean Chrétien, dans une lettre
adressée à sa Compagnie (1718-1719), parue dans Lettres d'un missionnaire de la
Compagnie de Jésus à un Père de la même Compagnie :
Comme
ceux-ci [les esclaves] ne peuvent apprendre nôtre langue à moins qu'ils ne
soient encore jeunes, on les laisse parler un baragouin de françois, un
jargon mal arrangé et mal prononcé, pire que celui d'un Allemand qui
commence à parler nôtre langue. Encore leur faut-il du tems pour se faire
entendre. Pour nous autres François, nous n'avons point de peines
d'apprendre ce jargon et nous sommes dans moins de rien en état de le
parler. De sorte que nos missionnaires des Isles de l'Amérique n'ont point
à étudier de langue étrangère. [ ... ] Comme j'ai compris et parlé dans
deux ou trois jours le jargon de nos nègres, j'ay d'abord été en état de
les connoître par moi-même et d'éprouver ce que je vous en ai dit. |
Autrement dit, cette langue
française que
les esclaves apprenaient ne devait pas être semblable à celle de
la Métropole, car les colons européens eux-mêmes n'employaient pas la langue de
la Cour. De plus, il est certain que les Noirs apportèrent d'importantes
modifications à la langue de leurs maîtres. Les témoignages de l'époque le
confirment !
À la fin du Régime français, il est probable que les
esclaves parlaient alors le créole, à partir du fonds
lexical français, mais avec les années beaucoup d'entre eux finirent par
s'exprimer aussi en français. Bien que la discrimination raciale ait été de mise en
Louisiane, Noirs et Blancs ne fréquentant jamais les mêmes établissements, ils parlaient souvent la même langue (le français),
pratiquaient la même religion (le catholicisme) et aimaient la même musique.
4.5 Le premier contingent
d'Acadiens
L'arrivée massive des Acadiens n'a pas eu lieu au cours
du Régime français. À la suite de la déportation de 1755, seuls 300 Acadiens
de la Nouvelle-Écosse furent expédiés en Louisiane, alors qu'ils ignoraient
qu'elle allait devenir espagnole en 1762. L'Espagne ne voulait pas de la
Louisiane, mais elle avait fini par se laisser convaincre. Ces Acadiens
s'intégrèrent à la société française de la Louisiane.
Comme ils parlaient français
à leur départ de la
Nouvelle-Écosse, leur langue ne parut pas différente des autres habitants de
la Nouvelle-France, bien qu'il fût teinté par
de nombreux
acadianismes
d'origine poitevine.
En 1731, Antoine-François Prévost,
appelé l'abbé
Prévost, publia à Amsterdam un roman inspiré d'une déportée en Louisiane,
Manon Lescaut, paru sous le titre complet d'Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut,
septième et dernier tome d'un ensemble romanesque plus vaste, les Mémoires et aventures d'un homme de qualité qui s'est retiré du monde
(1728-1731). Cette héroïne, dit-on, arracha des larmes à Diderot et à
Voltaire. Cependant, ce roman ne fera rien, au contraire, pour encourager
l'émigration en Louisiane. Beaucoup d'officiers français refuseront de
s'embarquer pour leur nouvel emploi dans cette colonie, sa réputation étant trop mauvaise.
4.6 La connaissance
des langues indiennes
Trois catégories de Français
apprenaient les principales langues indiennes en Louisiane: les
missionnaires, les coureurs des bois et les militaires.
- Les missionnaires
Tous les
missionnaires français apprirent certaines langues autochtones, car il
s'agissait d'une condition incontournable dans leur tâche
d'évangélisation. Ils ne pouvaient certainement pas attendre qu'on ait
francisé les petits Amérindiens qui étaient parfois envoyées en France. Ils se
mirent donc aux langues amérindiennes, notamment au huron (Canada), mais
aussi à l'illinois, au miami, au chacta, au natchez, à l'alibamon, etc.
Malgré les
difficultés, cet apprentissage devenait une condition indispensable
du succès de leur entreprise de christianisation chez les Amérindiens, car
il leur permettait aussi de se familiariser avec les mœurs,
la culture et les croyances de ces populations, et de mieux comprendre leur
conception du monde. Les missionnaires constatèrent rapidement que la
maîtrise d'une langue «indienne» ne pouvait s'acquérir qu'au prix d'efforts
soutenus et d'une longue expérience. En principe, la première année était
entièrement consacrée à apprendre une langue donnée dans un village
amérindien. Parfois, même de longues années d'apostolat consacrées à l'étude
d'une langue ne suffisaient guère pas pour parvenir à rivaliser avec les
meilleurs orateurs indiens. Mais il y eut des exceptions. Par exemple, le père Jacques Gravier, (1651-1708), un jésuite, fit deux voyages en
Basse-Louisiane, mais passa sa vie dans les missions du Pays des Illinois
(Haute-Louisiane). Il apprit les langues des Amérindiens illinois et écrivit
même une grammaire et un alphabet en illinois.
De plus, certains missionnaires servirent d'interprètes
auprès des autorités françaises, mais ce ne fut pas systématique, puisque
les autorités locales préféraient avoir recours à des officiers français
pour communiquer avec leurs alliés amérindiens.
- Les militaires
Sous le Régime français, des militaires,
surtout des officiers français, mais parfois de simples soldats, allaient habiter
dans un village autochtone pour une durée d'une année afin de se familiariser
avec une langue autochtone. Ensuite, ils pouvaient servir d'interprètes auprès
des autorités coloniales, car leurs services étaient très recherchés.
Contrairement aux interprètes servant au Canada, les militaires interprètes de
la Louisiane pouvaient recevoir des gratifications substantielles qui pouvaient
atteindre jusqu'à 400
livres par année, alors qu'un simple soldat ne gagnait que 18 livres,
comparativement à 90 livres pour un capitaine.
Rappelons qu'à l'époque les petites gens en Nouvelle-France gagnaient entre 40
et 120 livres annuellement.
La connaissance des langues amérindiennes pour
les commandants ou les officiers français était primordiale. Dans ses Mémoires
de 1732, Raymond Amyault, sieur d'Auseville, alors commissaire aux comptes de la
Compagnie des Indes, déclarait:
Les sauvages n'ont de
confiance qu'à ceux qui possèdent leurs langues, par cet avantage, on a
la liberté de les quereller et de les menacer, on les fait revenir de
leurs égarements, et on ne les quitte point qu'ils n'aient donné des
marques de leur sincère amitié. Un présent de dix pistoles fait à propos
par un tel commandant fait plus d'effet dans l'esprit des sauvages que
dix mille livres donnés par un commandant qui se sert d'un homme du
commun pour interprète. |
Pour Jadart de Beauchamp, lieutenant du
roi à Mobile en 1732, le fait de maîtriser la langue est une «chose nécessaire à
un commandement», car cette connaissance permet de «s'attirer leur amitié». Effectivement, la plupart des officiers ayant eu la charge d'un
fort semblent avoir maîtrisé la langue de la nation amérindienne habitant à
proximité.
Lorsqu'un officier désirait influencer militairement une nation en
fonction de ses visées, il lui fallait argumenter et persuader cette nation pour
atteindre son but. Grâce aux relais efficaces que furent les forts à proximité
des Amérindiens, les
commandants parvenaient à instaurer la paix entre «leurs» nations respectives.
Ainsi, nous pouvons comprendre pourquoi la
maîtrise de la langue était si importante pour les commandants des forts, car
d'après une lettre en date du 7 décembre 1731 du commissaire-ordonnateur
Edmé-Gatien Salmon (de 1731 à
1744), les Amérindiens
«se moquent de nos interprètes et ont du mépris pour eux, mépris qui leur
est insinué par nos chasseurs, qui par jalousie contre nos interprètes qui sont plus
portés de traiter avec les sauvages [...], leur disent que ces interprètes sont
gens de néant, ce qui fache les Sauvages qui eux-mêmes ne nous font parler que par
les gens d'entre eux qu'ils appellent des considérés». Non seulement les
commandants des forts devaient maîtriser les langues amérindiennes utilisées près
des forts, mais ils devaient être aussi de bons orateurs et savoir
interpréter et employer le langage symbolique que les Amérindiens utilisaient dans
leurs discours.
Les Français prenaient soin
d'adapter leurs propositions à l'auditoire et de se servir de notions facilement
compréhensibles pour chaque groupe, comme l'illustre cette autre harangue
(rapportée par Pierre Margry dans Découvertes et établissements dans l'ouest
et dans le sud de l'Amérique septentrionale, 1614-1754) destinée aux membres
du clan saulteux des Cigognes:
Chaque matin,
vous regarderez vers le soleil levant et vous verrez le feu de votre Père
français se réfléchir vers vous, pour vous réchauffer, vous et votre
peuple. Si vous avez des ennuis, vous, les Cigognes, devez vous élever
dans les cieux et crier avec vos voix ''qui portent au loin'', et je vous
entendrai. Le feu de votre Père français brûlera à jamais et réchauffera
ses enfants. |
De fait, les Français devinrent très
habiles dans l'emploi du langage imagé des autochtones.
Dans son Mémoire sur les postes du Canada (1754) adressé à M. Le
Courtois de Surlaville, lieutenant-général des armées du roi,
le chevalier Charles de Raymond,
qui avait été responsable du fort des Miamis en Haute-Louisiane, écrit ce qui suit
:
L'attention d'un
officier qui commande chez les nations sauvages doit donc entrer dans le
sens, dans l'esprit de leur pensée et savoir la pénétrer dans le sens
figuré et parabolique dont ils s'expriment et leur répondre dans le même
sens et même genre ; d'avoir l'attention de garder leurs colliers et de
les envoyer au général, avec les paroles des sauvages et les réponses
qu'il leur a faites. |
Jean-Bernard
Bossu, capitaine d'une Compagnie franche de la Marine et chevalier de
l'Ordre royal militaire de saint Louis, recommande d'utiliser les expressions
symboliques des Amérindiens :
En leur répondant
par des métaphores & des expressions semblables aux leurs, comme je tâchois de le faire, j'étois
assuré de gagner leur estime, & d'obtenir d'eux tout ce que je leur
aurois demandé pour le bien du service & pour l'intérêt de la Colonie. |
Les Français avaient besoin des autochtones autant pour combattre les
Britanniques que pour la traite des fourrures; une application rigoureuse
des lois françaises risquait de leur faire perdre cette précieuse alliance.
C'est pourquoi ils optèrent pour une grande permissivité à l'égard
des Indiens. Dans son Mémoire sur les postes du Canada
(1754), Charles de Raymond
parle ainsi
du prix à payer pour s'allier les «Sauvages»:
Il est
incroyable la politique et les ménagements qu'il faut avoir pour les
Sauvages, pour se les conserver fidèles. [...] C'est pourquoi toute
l'attention que doit avoir un commandant pour servir utilement, c'est de
s'attirer la confiance des Sauvages où il commande. Pour y parvenir, il
faut qu'il soit affable, qu'il paraisse entrer dans leurs sentiments,
qu'il soit généreux sans prodigalité, qu'il leur donne toujours quelque
chose. |
Évidemment, les autorités coloniales
ont bien compris l'intérêt de disposer d'officiers parlant les langues
amérindiennes. Durant tout le Régime français,
Jean-Baptiste Le Moyne de
Bienville fut le seul gouverneur d'une
colonie de la Nouvelle-France à pouvoir s'adresser directement aux autochtones
sans l'aide d'un interprète; il connaissait le huron, l'agnier, le
chacta, le chicacha, etc. La répugnance des Amérindiens à apprendre le
français pouvait correspondre à une forme de résistance face à une culture
étrangère, car beaucoup d'entre eux étaient polyglottes et parlaient le chacta,
le chicacha, le natchez, le biloxi, etc.
- Les coureurs des bois
À défaut de militaires, les autorités
faisaient appel à des coureurs des bois, mais leur fiabilité d'interprète
était aléatoire, car certains d'entre eux n'hésitaient guère à modifier les
paroles d'un commandant afin de bénéficier de présents indiens. Seuls les enfants métis apprenaient
parfois la langue de leur père français. La présence de nombreux coureurs des
bois favorisa aussi la désignation des lieux au moyen de dénominations
françaises, et ce, non seulement au Canada, mais aussi dans toute la
Grande
Louisiane. Les coureurs des bois rendirent d'immenses services à la
Nouvelle-France à titre d'éclaireurs et de défenseurs. En
Nouvelle-Angleterre, les coureurs des bois étaient appelés "wood runners".
Vivant parmi les autochtones, les coureurs
des bois en adoptaient aussi les mœurs. La plupart avaient des relations intimes
avec des femmes indiennes. Toute une jeunesse «française», parfois appelée les
«Indiens blancs», s'est mise à courir les bois et les belles sauvagesses. L'influence de la langue des coureurs
des bois se fit sentir chez les autochtones qui émaillèrent leur répertoire de
mots français.
- Le mobilien comme
langue commune en Louisiane
Comme partout au Canada, la traite des
fourrures constituait l'épine dorsale de l'économie louisianaise. Or, la traite
a entraîné une intégration linguistique particulière. Une langue véhiculaire s'est
en effet formée dès le
XVIIIe
siècle en Louisiane: une langue de traite
appelée le mobilien. Ce terme aurait
été apporté par des Français arrivés en Basse-Louisiane en 1699; ils auraient
constaté que plusieurs nations étaient capables de parler ou de comprendre cette
«langue». En réalité, il s'agissait d'une sorte de pidgin employé dans le cadre
de la traite par les nations autochtones. Le mobilien est basé sur la langue
chacta, appelé aussi le «chocta mobilien»), mais il compte aussi des mots du
cric (creek), du chicacha, du natchez, de l'apalache et du français. Les
autochtones de la Louisiane l'utilisaient comme une langue seconde, mais les
Français adoptèrent très rapidement le mobilien, ce qui a contribué à son
développement. Dans son Journal (1765), Étienne-Martin de Vaugine de
Nuisement (1724-1794), un officier français en poste en Louisiane, affirme que
les Indiens ont des mœurs particulières dont une langue mère connue de tous:
Chaque nation en a
cependant de particuliere qui luy sont affectés, ainsy qu'un langage
qu'elle parle seule, mais il y a une mere langue que presque tous les
Sauvages entendent, qui est la langue mibilienne. Les François n'en
possèdent guere d'autres, parce qu'ils peuvent ce faire entendre partout
usage. |
Dans Mémoires
historiques sur la Louisiane, contenant ce qui y est arrivé de plus mémorable
depuis l'année 1687 jusqu'à présent (1753), Louis
Dumont de
Montigny, officier français en poste au fort Rosalie, affirme
que tout individu qui
maîtrise cette «langue mobilienne» n'a plus besoin d'interprète pour voyager,
car il lui est possible de se faire comprendre par toutes les nations. Dans ses
Voyages dans l'intérieur de la Louisiane, de la Floride occidentale, et dans
les isles de la Martinique et de Saint-Domingue, l'abbé Claude C. Robin
confirme encore en 1802 l'existence de la langue mobilienne, alors que la
Louisiane est redevenue française après avoir été espagnole:
Il faut que ces
nations, riveraines de la Mobile, fussent devenues puissantes et
fameuses des les siècles les plus reculés, puisque, quoique chacune
d'elles parlât une langue particuliere et très différente, elles avaient
adopté pour langue commune la Mobilienne, qui, comme l'a été long-temps
en Europe la langue latine, était devenue et est encore leur langue
publique et politique. |
Bien que cette langue véhiculaire ait été
à l'époque connue par tous les voyageurs et coureurs des bois, et par de
nombreux soldats, cela n'exclut pas la possibilité que certains officiers
et soldats aient pu connaître la langue de la nation amérindienne résidant non
loin de leur fort.
De plus, certains témoignages laissent
entendre que des autochtones pouvaient parler le français, même si leur nombre
devait être très restreint. Il y avait probablement plus de femmes qui pouvaient
connaître le français à cause de leurs relations personnelles avec des Français.
Louis Billouart
(de 1753 à 1763), baron de Kerlérec, fut le dernier gouverneur
français de la Louisiane. Il ne se doutait pas, à l'instar de Vaudreuil pour
le Canada, qu'il serait contraint de livrer aux Espagnols cette terre
française dont Louis XV venait de lui confier la régence. Dès 1754, Benjamin
Frankland proposait aux Treize Colonies un plan d'Union. Or, l'âpreté de la
compétition territoriale avec la France avait stimulé les partisans de l'Union
et convaincu les tièdes de son utilité. Ni le Canada ni la Louisiane
ne pouvaient tirer avantage de l'union des colonies anglaises. En 1755, alors
qu'augmentaient les tensions entre la France et l'Angleterre, les dirigeants de
la Nouvelle-Écosse avaient déjà jugé opportun de déporter les Acadiens,
dont une partie, on le sait, se retrouvera plus tard en Louisiane.
5.1 Les conséquences de la guerre de Sept Ans
Le 9 juin 1756, la guerre était déclarée entre la
France et l'Angleterre. Cette guerre, qui allait durer sept ans (1756-1763),
d'où son nom de guerre de Sept Ans, allait faire aussi plus de 550 000
morts et changer radicalement le destin de l'Amérique du Nord. Au cours de cette guerre, la France cessa d'approvisionner la
Louisiane, qui retourna à son triste isolement. Dans le Mémoire
de l'Ambassadeur de France à la Cour de Madrid (1760), voici comment étaient
définis les besoins de la Louisiane de la part de l'ambassadeur de France au
marquis de Grimaldi (Don Pablo-Jérnomo Grimaldi, Palavicini y Spinola, 1706-1789):
Il y a près de quatre ans que
la colonie française de la Louisiane n'a reçu aucun secours. [...]
Monsieur le duc de Choiseul demande à Sa Majesté Catholique de faire
passer sans aucun délai à Monsieur le Gouverneur de la Havane ainsi qu'aux
officiers des douanes et autres qui peuvent concourir à l'objet dont il
s'agit, les ordres les plus pressés et les plus détaillés de rassembler
une certaine quantité de munitions de guerre et de bouche, de première
qualité, comme fusils, poudre à canon, pierres à fusil, mèches, pelles et
pioches, balles de fusil, fer, etc., farines, viandes salées, huiles,
etc., afin que les bâtiments qu'expédiera le commandant de la Louisiane
trouvent plus promptement à leur arrivée ce dont ils auront besoin.
|
Un peu plus loin, l'ambassadeur précise les intentions de
la France à l'égard de la Louisiane:
Au reste, comme il est certain
que la France ne peut conserver la Louisiane, vu le mauvais état où se
trouve cette colonie, qu'en tirant les secours les plus prompts de La
Havane, indépendamment de ceux qui seront envoyés de France aussitôt qu'il
sera possible et plus sûrs que celui dont on a parlé ci-dessus, pour
secourir cette colonie. |
À la fin de l'année 1760, la chute de Québec et la
capitulation de Montréal au mois de septembre suivant portèrent un coup sérieux au
moral de la population louisianaise. Mais ce n'était rien encore à comparer à
ce qui attendait les Louisianais.
5.2 Le traité de Fontainebleau de 1762
Rappelons que la Louisiane, une colonie utile au point de
vue stratégique, avait été instituée dans le but de contenir l'expansion des
colonies britanniques et de protéger le Canada. Or, la colonie de la
Louisiane perdit sa valeur quand le Canada devint britannique à l'issue du
traité de Paris de 1763. La France trouvait préférable d'offrir
cette possession à l'Espagne pour qui elle pouvait représenter un tampon entre
les colonies britanniques et l'empire espagnol. Néanmoins, ni la France ni
l'Espagne ne s'intéressaient pas à ce vaste territoire qui s'étendait du golfe
du Mexique aux Grands Lacs, de la rive droite du Mississippi aux colonies
espagnoles de l'Ouest.
Dès le 15 août 1761, un Pacte de famille
fut mis au point par le duc de Choiseul et le marquis de Grimaldi, au nom de
Louis XV (France) et de Charles III (Espagne), afin que la Louisiane soit quand
même cédée
à l'Espagne qui n'en voulait pas:
Article 21
Le présent traité devant être
regardé, ainsi qu'il a été annoncé dans le préambule, comme un Pacte de
famille entre toutes les branches de l'auguste Maison de Bourbon,
nulle autre Puissance que celles qui seront de cette Maison ne pourra être
invitée ni admise à y accéder. |
Le Pacte de famille était suivi
d'une demande d'aide et d'un acte d'acceptation de la Louisiane par
l'Espagne.
|
Soucieux donc de ne
pas abandonner à la Grande-Bretagne l'ensemble de la Louisiane, le
duc de Choiseul
avait négocié avec l'Espagne, un pays allié, le traité secret de Fontainebleau,
par lequel la rive occidentale du Mississippi allait revenir, avec La
Nouvelle-Orléans, à la couronne de Madrid. Le 3 novembre 1762 (un an avant le
traité de Paris), l'Espagne signa l'acte d'acceptation de la Louisiane (Acte
d'acceptation de la Louisiane par le roi d'Espagne) à Fontainebleau.
Le traité de Fontainebleau cédait les
territoires de la Louisiane situés dans la partie occidentale du
Mississippi, ainsi que La Nouvelle-Orléans, à l'Espagne. Quant à la
partie orientale de la Louisiane, elle sera cédée à la
Grande-Bretagne par le traité de Paris de 1763, alors même que le
traité de Fontainebleau était encore gardé secret.
|
En réalité, des problèmes financiers avaient convaincu le
ministre Choiseul qu'il valait mieux larguer la Louisiane, évidemment sans aucune consultation
préalable auprès de la population concernée. Le
ministre préférait recevoir six millions de livres de l'Espagne, comme il était prévu au
traité de Fontainebleau, pour l'abandon de la Louisiane, plutôt que d'en
dépenser le double pour la conserver.
Selon maints observateurs de
l'histoire de la Louisiane, la France aurait pu en faire une
colonie prospère si elle avait pris les moyens nécessaires. D'abord, il
aurait fallu rendre la colonie plus attrayante en adoptant une politique
d'investissement plus audacieuse, en entretenant de meilleures relations
avec les Natchez et en autorisant
l'émigration des huguenots et des juifs. Dès lors, l'œuvre de la
colonisation française aurait pu être couronnée de succès. Toutefois,
la France ne dégagea jamais les ressources matérielles et humaines
nécessaires pour mener à bien une politique aussi ambitieuse.
Jean-Jacques Blaise
d'Abbadie, le nouveau
commissaire général de la marine et ordonnateur de la Louisiane, débarqua le
7 avril 1763 à La Nouvelle-Orléans afin de transmettre les pouvoirs à l'Espagne.
Mais
la
prise de possession par les Espagnols fut tardive ; elle ne fut rendue effective
qu'en 1766, ce qui témoignait éloquemment de l'indifférence
de l'Espagne à l'égard de sa nouvelle colonie de la Louisiane.
Bien que les Espagnols aient
envoyé de l'aide militaire en Louisiane dès 1762, l'administration de la colonie
demeura française pour plus de quatre autres années. La Louisiane était devenue
espagnole de jure, mais demeurait française de facto. Entretemps, les Louisianais développaient une administration assez démocratique,
proche des institutions républicaines américaines d'aujourd'hui.
5.3 Le traité de Paris de 1763
Le 10 février 1763, le
traité de Paris
mettait fin
à
la guerre de Sept Ans. La France cédait officiellement aux Anglais Saint-Louis
au Sénégal, le Canada et ses dépendances (Nouvelle-France), ainsi que les
territoires louisianais à l'est du Mississippi. L'Angleterre rendait à la France la
Guadeloupe, la Martinique et les
établissements français de l'Inde (Pondichéry, Karikal, Mahé,
Chandernagor et Yanaon). L'Espagne donnait les Florides à la Grande-Bretagne et recevait
de la France la partie orientale de la Louisiane.
Ainsi,
une partie de la Louisiane était cédée aux Britanniques, alors que l'autre était
donnée aux Espagnols.
Au moment de sa cession à l'Espagne, le territoire de la Louisiane s'étendait
du nord au sud, de la frontière du Canada au golfe du Mexique; d'est en ouest,
du Mississippi à l'Ohio. Ce territoire couvrait une superficie de 2,2 millions km²
(et comprendrait aujourd'hui environ une
douzaines d'États américains). Par comparaison, la «Grande Louisiane» était
plus étendue que l'ensemble du territoire formé par la Grande-Bretagne, la
France, l'Allemagne, l'Espagne, le Portugal et l'Italie réunis. Rien de moins!
Après 1763, les anciens habitants de la
Louisiane française furent séparés sur deux territoires. Ceux qui
vivaient à l'ouest du fleuve Mississippi devinrent des sujets de Sa
Majesté catholique, le roi d'Espagne, Charles III. Ils habitaient
dorénavant la Louisiane espagnole.
En
octobre 1764, le gouverneur
Jean-Jacques Blaise d'Abbadie
(de 1763 à 1765) publiait une
lettre de Louis XV datée du 21 avril
1764, dans laquelle il était officiellement informé de la cession de la
Louisiane à l'Espagne. On lui ordonnait de livrer la Louisiane aux représentants
de l'Espagne lorsqu'ils se présenteraient. La lettre donnait également des
instructions pour le rapatriement des officiers, soldats et autres employés, qui
ne voulaient pas demeurer sous une administration espagnole. Le roi de France
concluait ses instructions par les mots suivants: «Espérant en outre qu'il
plaira à Sa Majesté Catholique de donner à ses sujets de Louisiane la protection
et les marques d'affection qu'ils ont reçues sous mon règne, et que les fortunes
de la guerre n'ont pas permis l'accomplissement.»
La Louisiane restera espagnole
jusqu'en 1800, alors qu'elle redeviendra française sous Napoléon Bonaparte. On
peut lire l'histoire de la
Louisiane espagnole
en cliquant ici, s.v.p.
6.1 Les territoires indiens
Si les Louisianais de l'Ouest devenaient des
sujets espagnols, ceux qui étaient installés à l'est
du Mississippi et dans la vallée de l'Ohio se retrouvaient des sujets britanniques, comme les
Canadiens de la nouvelle «Province of Quebec», l'ancienne colonie
française du
Canada.
|
Ce nouveau partage des
territoires avantageait en principe les colons de la
Nouvelle-Angleterre, qui ne devaient plus désormais rencontrer
d'obstacle dans leur poussée vers l'ouest.
Cependant, la
Proclamation royale
de 1763 réservait à la seule Couronne britannique les nouveaux
territoires conquis appelés "Indian Territories" («Territoires
indiens»), où vivaient aussi des colons louisianais et où étaient
venus s'installer dès 1760 des colons britanniques. Au lieu de
répondre aux aspirations d'expansion de ses colonies, la
Grande-Bretagne réservait les «Territoires indiens» aux autochtones
et interdisait même aux colons de s'y établir, l'entrée du territoire
étant gardée par des garnisons britanniques. On peut lire dans la
Proclamation royale de 1763:
Nous
défendons aussi strictement par la présente à tous Nos
sujets, sous peine de s'attirer Notre déplaisir,
d'acheter ou posséder aucune terre ci-dessus réservée,
ou d'y former aucun établissement, sans avoir au
préalable obtenu Notre permission spéciale et une
licence à ce sujet.
Et Nous
enjoignons et ordonnons strictement à tous ceux qui en
connaissance de cause ou par inadvertance, se sont
établis sur des terres situées dans les limites des
contrées décrites ci-dessus ou sur toute autre terre qui
n'ayant pas été cédées ou achetées par Nous se trouve
également réservée pour lesdits sauvages, de quitter
immédiatement leurs établissements. |
|
Tous les colons britanniques durent repartir vers les
Treize Colonies, y compris les Français de la Louisiane orientale, qui allaient
s'y assimiler. La Proclamation
royale créait
trois nouvelles provinces appelées Province of Quebec ("province de
Québec"), East Florida ("Floride orientale") et West Florida
("Floride occidentale"). Si dans le premier territoire, les habitants blancs
parlaient le français, dans les deux autres ils utilisaient l'espagnol ou l'anglais, alors que les populations
autochtones employaient partout leurs langues amérindiennes. Dans la réserve
indienne, les Indian Territories ("Territoires
indiens"), il n'y subsistait en principe plus aucun Blanc à partir du côté ouest de la chaîne des Appalaches et couvrant la
partie ouest des Treize Colonies. La Proclamation royale allait soulever le
mécontentement des colons des Treize Colonies, car ils crurent que le le roi
George III souhaitait les cantonner sur la bande littorale afin de mieux les
contrôler. La Grande-Bretagne manifestait ainsi son opposition au désir
d'expansion de ses colons. C'était la première grande déception après la guerre
de Sept Ans!
Dans les faits, les «Territoires indiens» ne pouvaient alors être contrôlés par
l'armée britannique. Il fallait les «réserver» pour un usage futur par
la Couronne. Les autorités britanniques savaient que cette situation ne pouvait
être que provisoire et que, avec l'immigration éventuelle de colons anglais, il
serait plus facile de déloger les autochtones s'ils devenaient trop encombrants.
En attendant, il s'agissait d'apaiser les craintes indiennes relativement à
toute arrivée
massive de colons blancs sur leurs terres, cela en vue de pacifier les anciens
alliés des Français. Bien sûr, les autorités britanniques n'ont pas créé les «territoires indiens»
pour le bien-être des autochtones. Elles les ont créés dans
le but d'éviter les débordements de leurs Treize Colonies vers
l'ouest, afin de favoriser les surplus de population vers le nord, c'est-à-dire
le Québec et la Nouvelle-Écosse (qui englobait alors le Nouveau-Brunswick et
l'île du Prince-Édouard).
6.2 Les États-Unis
Cette situation allait durer jusqu'à l'indépendance des Treize Colonies lors du traité de Paris
de 1783. La Grande-Bretagne reconnaissait alors
l'indépendance des États-Unis et leur cédait les territoires qu'elle possédait à
l'est du Mississippi et dans la vallée de l'Ohio. Elle conservait toutefois
l'ancienne colonie française du Canada et rétrocédait la Floride à l'Espagne. La
province de Québec perdait ainsi la partie sud des Grands Lacs qu'elle avait
obtenue par l'Acte
de Québec de 1774. Toutefois, la question des frontières n'était pas encore
complètement réglée. D'une part, il fut entendu de faire passer la frontière,
comme c'est le cas aujourd'hui, au milieu des Grands Lacs, le lac Michigan étant
entièrement
en territoire américain. D'autre part, les frontières à l'ouest du lac Supérieur
ainsi qu'entre le Québec, le Nouveau-Brunswick nouvellement créé et le Maine,
durent être délémitées plus tard.
Entretemps, une nouvelle nation était née avec la création des États-Unis d'Amérique
(voir la carte de 1789), mais
la Constitution n'allait entrer en vigueur qu'en 1789 par l'élection de George
Washington à la présidence du nouveau pays. Les négociations de paix avaient été menées par des
représentants désignés par le Congrès parmi lesquels figurent Benjamin Franklin,
John Adams et
John Jay. David Hartley représentait la Grande-Bretagne (voir
le traité de paix du 3 septembre 1783).
Tandis que les francophones des territoires situés à l'est du Mississippi
allaient s'assimiler à la colonie anglaise, ceux qui vivaient à l'ouest du Mississippi
devenaient des sujets espagnols, mais conservaient leur langue parce qu'ils
continuaient à vivre comme des Français, l'immigration espagnole demeurant très
faible jusqu'à la vente de la Louisiane aux États-Unis en 1803.
Après la victoire de Maringo (le 14 juin 1800), Bonaparte, qui
n'était pas encore Napoléon, força Charles IV
d'Espagne à rétrocéder la Louisiane contre la Toscane et Parme en Italie et, le
1er octobre, le traité de Saint-Ildefonse (huit
articles) rendit la Louisiane à la France dans ses frontières originelles. Le
traité franco-espagnol fut conclu en secret; il était prévu que «la République
française pourra différer la prise de possession» (art. 4). C'était,
semble-t-il, une précaution bien nécessaire tant que durait la guerre avec les
Britanniques, car il semblait très possible que ces derniers puissent s'emparer
de La Nouvelle-Orléans redevenue française. Toutefois, on n'avait pas prêté
attention, tant en
France qu'en Espagne, à ce que penseraient les Américains de ce «changement de
propriétaire». Voir la carte de la Louisiane au moment de la rétrocession à
la France en cliquant ici, s.v.p.
7.1 La vente de la Louisiane
aux États-Unis
|
Le préfet colonial
Pierre-Clément de Laussat partit en janvier 1803 pour la
Louisiane afin d'administrer le territoire. Il n'y débarqua qu'en mars de la même année, en ignorant probablement que
les ministres Talleyrand et François Barbé-Marbois incitaient
entre-temps Bonaparte à vendre la Louisiane. De Laussat fit publier,
le 28 mars 1803, une proclamation dans le Moniteur de la
Louisiane, qui reconnaissait la prise de possession par la
France; on peut lire cette proclamation
en cliquant
ICI. Dans un premier
rapport rédigé le 27 mars 1803, de Laussat écrivit ce qui suit:
Je n'ai trouvé
que des cœurs tout français et, il faut dire, tout
Bonaparte. Impossible de parler un instant de la
république, de ses guerres, de ses paix, de ses
prodiges, de ses destinées, sans que son nom revienne
s'y mêler continuellement et toujours avec les termes de
l'admiration. Nous, qu'il a envoyé, on nous voit en lui
et on nous reçoit à cause de lui, dans la joie et
l'espérance. |
|
Le premier moment de surprise passé, le baron de Laussat découvrit que la
moitié des Louisianais étaient des esclaves noirs, soit 50 000 sur 100 000. Il
décida de leur accorder la liberté. Quand le préfet eut confirmé qu'il ne
toucherait pas à la liberté du commerce, ne lèverait pas plus d'impôts que les
Espagnols et ne supprimerait pas la monnaie d'argent, les Louisianais se dirent
fiers d'être redevenus français.
|
Entretemps,
Bonaparte, alors premier consul (et pas
encore l'empereur Napoléon), pensait envoyer en Louisiane
un important corps expéditionnaire formé de dizaines de vaisseaux et
plusieurs milliers de soldats. Cependant, l'échec de l'expédition de
Saint-Domingue (future Haïti) modifia le cours des événements. Dans
cette guerre inutile, Bonaparte avait perdu près de 35 000 soldats et 20
généraux. Au
même moment, les Britanniques étaient prêts à intervenir à La
Nouvelle-Orléans avec une flotte de 20 navires qui patrouillaient dans le golfe du Mexique.
Bonaparte, alors premier consul, s'était ainsi exclamé (en janvier 1803)
en apprenant l'échec de Saint-Domingue: «Foutu sucre! Foutu café!
Foutues colonies britanniques!»
Il savait que, face à la Grande-Bretagne, il ne disposait plus
suffisamment ni de navires ni de soldats pour défendre la Louisiane. Il
la considérait comme perdue pour la France. |
Par
ailleurs, le président américain, le francophile Thomas Jefferson n'était pas
prêt à laisser la France reprendre possession de la Louisiane: il menaçait de s'allier à la
marine britannique: «Si les Français s'emparent de la Louisiane, les États-Unis
s'allieront à la marine et à la nation.»
La mise en garde n'était pas à prendre à la légère. De janvier à avril
1803, la marine britannique avait arraisonné 1200 navires de commerce
français et hollandais, sans déclaration de guerre.
Le 10 avril 1803, le ministre français du Trésor public, le marquis
François Barbé-Marbois, et le ministre de la Marine et des Colonies, le duc
Denis Decrès, étaient convoqués à Saint-Cloud par Bonaparte qui leur déclara
vouloir mettre la Louisiane «hors d'atteinte des Anglais en la cédant aux
États-Unis». Il fit part de sa décision aux ministres François Barbé-Marbois
et Denis Decrès en ces termes:
Je connais tout le prix de
la Louisiane et j'ai voulu réparer la faute du négociateur français
qui l'a abandonnée. Quelques lignes d'un traité me l'ont rendue et à
peine je l'ai recouvrée que je dois m'attendre à la perdre. Les
Anglais ont réussi à prendre à la France le Canada, le Cap-Breton,
Terre-Neuve, la Nouvelle-Écosse et les plus riches parties de
l'Asie. Ils sont maintenant en train d'exciter des troubles à
Saint-Domingue. Ils n'auront pas le Mississippi qu'ils convoitent. Je
songe à le céder aux États-Unis. Je considère la colonie comme
perdue et il me semble que, dans les mains de cette puissance
naissante, elle sera plus utile à la politique et même au commerce
de la France que si je tentais de la garder. |
Autrement dit, la Louisiane, habitée par des colons français, gouvernée par
les Espagnols et convoitée par les Américains et les Anglais, restait à
«cueillir». S'obstiner à vouloir conserver la Louisiane paraissait inutile!
7.2 Le point de vue des Français
|
Le ministre François Barbé-Marbois, qui négociait le traité de
cession de la Louisiane, approuva le point de vue de Bonaparte et expliqua que la Louisiane était
indéfendable au regard de l'état des forces navales dans l'Atlantique; il ajouta
que «si les Anglais ne s'en saisissent pas, les Américains le
feront». En somme, Bonaparte n'avait plus la possibilité d'agir
librement par rapport à la Louisiane. S'il refusait le partage proposé par les
États-Unis (cf. Thomas Jefferson plus loin), il risquait un conflit
militaire qui entraînerait la perte de la Louisiane en totalité. S'il acceptait la proposition,
il restait en possession d'une colonie indéfendable sur laquelle se jetterait la
flotte britannique, déjà en position d'attente.
La vente semblait
préférable. Selon certains observateurs de l'époque, Bonaparte aurait eu
simplement besoin d'argent pour son couronnement impérial l'année suivante, mais
en fait il avait beaucoup plus besoin d'argent pour financer ses campagnes militaires.
|
De toute façon, après la
perte de Saint-Domingue,
l'indépendance avait été proclamée le 1
er
janvier 1804 et la colonie de Saint-Domingue était devenue officiellement
Haïti (provenant du mot amérindien Ayiti),
la première république noire libre. Ne disposant plus de moyens militaires
suffisants en Amérique, Bonaparte n'avait plus d'autre choix que d'abandonner la lointaine Louisiane.
La vente de la Louisiane permit à Bonaparte, une fois devenu l'empereur
Napoléon, de lever d'importantes troupes au cours des années 1805 à 1807 afin
d'acquérir la suprématie sur la majeure partie de l'Europe, puisque l'Autriche
et la Prusse étaient défaites.
|
Bref, dans l'esprit de Bonaparte (alors premier consul), l'abandon aux
États-Unis des immenses territoires conquis dans le Nouveau Monde et le surcroît
de puissance que les Américains allaient en retirer devaient avoir pour
conséquence inéluctable «de donner à l'Angleterre une rivale maritime qui, tôt
ou tard, abaissera son orgueil». Sur cet aspect du problème, les faits ont
démontré que Bonaparte avait vu juste! Il savait que les États-Unis
n'accepteraient jamais que leur expansion vers l'Ouest soit bloquée par une
petite colonie française s'étendant des Grands Lacs au golfe du Mexique. Comme
la Louisiane constituait le pivot de toute l'expansion vers l'Ouest, les
Américains ne l'auraient certainement pas laissée aux Français qui ne pouvaient
même pas la défendre. Le 16 janvier 1804, Bonaparte a alors déclaré devant le
Sénat français : «Les États-Unis doivent à la France leur indépendance. Ils vous
devront désormais leur affermissement et leur grandeur.»
Au cours de son histoire il est vrai, jamais la France n'eut
conscience de l'intérêt géostratégique de son empire américain
continental, surtout quand on constate l'immensité de ce territoire. |
Les Américains, eux, l'avaient compris! Pour les Français, la colonie de la
Louisiane paraissait sans grand intérêt en raison de son climat insupportable,
des infections de fièvre jaune et des terres marécageuses. C'était bel et bien ainsi à la
Nouvelle-Orléans, certainement pas partout! À cette époque, le commerce ne comptait que sur l'importation, et la
Louisiane ne produisait que fort peu. Les Français n'en voulaient plus et
espéraient s'en débarrasser. Il s'agissait pourtant d'un territoire près de
quatre fois plus grand que la France! D'ailleurs, ce traité fut signé sans consulter l'Assemblée nationale
française, car celle-ci aurait probablement refusé une perte aussi considérable
pour la France. Selon la Constitution française de l'époque, la vente de
propriétés nationales exigeait l'approbation de l'Assemblée nationale, ce que
Bonaparte n'a pas sollicité. Il se serait empressé de vendre la Louisiane avant
que l'Assemblée ne s'en rende compte. Il n'en demeure pas moins que la France
n'aurait défendre ce vaste territoire, mais elle aurait pu négocier pour en
conserver une partie, ce que les Américains auraient fini par accepter.
7.3 Le point de vue des Américains
Pour
Thomas Jefferson, l'un des
«Pères» de la nation américaine et le troisième président des
États-Unis, l'achat de la Louisiane à la France, un
territoire plus vaste que les États-Unis alors constitués,
devait renforcer l'identité politique du pays et rendre possible la naissance
d'un grand État.
De toute façon, pour cet homme politique francophile,
le retour de la France en Amérique paraissait difficilement acceptable. La
cession par l'Espagne de la Louisiane et des Florides à la France
lui paraissait avoir des «effets des plus douloureux sur les États-Unis», car
cet événement modifiait complètement toutes les relations politiques des
États-Unis et engendrait une nouvelle ère pour leur évolution politique. Il
déclara à son ambassadeur Robert R. Livingston que le jour où la France allait
reprendre possession de la Louisiane, les États-Unis seraient obligés de tomber
dans les bras de la Grande-Bretagne et de sa flotte. Voici le
texte
qu'il écrivit à Robert Livingston, son ministre américain à Paris (avril
1802):
There is on the globe one single spot, the possessor of which is our
natural and habitual enemy. It is New Orleans, through which the
produce of three-eighths of our territory must pass to market, and
from its fertility it will ere long yield more than half of our
whole produce, and contain more than half our inhabitants. [...] The
day that France takes possession of New Orleans fixes the sentence
which is to restrain her forever within her low water mark. It seals
the union of two nations who in conjunction can maintain exclusive
possession of the ocean. From that moment we must marry ourselves to
the British fleet and nation. |
[Il y a un seul
endroit au monde dont le possesseur est notre ennemi naturel et
régulier. Il s'agit de la Nouvelle-Orléans, par laquelle les
produits des 3/8 de notre territoire doivent passer pour trouver un
marché, et ce territoire, grâce a sa fertilité, fournira avant
longtemps plus de la moitié de notre production totale et contiendra
plus de la moitié de nos habitants.
[...] Le jour où la
France
reprendra
possession de la
Nouvelle-Orléans
marquera la date de
la sentence qui doit la maintenir à jamais à l'intérieur de son
niveau des basses-eaux.
Cela scelle l'union
de deux nations, qui, ensembles, peuvent maintenir la possession
exclusive de l'océan. Dès ce moment, nous devons nous marier avec la
nation et la flotte britanniques.] |
|
Thomas Jefferson suggérait dans sa lettre à Livingston
de proposer la cession par la France de La Nouvelle-Orléans et des Florides; il
désirait ainsi s'assurer le commerce sur le Mississippi.
Quelques semaines
plus tard, Bonaparte vendait toute la Louisiane (rappelons-le, un territoire
presque quatre fois plus grand que la France) aux États-Unis pour la somme de 80
millions de francs, dont il fallut déduire 20 millions pour compensation à la
suite des piratages français sur les navires américains dans les années 1790, ce
qui équivalait à 15 millions de dollars, une somme considérable pour l'époque,
mais qui paraît aujourd'hui ridicule. Ces 15 millions représentaient
une fois et demie le PIB des États-Unis, alors de 10 millions de dollars. Le gouvernement américain ne disposait pas
alors de cette somme et dut recourir
à plusieurs emprunts (à 6% d'intérêt) en Europe, soit la banque Hope de Londres
et celle de Baring à Amsterdam. |
Évidemment, au XXIe
siècle, on peut trouver ridicule cette somme de 15 millions de
dollars pour le tiers des États-Unis actuels. Mais Bonaparte n'était pas
stupide, il n'a pas vraiment vendu la Louisiane à rabais, bien que
ce ne soit pas cher, étant donné la superficie du territoire cédé. À titre de comparaison, signalons que ces 15 millions de
dollars représenteraient aujourd'hui plus de 410 millions de dollars, si l'on
extrapole le pourcentage du PIB, une somme considérable pour n'importe quel
État moyennement riche au début du XIXe
siècle. Très peu de pays pouvaient disposer de cette somme!
|
D'ailleurs, beaucoup d'Américains protestèrent à l'époque, car ils estimaient
que jamais la «vente d'un désert» n'avait été aussi élevée. Et la grande majorité
des Américains estimaient que c'était tout de même cher payé pour un
«désert de marécages» moyennement fertile. D'autres considéraient que Bonaparte
avait conclu «le plus sot marché jamais conclu» et que le grand général devait
«compter sur ses doigts». Au prix de 0,0905 $ (on compte 100 cents
dans un dollar) l'hectare, le président Jefferson venait de doubler la
superficie des États-Unis. Quinze États des États-Unis d'Amérique
ont été, complètement ou partiellement, taillés dans l'ancien
territoire de la Louisiane française. Les négociateurs américains à
Paris, Robert Livingston et
James Monroe, avaient bien fait
leur travail. |
Évidemment, les populations concernées n'ont jamais été
consultées de quelque manière que ce soit. Les États américains de
l'ancienne Louisiane portent aujourd'hui des noms amérindiens qui avaient
été donnés par les Français: Illinois, Ohio, Dakota, Minnesota, Nebraska,
Oklahoma, Kansas, Arkansas, Missouri, Mississippi.
7.4
Les prétendus droits des francophones
Le préfet colonial Pierre-Clément de Laussat
voulut ménager les Français de la Louisiane. Avec quelques précautions,
il mit en relief l'article 3 de cette «vente-cession» (le traité de 1803)
qui semblait garantir certains «droits» aux Louisianais:
Article 3
Les habitants des
territoires cédés seront incorporés dans l'Union des États-Unis, et
admis, aussitôt qu'il sera possible, d'après les principes de la
Constitution fédérale à la jouissance de tous les droits, avantages
et immunités des citoyens des États-Unis, et en attendant, ils
seront maintenus et protégés dans la jouissance de leurs libertés,
propriétés, et dans l'exercice des religions qu'ils professent. |
Les négociateurs français savaient
probablement comment protéger jusqu'à un certain point les biens et défendre les
intérêts des personnes, mais la survie de la langue ne préoccupait guère les
dirigeants politiques. À ce sujet, aucune disposition du «contrat de vente»
ne garantissait aux Louisianais quelque droit que ce soit. Bonaparte n'a
jamais
songé à faire insérer une quelconque disposition linguistique dans le
traité de cession, ce que Jefferson, un francophile, n'aurait certainement pas refusé. Plusieurs
décennies plus tard, les Créoles francophones croiront encore que les «droits
des francophones» se trouvaient implicitement protégés par l'acte de vente de
1803. Bonaparte n'avait pas prévu de protection juridique à l'égard des Français
de la Louisiane. Un siècle et
demi plus tard, à la signature du
traité officiel de la cession de Pondichéry (Inde) en 1954, la France ne
pensera pas davantage à assurer aux Français restant à Pondichéry une quelconque
protection linguistique.
On peut lire, dans leur version française du 30 avril 1803, le texte du
contrat de vente entre les deux pays, ainsi que
les traités et conventions signés à cette occasion
en cliquant
ICI. Tous les textes sont signés par
François BARBÉ-MARBOIS (France), Robert R. LIVINGSTON (USA) et James MONROE
(USA). Au moment de la vente de la Louisiane, un rapport officiel de 1803 révélait
que la population totale de la Louisiane était d'environ 43 000 habitants,
presque tous francophones. Dorénavant, les Louisianais allaient devenir des
citoyens américains et la plupart d'entre eux allaient perdre graduellement leur langue.
Dernière mise à
jour:
12 mai 2024
Bibliographie portant sur
la Nouvelle-France
La Nouvelle-France
La Louisiane espagnole
(1763-1800)
La
Louisiane américaine (à partir de 1803)