Pierre Boucher de Boucherville

(1622-1717)

L'histoire véritable et naturelle des mœurs et productions du pays de la Nouvelle-France, vulgairement dite le Canada (1664)

Pierre Boucher est né le 1er août 1622 à Mortagne, dans l'ancienne province du Perche, laquelle fait aujourd'hui partie de la Normandie. Il est venu au Canada en 1635, avec sa famille composée de ses parents, Gaspard Boucher et Nicole Lemaire, de son frère Nicolas et de ses sœurs Marie et Marguerite. Il devient le gouverneur de Trois-Rivières en 1653 et fut le premier colon anobli par Louis XIV. Il démissionna en 1667, pour aller fonder Boucherville où il décéda le 19 avril 1717, à l'âge de 95 ans. Pierre Boucher a vécu vingt ans sous Louis XIII, soixante-treize ans sous Louis XIV et deux ans sous Louis XV; il a connu les 13 premiers gouverneurs de la Nouvelle-France et les 7 premiers intendants de son pays d'adoption. C'est donc un témoin extraordinaire de son époque. En 1664, il fit publier à Paris L'histoire veritable et naturelle des mœurs et productions du pays de la Nouvelle-France, vulgairement dite le Canada. En voici trois extraits concernant les Anglais, les incommodités de la Nouvelle-France et les filles du roi.

Texte original

Extrait 1

Les Anglois nos voisins ont fait d'abord de grande dépenses potir les habitations là ou ils se sont placez ; ils y ont jetté force monde, et l'on y compte à present cinquante mil hommes portant les armes : c'est merueille de voir leur Paye à présent ; l'on y trouue toutes sortes de choses comme en Europe, et la moitié meilleur marché. Ils y bastissent quantité de vaisseaux de toutes façons : ils y font voloir les mines de fer : ils ont de belles Villes :il y a Messagerie et Poste de l'vne à l'autre : ils ont des Carosses comme en France : ceux qui ont fait les auuances tronuent bien à present leurs comptes : ce Pays là n'est pas autre que le nostre : ce qui se fait la, se peut faire icy.

Écriture moderne

Extrait 1 - les Anglais

Les Anglais, nos voisins, ont fait d'abord de grandes dépenses pour bâtir les habitations là ou elles sont placées; ils y ont mis beaucoup de monde, et l'on y compte à présent 50 000 hommes portant les armes : c'est merveille de voir leur pays à présent ; l'on y trouve toutes sortes de choses comme en Europe, et à moitié meilleur marché. Ils y bâtissent quantité de vaisseaux de toutes sortes : ils y font valoir les mines de fer : ils ont de belles villes :il y a messagerie et poste de l'une à l'autre : ils ont des carrosses comme en France : ceux qui ont fait les avances trouvent bien à présent leurs comptes : ce pays là n'est pas différent du nôtre : ce qui se fait là se peut faire ici.

Extrait 2

Il me semble que j'entends quelqu'vn qui dit. Vous nous auez dit beaucoup de bien de la Nouvelle-France, mais vous ne nous en faites point voir les maux, ny les incommoditez: cependant nous sçauons bien qu'il n'y a point de Pays au monde, quelque bon qu'il puisse estre où il ne se rencontre quelque chose de fêcheux. le vous répons que vous auez raison: ça esté aussi mon dessein dans tout mon discours, de vous en donner la connaissance: mais afin de mieux vous les faire concevoir, ie mettray icy en détail ce que ie juge de plus incommode ou importun que ie requiray a quatre ou cinq chefs.

Le premier sont les Iroquois nos Ennemis qui nous tiennent resserrez de si prés, qu'ils nous empeschent de jouyr des commoditez du Pays: on ne peut aller à la chasse, ny' à la pesche, qu'en crainte d'estre tué, ou pris de ces coquins-là : et mesme on ne peut labourer les champs, et encore bien moins faire les foins, qu'en continuelle risque: car ils dressent des embuscades de tous costez, et il ne faut qu'vn petit buisson pour mettre six ou sept de ces barbares à l'abry, ou pour mieux dire, à l'affust, qui se jettent sur vous, à l'improuiste- soit que vous soyez à votre trauaille, ou que vous y alliez. Ils n'attaquent iamais qui ne se voyen I les plus forts; s'ils sont les plus foiblent ils ne disent mot: si par hazards ils sont découuerts, ils quittent tout, et s'enfuyent ; et comme ils vont bien du pied il est mal aisé de les attraper: ainsi vous voyez qu'on est touisours en crainte, et qu'vn pauure homme ne trauaille pas en seureté, s'il s'écarte vn peu au loin. Vne femme est tousiours dans l'inquiétude que son mary, qui est party le matin pour son trauaille, ne soit tué ou pris, et que iamais elle ne le reuoye : c'est la cause que la plupart des Habitans sont pauures. Non seulement pour la raison que ie viens de dire, qu'on ne peut pas jouyr des commoditez du Pays, mais parce qu'ils tuent souuent le bestail; empeschent quelquesfois de faire les récoltes, bruslent et pillent d'autres fois les maisons quand ils les peuuent surprendre. Ce mal est grand, mais il n'est pas sans remède, et nous l'attendons de la charité de notre bon Roy, qui m'a dit qu'il vouloit nous en déliurer. Ce n'est pas vne chose bien mal-aisée, puisqu'ils ne sont pas plus de huit ou neuf cens hommes portans les armes. Il est vray qu'ils sont soldats et bien adroits dans les bois ; ils l'ont fait voir à nos Capitaines venus de France, qui les méprisoient : les vns v sont demeurez, et les autres ont esté contraints: d'auoiier qu'il ne faut pas se négliger, quand on va à la guerre contre-eux ; qu'ils entendent le mestier, et qu'il ne sont point barbares en ce point; mais apres tout, mil ou douze cens hommes bien conduits feroient dire : ils ont esté, mais ils ne sont plus : cela mettrait la reputation des François bien haut dans tout le Pays de la Nouuelle France, d'auQir exterminé vne nation qui en a fait tant perir d'autres, et qui est la terreur de tous ces Pays-icy.

La seconde incommodité que ie trouue ici, sont des Maringoins, autrement appeliez Cousins, qui sont en grande abondance dans les forests, pendant trois mois de l'Esté : il s'en trouue peu dans les campagnes, à raison qu'il ne peuuent resister au vent ; car le moindre petit vent les emporte : mais dans les bois, où ils sont' à l'abry, ils y sont estrangement importuns ; et surtout le soir et le matin, et picqxient plus viuement quand ils sentent de la pluye, qu'en vn autre temps. Ils s'est trouué des personnes qui en auuoient le visage extremement enflé ; mais cela ne dure pas, car au bout de vingt-quatre heures, il n'y paroist quasy plus, la fumée les fait fuyr ; c'est pourquoy on fait tousiours du feu et de la fumée proche de soy, quand on couche dans le bois.

La troisième incommodité que ie rencontre, c'est la longueur de l'Hyuer, surtout deuers Quebec. le n'en parleray pas d'auantage, veu que j'en ai dit assez cy-dessus : le diray seulement que les neiges y sont de trois ou quatre pieds de haut, ie dis à Quebec : car aux autres habitations il y en a beaucoup moins, comme j'ay desia dit.

Extrait 2 - les incommodités en Nouvelle-France

Il me semble que j'entends quelqu'un dire: vous nous avez dit beaucoup de bien de la Nouvelle-France, mais vous ne nous en faites point voir les maux ni les incommodités. Cependant nous savons bien qu'il n'y a point de pays au monde, quelque bon qu'il puisse être, où il ne se rencontre quelque chose de fâcheux. Je vous répons que vous avez raison: ce fut aussi mon intention dans tout mon discours, de vous en donner la connaissance: mais afin de mieux vous les faire concevoir, je mettrai ici en détail ce que je juge de plus incommode ou importun que j'ai requis auprès de quatre ou cinq chefs.

La première incommodité, ce sont les Iroquois, nos ennemis, qui nous tiennent concentrés de si près qu'ils nous empêchent de jouir des commodités du pays: on ne peut aller à la chasse ni à la pêche de crainte d'être tué ou pris de ces coquins-là : et même qu'on ne peut labourer les champs, et encore bien moins faire les foins qu'avec des risques continuels : car ils dressent des embuscades de tous côtés, et il ne faut qu'un petit buisson pour mettre six ou sept de ces barbares à l'abri, ou pour mieux dire, à l'affût, pour qu'ils se jettent sur vous à l'improviste, soit que vous soyez à votre travail ou que vous y alliez. Ils n'attaquent jamais sans qu'ils ne se voient comme les plus forts; s'ils sont les plus faibles, ils ne disent mot: si par hasard ils sont découverts, ils quittent tout, et s'enfuient ; et comme ils courent vite il est malaisé de les attraper: ainsi, vous voyez qu'on est toujours en état de crainte, et qu'un pauvre homme ne travaille jamais en sécurité, s'il s'écarte un peu au loin. Une femme est toujours dans l'inquiétude que son mari, qui est parti le matin pour son travail, ne soit tué ou pris, et que jamais elle ne le revoie: c'est la cause que la plupart des habitants sont pauvres. Non seulement pour la raison que je viens de dire qu'on ne peut pas jouir des commodités du pays, mais parce qu'ils tuent souvent le bétail; empêchent quelquefois de faire les récoltes, brûlent et pillent d'autres fois les maisons quand ils peuvent les surprendre. Ce mal est grand, mais il n'est pas sans remède, et nous attendons de la charité de notre bon roi, qui m'a dit qu'il voulait nous en délivrer. Ce n'est pas une chose bien malaisée, puisqu'ils ne sont pas plus de huit ou neuf cents hommes portant les armes. Il est vrai qu'ils sont soldats et bien adroits dans les bois ; ils l'ont fait voir à nos capitaines venus de France, qui les méprisaient : les uns y sont demeurés, et les autres y ont été contraints: de savoir qu'il ne faut pas se négliger, quand on va à la guerre contre eux; qu'ils entendent le métier, et qu'ils ne sont point barbares en ce point; mais après tout, 1000 ou 1200 hommes bien conduits feraient dire : ils ont été, mais ils ne sont plus : cela mettrait la réputation des Français bien haut dans tout le pays de la Nouvelle-France, d'avoir exterminé une nation qui en a fait tant périr d'autres, et qui est la terreur de tous ces pays-ci.

La seconde incommodité que je trouve ici, ce sont les maringoins, autrement appelés cousins, qui sont en grande abondance dans les forêts, pendant trois mois de l'été : il s'en trouve peu dans les campagnes, à raison qu'il ne peuvent résister au vent ; car le moindre petit vent les emporte : mais dans les bois, où ils sont à l'abri, ils y sont étrangement importuns ; et surtout le soir et le matin, et il piquent plus vivement quand ils sentent de la pluie, qu'en tout autre temps. Il s'est trouvé des personnes qui en avaient le visage extrêmement enflé ; mais cela ne dure pas, car au bout de vingt-quatre heures, il n'y paraît quasiment plus, la fumée les fait fuir ; c'est pourquoi on fait toujours du feu et de la fumée proche de soi, quand on couche dans le bois.

La troisième incommodité que je rencontre, c'est la longueur de l'hiver, surtout devers Québec. Je n'en parlerai pas d'avantage, vu que j'en ai dit assez ci-dessus : je dirai seulement que les neiges y sont de trois ou quatre pieds de haut, je dis à Québec : car aux autres habitations il y en a beaucoup moins, comme je l'ai déjà dit.

Extrait 3

Voici encore vne question qui m'a esté faite, sçauoir comme on vit en ce Pays-cy; si la Iustice s'y rend ; s'il n'y a point du libertinage, veu qu'il y passe, dit-on quantité de garnemens, et des filles mal-viuantes.

J'y répondray à tous les points l'un après l'autre, et ie commencerai par le dernier. Il n'est pas vray qu'il vienne icy de ces sortes de filles, et ceux qui en parlent de la façon se sont grandement mépris, et on pris les Isles de Saint Christophle et la Martinique pour la Nouuelle-France : si il y en vient icy, on ne les connoist pas pour telles: car auant que de les embarquer, il faut qu'il y aye quelques vns de leurs parens ou amis qui asseurent qu'elles ont tousiours esté sages: si par hazard il s'en trouue quelques-vnes de celles qui viennent, qui soient décriées, ou que pendant la trauersée elles ayent eu le bruit de se mal comporter, on les renuoye en France.

Extrait 3 - les filles du roi

Voici encore une question qui m'a été faite, savoir comment on vit en ce pays-ci; si la justice s'y rend; s'il n'y a point du libertinage, vu qu'il y passe, dit-on, quantité de garnement et des filles de mauvaise vie.

J'y répondrai à tous les points l'un après l'autre, et je commencerai par le dernier. Il n'est pas vrai qu'il vient ici de ces sortes de filles, et ceux qui en parlent de cette façon se sont grandement mépris, et ils ont pris les îles de Saint-Christophe et de la Martinique pour la Nouvelle-France : s'il en vient ici, on ne les connaît pas pour tel: car avant de les embarquer, il faut qu'elles y aient quelques-uns de leurs parents ou amis qui assurent qu'elles ont toujours restées sages: si par hasard il s'en trouve quelques-unes de celles qui viennent, qui soient décriées, ou que pendant la traversée elles aient eu le malheur de se mal comporter, on les renvoie en France.

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