Indonésie

(2) Données historiques

   République d'Indonésie

1 Les premiers royaumes

Les archéologues ont découvert des fossiles de l’espèce Homo erectus à Java. Le peuplement moderne de l’archipel indonésien s’est constitué en plusieurs vagues successives au paléolithique. Il s’agissait de peuples de marins et de riziculteurs qui ont transmis à l’Indonésie les techniques de pêche et de riziculture sur lesquelles elle a fondé sa civilisation.

Dès le Ve siècle de notre ère, deux types d’entités politiques émergèrent dans l’archipel : les États maritimes commerçants des côtes de Sumatra, du nord de Java, de Bornéo, de Célèbes, et les royaumes de l’intérieur fondés sur la riziculture, à l’est et au centre de Java. Ces royaumes, entrés en contact avec la civilisation indienne, en adoptèrent la langue (le sanskrit) et les religions (le bouddhisme et l’hindouisme). Le premier et le plus important de ces États indianisés fut le royaume de Srivijaya, sur la côte sud-est de Sumatra, qui, à la fin du VIIe siècle, commerçait avec l’Inde et la Chine, ce qui lui permit de contrôler pendant près de 500 ans la plupart des échanges entre la Chine, l’archipel indonésien et l’Inde. Il reste peu de traces du royaume de Srivijaya sur l’île de Sumatra. Dès cette époque, le protomalais était parlé dans ces régions côtières et c'est cette forme de malais qui va donner lieu aux divers dialectes malais actuels. La langue malaise emprunta un grand nombre de mots au sanskrit, notamment dans la religion hindouiste et dans la terminologie administrative.

2 L'islamisation de l'archipel indonésien

L’introduction de l’islam débuta assez tard, soit à partir de la fin du XIIIe siècle. Cela étant dit, de petits royaumes islamisés existaient déjà auparavant dans le nord de Sumatra, le premier souverain musulman connu dans cette région fut le sultan Malik al-Saleh, de Pasai. Amenée à l’origine par des marchands venus du sud de l’Inde et du Gudjarat, la nouvelle religion se répandit lentement jusqu’à ce que l’expansion du sultanat de Malacca, sur la côte ouest de la péninsule malaise, lui donna son expansion. Malacca devint le centre principal de diffusion de l’islam. L’hindouisme ne subsista plus désormais qu’à Bali.

À la différence des pays du Proche-Orient, l'Indonésie s'islamisa, mais ne s'arabisa jamais. Les habitants de l'île de Java s'islamisèrent à la fin du XVIe siècle, mais ceux de l'île de Célèbes n'adoptèrent la nouvelle religion qu'au début du XVIIe siècle. Le malais s'écrivit désormais avec l'alphabet arabe. Évidemment, la langue arabe, ainsi que le persan (de façon moindre) fournit un fort contingent de mots arabes au malais. D'autres langues influencées par l'islam donnèrent aussi un certain nombre de mots: le turc, l'ourdou, le goudjarat, le swahili, etc. L'arabe contribua à enrichir le malais dans le domaine de la religion, du droit, de la littérature, de la philosophie, la santé, etc. En contrepartie, une partie des termes empruntés au sanskrit à l'époque de l'indianisation disparut du vocabulaire malais, mais le vocabulaire administratif survécut.

3 La colonisation hollandaise (1816-1942)

Avant les Hollandais, les Portugais furent les premiers Européens à s'implanter dans l'archipel indonésien. Dès 1511, les Portugais introduisirent le portugais qui devint aussitôt une langue véhiculaire importante dans l'archipel, et ce, bien qu'ils ne contrôlaient politiquement que Malacca et les îles Moluques. Vers la fin du XVIe siècle, les Portugais furent progressivement évincés: Terante (1570), puis Malacca (1641) et Makassar (1667). Ils furent plus longtemps présents à Florès et surtout au Timor oriental, qui restèrent portugais jusqu'en 1859 (Florès) et 1975 (Timor). Dans ces deux contrées, le portugais allait rester une langue officielle. D'ailleurs, l'élite locale employa le portugais durant toute l'occupation portugaise.

Puis la Compagnie hollandaise des Indes orientales, fondée en 1602, combattit les Portugais et les Britanniques pour s’emparer du commerce des épices de l’archipel  indonésien. Le gouverneur général Jan Pieterszoon Coen fit de Batavia (aujourd’hui Jakarta) le quartier général des Hollandais et chercha à isoler le réseau commercial indigène des routes commerciales internationales. Le pouvoir hollandais se développa par une politique de coups de force et d’alliances avec les souverains locaux. 

En 1799, le privilège de la Compagnie des Indes orientales ne fut pas renouvelé. Aussitôt, l’État néerlandais décida d'exploiter directement ses possessions indonésiennes. À partir de 1641, les Hollandais déportèrent une partie de la communauté portugaise dans le Sulawesi-Sud. Ce n'est qu'en 1816 que les Hollandais colonisèrent plus systématiquement l'ensemble de l'archipel indonésien. Entre 1825 et 1830, les Hollandais annexèrent la plupart des principautés javanaises.

À Sumatra, les Hollandais, qui avaient imposé leur autorité sur certaines zones de l’intérieur dès 1837, annexèrent en 1858 les principautés côtières du Nord-Est. À l'extérieur de Java, l’autorité coloniale s'imposa parfois de façon indirecte, par l’intermédiaire des sultans.

En 1871, les Hollandais envahirent la province d'Aceh dans l'extrémité nord-ouest de Sumatra; il s'ensuivit une guerre sanglante qui dura plus de soixante-dix ans. Après de longues guerres, la plupart des autres îles indonésiennes, tels Bali, les Célèbes, les Moluques, les petites îles de la Sonde ainsi qu'une grande partie de Bornéo (l'actuel Kalimantan), furent annexées aux Pays-Bas.

Au début du XXe siècle, les Néerlandais tentèrent certaines réformes, mais elles se révélèrent insuffisantes. Le premier mouvement nationaliste anti-néerlandais créé en 1912 fut le mouvement appelé Sarekat Islam (''Union islamique''). À partir des années vingt, le mouvement nationaliste fut dirigé par des chefs qui n'étaient pas forcément musulmans, notamment Ahmed Sukarno, un avocat de l’indépendance totale qui avait fondé le Partai Nasional Indonesia (Parti nationaliste indonésien ou PNI) en 1927.

3.1 L'éducation coloniale

À l'époque coloniale néerlandaise, l'enseignement après l'école primaire n'était pas accessible à la grande majorité des Indonésiens. Il existait deux types d'écoles pour les autochtones: l'une de cinq ans et une autre de trois ans. Les écoles d'une durée de cinq ans étaient généralement appelées «écoles de première classe» réservées aux enfants de la noblesse et à d'autres personnalités importantes; l'enseignement se faisait en malais et en néerlandais. Quant aux écoles d'une durée de trois ans, les «écoles de seconde classe», elles étaient destinées aux enfants des roturiers et des paysans; elles offraient toutes un enseignement dans les langues régionales. À cette époque, l'usage des langues locales était facultatif dans l'enseignement indonésien, tandis que l'usage du malais devenait supplémentaire.

Lorsque, pour diverses raisons, les langues régionales ne pouvaient pas être offertes, la langue d'enseignement était nécessairement en malais. Les Hollandais préféraient que les Indonésiens reçoivent un enseignement dans les langues régionales, car ils craignaient que l'enseignement en malais entraîne l'éveil d'une conscience nationale chez le peuple indonésien. À long terme, le politique de l'enseignement était de privilégier le néerlandais afin d'éviter que le malais devienne la langue véhiculaire de l'archipel.

3.2  L'influence du néerlandais

Durant la colonisation hollandaise, la langue néerlandaise imprégna profondément le malais indonésien, surtout dans le vocabulaire.  La langue de l'Administration demeura le néerlandais, mais la population continua de parler ses langues locales. L'Indonésie résista toujours à la langue néerlandaise; seule l'élite l'apprenait lorsqu'elle désirait accéder à des fonctions administratives. La lutte pour la libération nationale commença en 1928 lorsque le parti nationaliste d'Ahmed Sukarno décida de promouvoir, par anticipation, le malais au statut de «langue nationale». Il s'agissait d'une décision purement symbolique, mais cet événement détermina tout l'avenir du malais, perçu aussitôt comme un facteur d'identification et d'unification face à l'occupation néerlandaise. C'est aussi 1928 qu'eut lieu le premier congrès linguistique qui permit à la langue nationale (le malais) de jeter les bases d'une opération destinée à mettre au point une orthographe (avec le recours à l'alphabet latin, et non plus arabe), une grammaire et un vocabulaire adaptés à la vie moderne. Ce congrès dut son origine à de jeunes nationalistes proclamant être unis par «une langue, une nation et une patrie». Ils appelèrent leur langue «bahasa indonesia» («langue indonésienne»).

Il faut aussi souligner que, dès le milieu du XIXe siècle, le malais avait connu une avancée remarquable. C'est que le gouverneur général, Jan Jacob Rochussen (1845-1851), avait choisi de privilégier le malais aux dépens des autres langues locales afin de favoriser les communications entre la population et l'Administration coloniale. Dans les faits, le malais devint une sorte de «seconde langue officielle» avec le néerlandais. Des linguistes néerlandais, appelés «fonctionnaires linguistes» (appelés en néerlandais taalambtenaren), commencèrent à codifier le malais en rédigeant une grammaire et un dictionnaire. Ces instruments devaient servir à élaborer des manuels scolaires et des périodiques à l'intention des «indigènes» (''Indisch'' en néerlandais). Ces linguistes formés à l'école européenne avaient conservé une conception très normative et très élitiste de la langue. Pour eux, le malais parlé par les Indonésiens, le «bas malais», devait se hisser au niveau du malais classique dit «haut malais» dont la tradition s'était maintenue à Riau. Le linguiste Ch. A. van Ophuysen fut l'un des plus fervents propagandistes du «beau malais». Dans son livre (2005), Jérôme Samuel cite le linguiste Henk M. J. Maier sur ce malais «standard» préconisé à l'époque:

Ce n'était que la combinaison de diverses formes de malais que van Ophuysen avait rencontrées et collectées durant son séjour dans le monde malais et ce n'était, en fait, le malais de personne.

Malgré cette critique négative d'aujourd'hui, les Indonésiens adoptèrent ce «malais de van Ophuysen», qui devint par la suite le «malais scolaire», car il fut diffusé dans les écoles destinées aux «indigènes». C'est ainsi que le «malais scolaire» ou «malais de van Ophuysen» connut un grand succès auprès des grammairiens et des enseignants, tant coloniaux qu'indonésiens. D'ailleurs, cette norme servit de modèle pour l'Administration coloniale, la presse et les maisons d'édition. Les linguistes de l'époque avaient constaté une bonne trentaine de langues malaises différentes dans l'archipel, ce qui correspondait sans doute aussi à plusieurs langues locales perçues à tort comme du malais, mais appartenant à une même affiliation linguistique . Néanmoins, ce qui allait devenir l'indonésien standard faisait l'affaire de tout le monde, car cette langue pratiquement «inventée» permettait une meilleure communication entre les diverses ethnies indonésiennes.  

En 1824, le traité de Londres avait partagé les zones d'influence dans la région entre les Britanniques et les Hollandais, coupant en deux la région malaise entre la Malaisie et le reste de l'archipel indonésien. La Grande-Bretagne reçut Malacca des Hollandais qui reconnurent les droits des Britanniques sur Singapour. Par la suite, Singapour, Penang et Malacca, connus sous le nom collectif des Straits Settlements (''Établissements des détroits''), demeurèrent la propriété de la Compagnie anglaise jusqu’à son abolition en 1858. À partir des années trente, le malais de la Malaisie et le malais de l'Indonésie évoluèrent un peu différemment.

3.3 Le nationalisme linguistique

Dans ce qu'on appelait alors les «Indes néerlandaises», des étudiants et des jeunes fondèrent des associations, qui se réunirent en congrès en 1928 pour prononcer le «Serment de la Jeunesse» par lequel ils déclarèrent adopter trois principes essentiels: une patrie, l'Indonésie; une nation, la nation indonésienne; une langue, l'indonésien.

Premièrement:

Nous, fils et filles d'Indonésie, déclarons avoir une patrie, l'Indonésie.

Deuxièmement:

Nous, fils et filles d'Indonésie, déclarons appartenir à une nation, la nation indonésienne.

Troisièmement:

Nous, fils et filles d'Indonésie, déclarons honorer la langue de l'union, l'indonésien.

Ces principes allaient être repris après l'indépendance. Pour l'instant, ce genre de propos témoignait d'une rupture avec le colonialisme hollandais. Dorénavant, le mot «indonésien» ou bahasa indonesia allait remplacer le mot «malais» pour désigner la langue, et le terme d«Indonésiens» allait reléguer aux oubliettes celui d'«indigènes». Certes, le javanais, langue de l'ethnie indonésienne dominante (40 % de la population), aurait pu être choisi au détriment des autres langues. Mais les jeunes nationalistes de l'archipel redoutèrent le caractère «féodal» du javanais avec ses niveaux de langue et ses registres hiérarchisés. Le javanais suscitait la méfiance des autres Indonésiens et ne semblait pas rassembler les diverses cultures des différentes ethnies.

En 1933, un jeune essayiste sumatranais d'origine minangkabau, Sutan Takdir Alisjahbana (1908-1994), publia un article intitulé «Bahasa Indonesia». Cet article, qui parut dans une revue littéraire (Poedjangga Baroe), allait se révéler très important dans l'histoire linguistique de l'Indonésie, car il présentait les paramètres de ce qui deviendra la politique linguistique de l'État indonésien après l'indépendance. Alisjahbana signait la première synthèse de la situation sociolinguistique de la colonie, traçait les grandes lignes de l'avenir linguistique de l'Indonésie (J. Samuel, 2005, p. 167) et invitait ses compatriotes à s'occuper de leur langue nationale. Aujourd'hui, Alisjahbana est considéré comme le «père de l'indonésien». Il définissait ainsi la langue indonésienne:

L'indonésien est la langue de communication qui, pendant des siècles, a lentement crû parmi les populations d'Asie du Sud-Est et qui, après la naissance du mouvement de construction du peuple indonésien au début du XXe siècle, a été consciemment élevée au rang de l'unité et honorée comme elle.

Dès 1933, Alisjahbana justifiait l'appellation «indonésien» pour désigner le malais par des exemples précédents tels que la France (le français), l'Italie (l'italien), etc. Alisjahbana voyait dans la vitalité des langues régionales une éventuelle menace pour la survie de l'indonésien national. Il proposa d'organiser un congrès pour préparer l'avenir:

Nous devons organiser un congrès de la langue nationale afin d'affirmer nos voeux et nos objectifs, afin d'établir des tâches et un guide pour le vaste chantier de reconstruction de notre nation.

Alisjahbana s'est imposé comme l'un des principaux linguistes indonésiens. Il était aussi littéraire et poète. En mai 1944, Alisjahbana a publié un poème à l'époque de la Commission de l'indonésien, dont voici un extrait:

Kalah dan menang

Tidak, bagiku tidak adak kalahdan menang!
Sebad sudah kuputuskan, bawa kemenangan sudah pasti untukku saja
Kalah tinggal pada mereka yang lain:
Yang mengeluh bila terjatuh,
Yang menangis bila terisis,
Yang berjalan berputar-putar dalam belantara.

Perdre et vaincre

Non, pour moi il n'y a ni défaite ni victoire!
Car j'ai décidé que la victoire ne serait qu'à moi assurément
Je laisse la défaite aux autres:
Ceux qui se plaignent quand ils ont chuté,
Ceux qui pleurent quand ils sont blessés à vif,
Ceux qui se tournent en rond dans la jungle.

En 1947, Alisjahbana allait prendre la direction du Comité exécutif de l'indonésien (Panitia Pekerdja Bahasa Indonesia), qui fut mis en place, afin de diriger la politique linguistique de la jeune Indonésie. Toutefois, en raison de conflits internes, Alisjahbana démissionna et devint professeur d'indonésien à l'Université nationale (Univertitas Nasional) de 1950 à 1958.

3.4 Le Congrès de Solo (1938)

Entre le 25 et le 19 juin 1938 se tiendra le Congrès de Solo dans l'île de Java (près de Jakarta). À l'époque, ce congrès «linguistique» n'eut pas un grand retentissement, mais il le deviendra après l'indépendance, car il précisera le rôle éminent de la langue indonésienne dans le processus de construction nationale, marquera un changement d'attitude à l'égard de cette langue et tracera de réelles perspectives pour la langue nationale. Voici un résumé des communications du Congrès de Solo  (J. Samuel, 2005, p. 181) :

 

Politique de la langue

Culture de la langue

Statut

Choix de la norme


- Adoption de l'indonésien comme langue du droit.

- Emploi dans les assemblées représentatives.
 

Implantation de la norme

- Création d'une École supérieure de littérature (Perguruan Tinggi Kesusastraan).
- Réflexion sur la création d'un Institut de l'indonésien (Instituut Bahasa Indonesia).
- Appel au soutien des enseignants.
- Action avec la presse; son soutien.

Code

Codification de la norme

- Maintien de l'orthographe de van Ophuysen et usage d'une orthographe internationale dans le 2e cycle.
- Rédaction d'une grammaire de l'indonésien

Modernisation de la norme

- Développement des lexiques spécialisés
- Création d'un organisme chargé de la néologie dans le domaine scientifique.

Le Congrès aboutit à cette déclaration:

Le norme grammaticale [en vigueur] dans les écoles doit être changée, car la grammaire du malais de Riau n'est plus adaptée à la pensée contemporaine. [...] Ainsi, pour parvenir à une norme utilisable aujourd'hui, il faudrait rassembler  minutieusement un certain nombre de textes contemporains, très lus dans tout l'Archipel, rédigés par des personnes ayant réfléchi à la pensée moderne et connaissant bien l'indonésien. À partir de ces textes serait rédigé un projet grammatical moderne qui pourrait servir de norme pour l'enseignement de l'indonésien. [...]

La grammaire actuelle n'est plus satisfaisante et ne correspond plus à la forme de l'indonésien, aussi faut-il rédiger une nouvelle grammaire qui y corresponde.

Il n'était pas exceptionnel à l'époque que les Indonésiens puissent manifester de l'intérêt pour leur langue. La Turquie, les Philippines, la Chine et certains pays de l'Afrique orientale avaient les mêmes préoccupations. Deux ans plus tard, les Pays-Bas perdaient la guerre en Europe au profit de l'Allemagne nazie. Puis l'occupation japonaise de l'archipel allait aussi modifier profondément la situation politique et linguistique de l'Indonésie.

4 L'occupation japonaise (1942-1945)

Pendant la Seconde Guerre mondiale (mars 1942), les troupes de l'Empire japonais envahirent et occupèrent les îles indonésiennes, ce qui précipita l'écroulement du monde colonial des Indes néerlandaises. Au début, les Japonais furent accueillis en libérateurs, mais ils s’aliénèrent rapidement la population en réquisitionnant des centaines de milliers d’ouvriers, les romushas, dont beaucoup périrent de malnutrition et d’épuisement. Pendant ce temps, les Indonésiens remplacèrent rapidement les Néerlandais dans les postes de l'État. En matière linguistique, les Japonais commencèrent à appliquer leur politique coloniale destinée à remplacer le néerlandais par le japonais. En fait, le Japon voulut appliquer la même politique linguistique coloniale que dans leurs territoires annexés précédemment : les îles de Hokkaido, de Ryukyu, d'Okinawa, puis la Corée et Taiwan, sans oublier la Mandchourie (Chine). Cependant, la promotion du japonais en Indonésie se heurta rapidement à un mur de béton, car le japonais entra en concurrence avec l'indonésien.  

4.1 L'élimination du néerlandais

Les Japonais eurent la tâche plus facile avec le néerlandais, la langue coloniale que les Indonésiens abhorraient. Plusieurs décrets furent promulgués en 1942 et 1943 pour interdire partiellement ou totalement l'usage du néerlandais en Indonésie. Certains de ces décrets concernaient même les noms propres. Par exemple, ce communiqué du 29 avril 1942 du général en chef des forces japonaises à Java précisait que les noms d'origine néerlandaise devront «être remplacés par des noms conformes aux souhaits populaires». Il s'avéra complètement irréaliste que le personnel indonésien de l'Administration puisse utiliser le japonais à la place de l'indonésien, des langues régionales ou même du néerlandais. Les Japonais se rendirent compte que toute leur propagande n'était efficace que si elle était véhiculée en indonésien ou dans les langues régionales, et pas du tout en japonais.

Dans l'enseignement, le néerlandais fut aussitôt banni des écoles. La situation demeurait inchangée dans les écoles primaires, car l'enseignement était dispensé dans les langues régionales. Au secondaire, ce fut déjà différent avec la suppression de l'enseignement de la langue seconde, le néerlandais. Dans l'enseignement supérieur, tous les programmes furent modifiés afin de passer massivement à l'indonésien, voire au japonais ou encore à l'allemand.

Les maisons d'édition adoptèrent rapidement l'indonésien, mais certaines publications parurent en javanais, en japonais et en soundanais. Les manuels scolaires passèrent également à l'indonésien aux dépens des langues régionales et, bien sûr, du néerlandais, après avoir subi une cure de «purification» destinée à promouvoir la culture japonaise et diaboliser la culture pro-occidentale.

4.2 La promotion de l'indonésien

Dans leur hâte de voir disparaître le néerlandais, les Japonais acceptèrent que les Indonésiens créent deux institutions axées sur la langue: la Commission de l'indonésien (''Kimisi Bahasa Indonesia'') à Jakarta et l'Institut de l'indonésien (''Lembaga Bahasa Indonesia'') à Medan (Sumatra). Ces deux organismes linguistiques demeurent très importants, car ils permirent d'élaborer une véritable politique de la traduction.

La Commission de l'indonésien préconisa que dans tous les textes la variété utilisée soit l'«indonésien contemporain»et que, dans le cas des emprunts nécessaires, la préférence soit alignée sur l'arabe, le sanskrit et le japonais. Les seuls mots occidentaux autorisés devaient être ceux reconnus pour leur usage international.  De plus, l'orthographe de tout mot étranger devait correspondre à la prononciation de l'indonésien.   En 1942, le gouvernement militaire japonais publia le décret du 11 décembre no 2602:

Décret sur l'amélioration de l'indonésien

Puisque de toutes parts on ressent le besoin de directives pour organiser le développement de l'indonésien, le Bureau de l'enseignement a établi un Comité pour l'amélioration de l'indonésien (''Indonesiago Seibu Inkai''), mis en place le 20 octobre dernier.

Ce Comité a d'ores et déjà commencé à travailler et tous les bureaux, services, etc., sont priés de se mettre en relation avec lui pour les problèmes lexicaux, orthographiques et grammaticaux qu'ils ont rencontrés dans leur domaine, afin de parvenir à la meilleure union linguistique. De plus, toutes ces administrations sont priées de donner au Comité toutes les explications nécessaires que celui-ci demanderait dans l'intérêt de l'amélioration de l'indonésien.

La Commission de l'indonésien élabora dans ses divers comités une nouvelle terminologie (les néologismes), laquelle était acheminée auprès des enseignants des écoles. 

Quant à l'Institut de l'indonésien, son travail consistait à décider sur les questions d'orthographe, de la grammaire, de la lexicologie et des manuels scolaires. On peut se demander pourquoi les Japonais acceptèrent la création de deux institutions linguistiques relativement similaires. En fait, il semble bien que ce ne soit pas des considérations linguistiques qui ont joué, mais plutôt des questions de gestion administrative militaire. Il y avait alors deux commandements militaires: l'un à Java, l'autre à Sumatra. Les rivalités entre deux commandants japonais ont donc eu pour effet de doubler les organismes linguistiques.

4.3 La guerre de l'indépendance

Le 17 août 1945, deux jours après la reddition de
l'Empire japonais, les nationalistes Ahmed Sukarno et Muhammad Hatta proclamèrent l’indépendance de la république d'Indonésie, dont ils devinrent respectivement président et vice-président du pays. L'article 36 de la Constitution indonésienne proclama l'indonésien comme «langue de l'État» (''bahasa Negara''). Lorsque les troupes britanniques débarquèrent sur les îles, à la fin de septembre, une administration exclusivement indonésienne fonctionnait déjà. Quand les Britanniques se retirèrent en novembre 1946, ils persuadèrent les Néerlandais et les républicains de signer l’accord de Linggajati, qui reconnaissait l’autorité de fait de la République à Java et Sumatra, et prévoyait la création d’une Indonésie fédérale.

En juillet 1947, prétextant des violations de l’accord, les Néerlandais lancèrent une attaque contre l'Indonésie et étendirent leur contrôle sur les deux tiers de l'île de Java, les grandes plantations et les champs de pétrole de Sumatra. L'intervention militaire des Pays-Bas ne fit qu'accroître le mécontentement populaire à l’égard de la politique de la République, qui négociait avec les Néerlandais au lieu de les attaquer militairement. Cet élément, parmi d’autres, provoqua le soulèvement d’inspiration communiste manqué contre les dirigeants politiques, à Madiun, en septembre 1948.

En décembre 1948, ignorant les lignes de cessez-le-feu de l’ONU, les Néerlandais attaquèrent à nouveau l'Indonésie, assiégeant sa capitale Yogyakarta, arrêtant et exilant la plupart de ses hauts dirigeants, y compris les nationalistes Sukarno et Hatta. Malgré les succès apparents de leur attaque initiale, la résistance de la guérilla républicaine et la pression de la communauté internationale forcèrent les Néerlandais à transiger. En juillet 1948, le lieutenant-gouverneur général hollandais,
Hubertus Johannes van Mook, reconnut l'indonésien comme «seconde langue officielle» à côté du néerlandais.  En 1949, lors d’une conférence à La Haye, les Néerlandais acceptèrent de transférer la souveraineté sur la totalité de l’Indonésie, à l'exception de la Nouvelle-Guinée occidentale, à la République des États-Unis d’Indonésie (''Republik Indonesia Serikat'') avant la fin de l’année.

5 L'indépendance indonésienne (1949)

L'indépendance de l'Indonésie eut lieu le 27 décembre 1949. Les derniers administrateurs coloniaux quittèrent aussitôt le pays. Cependant, la République des États-Unis d'Indonésie eut la vie courte, soit moins de huit mois après le départ des Néerlandais. 

En effet, dans l'année 1950, Ahmed Sukarno réussit à rétablir un État unitaire en Indonésie, malgré les tentatives sécessionnistes appuyées par les Néerlandais à l’ouest de Java et à Aceh, Célèbes et dans les Moluques. Des élections générales à la fin de 1955 donnèrent un Parlement où aucun parti ne détenait la majorité et où un seul, le Masjumi (musulman), pouvait revendiquer une audience significative en dehors de Java. La désorganisation de l’économie et la corruption amenèrent le général Sukarno à proposer une «démocratie dirigée», seule capable à ses yeux de refaire l’unité du pays.

5.1 Le bahasa indonesia

Le malais fut officiellement appelé bahasa indonesia («langue indonésienne») et s'imposa avec une extrême rapidité, car il supplanta l'ancienne langue coloniale en moins d'une vingtaine d'années. En février 1958, des militaires et des islamistes proclamèrent, avec l’appui officieux des États-Unis, un gouvernement rival à Sumatra. Les forces de Jakarta les battirent rapidement, mais la guérilla se poursuivit jusqu’en 1961.

Puis le gouvernement créa le Pengembangam, le Centre national de développement linguistique, qui entreprit la codification, la normalisation et l'expansion du bahasa indonesia. Il s'agit d'une politique linguistique savamment planifiée: le Pengembangam s'est lancé dans la publication de grammaires, de dictionnaires et de manuels pédagogiques ainsi que dans la création de terminologies scientifiques. En même temps, on fit du bahasa indonesia une véritable langue passe-partout, c'est-à-dire une langue très simplifiée qui a gardé une étroite parenté avec les autres langues indonésiennes. L'objectif était d'en faire une «langue seconde» facile à apprendre qui se substituerait tôt ou tard aux langues locales. Le bahasa indonesia dut son ascension au centralisme autoritaire de l'élite politique de l'époque, à son statut de langue commerciale dans tout le Sud-Est asiatique et à sa valeur symbolique comme instrument de libération nationale après les occupations hollandaise et japonaise.

D'autres organismes linguistiques virent le jour, dont le Comité exécutif de l'indonésien en 1947 (''Panitia Pekerdja Bahasa Indonesia''), la Maison de la langue en 1948 (''Balai Bahasa''), l'Institut de la langue et de la culture en 1952 (''Lembaga Bahasa dan Budaja'') et l'Institut de langue et de littérature en 1959 (''Lembaga Bahasa dan Kesusastraan''). Sous la juridiction de la Maison de la langue, le gouvernement avait fondé aussi la Commission de terminologie (la ''Komisi Istilah'') en 1951. C'est ce dernier organisme qui eut la responsabilité de créer les nouveaux mots dont l'indonésien avait besoin dans l'administration, l'éducation, la santé et les sciences. La politique officielle était de choisir les néologismes en fonction de six sources linguistiques par ordre d'importance:

1° l'indonésien;
2
° les langues régionales;
3
° l'arabe;
4
° le sanskrit;
5
° les sources gréco-latines «employées dans le monde scientifique»;
6
° les autres langues étrangères.

Le spécialiste des questions linguistiques indonésiennes, J. Samuel (2005) estime à environ 130 000 termes nouveaux qui ont été créés entre 1951 et 1964. Certaines sources indonésiennes établissent cette liste à quelque 320 000 mots. Cela étant dit, dès la fin des années cinquante, la Commission de terminologie ou Komisi Istilah délaissait souvent les sources indonésiennes pour puiser dans l'anglais.  De plus, la commission terminologique n'a jamais cessé de puiser dans le néerlandais. De façon générale, les nouveaux termes n'ont pas toujours connu le succès espéré, car leur diffusion a souvent été réservée à une petite élite scientifique. Dans les faits, la Komisi Istilah s'était souvent contentée d'inventer des milliers de termes techniques sans avoir élaboré au préalable de plan d'ensemble, sans même songer à la diffusion des termes, encore moins à leur éventuelle implantation. La plupart des dizaines de milliers de termes créés ne furent guère utilisables ni utilisés.

Pendant ce temps, la province d'Aceh décréta son indépendance en 1953 et devint un État islamique. Après neuf ans de guerre, Jakarta accorda une autonomie particulière à Aceh et lui conféra des pouvoirs en matière de religion, de justice et d'éducation. Ce n’est qu'en 1962, après de nombreuses tergiversations de la part des Pays-Bas, que le territoire de la Papouasie occidentale fut finalement rétrocédé aux Indonésiens sur décision de l’ONU.

5.2 Le général Suharto et l'Ordre nouveau

À partir de 1965, l'Indonésie vécut des heures difficiles. Malgré les efforts de Sukarno pour calmer la situation, des unités de l’armée et des groupes musulmans, basés essentiellement dans les campagnes, organisèrent le massacre de plusieurs milliers de communistes et de sympathisants. Les estimations du nombre de victimes varient de 500 000 à un million de morts.

Le 30 septembre 1965, le lieutenant-colonel Untung et des officiers progressistes s’emparèrent de Jakarta. Six généraux furent assassinés, mais Sukarno refusa de soutenir le coup d’État. Le général Suharto (écrit généralement Soeharto et prononcé en français [sou-ar-to]), chef du commandement stratégique de l’armée de terre, écrasa la tentative de soulèvement, reprit le contrôle de l’armée et obtint du président Sukarno qu’il lui cède le pouvoir en mars 1967. Suharto épura l’armée, remania le Parlement et se fit nommer président en mars 1968. Ce fut l'avènement de l'«Ordre nouveau» (''Orde Baru'') qui produisit des effets immédiats sur les institutions linguistiques.

Non seulement les activités terminologiques allaient être réduites au minimum, mais la fameuse ''Komisi Istilah'' (Commission de terminologie) fut abolie en décembre 1966. Des linguistes en arrivent à la conclusion que les travaux de l'ex-commission de terminologie n'ont jamais été implantés ni leur usage contrôlé au sein du système d'éducation. Le personnel dirigeant et les linguistes indonésiens découvrirent les travaux des sociolinguistes américains en matière de planification linguistique. 

Étant donné que le régime de l’Ordre nouveau pratiquait une politique de valorisation de l'identité indonésienne unique, celle-ci étant perçue comme une «mission sacrée», tout mouvement en faveur de particularités ethniques régionales ne pouvait donner lieu qu'à de fortes réactions répressives de la part de Jakarta. C'est ce qui s'est produit avec, entre autres, trois régions dont il sera question ici: l'Irian Jaya (la Papouasie occidentale), l'Aceh et le Timor oriental. 

Les présidents indonésiens depuis l'indépendance

Nom Investiture Fin du mandat
Ahmed Sukarno 17 août 1945 12 mars 1966
Général Suharto 12 mars 1966 21 mai 1998
B. Jusuf Habibie 21 mai 1998 20 octobre 1999
Abdurrahman Wahid 20 octobre 1999 23 juillet 2001
Megawati Soekarnoputri 23 juillet 2001 20 octobre 2004
Susilo Bambang Yudhoyono 20 octobre 2004

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Afin de mâter les régions récalcitrantes, le président Suharto modifia la fonction traditionnelle de défense des forces armées en y ajoutant celle de maintien de l’ordre interne. Comme l'État central ne peut subvenir à assurer le coût total du budget de l'armée, celle-ci a dû s'adapter en occupant des fonctions administratives et économiques officielles. C'est pourquoi de nombreux militaires occupent encore aujourd'hui des postes dans les ministères, l'administration centrale, les administrations régionales, etc. Les militaires sont même assurés du quart des quelque 500 sièges du Parlement indonésien. On devine sans mal que certains officiers de l'armée se sont transformés en caciques de premier ordre, surtout dans les régions éloignées de Jakarta.

De plus, les Javanais, qui représentaient 47 % de la population indonésienne, pourvoyaient plus de 70 % des postes clés de l’armée, comme d'ailleurs dans l'administration et la bureaucratie. Pour le régime, les ethnies locales, sauf les Javanais, étaient destinées à l'homogénéisation indonésienne. Mais ce type d'approche fut généralement perçu comme une véritable politique de javanisation.

- L'annexion de l'Irian Jaya (Papouasie)

En 1961, les Pays-Bas avaient accordé l'indépendance à la Papouasie occidentale. Trois mois plus tard, l'Indonésie envahissait la région. L'intervention des Nations unies qui s'ensuivit n'eut que peu d'incidence. Afin de trouver une solution honorable, il fut entendu que l'ONU superviserait un référendum qui devait permettre aux Papous de choisir entre l'indépendance et le rattachement à l'Indonésie. Mais le référendum fut truqué et seul un millier de Papous, triés sur le volet et menacés de mort, votèrent le rattachement à l'Indonésie, sur une population de plus de 800 000 habitants. L'ONU ne broncha pas et laissa faire l'Indonésie. Renommée «Irian Jaya», c'est-à-dire «Irian victorieuse», la Papouasie occidentale devint alors une province (colonie) de Jakarta, avec pour capitale Jayapura (ex-Hollandia). 

Puis l'Indonésie commença une campagne de destruction de la culture papoue en massacrant les résistants. Considérés comme des «sauvages primitifs» par Jakarta, les Papous se virent interdire de pratiquer leurs rites ancestraux. L'éducation fut entièrement contrôlée par les autorités indonésiennes, les langues papoues et la religion traditionnelle, officiellement interdites.

Au moins 100 000 Papous furent liquidés par les Indonésiens, mais d'après certains organismes voués à la défense pour les droits de l'homme il faudrait plutôt en compter près de 800 000 victimes, depuis le début de l'occupation.   En 1977, l’armée n’a pas hésité pas à bombarder au napalm des villages de la Papouasie occidentale (ex-Irian Jaya).

De plus, le gouvernement poursuivit un programme de «transmigration» de la population indonésienne en Papouasie. L'arrivée des colons indonésiens se traduisit  rapidement par une redistribution des terres appartenant, depuis des millénaires, aux populations papoues au profit des nouveaux arrivants. 

- La province de l'Aceh

La province d’Aceh, située au nord de l’île de Sumatra, en Indonésie, couvre 12 % du territoire de l’île. C'est depuis 1953 que l'Indonésie intervient militairement dans cette province qui a déclaré son indépendance afin de réprimer les militants sécessionnistes. En 1971, d’importants gisements de pétrole furent découverts dans la province. Le président Suharto décida aussitôt d’en tirer profit et conclut des ententes avec les sociétés d’exploitation et de raffinement Mobil Oil et Pertamina. Très tôt, cette exploitation entraîna de sérieux problèmes économiques et politiques dans cette province du nord de Sumatra. Afin de favoriser l’expansion des grandes pétrolières, les petits exploitants furent expropriés de leurs terres sans compensation satisfaisante, alors que l’usage massif de fertilisants et d'autres produits chimiques contribua à une inquiétante dégradation de l’environnement. Malgré la présence du pétrole, la province de l'Aceh demeura l’une des plus pauvres régions de l’archipel indonésien. Une nouvelle déclaration d’indépendance eut lieu sous le régime de l'Ordre nouveau en 1976 avec l'entrée en scène du groupe armé Gerakan Aceh Merdeka ou Mouvement pour l'Aceh libre (le GAM), un groupe armé militant en faveur de l’indépendance de la province. Jakarta décréta l'Aceh «zone d'opération militaire» et lança la plus vaste campagne de répression depuis les années 1960.

L'ethnie traditionnellement dirigeante dans la province, les Oulémas, perdirent rapidement leur influence sur leurs communautés au profit d’une nouvelle élite dirigeante composée presque exclusivement de Javanais. La langue des Acihais fut interdite dans les écoles et dans les médias. Seul l'indonésien fut autorisé.

Pour Jakarta, si la province devenait indépendante, la République verrait sa fin, puisque ce précédent pourrait être un signal fort adressé aux autres indépendantistes. Le 11 août 2001, la présidente, Megawati, promulgua la loi sur l'autonomie spéciale de la province d'Aceh, désormais appelée Nanggroe Aceh Darussalam (NAD). Les hostilités reprirent entre l'armée indonésienne et les troupes du GAM.  En dépit de l'accord du 9 décembre 2002 et de celui du 18 mai 2003, les hostilités continuèrent à un point tel que la loi martiale fut décrétée et Jakarta envoya des parachutistes renforcer les militaires en Aceh. Cette offensive consacra l'échec de la trêve de Genève de 2003. De son côté, le GAM continue de s'approvisionner en armes chinoises vendues par des trafiquants cambodgiens, des généraux thaïlandais et des réseaux malais; il en appelle à l'opinion publique internationale pour dénoncer les exactions de l'armée indonésienne — comme les incendies de centaines d'écoles — et légitimer la cause indépendantiste. Il a fallu le tsunami pour obtenir un accord de paix, le 15 août 2005, considéré comme durable. Dans la trajectoire de la «loi sur la paix en Aceh» adoptée par le Parlement indonésien en avril 2006, les Acihais ont élu démocratiquement leurs dirigeants provinciaux. Depuis lors, des attentats mineurs ont eu lieu dans la capitale, Babda Aceh, ce qui constitue des avertissements indirects adressés à Jakarta.

En somme, la prudence s'impose quant à la solidité de la paix en Aceh. La situation de cette province illustre la fragilité de l'unité du pays, en raison de sa taille (1 904 443 km², contre 547 030 km² pour la France) et de sa diversité. Les velléités indépendantistes sont multiples et la province d'Aceh n'en est que le prototype. 

- L'annexion du Timor oriental

Une crise importante surgit lors de l’invasion, le 7 décembre 1975, de l’ancienne colonie portugaise du Timor, que l’Indonésie annexa malgré la condamnation de l’ONU et du Portugal. Il faut rappeler que cette invasion avait obtenu l'assentiment du président américain de l'époque, Gerald Ford, et de son conseiller Henry Kissinger, lequel avait quitté Jakarta la veille au soir. Des organisations de défense des droits de l’homme ont estimé que près de 200 000 personnes furent tuées par l’armée indonésienne après 1975. Le FRETILIN (Front révolutionnaire pour l’indépendance de Timor oriental), très affaibli depuis la capture de son chef historique Xanana Gusmao, a résisté. Des tensions politiques permanentes dans cette région conduisirent à un massacre de manifestants partisans de l’indépendance, par l’armée indonésienne.

Commença alors une véritable politique d’assimilation qui se doubla d’un génocide. Pour réussir, cette politique d’assimilation devait porter sur plusieurs aspects: l’imposition de la nationalité indonésienne, le repeuplement (politique appelée officiellement «transmigration») et la régulation des naissances, l’interdiction et l’imposition linguistique (et religieuse), l’acculturation par l’éducation, la discrimination, etc. Toute cette politique d’assimilation est à la fois ethnique, linguistique, culturelle, religieuse et sociale.

Au Timor oriental, comme dans tout l’archipel indonésien, le bahasa indonesia est devenu l'unique langue officielle, alors que la majorité de la population locale parlait des langues mélanésiennes différentes, notamment le tétum. Bien que la Constitution indonésienne semble protéger les langues, les dispositions constitutionnelles n’ont jamais été appliquées au Timor oriental ni aux Papous, hormis le premier paragraphe de l’article 36, qui prescrivait l’indonésien comme langue officielle. 

Les exactions de l'armée indonésienne au Timor oriental ont eu pour effet de braquer la population timoraise contre Jakarta. Le président Habibie régla le problème non sans difficulté, en proposant un référendum d'autodétermination, qui eut lieu le 30 août 1999. Le résultat fut sans appel: 78,5 % des Timorais se prononcèrent pour l'indépendance. En représailles, les milices indonésiennes mirent Dili à sac et s'en prirent à la population, ce qui déclencha l'intervention d'une force onusienne pour rétablir l'ordre.

Aujourd'hui que le Timor oriental est devenu indépendant (20 mai 2002), l'Indonésie tente de maintenir des rapports normaux avec son ancienne province devenue un pays. Malgré les efforts des deux gouvernements pour faire table rase du passé, la méfiance reste de mise pour les Timorais. L'économie du Timor est restée tournée vers l'Indonésie pour des raisons de géographie obligée. De son côté, l'Indonésie se garde bien d'intervenir dans les affaires de son petit voisin. La perte du Timor oriental continue d'être mal perçue par les Indonésiens qui y ont vu l'effet de l'ingérence occidentale et la menace de la désintégration de l'archipel.

- La planification linguistique

Avec l'Ordre nouveau prit fin l'ère d'un certain empirisme indonésien en matière de terminologie pour pratiquer une planification linguistique à long terme. Étant donné que, pour le régime en place, la promotion de l’identité indonésienne unique constituait une «mission sacrée», la langue devenait, elle aussi, une partie intégrante de cette mission «nationale». Cependant, derrière le discours nationaliste, il se manifestait toujours un fort mouvement centraliste assuré par une domination javanaise. 

En 1972, l'Indonésie pouvait considérer que le pays disposait d'une nouvelle orthographe normalisée et, deux ans plus tard, d'une «politique linguistique nationale» (''politik bahasa nasional''). De petits ajustements avaient paru nécessaires en 1947 à la veille de l'indépendance, mais la réforme de 1972 a été davantage en profondeur. Il s'agissait d'une révision complète appelée «orthographe mise à jour et améliorée» (''Ejaan Yang Disempurnakan''). Cette réforme a aussi donné lieu à une unification des variétés entre le Nord (Malaisie) et le Sud (Indonésie).

C'est avec la fondation en 1975 du Centre de promotion et de développement de la langue (''Pusat Pembinaan dan Pengembangan Bahasa'' ou PPPB) que l'Indonésie connaîtra sa période la plus fertile dans le domaine de la planification linguistique. L'État reconnut alors au PPPB un statut officiel, qui bénéficia aussi du soutien du Parlement et disposant de moyens financiers énormes. À cela s'ajouta une vaste campagne annuelle appelée «mois de la langue», soit un mois complet pour promouvoir l'indonésien et faire le point sur ses avancées.

Le PPPB se voulait un «organisme d'exécution», contrairement à un organisme de consultation. La langue indonésienne demeurait le centre de ses préoccupations et sa mission était définie ainsi (citée par J. Samuel, 2005):   

Le développement des langues et des littératures indonésiennes et régionales est fondamentalement axé vers l'accession, par l'ensemble de la société, à la meilleure compétence possible en indonésien, pris comme moyen de communication nationale entre Indonésiens.

Pour assurer la promotion de la langue nationale, le PPPB devait effectuer des recherches sur le développement de l'indonésien afin de formuler la politique gouvernementale en matière de langue. Il faut comprendre que «la langue» dont il est question est uniquement l'indonésien et aucune autre, fût-elle régionale! De plus en plus, le PPPB généralisa l'usage de l'expression «langue nationale» ("Bahasa nasional'') à la place de l'indonésien. Par ailleurs, la promotion de ladite langue nationale parut assurée en rendant obligatoire «son usage bon et correct». À cette fin, le PPPB publia des «guides» linguistiques à partir de 1974, dont un «guide de l'orthographe améliorée» et un «guide général de la formation des termes». Plus tard, en 1988, paraîtront la Grammaire normative de l'indonésien (''Tata Bahasa Baku Bahasa Indonesia'') en 1988 et le Grand Dictionnaire de l'indonésien (''Kamus Besar Bahasa Indonesia''). Certains Indonésiens reprochèrent aux lexicographes du dictionnaire d'avoir introduit dans leur ouvrage, d'une part, trop d'emprunts à l'anglais, d'autre part, trop de termes régionaux peu usités. Enfin, le PPPB diffusa de nombreux lexiques spécialisés dans le domaine des sciences et de la technologie. Le problème, c'est que le PPPB ne disposait d'aucun moyen juridique pour imposer les résultats de ses travaux terminologiques. Rien n'obligeait les fonctionnaires ou les usagers à recourir aux terminologies de l'organisme ni à indonésianiser les emprunts (anglo-américains) qu'ils employaient eux-mêmes.  

5.3 La transition politique avec Jusuf Habibie

Avec les années, le régime autoritaire du général Suharto, souvent surnommé le «boucher sanglant», avait fini par susciter de l'opposition en Indonésie. Celle-ci provint d'abord des groupes musulmans qui n’avaient jamais accepté les tentatives de contrôle du gouvernement. En réaction à des manifestations étudiantes nombreuses au début de l’année 1978, le gouvernement renforça le contrôle des universités et de la presse. Le Parlement réélut plusieurs fois Suharto, candidat sans opposition, et élargit même ses pouvoirs. Toujours candidat unique, Suharto fut réélu en mars 1988, puis à nouveau en mars 1993, pour la sixième fois consécutive. Mais l'opposition s'organisa. Finalement, le général Suharto, réélu une dernière fois en mars 1998, fut contraint de démissionner deux mois plus tard, après trente-deux ans au pouvoir, en ayant gouverné en Javanais traditionnel, en militaire impitoyable et en politicien rusé. Il fut considéré en Occident comme le dirigeant le plus corrompu des temps modernes. Il décédera le 4 janvier 2008. Accusé d'avoir avec sa famille amassé de 15 à 35 milliards de dollars, il aura réussi à échapper à toute condamnation. En effet, les tentatives de le poursuivre devant les tribunaux ont toutes échoué, à plusieurs reprises.

Jusuf Habibie, alors vice-président de l'Indonésie, remplaça le vieux général Suharto, mais il dut faire des concessions pour une plus grande démocratisation. Les  partis politiques furent autorisés à se constituer librement à la condition de respecter les principes de base de l’idéologie de l’État indonésien. L'archipel devint le théâtre de violences et d’affrontements entre communautés ethniques et religieuses, notamment à Jakarta, à Ambon dans les Moluques, dans l’ouest de Java (musulmans contre chrétiens) et à Kalimantan dans l’île de Bornéo. Les mouvements sécessionnistes se poursuivirent à Aceh dans l’île de Sumatra et en Papouasie occidentale (Irian Jaya). Le président Jusuf Habibie renomma l'Irian Jaya «Papouasie occidentale» dans un geste de bonne volonté et promit une certaine autonomie. Mais la fin de la dictature indonésienne provoqua une recrudescence des aspirations indépendantistes, surtout après l'indépendance du Timor oriental.  

5.4 Un gouvernement d’unité nationale

Les premières élections législatives libres se sont tenues en juin 1999 dans un contexte de crise économique aiguë. En octobre 1999, le dirigeant musulman Abdurrahman Wahid, dit «Gus Dur», fut élu président. Cherchant à réduire le rôle politique de l’armée, celui-ci forma un gouvernement «d’unité nationale» chargé de redresser l’économie et de lutter contre la corruption. Il entérina l’indépendance du Timor oriental, alors provisoirement placé sous gestion onusienne. Une série de procès ou d'enquêtes visant la hiérarchie militaire débuta. Le procès de l’ancien président Suharto, accusé de corruption, s’ouvrit le 14 septembre, mais les avocats de la défense présentèrent un document attestant qu'il n'était pas en état de comparaître en raison de problèmes neurologiques. Le 28 septembre, le tribunal de Jakarta abandonna les poursuites.

Une nouvelle crise politique ébranla le pays en février 2001. Le président Wahid fut, lui aussi, accusé de corruption. Son isolement croissant contribua à renforcer la position de l'armée face aux mouvements sécessionnistes, à Aceh comme en Papouasie occidentale (Irian Jaya). La situation continua de se dégrader. Le président Wahi
d fut destitué et Mme Megawati Soekarnoputri devint présidente. En Papouasie occidentale, les Papous déclarèrent unilatéralement leur indépendance (juin 2000). Policiers et soldats furent envoyés en renfort dans cette province, dont les richesses minières finançaient l'Indonésie. Depuis le mois de janvier 2002, une loi d'autonomie spéciale permit dans la province d'Aceh l'application de la loi islamique, la Charia, et accorda 70 % des revenus issus des ressources naturelles à la province. Mais, en mai 2003, l'armée indonésienne plaça la région sous le régime de la loi martiale. La région fut fermée aux journalistes et humanitaires en raison d'un état «d'urgence civile». S'il n'y avait pas eu les tsunamis du 26 décembre 2004, personne ne serait entré dans la région.

Cela étant dit, l'Indonésie connaît depuis quelques années une démocratisation évidente, surtout depuis la tenue des élections présidentielles au suffrage universel direct en juillet 2004. La première élection présidentielle au suffrage direct permit à Susilo Bambang Yudhoyono de devenir président de l'Indonésie.

Néanmoins, l'armée avec son effectif de 280 000 hommes continue de former un État parallèle qui contrôle toutes les zones de conflit, notamment en Papouasie occidentale. Elle est là moins pour protéger les citoyens que pour s'implanter, car l'armée a un intérêt économique à rester dans les zones de conflit, les militaires possédant un grand nombre de compagnies (gaz, pétrole et mines) afin de procurer le financement des opérations militaires, puisque seulement le tiers des revenus provient du gouvernement. 

De leur côté, les Papous de la Papouasie occidentale réclament l'indépendance, refusée par Jakarta. Or, les leaders papous rejettent l'autonomie accordée par l'Indonésie. Ils désirent que le gouvernement indonésien arrête les massacres contre la population papoue et que l'ONU exerce des pressions pour organiser un «référendum juste et honnête». Pour le moment, la communauté internationale ne s'est guère préoccupée des Papous «indonésiens». Pour les autorités de Jakarta, l'autonomie a mis fin au conflit et les dirigeants affirment maintenant vouloir développer la région et redistribuer les richesses. Pour leur part, les Papous ne croient plus à ces vieilles promesses.

En somme, l'Administration indonésienne ne fait pas que des heureux, même si la politique de primauté linguistique de l'indonésien a réussi presque partout, à l'exception de l'île de Timor (République du Timor Lorosae), de la province d'Aceh et de la province de la Papouasie occidentale (voir la carte), là où il a toujours existé des velléités d'indépendance. Cela étant dit, la décentralisation politique et administrative pourrait apparaître comme une solution possible pour contrer les tendances indépendantistes.

Dernière mise à jour: 22 déc. 2023

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(1) Situation géographique et données démolinguistiques

 

(2) Données historiques

 


(3) Politique linguistique indonésienne

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