L'Empire colonial espagnol
en Amérique

1492 - 1826

Les politiques linguistiques

1 La langue comme compagnon d'armes de l'Empire

Au cours de leur histoire, les Espagnols furent de formidables opportunistes dans l'administration de leur empire. Ils ont su réagir aux différentes situations et appliquer des politiques linguistiques efficaces et pratiques, à la condition que celles-ci correspondent à la réalisation de deux principaux objectifs: la sécurisation des pouvoirs politique et économique, ainsi que la conversion des «païens». Ainsi, dans certains cas, l'espagnol fut employé comme moyen de contrôle, mais dans d'autres les Espagnols utilisèrent les langues autochtones pour exercer leur pouvoir. Cependant, dans les deux cas, la maîtrise et l'usage de la langue espagnole (appelée «castillan» à cette époque) étaient essentiels à la conquête.

En 1492, le grammairien et humaniste sévillan Antonio de Nebrija dans Gramática castellana avait eu cette affirmation prémonitoire alors que l'Empire ne s'était pas encore rendu en Amérique : "La lengua fue compañera del Imperio." En français: la langue a toujours été un compagnon d'armes de l'empire. De fait, Nebrija prévoyait que la langue serait nécessaire pour établir et maintenir un empire à l'étranger. Il présenta donc une grammaire du castillan à la reine Isabelle de Castille, avec la conviction qu'une langue unifiée soutiendrait un empire unifié.

En effet, dès les premiers contacts entre les Espagnols et les peuples indigènes des Amériques, la langue espagnole fut un outil d'empire. Elle fut le moyen d'établir l'autorité dans la conquête militaire, de justifier la conquête et de mettre en œuvre une conquête religieuse. Le contrôle de la langue parut essentiel pour consolider l'Empire, qu'il s'agisse de contrôler l'espagnol ou les langues indigènes, les politiques linguistiques reflétant une prise de conscience du pouvoir de la langue.

Dans un empire qui compte de nombreuses langues et des cultures différentes, qui sont traitées de manière inégale, la langue peut facilement devenir un point de ralliement pour la guerre. Les Espagnols ont veillé, tout au long de la période de conquête, à ne pas perdre le contrôle de la langue, craignant que cela ne signifie perdre le contrôle de l'Empire. 

2 Une tradition d'impérialisme linguistique

L'Espagne avait une tradition d'impérialisme linguistique avant même de créer leur empire en Amérique. Le besoin d'unifier culturellement la nation fut fortement ressenti par les souverains d'Espagne. La Couronne de Castille considérait la diversité des langues et des religions comme une menace à la stabilité politique de l'État. En réunissant tous les différents groupes linguistiques (catalan, aragonais, basque, andalou, arabe, etc.) sous une seule langue, le castillan, et une seule religion, le catholicisme, Ferdinand d'Aragon et Isabelle de Castille espéraient créer une nation stable. Ainsi, les monarques espagnols instituèrent une politique d'impérialisme linguistique dans laquelle le castillan devenait la langue dominante. Après avoir réuni les Couronnes de Castille et d'Aragon, ils ont réussi à réduire presque à néant les langues aragonaise et catalane employées par la Couronne d'Aragon.

En Amérique, un impérialisme linguistique similaire était déjà à l'œuvre dans les empires aztèque et inca avant l'arrivée des Espagnols. Le nahuatl, la langue de la nation dominante, les Nahua, fut la langue officielle de l'Empire aztèque et servit de langue véhiculaire entre les innombrables langues parlées. L'Empire inca, lui aussi, maintenait une politique de domination linguistique dans laquelle tous les sujets de l'empire étaient obligés de connaître le quechua, sous peine de punition. Lorsque les deux empires amérindiens sont entrés en collision avec l'Empire espagnol, les politiques autochtones se sont effondrées, mais leurs langues ne sont pas disparues, elles ont été reléguées aux communications informelles et aux rituels religieux.

3 Le contrôle de la langue par l'interprétariat

Dès leur arrivée, les Espagnols nommèrent dans leur langue tous les lieux qu'ils apercevaient en insinuant qu'ils n'avaient pas de nom auparavant ou que ceux-ci étaient incorrects dans les langues «païennes».

Les colonies espagnoles furent administrées par des vice-royautés, où le roi d'Espagne déléguait une partie de ses pouvoirs à un vice-roi local. Ainsi fut créée en 1535 la vice-royauté de la Nouvelle-Espagne (le Grand Mexique); en 1542, la vice-royauté du Pérou; en 1717, la vice-royauté de Nouvelle-Grenade (pratiquement la Colombie actuelle) et en 1776 la vice-royauté du Río de la Plata (plus ou moins l'Argentine). Il existait également des colonies moins vastes érigées en capitaineries:  Guatemala, Venezuela, Cuba, Chili, etc. En sa qualité de représentant personnel du roi d'Espagne, le vice-roi était accueilli en Amérique avec tous les honneurs.

Dans ces colonies, il y avait deux sortes d'administrateurs: d'une part, ceux nés en Espagne, les peninsulares (les «péninsulaires»), d'autre part, ceux nés en Amérique, les criollos (les «Créoles»). De façon générale, les autorités espagnoles accordaient davantage de pouvoir politique et militaire aux «péninsulaires», dont les postes de vice-roi et de commandant, qu'aux «Créoles blancs» limités aux postes de fonctionnaires.

Les conquistadors pratiquèrent l'enlèvement d'indigènes pour servir d'interprètes qui constituaient alors un instrument indispensable dans la conquête militaire des Amériques. Il n'y eut peu de cas d'Espagnols ayant appris une langue indienne dans la première vague de la conquête, car dans les relations coloniales traditionnelles, c'étaient les vaincus qui devaient en principe apprendre la langue du conquérant.

En ce qui concerne les interprètes, les besoins étaient si grands qu'il paraissait normal d'enlever un Indien ou deux pour servir de traducteurs chaque fois que les Espagnols pénétraient dans un nouveau territoire. Cette pratique fut codifiée dans la loi en 1573 par les Ordenanzas de descubrimientos, nueva población y pacificación de las Indias («Ordonnances sur les découvertes, les nouvelles populations et la pacification des Indiens»).

Les Espagnols étaient convaincus qu'avoir des interprètes à leur disposition était essentiel à la conquête militaire: ils ne se sont pas trompés. Tout au long de la première partie de la conquête, les interprètes indigènes servirent de guides, de moyen de communication et, plus important encore, de sources d'informations irremplaçables. En effet, ces interprètes fournirent des informations militaires indispensables, qui aidaient à planifier les attaques. C'est ainsi qu'au moyen de la langue les Espagnols obtinrent une partie de leur avantage militaire, puisque le contrôle des interprètes impliquait le contrôle de l'information, et le contrôle de l'information était impératif dans la conquête militaire. 

4 L'enseignement dans les langues indigènes

À partir de 1503, la Couronne ordonna que les Indiens soient relocalisés dans les villes où une église et une école devaient être construites côte à côte, pour le salut de l’âme des Indiens et pour leur enseigner l'espagnol. Cependant, les indigènes restèrent attachés à leur langue ancestrale. Il est apparu impossible aux Espagnols d'imposer le  castillan comme langue officielle, alors que seule une faible minorité de la population pouvait l'employer. Il aurait fallu une abondante main-d'œuvre coûteuse qui n'était pas disponible. De plus, le clergé local s'opposa à l'enseignement du castillan aux Indiens, tout simplement parce qu'il craignait de perdre le contrôle sur ceux-ci, car tant qu'ils ne connaissaient pas la langue les autorités civiles avaient besoin des prêtres pour la traduction. Bref, la langue espagnole pouvait menacer le rôle traditionnel de médiateur du clergé entre le gouvernement et les Indiens.

C'est ainsi que les missionnaires commencèrent à évangéliser les Indiens dans leur langue maternelle, l'objectif principal de l'éducation par l'Église étant de convertir les Indiens à la religion catholique, non de propager le castillan. Il se produisit ainsi une scission entre la religion et la langue de la part des autorités religieuses, l'idéologie traditionnelle de la prépondérance du castillan ayant été abandonnée. Les membres du clergé se mirent donc à apprendre les langues indigènes dans le but de les évangéliser de façon plus efficace, bien que la Couronne résistât à changer sa politique linguistique. Par exemple, en 1550, Charles Quint insistait encore pour que tous les Indiens soient instruits en castillan. Quinze ans plus tard, en 1565, la politique linguistique officielle de la Couronne avait subi un changement radical en obligeant les missionnaires à apprendre les langues indiennes.

Toutefois, un problème de taille apparut à l'évidence. La diversité linguistique de l'Amérique était telle que par exemple, dans une seule ville où les Indiens avaient été déplacés, il était possible de compter de nombreuses langues mutuellement inintelligibles.

C'était un problème que les Aztèques avaient connu dans l'administration de leur empire, un problème auquel avait été confronté l'usage du nahuatl comme lange véhiculaire parmi les populations locales. La perspective d'exiger que les prêtres apprennent toutes les langues maternelles de la population qu'ils évangélisaient semblait presque aussi irréaliste que celle d'enseigner l'espagnol à tous les Indiens.

Futés, les Espagnols s'approprièrent le système déjà existant de la prédominance du nahuatl et de l'utiliser à leur propre avantage. Il apparaissait en effet beaucoup plus facile de contrôler une seule langue qu'une multitude de langues. C'est ainsi qu'en 1570 le nahuatl devint la langue officielle des Indiens de la Nouvelle-Espagne. Des politiques linguistiques similaires furent instituées dans d'autres régions de l'Empire avec le quechua au Pérou, l'aymara dans les régions andines, le tupi-guarani dans la région amazonienne, la côte brésilienne et le nord de la vice-royauté du Río de la Plata, puis le cakchikel dans la région centre-américaine.

Ainsi, dans l'Empire espagnol, ce n'était pas la langue espagnole qui fut utilisée comme instrument de communication ou de contrôle dans les premières années de l'empire. Il est apparu plus important et plus efficace de contrôler les langues maternelles des Indiens que de leur imposer l'espagnol. De toute façon, il n'y eut jamais suffisamment de missionnaires polyglottes pour évangéliser les autochtones. De plus, le nahuatl, le quechua ou l'aymara n'étaient pas assez répandus pour communiquer avec tous les Indiens.

En somme, l'enseignement dans les langues indigènes fut retenu comme solution de remplacement malgré le fait que de nombreuses critiques aient affirmé que les langues locales manquaient de concepts adéquats pour pouvoir expliquer l'Évangile et la doctrine avec suffisamment de clarté. Par ailleurs, l'usage de l'espagnol par les missionnaires ne fut jamais complètement abandonné.

5 La politique de l'imposition de l'espagnol

Cette étonnante expérience linguistique de l'enseignement des langues indiennes s'arrêta brutalement en raison de l'échec de cette politique linguistique indigéniste. Le 7 juin 1550, le roi Charles Quint publia un arrêté royal dans lequel il se déclarait favorable à l'enseignement de la langue espagnole parmi les élites indigènes afin d'accélérer et faciliter les communications officielles avec elles. En 1590, Philippe II (1556-1598) prescrivit que les Indiens de la Nouvelle-Espagne devaient être instruits en castillan «pour supprimer les occasions d'idolâtrie et d'autres vices et choses qui les distraient au moyen de leur langue». À cette époque, il était communément admis que les langues indiennes étaient intrinsèquement inférieures à l'espagnol, donc indignes d'être utilisées pour enseigner la religion catholique. Étant donné que les langues indigènes étaient présumées inférieures au castillan, la Couronne changea sa politique en passant de l'affirmation du nahuatl à sa suppression dans le domaine public.

À la fin du siècle, en 1696, Charles II (1665-1700), le dernier des Habsbourg à gouverner l'Espagne, ordonna que «les Indiens doivent parler la langue castillane et qu'on leur enseigne la doctrine». Autrement dit, les langues indiennes devaient être tolérées, mais seul le castillan devait être enseigné dans les écoles et les églises. En somme, tant qu'on a cru pouvoir inculquer la religion catholique dans les langues indiennes, la politique fut pragmatique, mais lorsque des doutes remirent en question la transmission de la foi catholique dans ces langues, la politique d'une seule langue revint à l'ordre du jour pour faire du castillan la langue officielle de l'administration impériale ainsi que du catholicisme. 

L'expansion de l'espagnol au cours du XVIIe siècle fut essentiellement causée par la migration des Espagnols vers les villes les plus importantes et le métissage qui s'y développa. C'est ce métissage qui peu à peu intégra l'espagnol parmi les indigènes et les métis qui vivaient ou travaillaient avec les Espagnols. Dans les endroits où la présence espagnole n'était pas importante, les langues maternelles furent préservées et plusieurs ont même survécu jusqu'à aujourd'hui. Par ailleurs, selon les régions et la présence des Européens, la langue espagnole emprunta de nombreux mots indigènes.

Les Espagnols se considéraient supérieurs aux indigènes parce qu'ils possédaient une écriture alphabétique acceptée comme le seul moyen exact d'enregistrer l'histoire, alors qu'ils détenaient le pouvoir politique et le pouvoir économique de contrôler les moyens de production des textes. Par conséquent, les Espagnols firent tout pour détruire les textes indigènes des Aztèques et des Mayas sous prétexte qu'ils avaient été inspirés par le diable. En brûlant ces documents, les Espagnols effaçaient ainsi la mémoire collective de ces peuples. C'est au contact des Européens que les autochtones apprirent qu'ils étaient des «Indiens» (en espagnol: Indios), qu'ils vivaient en «Amérique» et même dans le «Nouveau-Monde».

Le changement de dynastie avec l'arrivée de Philippe V de Bourbon, qui régna de 1700 à 1746, engendra une transformation des politiques. Les Bourbons insistèrent  progressivement, tout au long du XVIIIe siècle, sur le renouvellement des modes d'administration des colonies hispano-américaines en renforçant la centralisation et le contrôle, ce qui entraîna des réformes linguistiques à l'avantage du castillan, tant en Espagne qu'en Amérique. 

Dès lors, la diversité linguistique et la méconnaissance du castillan furent perçues comme un problème. Des demandes se multiplièrent visant à éliminer les langues indigènes et à imposer le castillan. En 1770, Charles III (1759-1788) prit les moyens nécessaires pour à éliminer toutes les langues indigènes. Le rôle du nahuatl classique dans la littérature et la vie publique était définitivement révolu.

Cette idéologie du contrôle de la langue fut mise en œuvre avec plus ou moins de succès par les Portugais, les Anglais, les Français, les Arabes, les Ottomans et les Russes. Il ne faut pas croire que les empires ignorent les langues dominantes dans leurs politiques. Depuis Alexandre le Grand jusqu'à la Russie d'aujourd'hui, tous ont tenté d'employer une langue pour unifier leur empire. Cela ne signifie pas qu'ils ont tous réussi. Dans les colonies espagnoles d'Amérique, même après 300 ans de souveraineté espagnole, le castillan n'était parlé que dans les grandes villes et dans les localités voisines où le métissage avait été le plus intense, mais il n'avait pas atteint le reste de l'immense Amérique latine. À la fin du XVIIIe siècle, le pouvoir espagnol commençant à s'affaiblir, le contrôle des territoires diminua en même temps.

6 La prédominance de l'espagnol

L'invasion de l'Espagne par Napoléon et la destitution du roi d'Espagne précipitèrent les choses. Les vice-royautés s'administrèrent elles-mêmes de manière indépendante les unes des autres. Lorsque la défaite de Napoléon en 1815 permit le retour du souverain légitime sur le trône d'Espagne, les leaders espagnols locaux, généralement des Créoles blancs, avaient pris goût à s'administrer eux-mêmes et il n'apparaissait pas de bon augure de se soumettre encore à l'absolutisme royal symbolisé par le vice-roi. La plupart des Créoles blancs prirent parti pour l’indépendance des territoires où ils étaient nés, contre les «péninsulaires  qui souhaitaient les voir rester loyaux à la Couronne d'Espagne. Très au courant des débats des idées des Lumières et de la Révolution française, les libertadores («libérateurs») conçurent des projets révolutionnaires. Les révolutions menées notamment par Simon Bolivar (Venezuela), José de San Martin (Argentine), Agustín de Iturbide (Mexique) et Antonio José de Sucre (Pérou) mirent fin à la domination de l'Espagne, qui n'avait plus les ressources pour s'opposer aux indépendances des colonies. Dès 1826, l’Empire espagnol d’Amérique n’existait plus, à l’exception de Cuba et de Porto Rico.

À l’issue de la guerre hispano-américaine (1898) et de la victoire des Américains, l'Espagne dut céder l'île de Cuba, l'île de Porto Rico, ainsi que l'île de Guam et les Philippines contre une «compensation» de 20 millions de dollars versée par les Américains aux Espagnols. La victoire de l'Amérique sur l'Espagne revêtait un caractère hautement symbolique: c'était la victoire du Nouveau Monde sur l'Ancien Monde, la fin de l'épopée coloniale de l'Espagne et le début de la puissance coloniale américaine (voir la carte des Anciennes possessions et colonies de l'Empire espagnol). Les Espagnols pouvaient ainsi constater les faiblesses et les retards de leur pays sur le reste de l'Europe occidentale. Désormais, la politique coloniale espagnole allait s’orienter vers l’Afrique (en Guinée espagnole, aujourd'hui Guinée équatoriale), alors que l’Espagne n'allait plus jouer qu’un rôle secondaire dans les affaires internationales.

En Amérique, les héros des indépendances hispano-américaines eurent besoin d'une langue commune pour unifier leur nouveau pays. La plupart des dirigeants eurent recours à la castillanisation (hispanisation) de leur population avec comme résultat que la langue espagnole s'est davantage développée après les indépendances que durant toute la période coloniale espagnole.

Justo Sierra (1848-1912), ministre mexicain de l'Éducation, fondateur de l'Université nationale du Mexique et membre de Académie mexicaine des langues ("Academia Mexicana de la Lengua"), préconisait l'espagnol comme seule langue scolaire:

La poliglosía de nuestro país es un obstáculo a la propagación de la cultura y a la formación plena de la conciencia de la patria […] y el castellano será la única lengua escolar, llegará a atrofiar y destruir los idiomas locales y así la unificación del habla nacional, vehículo inapreciable de la unificación social, será un hecho. Le multilinguisme de notre pays est un obstacle à la propagation de la culture et à la pleine formation de la conscience de la patrie […] et l'espagnol sera la seule langue scolaire, elle va atrophier et détruire les langues locales et donc l'unification du discours national, un inestimable vecteur d'unification sociale, sera un fait.

De fait, dans toute l'Amérique latine, la création d'une identité nationale au moyen du système d'éducation s'est renforcée durant la période postrévolutionnaire. Ainsi, sous l'Empire espagnol, une personne sur dix parlait l'espagnol, tandis qu'aujourd'hui neuf locuteurs du dix s'expriment dans cette langue. Les républiques issues de l'Empire choisirent l'espagnol comme langue officielle. Les politiques linguistiques adoptées sont passées au début par une politique de bilinguisme à une politique d'élimination des langues indigènes, au moins au niveau du discours. En somme, la véritable expansion en tant que langue unificatrice de l'Amérique latine eut lieu après les indépendances et la création de différentes républiques qui ont utilisé l'espagnol comme élément unificateur et centralisateur.

Le 6 septembre 1815, Simon Bolivar écrivit une lettre au marchand jamaïcain d’origine britannique, Henry Cullen, dans laquelle il révélait son souhait de créer une Amérique latine unie:

Yo deseo más que otro alguno ver formar en América la más grande nación del mundo, menos por su extensión y riquezas que por su libertad y gloria.

Es una idea grandiosa pretender formar de todo el mundo nuevo una sola nación con un solo vínculo que ligue sus partes entre sí y con el todo. Ya que tiene un origen, una lengua, unas costumbres y una religión, debería por consiguiente tener un solo gobierno que confederase los diferentes Estados que hayan de formarse; mas no es posible porque climas remotos, situaciones diversas, intereses opuestos, caracteres desemejantes, dividen a la América.
Je désire plus que tout autre voir l'Amérique former la plus grande nation du monde, moins à cause de sa grandeur et de sa richesse qu'à cause de sa liberté et de sa gloire.

C'est une idée grandiose que d'essayer de former à partir de tout le Nouveau Monde une seule nation avec un seul lien qui relie ses parties les unes aux autres et au tout. Puisqu'elle a une origine, une langue, des coutumes et une religion, elle doit donc avoir un gouvernement unique qui confédérerait les différents États à former; mais ce n'est pas possible parce que des climats éloignés, des situations diverses, des intérêts opposés, des caractères dissemblables divisent l'Amérique.

Dans sa croisade pour l'indépendance, Bolivar rejeta une grande partie de ce tout qui était espagnol, mais il n'a jamais renoncé au castillan comme sa langue maternelle ou comme langue nationale. Tout ce qui ressemblait ou rappelait l'Espagne était considérée comme toxique, mais pour Bolivar le statut du castillan n'était pas en cause. La langue qu'il parlait, le castillan, apparaissait comme un élément fédérateur, non comme un facteur de désunion. Qui plus est, il considérait l'espagnol comme un élément américain plutôt qu'un élément européen. Pour Bolivar, bien que la langue espagnole soit née au-delà des mers, elle était devenue autant américaine que l'était l'anglais aux États-Unis.

D'ailleurs, de nombreux intellectuels mirent de l'avant les différences entre le castillan d'Espagne et l'espagnol d'Amérique, afin de souligner l'indépendance des républiques. L'Espagne n'était plus un modèle à suivre, mais sa langue, en prenant racine en Amérique, a subi des modifications qui en ont fait une langue américaine. Dès 1821, Agustín de Iturbide, le héros de l'indépendance du Mexique, croyait que la langue espagnole, héritée et élaborée dans le Nouveau Monde, avec ses particularités et ses influences, constituait un lien d'union parmi les mouvements indépendantistes. En 1842, José Victorino Lastarria, un ministre chilien, affirmait que «la langue castillane était l'un des rares cadeaux précieux que les conquérants nous ont donnés, sans y penser» ("El idioma castellano fue uno de los pocos dones preciosos que los conquistadores nos hicieron sin pensarlo."

Avec le temps, l'hispano-américain a pris de l'expansion de sorte que les langues indigènes ont été mises sur une voie d'évitement, bien qu'elles soient encore parlées par des millions de locuteurs. Les législations, le commerce, l'école, la radio, la télévision et le cinéma ont fini par avoir raison des langues indigènes.


 

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