Histoire du français au Québec
Section 2

[Union Flag of 1801]

(2) Le Régime britannique 
(1760-1840)

Une majorité française
menacée 


Plan de l'article

1. La guerre de la Conquête (1756-1760)
    Une question de vocabulaire
    La chute de la Nouvelle-France
    Les conséquences immédiates de la guerre
2. Le régime militaire (1760-1763): le statu quo provisoire
    Le maintien du français par défaut
    L'organisation administrative
    La nouvelle monnaie
3. Le traité de Paris de 1763
    Le choix de France
    La disparition de la Nouvelle-France et de ses entités
    Une colonie désormais britannique
    Le génocide des autochtones
4. La Proclamation royale (1763-1774)
    La réorganisation des colonies britanniques
    La province de Québec
    Une voie sans issue
5. Le bref compromis de l'Acte de Québec (1774)
    L'absence d'immigrants anglophones
    La fidélisation des francophones
    Le statut juridique du français
    La réforme scolaire avortée

6. La Révolution américaine (1775-1783) et ses conséquences au Canada
    L'opposition des Treize Colonies
    La guerre de l'Indépendance américaine (1775-1783)
    L'arrivée massive des Américains
 
  L'émigration amérindienne
7. La période troublée de 1791-1840
    Les deux colonies du Haut et du Bas-Canada
    Les seigneuries, les cantons et les comtés
    La Révolution française de 1789
    La démocratie de façade
    Les premiers conflits linguistiques
    La lutte pour le pouvoir
8. L'éveil du nationalisme francophone
    La persistance du fait français
    Le rôle des écoles
    L'influence des journaux
    Les partis politiques
    La révolte des Patriotes
    Le rapport Durham et la politique d'assimilation
    L'Union politique du Haut-Canada et du Bas-Canada
9. L'état de la langue française sous le Régime britannique
    Un français différencié
    Un français déjà anglicisé
    L'évolution du français de France

1 La guerre de la Conquête (1756-1760)

C'est au printemps de 1756 que débuta en Europe la guerre de Sept Ans (1756-1763). La plupart des grandes puissances européennes de l'époque étaient impliquées dans cette guerre qui opposait, d'un côté, la Prusse, la Grande-Bretagne et le Hanovre, et de l'autre, l'Autriche, la Saxe, la France, la Russie, la Suède et l'Espagne. Certains historiens parlent aussi d'une sorte de «première guerre mondiale», car le conflit couvrait le monde entier, de l'Europe aux Indes, des Antilles aux Philippines et de l'Amérique du Nord à l'Asie. Ainsi, le conflit aux Indes opposait la France à la Grande-Bretagne, alors que celui en Amérique du Nord opposait la Couronne anglaise et ses colonies de la Nouvelle-Angleterre aux Français et à leurs alliés amérindiens.

Alors que la France croyait qu'elle devait miser sur ses victoires en Europe, la Grande-Bretagne croyait plutôt que la guerre devait se gagner dans les colonies, d'où cet effort colossal pour préparer une flotte pouvant maîtriser les mers du monde. Contrairement à la France, la Grande-Bretagne avait vu le potentiel économique que représentait l'Amérique du Nord. Pour la France, la Nouvelle-France n'avait qu'un intérêt stratégique: elle servait à repousser ou à arrêter l'expansion des Britanniques en Amérique du Nord. Ses colonies rapportaient peu, mais elles ne coûtaient pas très cher.  

1.1 Une question de vocabulaire

Cependant, pour l'Amérique du Nord, on parle davantage de guerre de la Conquête (1756-1760) qui, tout en coïncidant avec la guerre de Sept Ans (1756-1763), se termina trois ans avant la guerre en Europe. Or, la guerre de la Conquête, qui porte plusieurs noms, a eu des conséquences déterminantes en Amérique du Nord. Si l'on utilise généralement en français les appellations guerre de la Conquête (War of the Conquest) et guerre de Sept Ans (Seven Years' War), on emploie plus souvent en anglais les termes French and Indian War («guerre contre les Français et les Indiens» ou «Guerre franco-indienne»), Seven Years' War (guerre de Sept Ans), ou encore War for Empire («guerre pour l'Empire»), parfois British Conquest («Conquête britannique»).  Mais les deux appellations les plus significatives sont dans aucun doute guerre de la Conquête pour les francophones du Canada et French and Indian War pour les anglophones pour lesquels cette dernière expression témoigne de l'imbrication des alliances franco-indiennes.

Pendant que Louis XV gouvernait le royaume de France (1715-1774), George II gouvernait la Grande-Bretagne (1727-1760), mais ce roi anglais était un francophone de naissance. Jusqu'à l'âge de quatre ans, il n'a parlé que le français pour apprendre ensuite l'allemand en tant que prince de la Maison de Hanovre. Une fois roi d'Angleterre, il apprit également l'anglais et l'italien, mais il ne maîtrisa jamais ces deux langues. George III (1760-1820), qui succéda à George II dont il était le petit-fils, est né en Grande-Bretagne et eut l'anglais comme langue maternelle. Cependant, la santé de George III commença à se détériorer dès les années 1780, car il souffrait de troubles mentaux. Il régna avec des hauts et des bas jusqu'à ce qu'il accepte la régence en 1811. Durant cette période qui va de 1760 à 1840, les souverains anglais furent George III, George IV (1820-1830), Guillaume IV (1830-1837) et la reine Victoria dont le long règne allait se terminer en 1901.

1.2 La chute de la Nouvelle-France

Afin de prendre Québec, il fallait que les nombreux navires de guerre de la Grande-Bretagne puissent franchir le fleuve Saint-Laurent qui était pratiquement inconnu des Anglais. L'Angleterre fit appel à James Cook qui mena ses inspections sous le couvert de la nuit, plaçant des bouées pour indiquer les bas-fonds, les rochers et les dangereux courants. Son minutieux travail, surtout entre l'île d'Orléans et la côtes nord, allait permettre à la flotte britannique et aux navires de ravitaillement d'atteindre sans encombre la forteresse de Québec. Ses cartes marines parurent si complètes qu'elles allaient servir aux navigateurs pendant plus d'une centaine d'années.

Au cours de cette guerre, les armées britanniques du jeune major général James Wolfe assiégèrent Québec et taillèrent en pièces les troupes franco-canadiennes du général Montcalm (un Français), lors de la bataille des Plaines d'Abraham du 13 septembre 1759. Pourtant, lors de cette bataille ultime, Montcalm pouvait disposer de 10 000 hommes contre les 9000 de Wolfe (dont 33 % de Rangers — des futurs Américains —, 25 % d'Irlandais, 23 % d'Anglais, 15 % d'Écossais et 4 % de Suisses et d'Allemands). Au moment de la bataille des Plaines d'Abraham, il ne restera plus que 4440 hommes valides, car il y avait déjà plus de 850 morts, un millier de blessés et 1600 soldats détachés pour détruire les villages environnants. Pour sa part, Montcalm disposait de 4400 hommes. Les deux armées étaient, au point de vue du nombre, de force à peu près égale. Toutefois, l'armée britannique était composée uniquement de soldats réguliers, bien entraînés et habitués à combattre en terrain découvert. Au contraire, l'armée française était formée de 2000 réguliers, le reste étant composé de miliciens et d'Amérindiens (1600), de volontaires canadiens et acadiens (600), souvent inexpérimentés dans les batailles à l'européenne, et mal armés, car ne disposant que de simples fusils dépourvus de baïonnettes; de plus, en arrivant sur les Plaines, ces hommes étaient fatigués de leur longue marche depuis Beauport.

Par ailleurs, les forces franco-canadiennes étaient commandées par deux chefs (Vaudreuil et Montcalm) aux vues diamétralement opposées. Le secrétaire d'État à la Marine de 1758 à 1761, Nicolas Berryer, comte de la Ferrière, nommé ministre grâce à la protection de Madame de Pompadour, avait eu l'idée insolite d'imposer à la Nouvelle-France un commandement à deux têtes. Ce personnage, qui ne connaissait rien à la guerre, au demeurant un bon chef de police, détenait entre ses mains le destin de la Nouvelle-France. Pendant que Montcalm commandait l'armée française, Vaudreuil dirigeait la milice et les troupes du Canada. Vaudreuil demeurait responsable des plans de campagne, mais Montcalm pouvait décider ce qu'il voulait. Voici ce qu'avait écrit Louis-Antoine de Bougainville, délégué spécialement auprès de la Cour, le 20 novembre 1758, à M. de Vaudreuil et au général Montcalm :
 

M. Berryer ne voulut jamais comprendre que le Canada était la barrière de nos autres colonies et que les Anglais n'en attaqueraient jamais aucune autre, tant qu'ils ne nous auraient pas chassés de celle-là. Le ministre aimait les paraboles et me dit fort pertinemment qu'on ne cherchait point à sauver les écuries quand le feu était à la maison. Je ne pus donc obtenir, pour ces pauvres écuries, que 400 hommes de recrue et quelques munitions de guerre.

Le 13 octobre 1761, alors que la Nouvelle-France était perdue, Louis XV allait devoir démettre de ses fonctions le ministre Berryer en raison de son incompétence manifeste et le remplacer par le duc Étienne-François de Choiseul. Après la capitulation de Montréal en 1760, Voltaire ira jusqu'à donner une grande fête à Ferney (Suisse) pour «célébrer le triomphe des Anglais à Québec». En fait, Voltaire voulait célébrer non pas le triomphe de l'Angleterre sur la France, mais le triomphe de la liberté sur le despotisme. Il croyait que la perte du Canada serait la délivrance des colonies britanniques et, par la suite, l'affranchissement de toute l'Amérique. L'une des lettres les plus célèbres de Voltaire sur le Canada est celle qu'il écrivit, le 6 septembre 1762, au comte César Gabriel de Choiseul (1712-1785), futur duc de Praslin, qui avait remplacé en 1761 son cousin Étienne-François au poste de secrétaire d'État des Affaires étrangères:
 

Si je ne voulais que faire entendre ma voix, Monseigneur, je me tairais dans la crise des affaires où vous êtes. Mais j'entends les voix de beaucoup d'étrangers, toutes disant qu'on doit vous bénir si vous faites la paix à quelque prix que ce soit. Permettez-moi donc monseigneur, de vous en faire mon compliment. Je suis comme le public, j'aime mieux la paix que le Canada, et je crois que la France peut être heureuse sans Québec. Vous nous donnez précisément ce dont nous avons besoin. Nous vous devons des actions de grâces. Recevez en attendant avec votre bonté ordinaire le profond respect de Voltaire.

Voltaire admirait les Anglais. Il avait séjourné trois ans à Londres et avait appris l'anglais tout en s'imprégnant des idéologies de ce pays. S'il n'aimait pas le Canada, Voltaire avait en revanche une opinion beaucoup plus positive de l'île Royale et la forteresse de Louisbourg (voir le texte).

- La bataille des Plaines

Ce matin du 13 septembre 1759, le général Montcalm, qui contrôlait l'armée française, croyait alors qu'il ne pouvait attendre les renforts de Louis-Antoine de Bougainville pour coincer les Britanniques entre deux feux, mais il ne pouvait pas savoir (ce que  nous connaissons aujourd'hui) qu'il aurait eu amplement le temps d'attendre deux ou trois heures parce que l'armée britannique était déjà au complet et ne pouvait se renforcer davantage. Il pensait que le risque d'attendre était plus grand que celui d'attaquer immédiatement. Montcalm avait pris la décision d'incorporer à chaque régiment de l'armée un corps de miliciens canadiens et acadiens, dont il se méfait. Il aurait commis l'imprudence de faire avancer ses troupes en terrain découvert, ce qui était un risque énorme, puisque la puissance de feu adverse pouvait pleinement s'exercer, avec une armée britannique composée uniquement de soldats réguliers et professionnels. Puis il imposa à cette milice une bataille rangée à l'européenne, ce qui la paralysa en moins de quinze minutes. Montcalm donna aussitôt un ordre de repli derrière les remparts de Québec, le tout dans un désordre catastrophique. La milice finit par retrouver ses moyens et mitrailla férocement les Britanniques. Montcalm reçut une blessure mortelle, Wolfe fut tué ainsi que son second, le général Monckton. Visualiser une vidéo sur la bataille des Plaines en cliquant ICI, s.v.p.

Au total: 658 tués ou blessés chez les Britanniques, 644 chez les Français, le nombre de Français et de Canadiens et d'Acadiens tombés durant la bataille demeurant à peu près équivalent à celui des Britanniques. En fait, les combats avaient duré près de cinq heures, soit de 7 h du matin, au moment où les Britanniques se sont présentés sur les plaines, jusqu'à midi. Le gros des pertes françaises a eu lieu lors de la bataille rangée, tandis que les Britanniques ont subi leurs pertes importantes aux mains des miliciens canadiens et des Amérindiens, qui couvraient la retraite des Français.

Dans la nuit du 13 au 14 septembre, juste avant de mourir, Montcalm exprima ses regrets à Vaudreuil et lui recommanda de reprendre le combat avec l'armée française qui était encore intacte, car elle n'avait pas participé à la bataille des Plaines. Jusqu'à ce moment-là, rien n'était joué: aucun des deux camps n'avait gagné ni perdu. Puis tout se précipita du côté français.

- La retraite

Par malheur, Gaston-François de Lévis, le commandant en second des troupes françaises, était à Montréal. Il se passa quatre jours avant son arrivée à Québec, soit le 17 septembre. Quant à Vaudreuil, il n'eut aucune influence sur les officiers français, qui refusèrent de suivre le gouverneur canadien, un «colonial» peu crédible à leurs yeux. Cédant à la panique, celui-ci ordonna la retraite de l'armée française et il alla se réfugier avec les troupes à 12 lieues (environ 50 km) de Québec, vers la rivière Jacques-Cartier, laissant le commandement de la ville à Jean-Baptiste-Nicolas-Roch de Ramezay, qui ne disposait plus que de 2000 hommes. Ayant pris le commandement de l'armée française désorganisée, Lévis estima que quitter Québec avait été une grave erreur. Le 18 septembre 1759, de Ramezay, ignorant que Lévis se préparait à reprendre la ville, sur les plus pressantes instances des notables et des marchands, à court de vivres et intimidés par le déploiement des forces britanniques, rendit la ville aux Britanniques, avec en mains le texte de la capitulation prévue par Montcalm (voir le texte des 11 articles). Les notables craignaient «de tomber sous le joug de l'ennemi pour devenir les victimes de leur fureur» et croyaient qu'il «n'est point honteux de céder quand on est dans l'impossibilité de vaincre». Lorsque Lévis arriva devant Québec, il était trop tard, la reddition avait été acceptée par le général Towshend. Lévis s'écria: «Il est inouï que l'on rende une place sans qu'elle ne soit attaquée ni investie.» Il dut alors rebrousser chemin et se diriger vers la rivière Jacques-Cartier.

Au printemps de 1760, Lévis revint à Québec et gagna la bataille de Sainte-Foy contre les Britanniques. Québec fut de nouveau assiégée, mais les Français manquèrent de munitions et de vivres. La bataille de Sainte-Foy fut l'une des plus sanglantes de la Conquête: 193 soldats tués et 640 blessés chez les Français, contre 259 morts et 829 blessés chez les Britanniques. Lévis devait attendre des renforts de France avant de lancer l'assaut décisif: ils n'arrivèrent jamais, l'incompétent ministre Berryer ayant trouvé le moyen de faire partir en retard les navires promis avec les 400 hommes. Les premiers navires qui se présentèrent à l'embouchure du Saint-Laurent arboraient le pavillon anglais...

- La capitulation de Montréal

L'objectif des Britanniques pour la campagne de 1760 était la prise de Montréal, dernier bastion français en Amérique du Nord ; le commandant en chef de l'armée britannique, Jeffrey Amherst, ordonna au général James Murray de remonter le Saint-Laurent avec ses troupes. Murray s'installa à Longueuil, en face de Montréal, avec son armée en attendant celle d'Amherst et celle de William Haviland.

Le lendemain, le 6 septembre, l'armée britannique, qui comptait 17 000 hommes, se présenta devant les remparts de Montréal. Les Britanniques et les Français parlementèrent au cours de la journée du 7 septembre. Le général Jeffrey Amherst (le successeur de James Wolfe) avait prévenu les défenseurs français qu'il était prêt à tout: «Je suis venu prendre le Canada et je ne me contenterai de rien de moins.» Le 8 septembre 1760, sans avoir livré bataille mais voulant protéger les droits des Canadiens, leur intégrité physique, leurs biens, leur religion et leurs lois, le gouverneur général de Vaudreuil se résolut à signer la capitulation (voir le texte des 55 articles) du Canada, de l'Acadie française et des postes de l'Ouest (les Pays-d'en-Haut) aussi éloignés que le «Pays des Illinois». Signèrent le général en chef Amherst et le gouverneur général Vaudreuil.

Ce traité de capitulation était rigoureux pour les militaires français : Amherst refusa d'accorder à l'armée française les honneurs de la guerre. L'armée française devait immédiatement se rembarquer pour la France. Quant aux fonctionnaires civils qui n'étaient pas canadiens, ils devaient aussi rembarquer pour la France avec leurs familles. Les Acadiens, qui s'étaient réfugiés au Canada pour éviter une déportation toujours en exercice, ne reçurent aucune garantie (art. 39). Les habitants canadiens avaient la possibilité de rentrer en France, s'ils le désiraient. S'ils restaient, la capitulation leur assure la possession des biens tant seigneuriaux que roturiers. Les autochtones étaient maintenus sur les terres qu'ils habitaient.

Les articles 27 à 36 garantissaient le libre exercice de la religion catholique.  Pour ce qui est de la nomination du futur évêque (Mgr Pontbriand venant de décéder) et de ses pouvoirs, Amherst écrit en marge de l'article 30 : Refusé. Il refusa de se prononcer sur deux autres demandes importantes : que les Canadiens continuent de jouir de la Coutume de Paris (c'est-à-dire les lois françaises) et qu'ils ne soient pas obligés de prendre les armes contre la France. Amherst se contente de répondre qu'ils deviennent sujets du roi d'Angleterre.

S'il voulait éviter un véritable bain de sang et la dévastation complète du Canada, les Britanniques ayant déjà démontré leur férocité en Acadie avec la déportation des Acadiens, le gouverneur général de la Nouvelle-France n'avait plus d'autre choix. Exaspéré d'une si longue lutte, le général Amherst refusa «fort incivilement» aux troupes françaises les «honneurs de la guerre». Humilié, le chevalier de Lévis brûla les drapeaux français plutôt que de les remettre aux Anglais.

- La fin des alliances franco-amérindiennes

Alors que la guerre de la Conquête se poursuivait, la fin des alliances franco-amérindiennes était commencée. Dès le mois d'avril 1759, plusieurs représentants des Mohawks du Sault-Saint-Louis (devenu Caughnawaga, puis Kahnawake) présentèrent des propositions de paix aux Britanniques, qui les acceptèrent. En avril 1760, le général Jeffrey Amherst rédigea une proclamation destinée à gagner à sa cause les alliés indiens de la France. Il déclara que Sa Majesté ne l'avait pas envoyé pour priver les Indiens de leurs terres ou de leurs biens et promit que, en retour pour leur soutien, les Indiens conserveraient les droits qui leur reviennent, y compris leurs territoires de chasse. Lors d'une rencontre le 30 août à Oswegatchie (ancien fort Lévis, aujourd'hui Johnstown, Ontario) avec les «Indiens domiciliés», c'est-à-dire ceux qui habitaient Lorette, Odanak, Wôlinak, Sault-Saint-Louis, les Deux-Montagnes (Oka) et Akwesasne (Ontario), William Johnson, colonel et commissaire aux Affaires indiennes, sut habilement les convaincre de rester neutres durant la guerre en retour de la promesse de ne pas être traités comme des ennemis par la suite. 

Le 5 septembre 1760, pendant que le général Murray attendait l'ordre de fondre sur Montréal, une quarantaine de Hurons combattant pour les Français avaient décidé de rendre les armes, de quitter Montréal et de conclure une paix séparée en se rendant auprès du général anglais, afin de se «soumettre à Sa Majesté britannique» pour retourner sains et saufs chez eux à Lorette (près de Québec), où vivait le reste de la tribu composée d'une centaine de personnes. Pour ce faire, il leur fallait un sauf-conduit que le général Murray leur accorda (voir le texte). Quelques semaines auparavant, les mêmes Hurons avaient participé à la bataille de Sainte-Foy; ils estimaient avoir des raisons pour craindre la vengeances des Britanniques.

Après la capitulation de Montréal, le 8 septembre 1760, soit les 15 et 16 septembre, les délégués des Sept-Nations signèrent un traité (comprendre un échange de colliers de wampum ou enfilade de coquillages) en présence des Anglais à Caughnawaga officialisant leur neutralité. Dans une lettre au premier ministre britannique, William Pitt, William Johnson confirma que les Indiens avaient ratifié le traité. La guerre avec les Indiens était terminée... jusqu'à la révolte du chef Pontiac dans les Pays-d'en-Haut. Pour les Français, il leur fallait attendre le traité de Paris du 10 février 1763.

1.3 Les conséquences immédiates de la guerre

Le 18 octobre, le gouverneur Pierre Rigaud de Vaudreuil partit de Québec sur un navire britannique et débarqua à Brest le 28 novembre. Louis XV rendit Vaudreuil personnellement responsable d'avoir capitulé «sans les honneurs de la guerre», ce qui était considéré à l'époque comme une infamie qui frappait toute l'armée française. Le dernier gouverneur de la Nouvelle-France, un Canadien, devait payer pour cet échec militaire déshonorant. Enfermé à la Bastille, Vaudreuil allait être finalement disculpé de toute accusation, le 10 décembre 1763, après un interminable procès de deux ans, l'un des plus fameux du siècle, et quinze mois de détention, par le tribunal du Châtelet qui jugea l'«Affaire du Canada». Le roi voulut faire la lumière sur la corruption qui aurait contribué à la perte du Canada. En conséquence, les hauts fonctionnaires français rapatriés furent tous appelés à comparaître et certains furent condamnés, dont l'ex-intendant François Bigot, à «1000 livres d'amende, à un million et demi de restitution, à la confiscation de ses biens et au bannissement à vie». En septembre 1764, Louis XV permit à Vaudreuil de recevoir la grand-croix de l'Ordre de Saint-Louis, qui lui avait été décernée en 1756-1757, mais que l'on avait jusque-là différé de lui remettre. Le marquis de Vaudreuil allait décéder en 1778 à l'âge de 80 ans au château de Colliers à Muides-sur-Loire (près de Chambord).

- La nouvelle puissance dominante

Au point de vue diplomatique, la Grande-Bretagne s'imposait dorénavant comme la plus grande puissance mondiale. Sa flotte et son armée lui permettaient de contrôler toute l'Amérique du Nord et l'Inde, ainsi que la plupart des mers du monde. Quant à la France, elle sortait très affaiblie par le conflit. Pour certains historiens, la perte de la Nouvelle-France constitue dans l'histoire de la France «la plus grande défaite du monde français». La monarchie française ne s'en remit jamais. Par comparaison, les défaites de Napoléon peuvent être considérées comme «négligeables». Mais pour la France, la perte de la Nouvelle-France semblait minime en comparaison de ce que serait la perte des Treize Colonies de la Nouvelle-Angleterre pour la Grande-Bretagne. Douze ans plus tard, ces colonies se soulèveront contre la mère patrie et ce sera grâce au soutien de la marine française qu'elles pourront accéder à l'indépendance.

Ironie du sort, la Grande-Bretagne allait perdre les Treize Colonies qu'elle détenait depuis longtemps, pour ne conserver essentiellement que les anciennes possessions françaises : l'Acadie, l'île du Cap-Breton, l'île Saint-Jean (île du Prince-Édouard), le Canada et la colonie de Terre-Neuve (Plaisance).  

- Les exactions et les destructions

Cependant, les méthodes des Britanniques en Nouvelle-France furent aussi extrêmement cruelles lors de cette longue guerre. Il suffit de penser à la déportation des Acadiens et l'incendie de leurs fermes et de leurs maisons, sans oublier la façon dont les Britanniques ont traité les civils en les entassant comme du bétail dans des navires infects pour les envoyer «en territoire ennemi», en séparant les familles, alors que la moitié des déportés allait mourir de maladies et de privations. Au Canada, les troupes du général Wolfe furent aussi sans pitié. Wolfe avait comme mission de «nettoyer les côtes», ce qu'il fit avec un zèle ravageur. La moitié des villes du Canada fut détruite, la plupart des maisons et des fermes le long du Saint-Laurent ont été incendiées. Le général Wolfe avait mis à contribution les Rangers de la Nouvelle-Angleterre, dont la mission était d'incendier et de détruire sur leur passage toutes les habitations, de tuer tout le bétail et les chevaux, et de ravager entièrement les campagnes.

En route vers Québec, alors qu'il traversait l'Atlantique, James Wolfe avait pris la décision, à bord du Neptune, un navire de guerre de 90 canons, de dévaster le pays. Voici ce qu'il écrivait à Amherst le 6 mars 1759, démontrant ainsi bien sa résolution dans un contexte qui avait été celui de la déportation des Acadiens : 
 

If, by accident in the river, by the enemy's resistance, by sickness or slaughter in the army, or, from any other cause, we find that Quebec is not likely to fall into our hands (persevering however to the last moment), I propose to set the town on fire with shells, to destroy the harvest, houses and cattle, both above and below, to send off as many Canadians as possible to Europe and to leave famine and desolation behind me; but we must teach these scoundrels to make war in a more gentleman like manner. [ S'il arrivait que, soit lors d'un accident maritime, soit par résistance de l'ennemi, soit par maladie, soit que nos troupes aient été décimées, nous réalisions que Québec malgré tous nos efforts, a peu de chance de tomber entre nos mains (en persévérant cependant jusqu'au dernier moment), je me propose de l'incendier par nos tirs de boulets, de détruire les récoltes, les maisons et le bétail, tant en aval qu'en amont, d'exiler le plus grand nombre possible en Europe, et de ne laisser derrière moi que famine et désolation; mais nous devons apprendre à ces crapules à faire la guerre d'une manière qui soit plus digne d'un gentilhomme.]

Wolfe mit ses menaces à exécution, mais non à la manière d'un gentilhomme. Non seulement le général anglais n'épargna aucune ferme sur les deux côtés du Saint-Laurent, mais les habitants qui résistèrent furent aussitôt tués, parfois pendus haut et court s'ils étaient pris avec des armes à la main. Wolfe n'hésita pas à l'occasion de demander à ses Rangers de scalper «à l'indienne» les habitants. Il fit incendier les villages abandonnés, même vides de femmes, d'enfants et de vieillards. Il ne faut pas oublier qu'il ne restait plus beaucoup d'hommes valides dans les campagnes. Tous ceux qui étaient en état de porter les armes, y compris de nombreux Acadiens, étaient rassemblés à Québec, à Carillon, sur le lac Ontario, à Niagara, dans les postes du lac Érié et de la partie de la vallée de l'Ohio. La ville de Québec fut pratiquement rasée, alors que l'armée française était stationnée à Beauport, et qu'il ne restait essentiellement que des civils à l'intérieur des fortifications. Le Canada vit périr le dixième de sa population.

Avant de prendre Québec, James Wolfe envoya aux Canadiens, à partir de l'île d'Orléans où son armée était cantonnée, un «Manifeste» destiné à assurer leur neutralité, sinon à les terroriser (voir le texte en cliquant ICI, s.v.p.). Ce Manifeste était un leurre, car Wolfe avait semé la désolation des deux côtés du fleuve, alors que la plupart des habitants demeuraient impassibles et impuissants. Le 24 mai 1758, Wolfe exprimait ainsi ses sentiments de vengeance au lieutenant-général George Sackville:
 

It would give me pleasure to see the Canadian vermin sacked and pillaged and justly repaid their unheard-of cruelty. [J'aurai plaisir, je l'avoue, à voir la vermine canadienne saccagée, pillée et justement rétribuée de ses cruautés inouïes.]

La vengeance constituait une bonne partie des motivations de Wolfe qui écrivit que, si les Français continuaient d'employer les «Sauvages», il ferait fusiller tous les prisonniers de guerre, que ce soit des Français ou des Canadiens. On sait que le général Wolfe, lui-même un gentilhomme et un chrétien, sachant aussi parler le français qu'il avait appris à Paris au cours de l'hiver 1752-1753, était rempli de haine et de fanatisme contre les Français et surtout contre la religion qu'ils pratiquaient. Il avait maintenant l'occasion d'assouvir sa vengeance. Wolfe avait écrit le 22 août: «J'ai l'intention de brûler toute la campagne depuis Kamouraska jusqu'à Pointe-Lévy.» L'entreprise de destruction (plus de 4000 fermes), qui dura tout le mois d'août et une partie du mois de septembre de 1759. Seules les églises furent épargnées, parfois les presbytères. Durant toutes ces semaines, la fumée des fermes en feu obscurcit constamment le ciel du Saint-Laurent. De plus, le général obligea les soldats britanniques à des actes abominables, dont des viols, des tortures, des scalps, des massacres, etc., une boucherie incroyable contre des civils. La plupart des soldats ne les ont probablement pas commis de bonne grâce. Chose certaine, George Townshend, qui prit le commandement de l'armée britannique après la mort de Wolfe, le désapprouvait, de même qu'une bonne partie des officiers britanniques. Ainsi, James Gibson, aumônier naval des forces britanniques, écrivit, horrifié :
 

I fear that the campaign ended in the total ruin of this country. We have burned all wheat fields on foot and all the houses on each side of the River 30 miles which means all lands inhabited up to Quebec. [Je crains que la campagne ne se solde par la ruine totale de ce pays. Nous avons brûlé tous les champs de blé sur pied et toutes les maisons sur 30 milles de chaque côté du fleuve, ce qui veut dire toutes les terres habitées jusqu'à Québec.]

S'il y avait eu à l'époque la notion de «crime de guerre», Wolfe aurait sûrement comparu devant un tribunal international. À l'automne de 1758, en Nouvelle-Écosse, les troupes de Robert Monckton (Moncton) avaient procédé méthodiquement à la destruction des maisons, du bétail et des récoltes des Acadiens. Les Canadiens savaient que les généraux qui avaient pris Québec étaient ceux qui avaient orchestré la déportation des Acadiens et saccagé l'Acadie, donc qu'ils pouvaient commettre les mêmes exactions au Canada : Robert Monckton, le bras droit de Wolfe, en avait été le concepteur, assisté par James Murray, puis Jeffrey Amherst, le grand patron responsable de la décision finale, appelé «le Brûlot» par les Acadiens. Les Canadiens avaient des motifs d'avoir peur, d'autant plus que les mœurs de l'époque n'étaient pas particulièrement tendres, mais féroces et barbares. 

Avant de prendre Québec, Wolfe fit bombarder la ville durant deux mois et demi; la ville fut presque entièrement détruite. Pourtant, Wolfe savait que ses habitants avaient été évacués, de même que les troupes françaises. Les historiens se sont demandé pourquoi le général Wolfe s'était autant acharné sur Québec. C'était évidemment pour forcer Montcalm à intervenir et le sortir de ses retranchements.   

Il est probable que les mêmes atrocités auraient pu être perpétrées par les Français. Depuis le mandat de Frontenac, les incendies, les meurtres et les scalps étaient monnaie courante en Nouvelle-France et en Nouvelle-Angleterre. Il est manifeste que les raids français à l'encontre des colonies anglaises avaient laissé des traces indélébiles. Il n'en demeure pas moins que la politique de dévastation systématique du général Wolfe suscite encore aujourd'hui un certain malaise. Quant aux Amérindiens, ils ne représentaient plus rien pour les Britanniques, le génocide allait pouvoir commencer.

- Les décès et les départs

Le Canada avait perdu, on le sait, au cours de cette guerre le dixième de sa population, soit plus de 7000 personnes, d'après les historiens. En réalité, la population enregistra un recul de 10 000 personne sur un total de 70 000 en raison des décès dus aux maladies et à la famine. Les mœurs de l'époque n'étaient pas très édifiantes en temps de guerre, et les Britanniques allaient utiliser les mêmes exactions contre les colons de la Nouvelle-Angleterre lors de la guerre d'Indépendance, en détruisant leurs fermes et leurs récoltes. Quant ils voulaient gagner, les Britanniques ne faisaient pas de quartier. Ils se comportaient comme les «Sauvages» dont ils dénonçaient la férocité. À la fin de la guerre, ce sont les populations civiles qui avaient payé le lourd tribut des exactions anglaises, l'armée française étant sortie pratiquement indemne, bien que grandement humiliée. 

Il y a eu aussi les départs de Français et de Canadiens du pays. L'article 4 du traité de Paris de 1763 accordait dix-huit mois aux habitants pour vendre leurs biens et quitter le pays en toute liberté, s'ils le souhaitaient. Dans les faits, une assez grande liberté de circuler semble avoir subsisté au-delà de cette date limite. Quant au nombre total des départs, il demeure assez difficile à évaluer. Dès la capitulation de Québec (1759), quelque 1200 marins et officiers de la marine marchande avaient quitté la colonie, sans compter un certain nombre d'administrateurs, de civils et de négociants français. Après la capitulation générale de Montréal (1760), plus de 2560 officiers et soldats, accompagnés de leur suite, s'embarquèrent pour la France sur 22 navires. Toute la noblesse française (env. 200 personnes) quitta le pays, ce qui représente une véritable décapitation; seule la noblesse canadienne resta. Il faudra deux ou trois générations avant que les Canadiens ne se donnent de nouveaux leaders. Entre 1754 et 1770, plus de 4000 Canadiens de naissance ou établis par mariage allaient aussi quitter le Canada, ce qui représentait néanmoins 5,7 % de la population (sur 70 000). Ces Canadiens et Français allaient se disperser dans l'ensemble du royaume de France et dans les autres colonies françaises. Cependant, en vertu du traité («Capitulation de Montréal») conclu entre le gouverneur général Pierre de Rigaud de Vaudreuil et le général Jeffrey Amherst, ceux qui restaient au pays devenaient ipso facto des sujets britanniques:
 

Article XLI

Les François, Canadiens et Acadiens, qui resteront dans la colonie, de quelque état et condition qu'ils soient, ne se seront ni ne pourront être forcés à prendre les armes contre Sa majesté très Chrétienne ni ses Alliés, directement ni indirectement, dans quelque occasion que ce soit; le gouvernement britannique ne pourra exiger d'eux qu'une exacte neutralité. Ils deviennent sujets du Roi. («Capitulation de Montréal»)

Amherst reconnaîtra, dans les ordres généraux adressés à ses troupes, que les Canadiens étaient devenus, en raison de leur défaite, des «sujets britanniques» et qu'en conséquence ils avaient le droit à la protection du souverain anglais.

2 Le régime militaire (1760-1763): le statu quo provisoire


Jeffrey Amherst

Après la capitulation de Montréal (1760) par le gouverneur Vaudreuil, les Britanniques prirent le commandement de la colonie de ce qui était encore juridiquement la Nouvelle-France. Pendant que se poursuivait l'occupation militaire du Canada, le général anglais Jeffrey Amherst, le successeur de Wolfe, procéda à l'organisation d'un régime administratif provisoire, car, tant que la guerre continuait en Europe, le sort du pays demeurait incertain. Jeffrey Amherst fut le premier gouverneur sous le régime de la loi martiale au Canada, soit de 1760 à 1763.

En 1761, les francophones formaient 99,7 % de la population; le poids du nombre interdisait aux Anglais de pratiquer une politique colonisatrice trop radicale. Le nombre d'anglophones n'était en effet pas très élevé, il ne dépassait pas les 600 en 1765.

Pragmatique, le conquérant adopta le statu quo. Étant donné que le peuple ne pouvait obéir aux ordres que s'il les comprenait, les autorités britanniques émirent leurs ordonnances en français et permirent aux Canadiens d'occuper de nombreux postes dans l'administration et la justice.

2.1 Le maintien du français par défaut

L'administration de la colonie conquise s'organisa donc en français, par défaut peut-on dire. D'ailleurs, gouverneurs et officiers supérieurs étaient bilingues et pouvaient communiquer directement avec les Canadiens. Les actes notariés continuèrent d'être rédigés en français, de même que les registres de l'état civil tenus par les curés. Autrement dit, rien ne paraissait avoir changé. Cependant, la connaissance de la langue anglaise allait devenir dorénavant très utile pour assurer la promotion sociale et économique; l'élite canadienne se mit lentement à l'apprentissage de la nouvelle langue.

2.2 L'organisation administrative

Au point de vue administratif, la colonie fut divisée en trois entités distinctes, qui correspondaient aux trois anciens gouvernements de Québec, des Trois-Rivières et de Montréal.  La différence, c'est qu'il s'agissait de trois «pays» maintenant distincts, chacun ayant sa capitale (Québec, Trois-Rivières et Montréal), son administration propre, son armée, etc.

Pour passer d'un secteur à l'autre, il fallait un passeport accordé par le gouverneur du lieu, car les frontières étaient protégées par des garnisons militaires. Même l'Église catholique ne pouvait plus désigner un représentant unique qui pouvait exercer une autorité sur l'ensemble des trois colonies.

2.3 La nouvelle monnaie

1 denier = monnaie de cuivre 00,02 $
1 sol (sous) = 12 deniers 00,20 $
1 livre = 20 sols ou 240 deniers 03,75 $
1 écu = 6 livres en or 22,50 $
1 louis d'or = 4 écus 90,00 $
Il en était ainsi de la monnaie qui était plus ou moins différente selon les trois secteurs de la colonie. Durant le régime militaire, la monnaie française et la monnaie anglaise étaient toutes deux acceptées. Mais le tout devenait complexe à comptabiliser. Ainsi, la livre sterling en argent, la pound, suivait un cours différent à Québec (cours d'Halifax), à Montréal (cours de New York) et aux Trois-Rivières (les deux cours). À Québec, la livre anglaise valait 24 livres françaises; à Montréal, 14 livres françaises.

De plus, la livre française était une monnaie «imaginaire» (une monnaie de compte), car aucune pièce d'une livre n'a été émise ni mise en circulation. Il fallait distinguer aussi les écus en or, les écus en argent, les sols (ou sous), dont les sols «vieux» et les sols «marqués», les liards (le quart d'un sol), les louis, les deniers, les pistoles (10 livres), sans oublier la piastre (piastra) espagnole, la piastre (piastra) portugaise, la guinée (guinea) anglaise, etc. Il fallait 12 deniers pour faire un sol (ou sous), 3 deniers pour un liard, mais 20 sols ou 240 deniers pour faire une livre française, 120 sols (ou 4 x 30 sols) pour une piastre espagnole. Pour les monnaies les plus élevées, un écu valait 6 livres en or et 1 louis d'or valait 4 écus. Il fallait distinguer aussi le louis d'or (double-louis, louis et demi-louis) valant 24 livres et le louis d'argent (demi-écu de 30 sols, quart d'écu de 15 sols, sixième d'écu de 10 sols, douzième d'écu de 5 sols). Comme si ce n'était pas suffisant, les pièces ne portaient pas toutes un chiffre pour en indiquer la valeur, ce qui impliquait d'interminables discussions et variations dans les échanges commerciaux; il fallait donc peser les pièces. En fait, comme en France, le denier étant la monnaie courante, la livre de 240 deniers (20 sols) jouait le rôle de monnaie de compte.

Après la signature du traité de Paris de 1763, la livre sterling remplaça définitivement la monnaie française en étant subdivisée en 20 shillings (ou chelins), chacune de 12 pence (singulier : un penny), avec la piastre espagnole circulant à une valeur de 5 shillings (selon le cours d'Halifax). La guinée anglaise valait 21 shillings ou une livre et un shilling, alors que la livre anglaise valait 240 pence. Le système monétaire anglais connaissait aussi le mark qui valait les deux tiers d'une livre, un mark équivalait à 160 pennies ou à 13 shillings et 4 pennies. Évidemment, c'était avant la décimalisation des monnaies.

De cette courte période militaire, il n'y que peu à dire dans la mesure où une sorte de statu quo se perpétuait. En réalité, Londres a laissé perdurer le système français durant environ cinq années, c'est-à-dire jusqu'à ce que le gouverneur James Murray réorganise la colonie.

3 Le traité de Paris de 1763

Avec le traité de Paris du 10 février 1763, l'empire français en Amérique était définitivement terminé, y compris la Louisiane qui était devenue espagnole. Seules les îles Saint-Pierre et Miquelon restaient françaises. Forcément, les articles de la capitulation de Montréal devenaient caducs comme clauses temporaires et transitoires. Les capitulations de Québec (voir le texte original) et de Montréal (voir le texte) furent rédigées en français, ainsi que le traité de Paris de 1763. Donc, les documents officiels qui ont fait du Canada une colonie britannique ont été rédigés en français, même si la France avait perdu la guerre. Voici ce qu'on peut lire dans un article séparé (art. 2) au sujet de la langue:

Article séparé - 2

Il a été convenu et arrêté que la Langue Françoise, employée dans tous les Exemplaires du présent Traité, ne formera point un Exemple, qui puisse être allégué, ni tiré à conséquence, ni porter préjudice, en aucune Manière, à aucune des Puissances Contractantes; Et que l'on se conformera, à l'avenir, à ce qui a été observé, et doit être observé, à l'égard, et de la Part, des Puissances, qui sont en usage, et en Possession, de donner, et de recevoir, des Exemplaires, de semblables Traités, en une autre Langue que la Françoise.

Ce genre de disposition n'a rien à voir avec un quelconque droit linguistique. Cet article ne concerne que la langue du traité. Bref, aucune garantie n'est accordée à la langue française, ni aux lois de la Coutumes de Paris. Les droits concernent le libre possession des biens, la liberté du commerce, la liberté d'émigrer au cours des dix-huit prochains mois et le libre exerce de la religion catholique, mais uniquement dans la mesure où le permettent les lois de l'Angleterre.

3.1 Le choix de la France

Dans un premier temps, Louis XV tenta d'échanger le Canada contre l'île du Cap-Breton jugée plus rentable que le Canada. Dans son Mémoire historique sur la négociation de la France et de l'Angleterre, depuis le 26 mas 1761 jusqu'au 20 septembre de la même année, le duc de Choiseul que le roi de France était prêt à renoncer au Canada moyennement dédommagement: 
 

La liberté de la pêche et un abri sans fortification étaient la compensation de la cession totale du Canada.

Le général James Murray, l'un des principaux acteurs anglais de la Conquête, avait confié en juin 1760 à un officier français du régiment de Béarn qu'il avait en haute estime, Maurès de Malartic (1730-1800), au sujet des intentions des Anglais pour le Canada:
 

Si nous sommes sages, nous ne le garderons pas. Il faut que la Nouvelle Angleterre ait un frein à ronger et nous lui en donnerons un qui l'occupera en ne gardant pas ce pays-ci.

Au cours des négociations de paix de l'été 1761, le duc Étienne-François de Choiseul fit une confidence au négociateur britannique, Hans Stanley (1721-1780), qui mérite d'être rapportée:
 

Je m'étonne que votre grand Pitt attache tant d'importance à l'acquisition du Canada, territoire trop peu peuplé pour devenir jamais dangereux pour vous, et qui, entre nos mains, servirait à garder vos colonies dans une dépendance dont elles ne manqueront pas de s'affranchir le jour où le Canada sera cédé. 

De son côté, le ministre William Pitt se considérait vainqueur de la guerre de Sept-Ans (1756-1763). En tant que tel, il se montra intraitable. La Grande-Bretagne avait raflé la mise. Non seulement, elle avait conquis le Louisbourg, le Canada et l'Acadie, mais elle venait de prendre le contrôle des «îles à sucre», c'est-à-dire la Martinique et la Guadeloupe, ainsi que leurs dépendances. Bref, toutes les possessions françaises, y compris Belle-Île au sud de la Bretagne, se trouvaient entre les mains du roi George III. Toutefois, le roi anglais ne pouvait tout garder sans s'aliéner l'appui des autres puissances européennes. Son sens politique lui dictait une certaine modération. Il accepta donc de rétrocéder à la France des colonies, sans préciser lesquelles. Louis XV s'est trouvé à devoir choisir entre le Canada ou les Antilles ! 

- Les «îles à sucre» plutôt que le Canada

Louis XV a préféré céder le Canada pour conserver plutôt les «îles à sucre» des Caraïbes, notamment la Guadeloupe, la Martinique, Sainte-Lucie et surtout Saint-Domingue (Haïti), considérées au plan économique comme des colonies rentables. Par exemple, les seules exportations de sucre de la Guadeloupe rapportaient deux fois plus que toutes les exportations de fourrure du Canada considéré, pour sa part, comme une vaste territoire glacé et sans importance stratégique. La canne à sucre était au XVIIIe siècle un peu ce que sera le pétrole au XXe siècle! D'ailleurs, de nombreux hommes d'affaires ainsi que des politiciens britanniques auraient préféré, eux aussi, conserver les Antilles, qu'ils avaient capturées et enlevées à la France, et rendre par le fait même le Canada aux Français.

Lors des pourparlers de paix, qui se déroulèrent de 1762 et 1763, la France ne revendiqua jamais le Canada; il n'en fut même pas question. Le 22 février 1762, le secrétaire d'État britannique, lord Egremont, reçut une lettre de la main du duc Étienne-François de Choiseul déclarant clairement que le roi de France «trouve juste que l'Angleterre conserve le Canada», mais qu'il voulait en dédommagement «la restitution de la Martinique et de la Guadeloupe». Les îles en question allaient être rendues à la France, et l'Angleterre allait garder le Canada.

En fait, la perte du Canada pouvait constituer une douce revanche pour la France, en favorisant la querelle entre les colonies britanniques et la Grande-Bretagne. C'était comme une sorte de prix de consolation. Au moment de signer le traité de Paris de 1763, le comte César-Gabriel de Choiseul aurait chuchoté à son entourage: «Nous les tenons», en parlant des Britanniques. C'est Louis XVI qui allait prendre prendre sur lui la revanche de la France lors de l'indépendance américaine de 1783. C'est le traité de Paris, signé et négocié au nom de Louis XV par le ministre des Affaires étrangères (13 octobre 1761 - avril 1766), le comte César-Gabriel de Choiseul (1712-1785), duc de Praslin à distinguer de son cousin le duc Étienne-François de Choiseul , qui scella définitivement le sort du Canada et de la Nouvelle-France, et non pas les batailles perdues ou gagnées en Amérique ou en Europe! Les article 4 et 8 du traité de Paris sont révélateurs:
 

Article 4

Sa Majesté Très Chrétienne renonce à toutes les prétentions qu'Elle a formées autrefois, ou pû former, à la Nouvelle Écosse ou l'Acadie [...] De plus Sa Majesté Très Chrétienne cède et garantit à Sa dite Majesté Britannique, en toute propriété, le Canada avec toutes ses dépendances, ainsi que l'île du Cap Breton, et toutes les autres iles, et côtes, dans le golphe et fleuve St Laurent [...].

Article 8

Le Roi de la Grande Bretagne restituera à la France les isles de la Guadeloupe, de Marie-Galante, de la Désirade, de la Martinique et de Belle-Isle [...].

Les termes employés dans le traité de Paris en disent long sur le rapport de force jouant en faveur de la Grande-Bretagne: le roi français renonçait à ses prétentions sur l'Acadie, et cédait le Canada qu'il n'avait plus, tandis que le roi anglais restituait des colonies qu'il occupait. Autrement dit, Louis XV renonçait au Canada, même si on ne l'y forçait pas, et jetait son dévolu sur les îles sucrières.

- Un bon débarras!

Contre toute attente, le traité de Paris fut plutôt bien accueilli en France. En février 1763, quelques semaines avant  la signature du traité de Paris, Voltaire, qui n'avait jamais aimé le Canada, avait écrit cette lettre au duc Étienne-François de Choiseul, alors ministre de la Guerre:
 

Le 6 septembre 1762

Monseigneur,

Préoccupé dans la crise des affaires où vous êtes, je voudrais vous faire entendre ma voix et celles de beaucoup d'étrangers. Je suis comme le public, j'aime mieux la paix que le Canada et je crois que la France peut être heureuse sans Québec. Recevez, avec votre compréhension ordinaire, le profond respect de Voltaire.

Dans son dernier rapport à Louis XV en 1770, alors qu'il quittait ses fonctions, le duc de Choiseul écrivit qu'il n'y avait aucun regret à avoir abandonné le Canada : «Je crois que je puis avancer que la Corse est plus utile de toutes les manières à la France que ne l'était ou ne l'avait été le Canada.»  La Corse avait été achetée aux Génois en 1768 — pour 200 000 livres tournois, somme devant être payée chaque année pendant dix ans afin de rétablir la maîtrise de la France en Méditerranée. En réalité, les Français n'étaient pas malheureux d'avoir perdu le Canada, mais ils étaient humiliés d'avoir été «vaincus» par la Grande-Bretagne. Même les Britanniques eurent du mal à croire que la France avait abandonné le Canada si aisément.

La France avait pourtant engagé en 1759 plus de 25 millions de livres françaises pour le Canada, mais elle était maintenant à court d'argent et de vaisseaux, la guerre en Europe accaparant toutes les énergies. Pour la France, le Canada était avant tout un gouffre financier; il coûtait plus cher qu'il ne rapportait, surtout depuis la perte de Louisbourg, la seule colonie rentable de toute la Nouvelle-France! Bref, c'était un bon débarras!

- Un choix stratégique pour les Britanniques

Le ministre Choiseul n'avait pas compris que les Britanniques voulaient le Canada avant tout comme base stratégique, c'est-à-dire une tête de pont, pour se défendre dans les guerres à venir contre les Treize Colonies. Les 70 000 habitants de la vallée du Saint-Laurent pourraient fournir à l'armée britannique une partie de la logistique dont elle aurait besoin dans l'éventualité d'une guerre majeure contre les Yankees. La prédiction de Choiseul à Hans Stanley, le chargé d'affaires pour la Grande-Bretagne en France, allait se réaliser quinze ans plus tard. Mais, pour le moment, ce fut la vision expansionniste et belliciste du diplomate américain Benjamin Franklin, qui l'emporta, car celui-ci avait convaincu les ministres britanniques que jamais les Treize Colonies ne se ligueraient contre «leur propre nation» et qu'il faudrait plutôt que la mère patrie se comporte de façon très hostile pour envisager un tel scénario invraisemblable, par exemple en remettant le Canada à la France. Pourtant, les Treize Colonies allaient se révolter contre la Grande-Bretagne dès 1775. Franklin sera même l'un des plus ardents partisans de l'indépendance et de la rébellion contre l'Angleterre.

Si Montcalm avait gagné la bataille des Plaines, il n'est pas certain que la Grande-Bretagne aurait été en mesure de répéter l'expérience l'année suivante (1760), compte tenu de l'énorme effort entrepris en 1759. Dans l'éventualité d'une victoire des Français, il en aurait résulté un grand désarroi tant en Grande-Bretagne qu'en Nouvelle-Angleterre, ce qui aurait contribué à changer le cours des événements, mais ce n'est pas ce qui s'est passé.

Les Britanniques ont donc conservé le Canada, mais ils ont accordé aux Français des droits de pêche au large des côtes de Terre-Neuve. Dès les négociations avec la Grande-Bretagne en 1761, les représentants du gouvernement français avaient affirmé que la pêche à Terre-Neuve demeurait plus précieuse que le Canada et la Louisiane réunis «comme source de richesse et de puissance». L'honneur était sauf pour la France.

- La garantie des droit civils et religieux

En acceptant les capitulations de Québec et de Montréal, les successeurs de Wolfe avaient garanti les droits civils et religieux, ainsi que les propriétés des Canadiens.

Article 4

Sa Majesté Très Chretienne renonce à toutes les Pretensions, qu'Elle a formées autrefois, ou pû former, à la Nouvelle Ecosse, ou l'Acadie, en toutes ses Parties, & la garantit toute entiere, & avec toutes ses Dependances, au Roy de la Grande Bretagne. De plus, Sa Majesté Trés Chretienne cede & garantit à Sa dite Majesté Britannique, en toute Proprieté, le Canada avec toutes ses Dependances, ainsi que l'Isle du Cap Breton, & toutes les autres Isles, & Côtes, dans le Golphe & Fleuve S' Laurent, & generalement tout ce qui depend des dits Pays, Terres, Isles, & Côtes, avec la Souveraineté, Proprieté, Possession, & tous Droits acquis par Traité, ou autrement, que le Roy Très Chretien et la Couronne de France ont eus jusqu'à present sur les dits Pays, Isles, Terres, Lieux, Côtes, & leurs Habitans, ainsi que le Roy Très Chretien cede & transporte le tout au dit Roy & à la Couronne de la Grande Bretagne, & cela de la Maniere & de la Forme la plus ample, sans Restriction, & sans qu'il soit libre de revenir sous aucun Pretexte contre cette Cession & Garantie, ni de troubler la Grande Bretagne dans les Possessions sus-mentionnées. De son Coté Sa Majesté Britannique convient d'accorder aux Habitans du Canada la Liberté de la Religion Catholique; En Consequence Elle donnera les Ordres les plus precis & les plus effectifs, pour que ses nouveaux Sujets Catholiques Romains puissent professer le Culte de leur Religion selon le Rit de l'Eglise Romaine, en tant que le permettent les Loix de la Grande Bretagne.-Sa Majesté Britannique convient en outre, que les Habitans François ou autres, qui auroient eté Sujets du Roy Très Chretien en Canada, pourront se retirer en toute Sûreté & Liberté, où bon leur semblera, et pourront vendre leurs Biens, pourvû que ce soit à des Sujets de Sa Majesté Britannique, & transporter leurs Effets, ainsi que leurs Personnes, sans être genés dans leur Emigration, sous quelque Pretexte que ce puisse être, hors celui de Dettes ou de Procés criminels; Le Terme limité pour cette Emigration sera fixé à l'Espace de dix huit Mois, à compter du Jour de l'Echange des Ratifications du present Traité.

Dès 1760, la Nouvelle-France était passée sous administration britannique. Le général Jeffrey Amherst nomma James Murray gouverneur militaire provisoire de Québec. Après le traité de Paris, qui entérinait la suprématie de la Grande-Bretagne sur le monde, le gouvernement britannique assura aux habitants qui décidaient de rester au Canada le droit de conserver leurs propriétés et de pratiquer leur religion catholique «en autant que le permettent les lois de la Grande-Bretagne». Or, les lois de la Grande-Bretagne ne permettaient pas grand-chose à ce sujet!

- L'absence de protection linguistique

Au sujet de la langue, soulignons qu'aucune disposition du traité de cession ne garantissait aux Français, aux Canadiens ou aux Acadiens quelque droit que ce soit en la matière. La France de Louis XV n'a aucunement songé à faire insérer une quelconque disposition linguistique dans le traité, ce que la Grande-Bretagne n'aurait certainement pas refusé. Les négociateurs français savaient probablement comment protéger les biens et défendre les intérêts des personnes, notamment en matière de religion, mais la survie de la langue ne les préoccupait guère. La France fera de même en 1803 lors de la vente par Bonaparte de la Louisiane aux Américains (traité d'achat de la Louisiane) et en 1954 lors de la cession de Pondichéry à l'Inde (traité officiel de la cession de Pondichéry). En somme, la langue française ne semble pas préoccuper les Français en dehors de leur pré carré. 

- Une guerre de religion

Nous pouvons imaginer sans peine que la chute de la Nouvelle-France fut perçue en Nouvelle-Angleterre comme une grande victoire de Dieu sur les «papistes». Les cloches sonnèrent à toute volée dans toutes les villes. Le pasteur Eli Forbes (1726-1804), un aumônier des troupes coloniales du Massachusetts, en donnait ainsi ce témoignage en 1763:

God has given us to sing this day the downfall of New France, the North American Babylon, New England's rival. [Dieu a permis, en ce jour, que nous chantions la chute de la Nouvelle-France, la Babylone nord-américaine, rivale de la Nouvelle-Angleterre.]

Comme Eli Forbes, la victoire britannique fut perçue par les Britanniques comme une «guerre sainte» :

Thus God was our salvation and our strength ; yet he who directs the great events of war suffered not our joy to be uninterrupted, for we had to lament the fall of the valiant and good General Wolfe, whose death demands a tear from every British eye, a sigh from every Protestant heart. Is he dead? I recall myself. Such heroes are immortal; he lives on every loyal tongue ; he lives in every grateful breast ; and charity bids me give him a place among the princes of heaven. [Ainsi Dieu était notre salut et notre force; pourtant, lui qui dirige les grands événements de la guerre n'a pas partagé notre joie ininterrompue, car nous n'avions à déplorer la fin de l'héroïque et bon général Wolfe, dont la mort exige une larme de tout œil britannique, un soupir de tout cœur protestant. Est-il mort? Je me le rappelle à moi-même. De tels héros sont immortels; Wolfe vit dans chaque langue loyale; il vit dans chaque poitrine reconnaissante; et la charité me commande de lui laisser une place parmi les princes du ciel.]

Ce genre de perception était très courant à l'époque dans une société puritaine où les Français étaient considérés comme des «imposteurs», des «adversaires du Christ», des «faux Christs» et des Antéchrists. La plupart des pasteurs protestants ont cru que la chute de la Nouvelle-France était une œuvre voulue par Dieu pour punir les Français de leurs nombreux péchés. Les victoires françaises étaient aussi perçues par les Français comme une bénédiction divine pour les récompenser de leur piété envers la vraie religion. On n'en sort pas !

3.2 La disparition de la Nouvelle-France et de ses entités
 

Selon les dispositions du traité de Paris de 1763, la Grande-Bretagne contrôlait dorénavant un immense territoire couvrant la Terre de Rupert, la baie d'Hudson, le Canada (l'actuelle province de Québec, la grande région des Grands Lacs et la vallée de l'Ohio), l'île de Terre-Neuve, l'île du Cap-Breton, l'Acadie (qui deviendra la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick), l'île Saint-Jean (île du Prince-Édouard), toute la Nouvelle-Angleterre (treize colonies) et la Floride prise aux Espagnols. Le traité de Paris se trouvait à confirmer que la Grande-Bretagne était devenue le plus grand empire du monde et que l'Amérique du Nord serait dorénavant anglaise. De son empire en Amérique du Nord, la France ne conservait que les îles de Saint-Pierre-et-Miquelon au sud de Terre-Neuve et des droits de pêche.

Quant à la lointaine Louisiane, elle avait été cédée à l'Espagne; le 3 novembre 1762, donc un an avant le traité de Paris, l'Espagne avait signé l'acte d'acceptation de la Louisiane (Acte d'acceptation de la Louisiane par le roi d'Espagne) à Fontainebleau. C'est le duc Étienne-François de Choiseul (1719-1785) cousin de César-Gabriel de Choiseul , alors secrétaire d'État aux Affaires étrangères (de 1758 à 1761), qui avait négocié ce traité secret entre la France et l'Espagne, un pays allié.

En fait, des problèmes financiers avaient convaincu le ministre Choiseul qu'il valait mieux larguer la Louisiane afin de faire des économies, et ce, sans aucune consultation auprès de la population concernée. Le ministre préférait recevoir six millions de livres de l'Espagne, comme prévu au traité de Fontainebleau pour l'abandon de la Louisiane, plutôt que d'en dépenser le double pour la conserver. Tout à ses amours avec la comtesse du Barry, Louis XV ne voulait surtout pas entendre parler de la Louisiane et de ses habitants. Son bien-aimé cousin, le roi d'Espagne, n'avait qu'à prendre soin lui-même de sa nouvelle colonie! Quant à la France, il ne lui restait plus de son immense empire en Amérique du Nord (8 millions km²) que le minuscule archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon (242 km²). De façon  paradoxale, la France abandonnait son empire au moment où le français allait devenir la langue véhiculaire de l'Europe. C'était le prélude à l'invasion de l'anglais qui découlerait des victoires de la Grande-Bretagne.

3.3 Une colonie désormais britannique

Au moment où, vraisemblablement, les autorités coloniales apprennent la signature du traité de Paris (10 février 1763), l'évêque de Québec, Mgr Étienne Montgolfier, demanda à tous les curés de chanter un Te Deum en action de grâces pour «le bienfait de la paix». Le dimanche suivant la réception de ce mandement, tous les curés durent lire la directive épiscopale aux paroissiens :

Soyez exacts à remplir les devoirs de sujets fidèles et attachés à leur prince ; et vous aurez la consolation de trouver un roi débonnaire, bienveillant et appliqué à vous rendre heureux, et favorable à votre religion. [...] Rien ne peut vous dispenser d'une parfaite obéissance, d'une scrupuleuse et exacte fidélité, et d'un inviolable et sincère attachement à votre nouveau Monarque et aux intérêts de la nation à laquelle nous venons d'être agrégée.

De son côté, le cardinal Castelli écrivit de Rome, le 17 décembre 1766, à l'abbé de l'Isle-Dieu: « De leur côté, il faudra que les ecclésiastiques et l'évêque oublient sincèrement à cet égard qu'ils sont Français.»  L'abbé de l'Isle-Dieu, qui résidait en France, était le grand vicaire général du Canada et de l'Acadie (jusqu'à la nomination de Mgr de Pontbriand). Il paraissait évident que, dans la colonie du Canada, l'appartenance française devait s'effacer devant l'appartenance catholique. Dans l'esprit et l'intérêt de l'Église, la religion avait priorité sur la langue et la culture. Telle allait être désormais la trame de l'histoire de l'Église catholique au Canada français: alliance de l'État et de l'Église, loyalisme envers les autorités constituées, primauté de la religion sur d'autres caractéristiques culturelles.

La Conquête britannique de la Nouvelle-France et du Canada entraîna non seulement une rupture politique, mais aussi une rupture économique, sociale et, comme il se doit, linguistique. En devenant une colonie britannique, le pays se vit décapité de sa classe dirigeante française en transférant le pouvoir politique et économique aux conquérants anglais. Dès lors, les habitants du Canada n'étaient plus des Français, mais des sujets britanniques.
 

Les gouverneurs
de la province de Québec

Jeffery Amherst (1760-1763)
Thomas Gage
(1763-1764)
James Murray
(1764-1768)
Guy Carleton
(1768-1778)
Frederick Haldimand
(1778-1786)
Guy Carleton
(1786-1796)

On assista à la réduction de l'univers économique des Canadiens français qui, pour survivre, se replièrent sur l'agriculture, l'artisanat et le petit commerce. Les Canadiens durent apprendre à vivre dans une Amérique britannique. La société canadienne-française développa des réflexes de survivance axés sur la défense de sa religion, de sa langue et de ses droits. Toute l'histoire des Canadiens français sera marquée par cette trilogie religion - langue - loi, c'est-à-dire la religion catholique, la langue française et les lois civiles françaises.

La Conquête anglaise marqua aussi le début de la «traversée du désert» qui entamait le processus de détérioration du statut de la langue française au Canada. Malgré les visées assimilatrices des conquérants, les francophones allaient survivre grâce à leur opiniâtreté, à leur isolement, à leur surnatalité et... aux erreurs de leurs maîtres. Mais il faut retenir surtout que, à partir de cette période, l'histoire de la langue française au Canada devint le reflet d'une langue dominée. Le régime britannique dotera aussi les Canadiens de nouveaux outils pour se défendre, dont la presse (journaux), les imprimeries, les bibliothèques publiques (une pour commencer) et le recours aux avocats, sans oublier une Église catholique devenue officiellement la porte-parole du nationalisme canadien-français. En même temps, l'Église va figer les francophones dans l'agriculture et prendre le contrôle des écoles, des hôpitaux, de la presse, etc. 

À partir de cette époque, le terme de «Canadiens» (ou Canadians en anglais) désigna les descendants des colons français qui s'étaient établis en Nouvelle-France et qui avaient continué à parler français, par opposition aux «Britanniques» (ou British) ou aux «Anglais», les nouveaux occupants et les nouveaux immigrants, qui parlaient anglais, voire l'écossais ou l'irlandais. Mais tout ce beau monde était dorénavant des «sujets britanniques», y compris les francophones du Canada. Quant aux Français de la Louisiane, ils étaient devenus des Espagnols.

3.4 Le génocide des autochtones

La conquête anglaise allait aussi entraîner un grand désastre au plan humain : le génocide des populations autochtones. La chute de la Nouvelle-France laissait la plupart des autochtones à la merci des Britanniques, qui rendirent caduques toutes les alliances franco-amérindiennes. Les Iroquois alliés des Britanniques, parfois appuyés par des soldats, décidèrent aussitôt de se dédommager des coûts subis par la guerre en pillant les villages algonquins, en incendiant et accaparant tout ce qu'ils pouvaient. De leur côté, beaucoup de militaires britanniques se montrèrent arrogants, des spéculateurs avides de terres firent des pressions et, contrairement aux Français, les nouveaux administrateurs se révélèrent peu empressés de combler les autochtones de présents pour s'en faire des alliés. Il est vrai que les Français avaient longtemps excellé dans l'art de couvrir les autochtones de cadeaux. Avec la disparition de la Nouvelle-France, les Amérindiens trouveront un gouvernement britannique beaucoup moins accommodant. Contrairement à la France, la Grande-Bretagne n'avait pas besoin d'alliés autochtones, y compris les Iroquois.

Les Amérindiens allaient vite s'en rendre compte. Au plan militaire, aucun groupe d'autochtones ne représentait une réelle menace pour les britanniques. À l'exception des Iroquois, maintenant des Mohawks, et des Hurons, aucune nation n'avait de présence significative et organisée dans ce qui sera la nouvelle province de Québec. Les autochtones furent laissés à eux-mêmes, car les Britanniques n'en avaient pas besoin. Avec la prise du Canada par les Britanniques, les nouvelles autorités allaient commencer à assigner aux autochtones des territoires déterminés. Après la guerre de l'Indépendance américaine, la majorité des autochtones furent repoussés à la fois par les Américains et les Britanniques, car ils nuisaient au développement des nouveaux colons.

Ce fut l'époque où des prophètes autochtones firent leur apparition dans les tribus. Leurs propos soulevaient l'enthousiasme en prêchant l'indianité et la renaissance des valeurs amérindiennes. Selon le «Maître de la vie», il fallait «jeter les Blancs à la mer», c'est-à-dire les Britanniques! Mais les autochtones n'étaient pas de taille à se mesurer à la plus grande armée du monde.

En 1763, le chef outaouais Pontiac (vers 1714–1769) rassembla une coalition de tribus autochtones (les Outaouais, les Miamis, les Wyandots, les Chippewas, les Potawatomies, les Shawnees, les Renards, les Winnebagos, etc.) et détruit tous les postes de la région des Grands Lacs, à l'exception de Niagara et Détroit. Ainsi, les autochtones massacrèrent ou amenèrent en captivité les garnisons et les réfugiés vaincus; ils firent plus de 2000 morts. Le général Jeffrey Amherst envisagea même de renoncer au colonies d'Amérique du Nord. Mais les autorités britanniques ne firent pas de quartier : la répression fut sanglante et terrible. Par la suite, les diverses tribus firent la paix les unes après les autres et, en 1766, tous les Amérindiens avaient enterré la hache de guerre. Le chef Pontiac se rendit même au grand rassemblement organisé au fort Oswego par le surintendant britannique des Affaires indiennes, William Johnson, afin de signer avec les autres chefs amérindiens le traité qui mettait fin aux «conflit de l'Ohio».

En 1764, le général Amherst proposait de contaminer des couvertures à petite vérole et de les distribuer aux Indiens, afin de les rendre malades et de les faire mourir. Voici un passage de sa correspondance du 16 juillet 1763 avec le colonel Henri Bouquet, d'origine suisse:

You will do well to try to innoculate the Indians by means of blankets, as well as every method that can serve to extirpate this execrable race. [Vous feriez bien d'essayer d'infecter les Indiens au moyen de couvertures, ainsi que par toute autre méthode visant à exterminer cette race exécrable].

En fait, les Britanniques connaissaient bien la faiblesse immunitaire des autochtones, de même que les effets dévastateurs qu'auraient sur eux la variole. Une épidémie de variole s'est effectivement répandue parmi les Amérindiens à cette époque, mais le colonel aurait apparemment refusé d'obtempérer aux ordres d'Amherst qui détestait les Amérindiens. Si son intention d'éradiquer les Amérindiens était évidente, il est possible que la mise en pratique de cette volonté n'ait pas eu lieu à ce moment-là, puis remise à plus tard. Cette épidémie serait alors le premier cas de guerre biologique recensé en Amérique du Nord.

Les mots qui revenaient le plus souvent dans les documents laissés par le général Amherst étaient en anglais: Vermin («vermine»), Savage («sauvage»), Total Extermination («extermination totale») ou Total Extirpation («éradication totale»). Selon l'historien Denis Vaugeois, Amherst n'aurait rien inventé, car il était courant à l'époque d'inoculer la variole pour décimer des populations considérées comme indésirables. Aujourd'hui, Amherst serait jugé comme criminel de guerre.

Au final, les Amérindiens durent se soumettre, ce qui allait entraîner un long processus d'assujettissement. Les années qui suivirent la défaite française apportèrent à la plupart des autochtones un surcroît de maladies, de famines et de décadence culturelle. Durant les deux siècles qui allaient suivre, les autochtones passeront du statut de seconde zone (maintenant occupé par les Canadiens) à celui de troisième zone. Très rapidement, les autochtones seront non seulement exclus de tout rôle social, mais géographiquement isolés, et vivront dans la pauvreté et la misère, parqués dans des «réserves». Beaucoup de langues amérindiennes allaient être en voie d'extinction. Même la plupart des Iroquois plièrent bagage et émigrèrent vers les Treize Colonies, sauf à Sault-Saint-Louis (aujourd'hui Kahnawake) et à Oka (Kanesatake), plutôt que s'installer sur le territoire de la nouvelle province de Québec.

4 La Proclamation royale (1763-1774)

Après le traité de Paris (1763), la Grande-Bretagne pouvait désormais doter ses colonies d'Amérique du Nord d'un cadre politique et juridique conforme aux intérêts de la Couronne. Le gouvernement de Sa majesté se trouvait dorénavant devant 13 colonies autonomistes, une nouvelle province habitée par un peuple conquis et hostile, ainsi qu'un immense territoire inexploré et habité par des autochtones qu'il méprisait. La solution trouvée par la Grande-Bretagne fut la Proclamation royale (Royal Proclamation) du 7 octobre 1763, considérée comme le texte fondateur de ce qui allait devenir le Canada d'aujourd'hui. Avec la Proclamation royale, toute référence au Canada et à la Nouvelle-France était abolie. Dorénavant, le Canada s'appelait Province of Quebec (province de Québec). À cette époque, le mot «province» (< latin vincere: «vaincre») désignait un «pays conquis» par opposition à une «colonie», une région peuplée de colons comme en Nouvelle-Angleterre. Cette distinction est importante: l'ancien Canada n'était plus une «colonie» mais une «province». Cependant, l'expression "Province of Quebec" n'apparaît pas dans le texte de la Proclamation royale. On y trouve le mot "Province" appliqué pour le "Government of Quebec". Le texte distingue aussi les "Colonies" et les "Provinces" en Amérique:  "those Colonies and Provinces in America". En réalité, la province de Québec demeurait une colonie britannique, mais ne portait pas ce nom, contrairement à celles de la Nouvelle-Angleterre. D'ailleurs, le texte mentionne trois nouvelles colonies: "Our said Three new Colonies" («Nosdites trois nouvelles colonies»).

4.1 La réorganisation des colonies britanniques

En effet, la Proclamation royale ne concernait pas seulement la province de Québec, mais aussi les autres colonies de l'Amérique du Nord, dont les Treize Colonies et les Florides, ces dernières étant aussi des «provinces». En effet, la Proclamation royale créait trois nouvelles provinces appelées Province of Quebec ("province de Québec"), East Florida ("Floride orientale") et West Florida ("Floride occidentale"), en plus de prévoir sur une base temporaire une «réserve indienne», les Indian Territories ("Territoires indiens") à partir du côté ouest de la chaîne des Appalaches et couvrant la partie ouest des Treize Colonies. En fait, n'ayant pas été arpentés, ces territoires demeuraient avec des limites assez floues au nord et à l'ouest. 

- Le Québec

La Proclamation royale délimitait officiellement les frontières de la nouvelle province de Québec en la réduisant à la zone habitée, c'est-à-dire la vallée du Saint-Laurent. Rappelons-le, toute référence au Canada fut volontairement exclue afin de bien marquer la rupture entre la Nouvelle-France et la nouvelle province britannique. Désormais, tout le reste de l'Amérique devenait inaccessible aux Canadiens.

- Les Treize Colonies

Quant aux Treize Colonies ("Thirteen Colonies"), leur expansion territoriale était stoppée net vers l'ouest, ce qui signifiait que le développement des territoires de l'Amérique du Nord relevait exclusivement du bon vouloir du roi. C'était là une façon pour la Grande-Bretagne d'asseoir son autorité sur ses colonies autonomistes. Cette politique à l'égard des Treize Colonies souleva la colère de colons, parce que nombre d'entre eux s'étaient déjà installés dans les nouveaux territoires devenus «britanniques»; ils durent rendre les terres aux Indiens et revenir en Nouvelle-Angleterre.

- Les Florides

Il y avait aussi le cas des Florides. Selon les termes du traité de Paris de 1763, la France cédait ses colonies à la Grande-Bretagne, sauf la Louisiane qui revenait à l'Espagne. Mais celle-ci cédait à son tour le territoire situé à l'est et au sud-est du Mississippi à la Grande-Bretagne. Par la Proclamation royale de 1763, les Britanniques divisèrent le territoire de la Floride en deux parties, la Floride orientale (Est Florida), avec comme capitale Saint Augustine, et la Floride occidentale (West Florida), avec comme capitale Pensacola. Dans ces territoires, les habitants blancs parlaient le français, l'espagnol ou l'anglais, alors que les populations autochtones parlaient des langues amérindiennes.

- Les territoires indiens

Les territoires indiens ne pouvaient pour le moment être contrôlés par l'armée britannique. Il fallait les réserver pour un usage futur de la part de la Couronne. On créait ainsi la première «réserve indienne» en Amérique du Nord. Quoi qu'il en soit, les autorités britanniques savaient que cette situation ne pouvait être que provisoire et que, avec l'immigration éventuelle de colons anglais, il serait plus facile de déloger les autochtones s'ils devenaient trop encombrants. En attendant, il s'agissait d'apaiser les craintes indiennes de toute arrivée massive de colons blancs sur leurs terres, le tout étant destiné à pacifier les anciens alliés des Français. C'est pourquoi la Proclamation reconnaissait l'existence du droit des autochtones, toujours appelés Indians («Indiens») dans la Proclamation royale, et désignait la Couronne anglaise comme protectrice de ce droit. Bien sûr, les Britanniques n'ont pas créé les «territoires indiens» pour le bien-être des autochtones.

En fait, la Couronne se réservait le monopole dans l'acquisition des terres indiennes: «Si quelques-uns des Indiens, un jour ou l'autre, devenaient enclins à se départir desdites terres, elles ne pourront être achetées que pour Nous, en Notre Nom, à une réunion publique ou à une assemblée desdits Indiens, qui devra être convoquée à cette fin par le gouverneur ou le commandant en chef de la colonie, dans laquelle elles se trouvent situées.» Autrement dit, seuls le roi et ses héritiers avaient l'autorité d'acheter des parties de cette immense réserve indienne de ses habitants autochtones, car dorénavant nul, que ce soit une personne morale ou une personne physique, ne pouvait acquérir des terres par le truchement de traités conclus directement avec les Indiens. Tous les futurs traités conclus avec les autochtones du Canada allaient donc être menés directement avec le représentant dont la Couronne symbolise la souveraineté de l'Empire britannique.

Les autorités ont créé ces territoires indiens dans le but d'éviter les débordements incontrôlés de leurs Treize Colonies vers l'ouest, afin de favoriser les surplus de population vers le nord, c'est-à-dire le Québec et la Nouvelle-Écosse (qui englobait alors le Nouveau-Brunswick et l'île du Prince-Édouard). La Proclamation interdisait aux habitants des Treize Colonies de s'installer et d'acheter des terres à l'ouest de la ligne de partage des eaux qui court le long des Appalaches.

La Proclamation royale prévoyait comment devaient se dérouler les négociations pour acheter les terres des populations amérindiennes de l'Amérique du Nord. C'est pourquoi elle a été appelée la «Grande Charte amérindienne» ou la «Charte des droits des autochtones». La Proclamation royale de 1663 fut jugée par William Murray (1705-1793), premier lord Mansfield et magistrat en chef de la Cour du banc du roi, comme étant la Constitution de facto du Canada («Province of Quebec») jusqu'à la l'Acte de Québec de 1774.

4.2 La province de Québec

Le premier gouverneur anglais de la nouvelle «province de Québec», James Murray (qui parlait français avec facilité), devait mettre en application la politique du gouvernement britannique: faire du Québec une nouvelle colonie en favorisant l'immigration anglaise et l'assimilation des francophones, en implantant la religion officielle de l'État — l'anglicanisme — et en instaurant de nouvelles structures politiques et administratives conformes à la tradition britannique. La Proclamation royale prévoyait que le gouverneur devait convoquer une assemblée générale des représentants du peuple, quand les circonstances le permettraient. Cette convocation ne vint jamais.

Dès 1764, James Murray établit les premières institutions judiciaires et décréta que dorénavant il fallait juger «toutes les causes civiles et criminelles conformément aux lois de l'Angleterre et aux ordonnances de cette province». De plus, tout employé de l'État devait prêter le «serment du test» ("Test Oath"), lequel comportait une abjuration de la foi catholique et la non-reconnaissance de l'autorité du pape.

Ces mesures étaient destinées à écarter presque automatiquement tous les Canadiens français (à l'exception de quelques huguenots, donc protestants, restés au pays) des fonctions publiques telles que fonctionnaire, greffier, avocat, apothicaire, capitaine, lieutenant, sergent, etc. Les Britanniques interdirent que les contrats soient rédigés en français et que le système judiciaire soit administré en français.

- La politique de tolérance

Mais James Murray se rendit vite compte que les objectifs d'assimilation de la Proclamation royale étaient tout à fait irréalistes, parce que 99 % de la population était française et catholique. Il fut donc impossible d'appliquer à la lettre les lois civiles anglaises; le gouverneur Murray (1763-1766) dut faire preuve de tolérance. Il se rendit compte aussi que la population canadienne subissait des injustices flagrantes qu'une minorité anglaise — les Montrealers — imposait aux nouveaux conquis. Il écrivait au gouvernement de Londres en 1764:
 

Little, very little, will content the new subjects, but nothing will satisfy the licentious fanatics trading here but the expulsion of the Canadians, who are perhaps the bravest and the best race upon the globe. A race who, could they be indulged with a few privileges, which the laws of England deny to Roman Catholics at home, would soon get the better of every natural antipathy to their conquerors, and become the most faithful and most useful men in the American Empire. [Peu, très peu suffira à contenter les nouveaux sujets, mais rien ne pourra satisfaire les fanatiques déréglés qui font le commerce, hormis l'expulsion des Canadiens, qui constituent la race la plus brave et la meilleure du globe peut-être, et qui, encouragés par quelques privilèges que les lois anglaises refusent aux catholiques romains en Angleterre, ne maqueront pas de vaincre leur antipathie nationale à l'égard de leurs conquérants, et deviendront les hommes les plus fidèles et les plus utiles dans l'Empire américain.]

James Murray considérait qu'il fallait protéger les sujets français de Sa Majesté parce qu'éventuellement ils constitueraient un rempart face aux Treize Colonies; c'était en somme un acte de prévention. Comme preuve de la fidélité des Canadiens, il signalait avec une évidente satisfaction «qu'il n'y a pas plus de 270 âmes, hommes, femmes et enfants, qui vont émigrer de cette province à la suite du traité de Paris» ("that there are no more than two hundred and seventy souls, men, women, and children, who will emigrate from this province in consequence of the Treaty of Paris").

Mais Murray se mit à dos les marchands anglais, les Montrealers, qui ne tardèrent pas à se liguer contre lui, l'accusant de ne pas respecter la Constitution et de ne pas prôner la cause de l'anglicanisme anglais. Murray dut regagner l'Angleterre dès 1766. Il fut lavé des accusations portées contre lui et conserva officiellement son poste de gouverneur jusqu'au 12 avril 1768, tout en demeurant en Angleterre. Entre-temps, il continua de défendre la cause des Canadiens. Le 20 août 1766, il fit un rapport à lord Shelburne, alors secrétaire d'État (1766-1768) dans le gouvernement de William Pitt:
 

I glory in having been accused of warmth and firmness in protecting the King's Canadian Subjects and of doing the utmost in my Power to gain to my Royal Master the affection of that brave hardy People; whose Emigration, if ever it shall happen, will be an irreparable Loss to this Empire, to prevent which I declare to your Lordship, I would chearfully submit to greater Calumnies & Indignities if greater can be devised, than hitherto I have undergone. [Je me fais gloire d'être accusé d'avoir accordé une ferme et chaleureuse protection aux sujets canadiens du roi et d'avoir fait tout ce que je pouvais pour gagner à mon royal maître l'affection de ce peuple brave et courageux, dont l'émigration, si jamais elle se produisait, serait une perte irréparable pour cet empire, afin d'éviter que je déclare à votre seigneurie, je me soumettrais volontiers à de plus grandes calomnies et indignités si de plus grandes peuvent exister que celles que j'ai subi auparavant.]

Le 27 octobre 1764, il écrivit même à lord Eglinton : "I cannot be witness to the misery of a people I love and admire" («Je ne peux être témoin de la misère d'un peuple que j'aime et que j'admire»). Au cours de son mandat, Murray aura permis aux Canadiens de ne pas s'assimiler et de conserver leur religion catholique.
 

Toutefois, Londres finit par désavouer Murray qui fut remplacé par Guy Carleton (1766-1778). Le nouveau gouverneur poursuivit la politique de conciliation envers les Canadiens. Il laissa la hiérarchie catholique exercer ses fonctions, dispensa du serment du test (destiné à exclure les catholiques de toute charge administrative) les Canadiens dont il avaient besoin pour les postes publics et toléra qu'on puisse plaider en français en recourant aux lois civiles d'avant la Conquête.

Commentant cette situation, l'historien et archiviste québécois André Vachon (1933-2003) décrivit ainsi la situation dans son Histoire du notariat canadien (Québec, 1962):

L'on assista alors à ce spectacle insolite d'une population française de 70 000 âmes gouvernée par des conseillers de langue anglaise, représentants de quelque deux cent marchands et fonctionnaires anglais installés aux pays: d'une population française jugée suivant des lois dont elle ignorait le premier mot, et par des juges qui ne comprenaient pas les parties, pas plus que celles-ci ne comprenaient les juges; les jurés mêmes, aussi de langue anglaise, n'entendait rien aux témoignages des parties de langue française. De tout cela ne pouvait résulter qu'incertitudes, confusions et quiproquos.

- La prédominance de l'anglais

Devant ce fait, les Canadiens français boudèrent systématiquement les tribunaux et la fonction publique, laissant toute la place aux Anglais qui remplacèrent rapidement les cadres francophones dans les domaines de l'information, du commerce, de l'économie, de l'industrie et de l'administration. Dans la revue Langue française (no 31, déc. 1976, Paris, Larousse, p. 6-7), le linguiste québécois Jean-Claude Corbeil écrivait ce qui suit:

L'Angleterre, par ses représentants, dirige l'économie du pays, exige que le commerce se fasse par l'intermédiaire de sociétés installées soit dans les colonies anglaises du littoral atlantique, soit en Angleterre même. Les commerçants français, ou bien ont quitté le pays, ou sont ruinés par la défaite. Ceux qui persistent ne connaissent pas et ne sont pas connus des sociétés anglaises, ou encore n'obtiennent pas crédit de ces sociétés. Les commerçants des colonies américaines envahissent le Québec et s'y comportent comme en territoire conquis.

C'est donc l'anglais qui, après 1763, servit naturellement de langue véhiculaire porteuse de la «civilisation universelle». Dans les faits, l'anglais ne remplaça pas toujours le français, mais il le relégua certainement dans un rôle de second ordre. Propriétaires de leurs terres, les Canadiens se replièrent alors sur l'agriculture pour s'assurer le minimum vital: la nourriture et le logement.

- Les reculs en éducation

Au lendemain de la Conquête, il n'existait pas d'école anglo-protestante dans la colonie. Très tôt, le clergé protestant et les parents anglophones exercèrent des pressions sur le gouverneur afin d'obtenir des établissements d'enseignement propres aux valeurs anglo-saxonnes. La première école anglo-protestante ouvrit ses portes en 1766 à Québec. Au cours des décennies suivantes, les autorités britanniques inaugureront une trentaine d'écoles primaires anglophones dans les principaux centres urbains de la province de Québec, y compris Sorel et Gaspé.

Les écoles francophones subirent, pour leur part, un recul important en raison d'une baisse importante des effectifs enseignants et d'une pénurie généralisée des manuels scolaires, les livres provenant de France étant dorénavant interdits. Durant quelques décennies, il pouvait n'exister qu'une seule grammaire par classe. À la fin du XVIIe siècle, le nombre des établissements scolaires franco-catholiques dans la province de Québec s'établissait ainsi: une quarantaine d'écoles primaires réparties entre les régions de Québec, de Trois-Rivières et de Montréal, ainsi qu'une trentaine de petites écoles dans les régions plus éloignées. Pour ce qui est de l'enseignement secondaire, il était assuré au séminaire de Québec et au Collège de Montréal à partir de 1773.

Mais ce sont les autorités britanniques qui contrôlaient les budgets accordés à l'éducation; elles privilégièrent forcément les anglophones aux dépens des francophones. Au cours de la décennie de 1790, les anglophones détenaient une école pour 588 habitants, alors que les francophones n'en possédaient qu'une seule pour pour 4000. Il est vrai que les Canadiens francophones ne voyaient plus beaucoup d'intérêt à envoyer leurs enfants se faire instruire, alors qu'ils savaient que les carrières intéressantes leur étaient refusées.

Compte tenu du manque d'enseignants, de la pénurie des manuels et du repli des Canadiens dans les régions rurales, l'analphabétisme se développa de façon quasi généralisée.

4.3 Une voie sans issue

La Proclamation royale de 1763 se révéla vite un véritable carcan pour la nouvelle colonie britannique. Même le commerce des fourrures – le secteur le plus dynamique de l'économie — périclita parce qu'il n'était plus possible de s'approvisionner dans le réservoir pelletier des Grands Lacs et celui du Nord. L'instauration des lois civiles anglaises menaçait la langue française et minait le fondement de la société canadienne-française. La prestation du serment du test avait fini par exclure les Canadiens de l'Administration publique et les avait soumis à l'arbitraire d'une minorité protestante et anglophone. De plus, le fait de ne pas reconnaître l'autorité du pape rendait impossible la nomination d'un successeur à l'évêque de Québec (Mgr de Pontbriand étant décédé à un fort mauvais moment en 1760) et, par voie de conséquence, vouait à l'extinction le clergé catholique, qui ne pouvait plus ordonner de nouveaux prêtres.

En 1766, le procureur général de la province de Québec de 1766 à 1769, Francis Masères (1731-1824) — écrit aussi sous la forme de Maseres —, un Anglais d'origine huguenote peu sympathique à l'égard des francophones, affirmait que les Canadiens «ignorent presque tous la langue anglaise et qu'ils sont absolument incapables de s'en servir dans un débat». Il prônait d'ailleurs ouvertement l'assimilation des Canadiens:

It is a question of maintaining peace and harmony and of merging, so to speak, into a single one, two races which at the moment practise two different religions, speak languages which are reciprocally foreign, and are led by their instincts to utter different laws. The mass of inhabitants is comprised of Frenchmen originally from old France or of Canadians born in the colony, speaking the French language only, and making up a population estimated at ninety thousand souls or, as the French would have it from memory, at ten thousand heads of household. The remainder of the inhabitants is composed of natives of Great Britain or Ireland or of British possessions in North America, which at the moment reach the number of 600 souls. Nevertheless, if the province is managed in a manner pleasing to the inhabitants, this number will increase daily with the arrival of new colonists, who will come with the intention of taking up business or agriculture, so that in time it might become equal, even superior, to that of the French population. [Il s'agit de maintenir dans la paix et l'harmonie et de fusionner, pour ainsi dire en une seule, deux races qui pratiquent actuellement deux religions différentes, parlent des langues qui leur sont réciproquement étrangères et sont par leurs instincts portés à proférer des lois différentes. La masse des habitants est composée de Français originaires de la vieille France ou de Canadiens nés dans la colonie, parlant la langue française seulement et formant une population évaluée à quatre-vingt-dix mille âmes ou, comme les Français l'établissent par leur mémoire, à dix mille chefs de famille. Le reste des habitants se compose de natifs de la Grande-Bretagne ou d'Irlande ou des possessions britanniques de l'Amérique du Nord qui atteignent actuellement le chiffre de six cents âmes. Néanmoins, si la province est administrée de manière à donner satisfaction aux habitants, ce nombre s'accroîtra chaque jour par l'arrivée de nouveaux colons qui y viendront dans le dessein de se livrer au commerce ou à l'agriculture, de sorte qu'avec le temps il pourra devenir égal, même supérieur, à celui de la population française.]

En 1666, Masères présenta à Londres un mémoire pour régler les difficultés survenues dans la nouvelle province britannique de Québec (Considérations sur la nécessité de faire voter un acte par le Parlement pour régler les difficultés survenues dans la province de Québec).

Cependant, l'immigration anglaise demeura trop faible, les Britanniques ne furent pas assez nombreux (environ 500 familles) dans la colonie pour assimiler rapidement les Canadiens. Les autorités britanniques avaient espéré que les soldats s'installent en grand nombre dans la province afin de hâter l'assimilation des Canadiens, mais les militaires étaient presque tous retournés dans leur pays après le traité de Paris de 1763, sauf pour les troupes régulières stationnées au pays. Il y a bien eu quelques mariages entre des Canadiennes et des soldats anglais, mais en nombre nettement insuffisant.

- La question de la Chambre d'Assemblée

Pendant ce temps, des marchands anglais demandèrent l'établissement d'une Chambre d'assemblée dans laquelle seules des sujets protestants pourraient être élus. Ce projet parut sans doute paradoxal aux autorités coloniales, car il suggérait qu'une minorité puisse imposer ses vues à une majorité, dévalorisant du même coup le sens des «libertés anglaises».

Puis le procureur général de la province de Québec, Francis Masères, s'opposa en 1766 à ce projet. Il croyait plutôt que les Canadiens seraient contre cette institution et qu'il s'ensuivrait des luttes qui retarderaient «pendant longtemps et à rendre impossible peut-être cette fusion des deux races ou l'absorption de la race française par la race anglaise». Néanmoins, des membres de la minorité anglaise intervinrent auprès du gouverneur Carleton en 1768 afin de faire connaître leur proposition auprès de Londres. L'année suivante, la Chambre des Lords considéra prématuré ce projet d'une Chambre d'Assemblée.

Puis la minorité anglaise allait revenir à la charge en 1770 avec une pétition au roi. La réponse, deux ans plus tard, sera négative: on craignait qu'une Chambre d'Assemblée devienne une grave cause de conflits dans la colonie, sans compter qu'elle pourrait difficilement être représentative à la fois de la minorité anglaise et de la majorité canadienne. Malgré plusieurs interventions en faveur de la Chambre d'Assemblée, les anglophones essuyèrent des refus successifs. En fait, le gouvernement britannique craignait que les Canadiens finissent par contrôler la colonie.

- La politique conciliante

L'agitation grandissante des Treize Colonies força le gouverneur Murray, et plus tard le gouverneur Carleton, à pratiquer une politique conciliante à l'égard de la majorité francophone et à rechercher son appui malgré l'indignation de la population anglaise nouvellement arrivée dans la «province» britannique. De plus, les Britanniques étaient fauchés, la guerre de la Conquête avait coûté très cher. Ils ne disposaient donc pas des ressources nécessaires pour assimiler la population locale. Il fallait trouver des compromis. Devant les difficultés de faire fonctionner la colonie avec leurs lois et leur langue, les Britanniques finirent par se plier aux circonstances et battre en retraite. C'est ainsi que l'action de plusieurs Canadiens, et de quelques Anglais comme Guy Carleton, força Westminster à adopter une nouvelle constitution en 1774: ce fut l'Acte de Québec.

5 Le bref compromis de l'Acte de Québec (1774)

Les colonies anglaises d'Amérique s'agitaient depuis bientôt dix ans. L'Acte de Québec (Quebec Act), promulgué le 22 juin 1774 et devant entrer en vigueur le 1er mai 1775, rendit la domination anglaise plus tolérable pour les Canadiens. La version française parut le 8 décembre 1874 dans la Quebec Gazette / Gazette de Québec fondée en 1764. C'est en grande partie le gouverneur Guy Carleton qui rédigea l'Acte de Québec, même si le gouvernement de Londres n'a pas retenu toutes les recommandations de son représentant.

Cette première loi constitutionnelle encadrait  environ 80 000 «nouveaux» sujets et 2000 «anciens» sujets. Le pouvoir demeurait dans les mains du gouverneur qui s'entourait d'un Exécutif désigné par lui-même. La Grande-Bretagne conservait le contrôle sur la colonie et
considérait comme hâtif l'établissement d'une Chambre d'assemblée. En maintenant le système seigneurial, la coutume de Paris et les lois civiles françaises, il était manifeste que les autorités coloniales entendaient s'appuyer sur les seigneurs, dont sept faisaient partie du premier Conseil. Bref, les seigneurs, les autorités locales et métropolitaines partageaient les mêmes valeurs et les mêmes intérêts : la croyance dans la monarchie, la fidélité au roi, l'appui de l'aristocratie, l'union de l'État et de l'Église. Bien que l'Église d'Angleterre pouvait être intolérante en Angleterre, les hommes politiques se montrèrent au contraire tolérants envers la religion catholique dans la «province de Québec». En raison du nombre de Canadiens de religion catholique, le solliciteur général en Grande-Bretagne de 1771 à 1778, Alexander Wedderburn
(1733 à 1805) considérait que la tolérance religieuse était politiquement moins risquée que l'intolérance:  

The safety of the state can be the only just motive for imposing any restraint upon men on account of their religious tenets. The principle is just but has seldom been justly applied ; for the experience demonstrates that the public safety has been often endangered by these restraints, and there is no instance of any state that has been overturned by toleration. True policy dictates then that inhabitants of Canada should be permitted freely to profess the worship of their religion [...]. La sécurité de l'État peut être le juste motif pour imposer une retenue sur les hommes en raison de leurs principes religieux. Le principe est juste mais a rarement été justement appliqué ; car l'expérience démontre que la sécurité publique a été souvent mise en danger par ces restrictions, et il n'y a aucune instance d'un État qui ait été renversé par la tolérance. Une véritable politique dicte alors que les habitants du Canada devraient pouvoir librement professer le culte de leur religion [...].

Il faut constater que l'enjeu principal pour les Britanniques, comme pour l'Église catholique, était pour des raisons différentes religieux, bien avant d'être politique, linguistique ou culturel. Il s'agissait là de concessions constitutionnelles dont ne bénéficiaient pas en Grande-Bretagne ni les catholiques anglais ni les catholiques irlandais.     

5.1 L'absence d'immigrants anglophones

À la suite de la Conquête, l'immigration française fut interdite; le gouvernement britannique voulut encourager la venue de sujets britanniques parlant l'anglais. Pour que le gouvernement britannique ait pu assimiler les Canadiens de langue française, il lui aurait fallu compter sur une forte immigration anglaise. Les habitants de la Nouvelle-Angleterre n'avaient pas afflué comme prévu. Il est vrai que 7000 loyalistes étaient arrivés en Nouvelle-Écosse pour prendre les terres involontairement abandonnées par les Acadiens, mais après une décennie le nombre d'immigrants anglophones au Québec se limitait encore à quelques centaines. Pendant ce temps, les francophones continuaient de se reproduire allègrement, ce qui incitait les anglophones à s'assimiler aux francophones, surtout que les premiers épousaient des filles de famille canadienne-française. Complètement désabusé, le gouverneur Guy Carleton reconnut que, à moins d'une catastrophe, le Canada serait français «jusqu'à la fin des temps». Malgré ses nouveaux maîtres britanniques, le Canada avait conservé son visage français.

5.2 La fidélisation des francophones

Londres approuva l'Acte de Québec dans le but de se conserver la fidélité de la population francophone du Québec tout au long du conflit avec les Treize Colonies américaines.

La population française du Canada se montra, pour sa part, relativement satisfaite de la nouvelle Constitution promulguée dans l'Acte de Québec, car elle agrandissait considérablement le territoire de la «province», qui s'étendit dès lors du Labrador (incluant l'île d'Anticosti et les îles de la Madeleine) jusqu'à la région des Grands Lacs. La nouvelle loi constitutionnelle abolissait en outre le serment du test, autorisait le clergé catholique à percevoir la dîme et rétablissait les lois civiles françaises. De plus, l'Acte de Québec reconnaissait comme légal le régime seigneurial en usage en Nouvelle-France. Bref, cette loi était comme une reconnaissance du caractère distinct des Canadiens de langue française au sein de l'Empire britannique. Par le fait même, la loi refusait aux anglophones des privilèges auxquels ils croyaient avoir droit en tant que «loyaux sujets britanniques».

5.3 Le statut juridique du français

Bien que l'Acte de Québec, comme c'était la coutume à l'époque, demeurât silencieux au sujet de la langue, il assurait implicitement au français un usage presque officiel en rétablissant les lois civiles françaises. Quoi qu'il en soit, le fait d'avoir le droit français avait signifié pour plusieurs Canadiens que leur langue allait être employée en tout temps. Ainsi, c'est principalement à partir d'un texte juridique aussi ambigu que s'autoriseront, dans les régimes ultérieurs, les défenseurs de la langue pour justifier les droits acquis du français au Canada (article VIII):
 

Il est aussi Établi, par la susdite autorité, que tous les sujets Canadiens de Sa Majesté en ladite province de Québec (les Ordres religieux et Communautés seulement exceptés) pourront aussi tenir leurs propriétés et possessions, et en jouir, ensemble de tous les us et coutumes qui les concernent, et de tous leurs autres droits de citoyens, d'une manière aussi ample, aussi étendue, et aussi avantageuse, que si lesdites proclamation, commissions, ordonnances, et autres actes et instruments, n'avoient point été faits, en gardant à Sa Majesté la foi et fidélité qu'ils lui doivent, et la soumission due à la couronne et au parlement de la Grande-Bretagne: et que dans toutes affaires en litige, qui concerneront leurs propriétés et leurs droits de citoyens, ils auront recours aux lois du Canada, comme les maximes sur lesquelles elles doivent être décidées: et que tous procès qui seront à l'avenir intentés dans aucune des cours de justice, qui seront constituées dans ladite province, par Sa Majesté, ses héritiers et successeurs, y seront juges, eu égard à telles propriétés et à tels droits, en conséquence desdites lois et coutumes du Canada, jusqu'à ce qu'elles soient changées ou altérées par quelques ordonnances qui seront passées à l'avenir dans ladite province par le Gouverneur, Lieutenant-Gouverneur, ou Commandant en chef, de l'avis et consentement du Conseil législatif qui y sera constitué de la manière ci-après mentionnée. 

En réalité, ces «us et coutumes» étaient de nature profondément conservatrice, puisque l'Acte de Québec ne restaurait officiellement, en plus des lois civiles françaises, que les privilèges quasi féodaux de l'Église catholique et ceux des seigneurs canadiens.  S'il semblait évident pour les Canadiens que leur langue française faisait partie des «us et coutumes qui les concernent», il n'en était pas ainsi pour les colons britanniques, particulièrement chez les marchands. D'ailleurs, lorsque la situation politique et sociale allait se détériorer au cours de prochaines décennies, les Britanniques seront encore moins enclins à considérer que le français fait partie des «us et coutumes» et des droits garantis. De plus, ils remettront constamment en question l'emploi des lois civiles françaises. Quoi qu'il en soit, la Constitution de 1774 n'allait pas durer longtemps, car elle allait être remplacée par l'Acte constitutionnel de 1791. En 1774, Michel Chartier de Lotbinière (1723-1798), seigneur de Lotbinière, de Rigaud, de Vaudreuil, de Villechauve, d'Hocquart et d'Alainville, demanda la reconnaissance officielle du français:
 

La langue françoise étant générale et presque l'unique en Canada, que tout étranger qui y vient n'ait que ses intérêts en vue, il est démontré qu'il ne peut les bien servir qu'autant qu'il s'est fortifié dans cette langue et qu'il est forcé d'en faire un usage continuel dans toutes les affaires particulières qu'il y traite; il est indispensable d'ordonner que la langue françoise soit la seule employée dans tout ce qui se traitera et sera arrêté pour toute affaire publique, tant dans les cours de justice que dans l'assemblée du corps législatif, etc., car il paraîtrait cruel que, sans nécessité, l'on voulut réduire la presque totalité des intéressés à n'être jamais au fait de ce qui serait agité ou serait arrêté dans le pays.

Il recommandait aussi une politique de francisation de sorte que les nouveaux arrivants, aussi bien que les anciens habitants, puissent participer sur un pied d'égalité à la vie économique et politique de la colonie. Cependant, le seigneur de Lotbinière était probablement en avance sur son époque. Son point de vue demeura sans conséquence juridique. 

Le 1er mai 1775, on inaugura à Montréal un buste du nouveau roi George III (1738-1820) pour souligner la mise en vigueur de l'Acte de Québec. La foule des Montréalais constata avec surprise que le buste portait l'inscription suivante: «Voilà le pape du Canada et le sot Anglois» (sic). Il semble que des marchands anglo-protestants avaient été à l'origine de cet acte de vandalisme.

En 1778, Frederick Haldimand, un Britannique francophone d'origine suisse, était nommé gouverneur de la «province de Québec» (1778-1786), laquelle comprenait alors une grande partie de l'Ontario. Il exerça ses fonctions à Québec au cours de la Révolution américaine. Il trouva la plupart de ses appuis dans le French Party pour faire face au parti britannique des marchands et colons anglais. Craignant les Canadiens sympathiques à la cause américaine, il fit arrêter des Français d'origine soupçonnés de sédition ou de libelle: Fleury Mesplet (imprimeur), Valentin Jautard (journaliste et critique littéraire) et Pierre du Calvet (commerçant).

5.4 La réforme scolaire avortée

Devant le peu d'intérêt de la part des Canadiens francophones d'apprendre la langue anglaise dans les écoles, le gouverneur Guy Carleton, devenu lord Dorchester, avait institué en mai 1787 une commission d'enquête dont le mandat était d'étudier le niveau de scolarisation des habitants de la province et de recommander au besoin des solutions. Cette commission était composée de cinq membres anglophones et de quatre membres francophones; elle était présidée par le juge en chef de la province, William Smith (1728-1793).

Le rapport des commissaires fut déposé en novembre 1789. La commission proposa un enseignement gratuit accessible à tous et non confessionnel. Elle suggérait aussi que chaque paroisse de la province soit pourvue d'une école primaire où l'on y enseignerait les matières fondamentales telles la lecture, l'écriture et les mathématiques. Mais la commission proposait aussi d'instruire tous les enfants en anglais et de les préparer à se convertir au protestantisme (anglicanisme). L'objectif fondamental était évidemment d'assimiler les Canadiens à la langue du conquérant. Le 9 février 1789, Hugh Finlay (1730-1801), directeur général des Postes de la colonie, écrivait à sir Van Nepean:
 

What the masters of school are English-speaking if we want to make English of these Canadian people [... ].  We could anglicize completely the people by the introduction of the English language. It will be done by free schools of charge. [Que les maîtres d'école soient anglais si nous voulons faire des Anglais de ces Canadiens [...]. Nous pourrions angliciser complètement le peuple par l'introduction de la langue anglaise. Cela se fera par des écoles gratuites.]

Ce scénario n'a pu se concrétiser, car le projet de réforme fut rejeté par le clergé catholique et par le pape. Lord Dorchester dut reléguer la réforme aux calendes grecques jusqu'à ce qu'une proposition plus acceptable soit adoptée en 1801. Cette période de transition eut pour effet d'augmenter l'ignorance généralisée du peuple et de réduire encore le nombre d'établissements d'enseignement dans la province.

Il n'en demeure pas moins que le taux d'alphabétisation moyen de la colonie était d'environ 16 %; celui de la ville de Québec, de 41 %; et ce taux était d'autant plus fort qu'on était protestant et anglophone, urbain et de sexe masculin. Les polémistes du Quebec Mercury dénonçaient souvent sur l'idée «qu'il n'y a pas dix personnes de lettrées» parmi les Canadiens. Toutefois, les journalistes de l'époque ne tenaient pas compte de la concentration de la population anglophone dans les villes et de leur formation scolaire américaine. Cependant, les témoignages de l'époque convergent pour déplorer le piètre état de l'instruction dans la colonie entre 1763 à 1815.

Par exemple, les villes de Montréal, de Québec et de Trois-Rivières, qui regroupaient une population de 33 200 habitants, n'avaient que 20 écoles, soit une école pour 1660 habitants, alors qu'en milieu rural, dont la population atteignait 128 100 habitants, on comptait 30 écoles, soit un rapport d'une école pour 4270 habitants. Par contre, les 10 000 protestants de la colonie possédaient 17 écoles (une par 588 habitants); les 160 000 catholiques, 40 écoles (une par 4000 habitants). À Québec, le maître d'école était généralement un homme, de religion protestante et enseignant dans la Haute-Ville. L'instruction,  comme l'alphabétisation, augmentait proportionnellement à l'appartenance religieuse et sexuelle, et à l'habitat urbain, car la densité démographique rendait plus facile la création et le maintien d'une école.

Il ne faut pas oublier que l''Église catholique assumait, depuis la Nouvelle-France, un rôle traditionnel en matière d'éducation. Elle avait bénéficié de dotations terriennes très importantes pour l'aider à assumer ce rôle ainsi que celui de l'organisation hospitalière et charitable. Au moment de la Conquête, le clergé régulier et séculier, masculin et féminin, disposait un grand nombre de seigneuries pouvant générer et assurer des revenus importants. Mais la situation avait changé en 1800. Le clergé catholique ne voyait pas d'un bon œil ces écoles royales publiques conçues en partie pour «protestantiser» et angliciser les Canadiens.

Toutefois, il fallait tenir compte d'autres facteurs qui jouaient aussi un rôle déterminant en matière d'éducation : la dispersion des villages et des bourgs, les rigueurs du climat, la rareté des manuels scolaires, la pénurie d'instituteurs, sans oublier la pauvreté et l'apathie des parents majoritairement analphabètes qui, comme le laissait entendre l'évêque Jean-François Hubert (1739-1797), devant le Comité sur l'éducation de 1790, ne voyaient pas l'utilité des arts libéraux pour l'agriculture et avaient besoin de bras pour défricher et récolter. De toute façon, pour Mgr Hubert, l'enseignement était une responsabilité de l'Église, non de l'État. En réalité, l'Église voulait conserver le contrôle de l'enseignement. C'est pourquoi elle décourageait les habitants à envoyer leurs enfants dans les écoles primaires publiques. 

Mais l'Église catholique pouvait contrôler l'éducation secondaire classique, celle qui permettait le recrutement d'un clergé local. Quatre séminaires furent fondés avant 1815:  le Petit Séminaire de Québec en 1765, le Collège sulpicien de Montréal en 1767, le Séminaire de Nicolet en 1803 et le Séminaire de Saint-Hyacinthe en 1811, ces deux dernières institutions conçues pour favoriser les vocations sacerdotales en milieu rural. On y enseignait la religion, le latin, les belles-lettres et la rhétorique.  S'y ajoutaient deux années terminales de philosophie, lesquelles étaient données en latin.

6 La Révolution américaine (1775-1783) et ses conséquences au Canada

Dans l'Amérique du Nord britannique, la Révolution américaine eut des conséquences importantes tant sur l'Acte de Québec de 1774 que sur l'Acte constitutionnel de 1791. Par la suite, l'indépendance des Treize Colonies anglaises entraînera non seulement une modification des frontières canado-américaines, qui furent considérablement réduites, mais la population du Canada changea radicalement en raison de l'arrivée de dizaines de milliers de loyalistes fuyant la Nouvelle-Angleterre. Par ailleurs, ces bouleversements entraîneront la création d'une autre «province» ou colonie britannique, le Nouveau-Brunswick, et la séparation de la province de Québec en deux colonies distinctes: le Haut-Canada (l'Ontario) à l'ouest et le Bas-Canada à l'est (le Québec).

6.1 L'opposition des Treize Colonies

De fait, l'Acte de Québec (voir le texte original) souleva une vive opposition des marchands anglais et de tous les habitants des colonies américaines de la Nouvelle-Angleterre (les Treize Colonies), qui protestèrent contre la reconnaissance du catholicisme et des lois civiles françaises dans cette partie de l'Empire britannique; de plus, les colonies américaines n'acceptaient pas l'élargissement des frontières de la Province of Quebec de 1774, qui les privaient de l'accès aux Grands Lacs dans la traite des fourrures. Ils furent donc profondément révoltés de constater que le gouvernement britannique concédait des droits à un peuple — les «papistes canadiens» — qu'ils combattaient depuis cent cinquante ans. En réalité, enfin débarrassés du rival français «qui ne laissait pas un moment de repos» (d'après Benjamin Franklin), les colons néo-angleterriens refusaient l'intervention de la Métropole, qui les empêchait de protéger leurs intérêts commerciaux et de jouir pleinement des libertés qu'ils croyaient enfin acquises. En définitive, pour les habitants de la Nouvelle-Angleterre, l'Acte de Québec avait pour but de reconstituer cette même Nouvelle-France qui avait été si longtemps redoutable.

De plus, Londres avait décidé d'imposer certaines taxes à ses colonies de la Nouvelle-Angleterre. Il est vrai que, pour conquérir le Canada et assurer la sécurité de la Nouvelle-Angleterre, la Métropole avait déboursé d'énormes sommes d'argent et avait accumulé une «dette de guerre» de 137 millions de livres anglaises, sans compter les lourdes pertes humaines. Pendant les années qui suivirent le traité de Paris de 1763, le seul versement de intérêts de la dette absorbait plus de 60 % du budget annuel en temps de paix. Il apparaissait donc normal que les colonies américaines contribuent à défrayer les dépenses encourues pour leurs bénéfices. C'est pourquoi les Treize Colonies perçurent l'Acte de Québec comme une manœuvre dirigée contre elles. Comment expliquer en effet que les Britanniques ait fait des concessions aux Canadiens, alors qu'ils les avaient refusées aux «Yankees»?

À l'automne (du 5 septembre au 26 octobre) de 1774, les députés des Treize Colonies (à l'exception de la Géorgie) tinrent un Congrès. Ils adressèrent alors leurs griefs au roi George III. Au nombre de ces griefs, le Congrès continental avait placé l'Acte de Québec, qui reconnaissait la religion catholique, abolissait le système des lois anglaises et établissait une tyrannie civile et spirituelle au Canada, et ce, au grand danger des colonies voisines, lesquelles avaient contribué de leur sang et de leur argent à sa conquête: «Nous ne pouvons, ajoutait le Congrès, nous empêcher d'être étonnés qu'un parlement britannique ait consenti à donner une existence légale à une religion qui a inondé l'Angleterre de sang et répandu l'hypocrisie, la persécution, le meurtre et la révolte dans toutes les parties du monde.»

Puis le Congrès adressa aux Canadiens une lettre officielle (Lettre adressée aux habitants de la province de Québec, 26 octobre 1774) dans laquelle il les pressait de s'unir aux députés des colonies. Ceux-ci désiraient «éclairer leur ignorance et leur apprendre les bienfaits de la liberté». Ils plaignaient le peuple canadien «non seulement lésé mais outragé»; ils dénonçaient l'Acte de Québec comme «une leurre et une perfidie». Deux autres lettres «aux habitants opprimés de la province de Québec» allaient suivre, sans plus de succès: la Lettre adressée aux habitants opprimés de la province de Québec du 29 mai 1775, puis par la Lettre aux habitants de la province du Canada du 24 janvier 1776. La plupart des Canadiens restèrent indifférents aux belles promesses du Congrès. Devant le peu de zèle des Canadiens pour la liberté, les autorités du Congrès décidèrent d'envahir le Canada pour leur en faire goûter tous les bienfaits. Or, le gouverneur Guy Carleton n'avait à sa disposition que deux régiments, soit environ 800 hommes, pour repousser l'ennemi. Il lui fallait, d'une part, éviter que les Canadiens prennent le parti des insurgés, d'autre part, que les Canadiens aident les Britanniques à faire la guerre.    

Comblée par l'Acte de Québec, l'élite canadienne-française contribua à repousser les insurgés. Si très peu de Canadiens sympathisèrent avec ces derniers, il faut reconnaître aussi que peu de Canadiens manifestèrent un grand enthousiasme à aller combattre les «Yankees». Pour la plupart, c'était une guerre «entre Anglais». Mais la campagne de propagande menée par les insurgés connut néanmoins un certain soutien dans la province de Québec, particulièrement à Montréal, où il existait un mouvement pro-américain. Quoi qu'il en soit, ce sont surtout des Français venus de France qui s'enrôlèrent dans les milices yankees, dont le plus connu est le marquis de La Fayette.

De plus, l'Acte de Québec garantissait la fidélité à la couronne britannique chez les principaux représentants du clergé. En témoigne le mandement de Mgr Jean-Olivier Briand, l'évêque de Québec, «au sujet de l'invasion des Américains au Canada», ce qui constituait une réponse directe à la propagande du Congrès auprès des habitants de la province de Québec :
 

JEAN-OLIVIER BRIAND, par la miséricorde de Dieu et la grâce du Saint-Siège, évêque de Québec, etc., etc., etc.

 

À tous les Peuples de cette Colonie, Salut et Bénédiction.

 

Une troupe de sujets révoltés contre leur légitime Souverain, qui est en même temps le nôtre, vient de faire irruption dans cette Province, moins dans l'espérance de s'y pouvoir soutenir que dans la vue de vous entraîner dans leur révolte, ou au moins de vous engager à ne pas vous opposer à leur pernicieux dessein. La bonté singulière et la douceur avec laquelle nous avons été gouvernés de la part de Sa Très Gracieuse Majesté le Roi George III, depuis que, par le sort des armes, nous avons été soumis à son empire ; les faveurs récentes dont il vient de nous combler, en nous rendant l'usage de nos lois, le libre exercice de notre Religion, et en nous faisant participer à tous les privilèges et avantages des sujets Britanniques, suffiraient sans doute pour exciter votre reconnaissance et votre zèle à soutenir les intérêts de la couronne de la Grande-Bretagne. Mais des motifs encore plus pressants doivent parler à votre cœur dans le moment présent. Vos serments, votre religion, vous imposent une obligation indispensable de défendre de tout votre pouvoir votre patrie et votre Roi. Fermez donc, Chers Canadiens, les oreilles, et n'écoutez pas les séditieux qui cherchent à vous rendre malheureux et à étouffer dans vos cœurs les sentiments de soumission à vos légitimes supérieurs, que l'éducation et la religion y avaient gravés. Portez-vous avec joie à tout ce qui vous sera commandé de la part d'un Gouverneur bienfaisant, qui n'a d'autres vues que vos intérêts et votre bonheur. Il ne s'agit pas de porter la guerre dans les provinces éloignées : on vous demande seulement un coup de main pour repousser l'ennemi, et empêcher l'invasion dont cette Province est menacée. La voix de la religion et celle de vos intérêts se trouvent ici réunies, et nous assurent de votre zèle à défendre nos frontières et nos possessions. 

Donné à Québec, sous notre seing, le sceau de nos armes et la signature de notre Secrétaire, le 22 mai 1775. 

J. OL., Évêque de Québec.

Ce mandement de Mgr Briand obtint les résultats escomptés, car il assura au gouvernement britannique toute l'influence dont pouvait disposer le clergé. La noblesse canadienne suivit l'exemple en manifestant un dévouement à toute épreuve, afin de conserver à la Grande-Bretagne un pays que la France ne méritait plus de posséder et à qui les colonies révoltées n'offraient apparemment aucune garantie de paix et de liberté véritable. À la suite de la capitulation de Montréal, le 12 novembre 1775 (voir les articles de la capitulation), le brigadier général Richard Montgomery s'installa au château Ramezay, lieu de résidence des autorités politiques de la province. Puis l'armée du colonel Benedict Arnold (700 hommes) et celle du général Richard Montgomery (300 hommes) mirent le siège devant Québec au commencement de décembre 1775. La garnison, aidée de quelque 550 Canadiens, réussit aisément à repousser les insurgés dans la nuit du 31 décembre 1775, tandis que Montgomery décédait au combat et qu'Arnold était sérieusement blessé. Il ne restait que 350 volontaires pour poursuivre un siège devenu désormais inutile devant Québec. Celui-ci fut définitivement levé, le 12 mai 1776, lorsque le général John Thomas, ayant appris l'arrivée imminente des secours de Grande-Bretagne, crut plus prudent de prendre la direction de la frontière; il décéda de la variole, le 2 juin suivant, pendant la retraite de l'armée, près de Chambly. Les colonies révoltées continuèrent la guerre contre la Grande-Bretagne, sans les Canadiens, en restant sur leur propre territoire. Ce fut la guerre de l'Indépendance. Le 29 avril 1976, le colonel Benedict Arnold accueillit à Montréal au château Ramezay trois émissaires du Congrès américain : Benjamin Franklin, Samuel Chase et Charles Carroll de Carrollton. En mai 1776, Benjamin Franklin quitta Montréal sans avoir obtenu le succès escompté. C'est alors qu'il déclara qu'il aurait été plus facile d'acheter le Canada que de rallier les Canadiens à la cause américaine:

 
It would have been easier to buy Canada than conquer it. [Il aurait été plus facile d'acheter le Canada que de l'envahir.]

À part quelques escarmouches autour de Montréal, l'invasion américaine n'eut pas de suite au Canada, bien qu'elle se soit poursuivie aux États-Unis jusqu'en 1783, soit six ans après la Déclaration d'indépendance de Thomas Jefferson (4 juillet 1776) au Congrès. Entre les mois de septembre 1774 et janvier 1775, quelque 700 miliciens canadiens avaient participé à la défense de la ville de Québec. Les Canadiens de langue française avaient ainsi démontré qu'il leur était possible d'être à la fois catholiques et francophones tout en demeurant loyal envers la Couronne anglaise, ce qui, à cette époque, semblait impensable en Grande-Bretagne. Il n'en demeure pas moins que, si les Américains avaient réussi leur conquête de la «Province of Quebec», le Canada ferait vraisemblablement partie des États-Unis aujourd'hui. En juin 1776, la Grande-Bretagne envoya une force additionnelle composée de 10 000 hommes, dont 4800 mercenaires allemands, afin de rétablir et maintenir l'ordre dans sa colonie. Parmi ces mercenaires allemands, environ 1400 s'établiront dans la province de Québec à la fin des hostilités et la plupart d'entre eux s'assimileront en épousant des francophones.

6.2 La guerre de l'Indépendance américaine (1775-1783)
 

Un second Congrès eut lieu en mai 1775: la situation s'envenima et l'état de guerre fut déclaré, tandis que George Washington se vit confier le commandement de l'armée des Treize Colonies.

Dans ces conditions, l'Acte de Québec de 1774 connut une existence très éphémère en raison de la guerre d'Indépendance qui éclata l'année suivante. La province de Québec allait perdre définitivement la partie sud des Grands Lacs. Ce sera l'une des clauses du traité de Versailles de 1783, alors que la frontière des nouveaux États américains devait suivre dorénavant le sud des lacs Ontario, Érié, Huron et Supérieur. La province de Québec perdit ainsi ses meilleurs postes de traite et une partie de sa population (alors francophone) passa à la république voisine. Les nombreux conflits entre la Grande-Bretagne et les Treize Colonies (américaines) amenèrent la déclaration d'Indépendance du 4 juillet 1776. 

Dès 1777, le marquis de La Fayette (1757-1834) avait pris une part active à la guerre de l'Indépendance américaine aux côtés des insurgés (rebelles); il contribua même à la victoire décisive de Yorktown (6-19 octobre 1781), où la reddition britannique fut une étape décisive pour l'indépendance des Treize Colonies. Lafayette avait auparavant équipé à ses frais un vaisseau de guerre et était venu à Philadelphie offrir ses «services désintéressés». Très lié avec Benjamin Franklin, il fut également le compagnon de campagne de George Washington.

Convaincu qu'il était possible de rallier les Canadiens, La Fayette proposa à George Washington, sous la pression de certains officiers américains, d'envahir la «province de Québec» sous les auspices de la France (celle-ci avait massé des troupes aux États-Unis d'environ 8000 hommes, afin de soutenir les Américains contre les Britanniques). Le marquis écrivit à sa femme (3 février 1778) à ce sujet:

 
Je ne vous ferai pas de longs détails sur la marque de confiance dont l'Amérique m'honore. Il vous suffira de savoir que le Canada est opprimé par les Anglais; tout cet immense pays est en possession des ennemis; il y ont une flotte, des troupes et des forts. Moi, je vais m'y rendre avec le titre de général de l'Armée du Nord et à la tête de 3000 hommes, pour voir si l'on peut faire quelque mal aux Anglais dans ces contrées. L'idée de rendre toute la Nouvelle-France libre et de la délivrer d'un joug pesant est trop brillante pour s'y arrêter. J'entreprends un terrible ouvrage, surtout avec peu de moyens.

Mais le général de l'Armée du Nord dut renoncer à son projet de conquérir le Canada, car Washington, qui craignait de redonner à la jeune république américaine un voisin gênant, n'acquiesça pas au projet; il ne pouvait tolérer qu'une puissance coloniale comme la France puisse encore se tenir à la frontière canado-américaine. Il fit en sorte que La Fayette soit dans l'obligation de renoncer à son projet en le privant de tout moyen efficace, alors que c'était l'hiver et qu'il devait traverser le lac Champlain, brûler la flottille anglaise bloquée par les glaces et gagner Montréal où il agirait comme il l'entendait. Au lieu des 3000 hommes promis, il n'en disposa même pas d'un millier; il n'eut pas les vêtements nécessaires, ni les vivres, ni les raquettes et encore moins les traîneaux que le Bureau de la guerre devait lui fournir pour assurer le succès de l'expédition. Washington s'empressa d'excuser La Fayette (alors âgé de vint ans) en lui écrivant ces mots sibyllins :

I am persuaded that every one will applaud your prudence in renouncing a project, in pursuing which you would vainly have attempted physical impossibilities [Je suis persuadé que tout le monde approuvera la prudence qui vous a fait renoncer à une entreprise dont la poursuite vous eût engagé dans une lutte vaine contre des impossibilités physiques.]

Le roi Frédéric II de Prusse (1712-1786) avait vu juste sur les intentions de la France, comme  en témoigne cette lettre (extrait) adressée à son ambassadeur à Paris:

On se trompe fort en admettant qu'il est de la politique de la France de ne point se mêler de la guerre des colonies. Son premier intérêt demande toujours d'affaiblir la puissance britannique partout où elle peut, et rien n'y saurait contribuer plus promptement que de lui faire perdre ses colonies en Amérique. Peut-être même serait-ce le moment de reconquérir le Canada. L'occasion est si favorable qu'elle n'a été ne le sera peut-être dans trois siècles.

Soulignons que l'effort militaire de la France a été plus grand pour aider les États-Unis à conquérir leur indépendance que pour permettre au Canada de demeurer français. La guerre aura coûté au Trésor français un milliard de livres tournois, soit l'équivalent de huit milliards d'euros d'aujourd'hui (ou de dix milliards de dollars US). Une somme colossale qui ruina la France de Louis XVI. Comme si ce n'était pas assez, l'effort de Louis XVI ne permit pas davantage de récupérer le Canada. Pire, le pays allait se peupler de royalistes ou loyalistes (parlant anglais) fuyant les États-Unis pour une terre restée britannique, ce qui allait causer la minorisation des francophones au Canada. Par la suite, Louis XVI dut convoquer les états généraux pour réformer les impôts, ce qui entraîna la Révolution française (1789) ainsi que la décapitation du roi (1793). Pour sa part, la dette américaine envers la France, qui s'élevait à quelque à 35 millions de francs, contribua à assombrir le climat des relations entre les deux pays. Bref, la France n'en a jamais tiré le profit escompté. Elle s'est fait rouler par les Américains !

6.3 L'arrivée massive des Américains

Après une longue guerre d'usure, les forces britanniques se rendirent en octobre 1781. Le traité de Paris du 3 septembre 1783 reconnut officiellement les États-Unis d'Amérique. Un second traité fut signé à Versailles (appelé Traité de paix de Paris) à la fois par la France, l'Espagne et la Grande-Bretagne; il constitue un complément au traité de Paris de 1783 signé par les Britanniques et les représentants des Treize colonies américaines, lequel traité mettait un terme à la guerre d'indépendance des États-Unis. Mais ce ne fut qu'en 1787 que l'Union fédérale des États-Unis vit le jour, alors que les colonies américaines acceptaient de renoncer à une partie considérable de leur autonomie locale pour fondre les Treize Colonies indépendantes en une seule, ce qui donnait naissance à un État central puissant pouvant tenir tête à la Grande-Bretagne.

- Les loyalistes

Avec l'indépendance américaine, de très nombreux loyalistes quittèrent les États-Unis, car il n'y avait plus de place pour eux dans leur pays. Plus de 100 000 loyalistes quittèrent le pays pour la Grande-Bretagne et les autres colonies britanniques. Dès 1783, plus de 40 000 étaient partis en exil, soit pour la Nouvelle-Écosse (35 600) soit pour la province de Québec (plus de 8000). La plupart des loyalistes s'établirent en Nouvelle-Écosse (qui incluait avant 1784 le territoire du Nouveau-Brunswick actuel, l'île St John (I.-P.-É.) et l'île du Cap-Breton), ce qui représentait 80 % du total des réfugiés. Dans la province de Québec, qui incluait encore à ce moment-là le «pays d'en haut: la future province de l'Ontario), seuls 18 % y trouvèrent refuge. 

La Nouvelle-Écosse vit sa population doubler d'un seul coup, alors que la province de Québec accueillait pour la première fois un bon contingent d'anglophones ayant fui ou quitté les États-Unis. Dès en 1784, un premier contingent de 350 loyalistes s'installa à Baie-Missisquoi (qui sera plus tard Philipsburg). Le gouverneur Frederik Haldimand eut tôt fait de diriger les loyalistes vers les Grands Lacs, dans l'ouest de la province, une région encore peu peuplée qui deviendra bientôt le Haut-Canada (Ontario). D'autres s'installèrent en Gaspésie, notamment à Pasbépiac.

Les loyalistes étaient considérés par les Américains républicains comme étant soumis à la Couronne britannique, comme étant aussi plus conservateurs, moins démocrates et plus violemment anticatholiques. De façon un peu simpliste, on peut tenter de décrire les loyalistes comme appartenant à des catégories particulières de citoyens: les administrateurs, les pasteurs de l'Église anglicane, les légalistes attachés au Parlement britannique, les riches planteurs, les négociants, les adulateurs de la famille royale, etc. Quant aux patriotes ou républicains, ce fut en principe le lot des gens du peuple, des agriculteurs, ouvriers, etc. En réalité, ce n'était pas aussi simple, car de riches planteurs prirent la cause des républicains, alors que des paysans se joignirent aux loyalistes. Lorsque les Britanniques perdirent la guerre, ils ne furent plus en mesure de protéger les loyalistes. La politique de discrimination à l'égard des loyalistes se traduisit par une redistribution des terres et, plus tard, une fuite massive vers la Canada et la Grande-Bretagne, c'est-à-dire la Nouvelle-Écosse et la province de Québec. 

Colonie Nombre des loyalistes Pourcentage
Nouvelle-Écosse 21 000 48,1 %
Nouveau-Brunswick 14 000 32,1 %
Cap-Breton (Cape Breton Island)      100 0,2 %
Île Saint-Jean (St John Island)      500 1,1 %
Québec (vallée du Saint-Laurent)    2 000 4,5 %
Québec («pays d'en haut» ou Ontario)    6 000 13,7 %
Total des loyalistes  43 600 100 %

- L'invasion américaine

Après la première vague de loyalistes, d'autres Américains quittèrent les États-Unis pour venir occuper les nouvelles terres que le gouvernement colonial offraient aux nouveaux arrivants. Ceux-ci refusèrent d'être soumis aux lois civiles françaises et au régime seigneurial de la province de Québec. C'est pourquoi le gouvernement colonial ouvrit de nouvelles concessions dans l'Ouest (régions à l'ouest de l'Outaouais, ce qu'on appelait auparavant «le pays d'en haut») de telle sorte aussi qu'ils puissent vivre à l'écart des lois civiles françaises. Les anglophones exercèrent de plus en plus de pressions afin que le gouvernement de Londres consente à réformer l'administration de la colonie en leur faveur. Il faudra attendre en 1791 pour voir le Québec divisé entre le Bas-Canada (Québec) à l'est et le Haut-Canada (Ontario) à l'ouest.

Les Américains déferlèrent dans les nouveaux cantons non encore colonisés et situés tout près de la frontière américaine (voir la carte). Le flot d'immigration américaine ne sera stoppé que durant trois ans, durant la guerre canado-américaine de 1812 à 1815. La population des Townships de l'Est passa de 5000 habitants (1799) à 18 000 (1812). La plupart des immigrants étaient des Américains qui avaient étendu vers le nord le mouvement de colonisation ayant débuté en Nouvelle-Angleterre. Beaucoup d'immigrants venaient du Vermont, du New Hampshire et de l'État de New York.

Entre 1774 et 1783, quelques centaines de loyalistes de 1783, soit de 500 à 600 personnes, se réfugièrent près du lac Champlain, à partir de la baie de Missisquoi et un peu vers l'est. Plusieurs familles d'Américains pseudo-loyalistes s'installèrent dans les anciennes seigneuries françaises de Foucault, de Saint-Armand et de Noyan et établirent les fondations de plusieurs cantons jusque dans les années 1790 à 1820. Ils sont à l'origine des villages tels que Clarenceville, Philipsburg, Pigeon Hill, Frelighsburg, Farnham, Dunham, etc.  Il faudra attendre en 1858 pour voir apparaître l'appellation Cantons-de-l'Est et vers 1940 pour Estrie (voir la cartes des régions administratives du Québec d'aujourd'hui).

- L'immigration britannique

Après la guerre de 1812, le gouvernement du Bas-Canada décida d'offrir des terres à des officiers et soldats licenciés; ils s'installèrent dans la région de Drummondville, puis dans les cantons d'Orford et d'Ascot. Les immigrants britanniques commencèrent à arriver après 1815. Si la plupart prirent la direction du Haut-Canada, d'autres choisirent les Townships de l'Est. C'est ainsi que des Écossais et des Irlandais vinrent s'installer dans les cantons d'Iverness, de Leeds et d'Ireland au nord de la région, ainsi que dans les villages de Richmond et la ville de Sherbrooke (voir la carte). D'autres iront rejoindre la Gaspésie attirés par la pêche et son économie. Mais l'immigration britannique diminua beaucoup après 1837.

Entre 1812 et 1850, les Cantons-de-l'Est connurent une vague d'immigration américaine; les Américains comptèrent pour environ les deux tiers de la population de cette région, l'autre tiers était britannique. Mais la proportion des immigrants d'origine américaine pouvait atteindre 90 % dans les cantons situés le long de la frontière  (voir la carte). Il n'y avait guère de Canadiens français dans ces régions, surtout avant l'abolition du régime seigneurial (1854); ils arriveront plus tard et deviendront majoritaires à peu près partout à la fin du XIXe siècle.

6.4 L'émigration amérindienne

L'une des conséquences moins connue à la suite de l'indépendance des États-Unis fut l'émigration de nombreuses communautés amérindiennes vers les colonies de l'Amérique du Nord britannique, plus particulièrement vers la Province of Quebec. Pourchassés par les colons américains, les Amérindiens du nord des États-Unis, surtout ceux du Maine, du Vermont et de New York, trouvèrent refuge au Nouveau-Brunswick, en Nouvelle-Écosse et au Québec, puis en Ontario à partir de 1791. Ce fut le cas des Micmacs, des Abénakis, des Malécites et des Algonkiens, qui avaient tous perdu leur valeur stratégique aux yeux des Américains.

- Les Micmacs

Le territoire d'origine des Micmacs se situait en Acadie et en Nouvelle-Angleterre, ce qui correspondait au Nouveau-Brunswick, à la Nouvelle-Écosse et au Maine. Jacques Cartier avait en 1534 probablement rencontré des Micmacs à Gaspé, alors qu'ils séjournaient dans la péninsule gaspésienne durant l'été. Les Micmacs furent les alliés des Français durant tout le Régime français, particulièrement en Acadie. Après 1713, ils continuèrent à soutenir les Français et les Acadiens contre les Britanniques jusqu'au traité de Paris de 1763, mais beaucoup de Micmacs, y compris ceux de la Gaspésie, furent forcés de se replier vers le pays malécite, vers la colonie du Maine. Après la défaite des Français, les Micmacs connurent une paix provisoire, car les colons britanniques les contraignirent à reprendre les armes. Lors de la guerre de l'Indépendance américaine, les Micmacs prirent partie pour les insurgés en espérant que leurs anciens alliés français pourraient reprendre le Canada. Après la guerre, beaucoup de Micmacs du Nouveau-Brunswick et du Maine durent fuir leurs terres ancestrales en raison des loyalistes qui se les approprièrent. Certains trouvèrent refuge dans la région de Restigouche (baie des Chaleurs) et pour quelque temps dans la région de Québec (Saint-Jean-Port-Joly et Cap-Saint-Ignace), d'autres restèrent au Nouveau-Brunswick.

- Les Abénakis

Les Abénakis étaient concentrés à l'origine dans certaines régions du Maine et du New Hampshire, ainsi que dans le Vermont jusqu'aux rives orientales du lac Champlain. Durant le Régime français, une grande partie de ces territoires faisaient partie de l'Acadie. Les Abénakis furent les plus redoutables guerriers alliés des Français pour combattre les Britanniques. Vers 1670, les Abénakis avaient déjà commencé à émigrer au Canada où deux villages leur ont été donnés à partir d'une portion de seigneuries: à Saint-François-de-Sales (Odanak) et à la rivière Puante près de Bécancourt (Wôlinak). Après l'indépendance des États-Unis, plusieurs Abénakis demeurés dans le Maine émigrèrent à Odanak et à Wôlinak. Puis d'autres traversèrent le Saint-Laurent pour s'établir au nord de Trois-Rivières, aujourd'hui la Mauricie. Au cours de cette période, les Attikameks d'origine se seraient éteints pour être remplacés par les Têtes-de-Boule, une nation d'origine algonkienne venant du nord des États-Unis et des Grands Lacs.

- Les Malécites

Durant le Régime français, les Malécites (Maliseet en anglais) étaient appelé «Etchemins», parfois «Passamaquoddy». Ils habitaient principalement dans la vallée de la rivière Saint-Jean (aujourd'hui au Nouveau-Brunswick), ainsi que dans la baie de Passamaquoddy (aujourd'hui dans le Maine), deux régions alors situées en Acadie. Les Malécites soutinrent les Français jusqu'après le traité d'Utrecht (1713). En 1728, les Malécites abandonnèrent leur alliance avec la France en ratifiant le traité de paix conclu à Boston avec les Britanniques; ils reconnurent dès lors la souveraineté britannique sur la Nouvelle-Écosse. En 1794, les Malécites furent repoussés par les loyalistes du Nouveau-Brunswick et les rebelles du Maine et du Massachusetts. Quelques années plus tard, un certain nombre de Malécites trouvèrent refuge à Cacouna (Withworth) et à l'île Verte. Lors du traité de Gand de 1814, qui mettait fin à la guerre de 1812 entre le Canada et les États-Unis et réglait la frontière entre les deux pays, les négociateurs de la Grande-Bretagne cédèrent une portion importante du territoire Malécite aux États-Unis, qui devint ainsi une partie du Maine. Le dernier survivant des Malécites du Québec est décédé en 1972, mais d'autres, ceux-là anglophones, sont venus du Nouveau-Brunswick pour tenter de faire revivre cette communauté. La plupart des Malécites vivent aujourd'hui dans la province du Nouveau-Brunswick (Madawaska, Tobique, Woodstock, Kingsclear, St. Mary et Oromocto). Il n'en reste qu'environ 600 dans le Maine (Houlton). La plupart des Malécites sont aujourd'hui anglophones, malgré les tentatives de réintroduire la langue malécite.

- Les Algonkins

Les Algonkins vivaient concentrés près des Grands Lacs, dans ce qui était appelé sous le Régime français les Pays-d'en-Haut. Mais l'arrivée dans la région des colons loyalistes fuyant vers l'est de la province de Québec (aujourd'hui l'Ontario) après 1776 et recherchant des terres pour s'établir, eut pour effet de chasser progressivement les Algonkins de leurs terres ancestrales et de les repousser au nord de l'Ontario et l'est du Québec, soit dans l'Outaouais, l'Abitibi et le Témiscamingue. La présence des Algonkins nuisait au développement des nouveaux colons.

7 La période troublée de 1791-1840

L'afflux des loyalistes dans la province de Québec obligea les autorités britanniques à trouver des solutions de compromis: les loyaux sujets britanniques devaient être régis par des lois anglaises pendant que les Canadiens français pourraient conserver les lois françaises. De plus, le Québec était de religion catholique et les terres étaient réparties selon le système seigneurial, ce qui déplaisait souverainement aux loyalistes anglophones.
 

Dans l'espoir de mettre fin aux luttes entre francophones et anglophones, le secrétaire d'État aux colonies (le Colonial Office), lord Grenville, présenta au Parlement britannique un projet de loi qui divisait la province selon un clivage ethnique et créait deux colonies distinctes: le Bas-Canada (aujourd'hui le Québec) et le Haut-Canada (aujourd'hui l'Ontario).

Ainsi, en créant une enclave réservée aux loyalistes, les fidèles sujets de Sa Majesté britannique n'auraient plus à souffrir des revendications de la majorité française et catholique. C'était aussi une façon pour le gouvernement britannique d'amadouer les Canadiens français à sa cause, car la menace d'une guerre avec les États-Unis demeurait toujours présente; elle éclatera en 1812.

La loi constitutionnelle, adoptée par le Parlement britannique, c'est-à-dire l'Acte constitutionnel de 1791, avait séparé la «province de Québec» en deux colonies distinctes: le Bas-Canada (Lower Canada) et le Haut-Canada (Upper Canada), ce qui revenait à abroger une partie de l'Acte de Québec, notamment l'article XII.

7.1 Les deux colonies du Haut et du Bas-Canada

Le Bas-Canada comptait alors environ 140 000 francophones et 10 000 anglophones, tandis que le Haut-Canada ne recensait que quelque 10 000 loyalistes anglophones, sans compter les francophones et les Amérindiens déjà installés bien auparavant. Cette loi constitutionnelle accordait aux Canadiens français et aux Britanniques des concessions aussi bien géographiques que politiques : le Bas-Canada (français) et le Haut-Canada (anglais). Une fois mis en place, ce régime dualiste allait se révéler immuable. Le 19 mars 1790, Alured Clarke (1744-1832) fut nommé lieutenant-gouverneur de la province de Québec en remplacement de Henry Hope. La principale responsabilité de Clarke fut de mettre en application les dispositions de la nouvelle Constitution. Or, la délimitation des frontières avec le Haut-Canada et surtout avec les États-Unis se révéla délicate, et les instructions en provenance de Londres ne furent pas toujours claires. Le mode d'attribution des terres aux colons et la réorganisation des tribunaux étaient d'autres sujets qui occupèrent Clarke durant l'année 1792.
 

Considérant que la nouvelle province était faite pour eux, les loyalistes du Haut-Canada ne s'embarrassèrent pas des questions linguistiques. John Graves Simcoe (1752-1806), qui devint le premier lieutenant-gouverneur du Haut-Canada (de 1791 à 1796), fit en sorte d'effacer toute trace française, et même amérindienne. Dès 1792, John Graves Simcoe décida d'ignorer ses sujets francophones en limitant leur influence dans le Haut-Canada; avec l'arrivée des loyalistes, les francophones furent exclus des postes administratifs. Le gouverneur Simcoe anglicisa un certain nombre de toponymes: Toronto devint York, le lac des Claies fut changé en Simcoe Lake, la rivière La Tranche en Thames River, la rivière Chippewa en Welland River, la rivière Toronto en Humber River, la rivière Wonscoteonach en Don River, etc.

Cette pratique était destinée à supprimer le plus possible la toponymie française et amérindienne, tout en rendant hommage aux amis du régime. Parce que les dénominations amérindiennes rappelaient encore l'alliance franco-indienne, elles furent supprimées dans la mesure du possible. 

Quant à la majorité francophone du Bas-Canada, elle ne tarda pas à s'opposer à la minorité anglophone pour le contrôle des institutions politiques de la colonie. La petite bourgeoisie anglophone ne pouvait accepter d'être évincée des décisions les concernant: elle devait protéger ses intérêts économiques contre les Canadiens, la plupart des agriculteurs dirigés par des membres des professions libérales. Par ailleurs, certains leaders anglophones n'avaient pas oublier leur vieux rêve d'assimilation, ce qui était devenu impossible avec la division de la colonie en deux entités distinctes. Pour le moment, il était encore impensable d'unir le Haut-Canada et le Bas-Canada, car les Britanniques auraient été dans l'obligation d'accorder un nombre de sièges plus élevé aux Canadiens français. Dans cinquante ans, le rêve d'assimilation allait devenir réalisable, alors que les anglophones seront devenus majoritaires dans l'ensemble des deux Canadas.

7.2 Les seigneuries, les cantons et les comtés

Au-delà du changement superficiel qu'était l'appellation «Bas-Canada», qui remplaçait «province de Québec», il s'ensuivit de grands changements, dont un nouveau paysage administratif. En effet, le Bas-Canada comprenait désormais des régions distinctes au point de vue de la tenure des terres: en plus des seigneuries traditionnelles, il y eut dorénavant des townships, c'est-à-dire des «cantons». Au Bas-Canada, c'étaient les Eastern Townships, ce qui fut appelé en français «Townships de l'Est» par opposition aux Western Townships (Haut-Canada) ou «Townships de l'Ouest», plus précisément les Cantons de l'Est (encore en usage) par rapport aux Cantons de l'Ouest (tombés en désuétude).  

Ce vaste territoire du sud du Québec fut créé en 1792 par la proclamation du lieutenant-gouverneur du Bas-Canada, Alured Clarke. Contrairement aux seigneuries, cette région fut subdivisé en cantons, c'est-à-dire à la mode anglaise de division des terres selon un «plan carré», non en rectangles étroits orientés en direction nord-ouest sud-est), en vertu du modèle britannique dit «tenure en franc et commun socage» ("free and comon soccage"), donc en propriété libre de toute redevance. Le processus prit plusieurs années pour finalement aboutir à la création de 95 cantons (voir la carte). À partir de ce moment, les autorités coloniales écarteront la concession de toute nouvelle seigneurie pour favoriser l'attribution de terres divisés en cantons.

De plus, à cette division entre les seigneuries et les cantons se superposèrent 29 circonscriptions électorales dites «comtés». Ces comtés ne relevaient pas d'un comte, car il s'agissait simplement d'une traduction du mot anglais county rendu par par «comté ». Par ailleurs, 16 de ces comtés, soit plus de la moitié, reçurent des dénominations anglaises: Bedford, Drummond, Dorchester, Hampshire, Northumberland, Buckinghamshire, Effingham, Huntingdon, Kent, Warwick, Sherbrooke, William Henry, York, etc. Ainsi, le Bas-Canada prit en partie un visage plus anglais. 

7.3 La Révolution française de 1789

Ce n'est pas un hasard si la nouvelle Constitution «canadienne» a été adoptée en 1791, soit deux ans après la Révolution française. C'était une façon pour Londres d'amadouer les Canadiens français en leur accordant une Assemblée qu'ils réclamaient depuis longtemps. La Constitution de 1791 marqua l'avènement du parlementarisme chez les Canadiens français. Chacun des deux Canadas possédait son Assemblée législative, son Conseil législatif, son Conseil exécutif (créé en 1792) et son lieutenant-gouverneur. Au sommet de la hiérarchie, Londres avait nommé un gouverneur général qui disposait d'une autorité absolue sur les deux Canadas: il pouvait opposer son veto aux lois adoptées par chacune des assemblées législatives. Quant aux conseils, ils pouvaient disposer de budgets et contrôler les dépenses du gouvernement sans rendre de comptes aux élus; de ce fait, le rôle du Conseil consistait à rendre les lois adoptées par l'Assemblée compatibles avec les intérêts britanniques et ceux des marchands anglais du Bas-Canada (Québec). Ce sera là une source de conflits continuels entre les représentants du peuple et les dirigeants britanniques.
 

Quant à la Révolution française, beaucoup d'Anglais en Grande-Bretagne et au Canada s'y montrèrent favorables au début, notamment parce qu'il voyaient que la France mettait fin à l'absolutisme royal. Mais tout changea après l'exécution de Louis XVI (21 janvier 1793) et de Marie-Antoinette (16 octobre 1793), la décapitation de la noblesse ainsi que les innombrables boucheries humaines à la guillotine.

Les Canadiens ne demeurèrent pas indifférents à ce qui se passait en France. Les trois journaux publiés dans la colonie, la Gazette de Québec (bilingue), la Gazette de Montréal (bilingue) et le Quebec Herald tenaient leurs lecteurs au courant des affaires françaises (avec un retard de trois mois). 

Cependant, toute la population canadienne, francophone comme anglophone, était restée très attachée à la monarchie. Le régicide des Français fut considéré au Canada comme un crime inacceptable. De plus, l'anticatholicisme de la Révolution française suscita une réaction de rejet de la part des Canadiens français, dont le clergé demeurait la seule institution de protection. L'Église catholique du Canada préféra partager le pouvoir avec l'occupant anglais plutôt que de conserver des liens avec une France «ennemie de la religion».

En 1792, l'évêque de Québec, Jean-Olivier Briand (en titre de 1766 à 1784), se plaignait de certaines influences françaises: «Il s'est introduit dans ce pays une quantité prodigieuse de mauvais livres, avec un esprit de philosophie et d'indifférence qui ne peut avoir que de mauvaises suites.» L'un de ses successeurs, Jean-François Hubert (en titre de 1788 à 1797) mit ainsi en garde ses curés:
 

Que l'esprit de religion, de subordination et d'attachement au roi, qui faisait autrefois la Gloire du Royaume de France, a fait place à un esprit d'irréligion, d'indépendance, d'anarchie, de parricide, qui, non content de la mort ou de l'exil de la saine partie des Français, a conduit à l'échafaud leur vertueux Souverain et que le plus grand malheur qui pût arriver au Canada serait de tomber en la possession de ces révolutionnaires.

Les événements français renforcèrent la conviction épiscopale d'une sainte alliance du Trône et de l'Autel. Après la déclaration de guerre contre la Grande-Bretagne, la Révolution française fut totalement discréditée au Canada, la France étant devenue une ennemie de la colonie et de la Grande-Bretagne. Beaucoup de Canadiens français se considéreront même privilégiés de pouvoir pratiquer leur religion et de vivre en paix sous la bienveillante protection du roi d'Angleterre. De plus, l'Église catholique se mit à interpréter la Conquête anglaise comme «providentielle» dans la mesure où elle évitait au Canada les affres de la Révolution française.  

Par la suite, les tentatives de «libération» du Canada par les Américains allaient toutes échouer grâce à la collaboration de la population francophone. Dans les années qui suivirent, les journaux valorisèrent la Constitution britannique en tentant de généraliser son application dans la colonie canadienne et en tentant de définir le Canadien en regard des Français et des Britanniques, sinon des «Américains».

7.4 La démocratie de façade

Seuls les loyalistes du Haut-Canada (Upper Canada) demeurèrent satisfaits de la loi constitutionnelle de 1791 parce qu'ils n'étaient plus soumis aux lois françaises et contrôlaient leurs institutions politiques. La minorité anglophone du Bas-Canada (Québec), bien qu'elle disposât de la majorité au Conseil exécutif et au Conseil législatif, accepta mal d'être mise en minorité à l'Assemblée législative, où elle ne comptait que 15 députés sur 50. Aux premières élections de 1792, la prépondérance numérique des Canadiens s'est aussitôt manifestée. Seize britanniques furent élus, huit en milieu urbain et huit en milieu rural ; ils constituaient 31 % de la Chambre d'assemblée alors qu'ils formaient moins de 10 % de la population de la colonie. Plus de 50 % des députés étaient propriétaires d'une seigneurie, signe de l'importance de la richesse foncière auprès de la population rurale.

Les anglophones furent insultés d'être abandonnés à une majorité de «papistes paysans» et à une petite bourgeoisie de notaires, d'avocats et de curés. Quant aux francophones, ils ne tardèrent pas à comprendre les mécanismes de cette «démocratie de façade»: les députés étaient élus par la population, mais ils n'avaient pas de pouvoir réel au sein du gouvernement formé et contrôlé par la minorité anglophone. N'oublions pas que le Conseil législatif, entièrement composé d'hommes nommés par le gouverneur (en général des marchands et des fonctionnaires britanniques, parfois des francophones soumis), conservait un droit de veto sur tous les projets de lois présentés par l'Assemblée. Le Conseil finira par bloquer systématiquement toutes les initiatives des élus de l'Assemblée qui refusera d'adopter les budgets, ce qui paralysera l'État.

Dans ces conditions, il était normal que toute cette période de 1791-1840 connaisse des conflits permanents entre francophones et anglophones, conflits qui dégénéreront en lutte armée lors de la rébellion de 1837. Les gouverneurs anglais durent régulièrement suspendre l'Assemblée et déclencher de nouvelles élections afin d'assujettir les élus francophones. Peine perdue, à chaque fois, les Canadiens reprenaient le pouvoir et continuaient le combat de plus bel. En 1836, l'Assemblée décida de suspendre indéfiniment ses travaux jusqu'à ce que Londres lui accorde un Conseil législatif élu. Or, Londres refusa le principe du «gouvernement responsable» réclamé. Il n'était pas possible que le gouvernement britannique accepte qu'une population d'origine française et catholique (vaincue par surcroît) prenne le contrôle des institutions d'une colonie de Sa Majesté britannique.
 

Depuis plusieurs années, le journal The Montreal Gazette avertissait ses lecteurs que l'ambition des Canadiens français était de fonder "a French Canadian domination and a French Canadian nationality in America [...], a French Republic in the hearth of British American province'', ce qui signifie «une domination canadienne-française et une nationalité canadienne-française en Amérique [...], une république française au cœur d'une province américano-britannique».

De plus, on n'hésita guère à présenter les marchands anglais du Bas-Canada comme une classe opprimée par une majorité francophone sourde et aveugle à ses propres intérêts.  

7.5 Les premiers conflits linguistiques

La question de la langue fut l'objet des premiers affrontements entre francophones et anglophones. Comme l'Acte de Québec (1774), la Constitution de 1791 ne faisait pas allusion à la langue. Dès la première séance de la première législature du Bas-Canada (le 17 décembre 1792), le débat s'engagea aussitôt sur la question linguistique. Députés francophones et anglophones se chamaillèrent au sujet du choix du président de l'Assemblée (appelé «l'orateur») ainsi que du statut de la langue d'usage et de publication des débats de la Chambre.

La majorité francophone proposa la candidature de Jean-Antoine Panet, qui parlait peu l'anglais, alors que la minorité anglophone lui opposait celles de William Grant, de James McGill et de Jacob Jordan, en faisant valoir qu'il était nécessaire que le président parlât parfaitement la langue du souverain.  Ceux qui appuyaient le candidat Panet firent avaloir que le roi signait des traités dans toutes les langues, que Jersey et Guernesey étaient de langue française et que Panet, avocat, connaissait la Constitution britannique.

De stratégie en stratégie, Jean-Antoine Panet finit par être élu au grand mécontentement des anglophones par 28 voix contre 18. Le 20 décembre 1792, Panet se présenta devant le lieutenant-gouverneur de la province (Alured Clarke) en lui déclarant: «Je supplie Votre Excellence de considérer que je ne puis m'exprimer que dans la langue primitive de mon pays natal, et d'accepter la traduction en anglais de ce que j'aurai l'honneur de lui dire.» 

Pour le premier ministre britannique, William Pitt (comte de Chatham), il paraissait extrêmement désirable que les Canadiens et les Britanniques du Bas-Canada fussent unis et induits universellement à préférer les lois et les institutions anglaises. «Avec le temps, croyait-il, les Canadiens adopteront peut-être les lois anglaises par conviction. Ce sera l'expérience qui devra enseigner aux Canadiens que les lois anglaises sont les meilleures.» Quant à la langue, les Britanniques l'ignorèrent tout simplement. Ils connaissaient probablement la forme de bilinguisme qui s'était installée au sein de l'Administration locale, notamment dans les tribunaux et les journaux. Que le président de la Chambre du Bas-Canada soit un francophone et qu'il connaisse mal la «langue de l'Empire» ne semblait pas un obstacle considérable, mais la question de la langue était soulevée et le vrai débat restait à venir. 

Le débat sur la langue d'usage à la Chambre fut plus houleux. Plaidant en faveur de l'unité de la langue dans l'Empire britannique, le député John Richardson proposa que seul l'anglais soit considéré «légal». Joseph Papineau (le père de Louis-Joseph Papineau) fit la contre-proposition d'une reconnaissance des deux langues, alors que Pierre-Amable de Bonne (qui deviendra plus tard un fidèle membre du Conseil législatif au service des Britanniques) proposa que les «motions» soient traduites dans l'autre langue, mais que les projets de lois (appelés «bills») sur le droit criminel soient présentés en anglais et que ceux concernant le droit civil le soient en français, le texte devant être, dans chaque cas, traduit avant discussion. La presse s'empara aussi de la question et le débat devint passionné. Après trois jours de débats, la Chambre accepta que les textes de lois soient «mis dans les deux langues», étant entendu que chacun des députés pouvait présenter une motion dans la langue de son choix, laquelle serait traduite pour être «considérée dans la langue de la loi à laquelle ledit bill [«projet de loi»] aura rapport». Cela signifiait que les lois civiles seraient rédigées en français, tandis que celles correspondant aux matières criminelles ou à la religion protestante le seraient en anglais.

Le gouverneur, lord Dorchester, donna son accord pour les deux langues «pourvu que tout bill soit passé en anglais», c'est-à-dire adopté dans cette langue. Cette disposition n'a pas eu l'heur de plaire aux autorités britanniques. En septembre de la même année (1793), le gouvernement de Londres décréta que l'anglais devait être la seule langue officielle du Parlement, le français n'étant reconnu que comme «langue de traduction». La langue française demeura donc, durant cette période, sans garantie constitutionnelle ni valeur juridique, bien qu'elle continuât à être employée dans les débats, les procès-verbaux et la rédaction des lois (comme langue traduite). De 1793 jusqu'en 1840, ce sera la pratique jusqu'à l'adoption de la Loi d'Union (Union Act) de 1840, qui fera de l'anglais la seule langue officielle.

Bref, les Canadiens désiraient l'unilinguisme français, alors que les Anglais refusaient de reconnaître le français comme langue officielle. Dorénavant, la langue, tout autant que la religion, allait occuper le devant de la scène politique. De catholique qu'elle était depuis 1763, la colonie devenait également francophone. Si certains songeaient à la «protestantiser», d'autres allaient penser à l'angliciser.

Au moment de l'adoption de la loi sur la langue à l'Assemblée, une nouvelle importante arriva à Québec : Louis XVI avait été décapité le 21 janvier 1793 et la France avait déclaré la guerre à l'Angleterre le 1er février. La Chambre d'assemblée vota unanimement l'adresse suivante au lieutenant-gouverneur et au roi d'Angleterre:
 

Nous, les fidèles et loyaux sujets de Sa Majesté représentants du peuple du Bas-Canada [...] assurons votre excellence que c'est avec horreur que nous avons appris que le forfait le plus atroce et le plus déshonorant pour la Société a été commis en France. Et c'est avec peine et indignation que nous sommes maintenant informés que les personnes qui y exercent le pouvoir suprême ont déclaré la guerre contre Sa Majesté.

Les tensions entre l'ancienne et la nouvelle mère patrie allaient affecter la colonie jusqu'à leur atténuation en 1815, alors qu'un courant d'idées s'est amorcé afin de renforcer l'appui de la colonie et des Canadiens envers la monarchie anglaise.

7.6 La lutte pour le pouvoir

Les premières années d'application de la Loi constitutionnelle de 1791 correspondaient à une période économique relativement prospère. Le Bas-Canada exportait facilement ses excédents agricoles vers la Grande-Bretagne pendant que le commerce des fourrures et l'exploitation forestière connaissaient un essor considérable. Cependant, ce ne sont pas les Canadiens français qui profitèrent le plus des entreprises commerciales. Les marchands anglais contrôlaient 90 % de l'économie du Bas-Canada: ils dirigeaient le commerce du bois, comme ils monopolisaient le commerce de la fourrure. 

Les députés anglophones tentèrent de faire adopter à l'Assemblée législative des lois favorables au commerce (qu'ils contrôlaient), mais l'opposition de la majorité francophone finit par excéder la minorité anglophone, qui aspirait à l'union des deux Canadas dans l'espoir de récupérer totalement le pouvoir politique. Les intérêts économiques divergents entre les deux groupes linguistiques s'accentuèrent davantage au tournant du XIXe siècle et se transformèrent en conflits idéologiques qui contribuèrent à détériorer encore le climat sociopolitique. Déjà, à cette époque, on parlait de «nation distincte» et de «peuple distinct», une notion qu'on reprendra dans la décennie 1990 dans l'expression «société distincte».

En 1836, un mouvement s'est même dessiné en faveur de la partition de l'île de Montréal et du comté de Vaudreuil (situé à la frontière ouest), afin de les rattacher au Haut-Canada anglais. Devant le tollé des anglophones des Townshippers (Cantons de l'Est) et de la ville de Québec, le mouvement n'eut pas de suite. 

8 L'éveil du nationalisme francophone

Le début du XIXe siècle fut marqué par l'éveil du sentiment nationaliste, qui s'inscrivait dans les mouvements internationaux de libération nationale, notamment en Europe et en Amérique du Sud. En effet, entre 1804 et 1830, accédèrent à l'indépendance la Serbie, la Grèce, la Belgique, le Brésil, la Bolivie et l'Uruguay. Dans le Bas-Canada, ce mouvement prit la forme de luttes parlementaires.

8.1 La persistance du fait français

Les années 1805-1810 semblèrent capitales à cet égard. James Henry Craig, qui gouvernait le pays à ce moment, raconte que les Canadiens français ne cessaient de parler de la «nation canadienne» et de ses libertés: «Il semble que ce soit leur désir d'être considérés comme une nation séparée; la nation canadienne est chez eux une expression habituelle.» Il s'agissait là d'une attitude nouvelle. Le gouverneur Craig n'aimait pas les Canadiens qu'il voulait remettre à leur place, ni le clergé catholique. Il écrivait en 1810 à propos des Canadiens français:

I mean that in language, religion, attachment, and customs, [this people] is completely French, it has no other tie or attachment to us than a shared government; and that it in fact holds us in mistrust [...], feels hatred […]. The dividing line between us is complete. [Je veux dire que par la langue, la religion, l'attachement et les coutumes, (ce peuple) est complètement français, qu'il ne nous est pas attaché par aucun autre lien que par un gouvernement commun; et que, au contraire, il nourrit à notre égard des sentiments de méfiance [...], des sentiments de haine [...]. La ligne de démarcation entre nous est totale.]

Craig croyait que les Canadiens étaient «des Français de cœur» ("French's heart") et qu'ils se joindraient à une armée américaine commandée par un officier français et qu'ils retourneraient volontiers sous la domination de la France. 

En 1809, Ross Cuthbert (1776-1861), seigneur de Berthier, député anglophone de Warwick (Bas-Canada) et conseiller exécutif, écrivit à propos des Canadiens ce témoignage sur leur caractère français:

A stranger travelling across the province without entering the cities would be persuaded he was visiting a part of France. The language, manners, every symbol, from vane to clog, join together to lead him astray. […] Should he enter a house, French politeness, French dress, French apparel will strike the eye. In the finest of French accents, he'll hear talk of French soap, French shoes; and so on, for everything carries the adjective French. Should one of the daughters of the house decide to sing, he'll likely hear the lovely ballad Sur les bords de la Seine, or some other song that transports him to a beautiful valley of Old France. Among the portraits of saints in the guest room he will also notice that of Napoleon. In short, he could not imagine he had crossed the borders of the British Empire. [Un étranger qui voyagerait à travers la province sans entrer dans les villes serait persuadé qu'il visite une partie de la France. La langue, les manières, chaque symbole, de la girouette aux sabots, s'unissent pour mieux le tromper. [...] S'il entre dans une maison, la politesse française, la tenue française, l'habillement français frapperont son regard. Dans un des meilleurs accents français, il entendra parler de savon français, de soulier français; et ainsi de suite, car tout se distingue par l'adjectif français. Si une des filles de la maison décide de chanter, il entendra probablement la jolie pastorale de Sur les bords de la Seine, ou quelque autre chanson, qui le transportera dans une de ces belles vallées de la vieille France. En visitant la chambre de compagnie, il remarquera, parmi les autres saints, le portrait de Napoléon. En résumé, il ne pourrait pas s'imaginer qu'il a franchi les frontières de l'Empire britannique.]

Tant que Napoléon dominait l'Europe, il était généralement détesté par les Canadiens français, car il avait emprisonné le pape et représentait encore la France impie qui avait assassiné le roi et de nombreux prêtres, mais il devint rapidement une idole de la résistance au monde anglo-saxon.

Évidemment, Ross Cuthbert, qui était par ailleurs l'un des citoyens les plus illustres de la société canadienne-anglaise du Bas-Canada, considérait cette situation comme un anachronisme qui devait disparaître «dans l'effervescence d'un dissolvant britannique». En 1803, dans L'Aréopage publié à Québec, Cuthbert avait déploré l'ignorance de la population canadienne, son attachement aveugle à des lois françaises considérées comme anciennes et poussiéreuses.

Quant à James Stuart (1780-1853), procureur général du Bas-Canada, député de la circonscription de William Henry et membre du Conseil exécutif, il remit le 6 juin 1823 un mémoire sur un projet d'Union dans lequel il résumait ainsi les raisons des difficultés dans l'assimilation des Canadiens:

Lower Canada is mostly inhabited by what one could call a foreign people, despite the fact sixty years have passed since the Conquest. This population has made no progress towards assimilation with its fellow British citizens, in language, manner, habit, or sentiment. It continues, with a few, rare exceptions, to be as perfectly French as when brought under British dominion. The main cause of this adherence to national particularities and prejudices is certainly the impolitic concession that was made to it, of a code of foreign laws in a foreign tongue. [Le Bas-Canada est en majeure partie habité par une population qu'on peut appeler un peuple étranger, bien que plus de soixante ans se soient écoulés depuis la Conquête. Cette population n'a fait aucun progrès vers son assimilation à ses concitoyens d'origine britannique par la langue, les manières, les habitudes et les sentiments. Elle continue à quelques exceptions près, d'être aussi parfaitement française que lorsqu'elle a été transférée sous la domination britannique. La principale cause de cette adhérence aux particularismes et aux préjugés nationaux est certainement la concession insensée qui leur a été faite, d'un code de lois étrangères dans une langue étrangère.]

James Stuart est l'auteur d'observations sur un projet d'union des provinces du Haut-Canada et du Bas-Canada en une seule législature, respectueusement soumis à Sa Majesté: Observations on the proposed union of the provinces of Upper and Lower Canada, under one legislature, respectfully submitted to his majesty's government, by the agent of the petitioners for that measure (Londres, 1824): observations sur l'union des provinces du Haut et du Bas-Canada en une seule législature, le tout respectueusement soumis au gouvernement de Sa Majesté, par l'agent des pétitionnaires pour cette mesure. 

John Henry (vers 1776-1853), un homme de main du gouverneur Craig, proposa un projet d'Union en 1810 comprenant une procédure électorale fondée sur des revenus élevés, un pouvoir accru du gouverneur pour créer de nouveaux comtés anglophones, l'obligation pour les députés de savoir lire, écrire et traduire de l'anglais, l'établissement d'écoles anglaises dans les paroisses, l'imposition de l'anglais dans les tribunaux dans un délai de cinq ans et dans la Chambre d'assemblée dans un délai de sept ans. Pour John Henry, tant que les Canadiens français conserveraient leur langue et leurs coutumes, ils représenteraient une menace latente à la sécurité de la Grande-Bretagne. Dans cette perspective, c'est l'Acte constitutionnel de 1791, qui était réellement responsable : il avait donné le droit de vote à presque tous les hommes chefs de famille et n'établissait pas de cens d'éligibilité pour les députés. Les solutions proposées par Henry rencontraient les vues du gouverneur et de ses conseillers, et il évitait les questions controversées.

Quant aux francophones, ils ne se considéraient nullement comme des Français, mais comme des Canadiens. Ainsi, le journal Le Canadien écrivait dans son édition du 21 mai 1831:

Il n'y a pas, que nous sachions, de peuple français en cette province, mais un peuple canadien, un peuple religieux et moral, un peuple loyal et amoureux de la liberté en même temps, et capable d'en jouir; ce peuple n'est ni Français, ni Anglais, ni Écossais, ni Irlandais, ni Yanké, il est Canadien. 

Dès 1805, les marchands anglais avaient proposé l'union des deux Canadas. C'est pour combattre ce mouvement que le journal Le Canadien fut fondé et aussi pour s'opposer aux idées du journal anglophone The Quebec Mercury. Le gouverneur James Henry Craig suspendit Le Canadien parce qu'il s'opposait au projet d'union des deux Canadas. Cette époque fut caractérisée par les conflits entre le gouverneur appuyé par les marchands anglais, et la majorité parlementaire francophone: querelles religieuses, velléités d'assimilation, crises parlementaires, guerre des «subsides», problèmes d'immigration, projet d'union politique, etc. 

En 1810, le gouverneur Craig fit parvenir une dépêche au gouvernement britannique dans laquelle il proposait une série de mesures afin de rétablir l'harmonie au sein du Bas-Canada.

Il fallait en venir à la «nécessité d'angliciser la province», de prévoir le «recours à l'immigration américaine massive pour submerger les Canadiens français», ainsi que l'obligation de posséder «des propriétés foncières importantes» pour être éligibles à l'Assemblée législative et surtout prévoir «l'union du Haut et du Bas-Canada pour une anglicisation plus certaine et plus prompte». Voici un extrait de la dépêche du gouverneur Craig:  

For many years, English representatives have scarcely made up a quarter of the total Assembly, and today out of fifty members representing Lower Canada, only ten are English. One could posit that this branch of government is entirely in the hands of illiterate peasants under the direction of several of their fellow countrymen whose personal importance, in contrast to the interests of the country in general, depends on the continuation of the current depraved system. [...]

The petitioners of Your Majesty cannot omit to note the excessive scope of political rights that have been granted to this population to the detriment of its fellow British subjects; and these political rights, at a time when the population feels its strength growing, have already given birth in the imagination of many to the dream of a distinct nation called the “Canadian nation.” [...]

The French inhabitants of Lower Canada, today distanced from their fellow subjects by their particularities and national prejudices, and ardently aiming to become, through the current state of affairs, a distinct people, would be gradually assimilated into the British population and with it merge into a people of British character and sentiment.
[Depuis nombre d'années, la proportion des représentants anglais n'a guère atteint un quart du nombre total de l'Assemblée et, à l'heure qu'il est sur cinquante membres qui représentent le Bas-Canada, dix seulement sont Anglais. On peut dire que cette branche du gouvernement est exclusivement entre les mains de paysans illettrés sous la direction de quelques-uns de leurs compatriotes, dont l'importance personnelle, en opposition aux intérêts du pays en général, dépend de la continuation du présent système vicieux. [...]

Les pétitionnaires de Votre Majesté ne peuvent omettre de noter l'étendue excessive des droits politiques qui ont été conférés à cette population, au détriment de ses co-sujets d'origine britannique; et ces droits politiques, en même temps que le sentiment de sa croissance en force, ont déjà eu pour effet de faire naître dans l'imagination de plusieurs le rêve de l'existence d'une nation distincte, sous le nom de «nation canadienne». [...]

Les habitants français du Bas-Canada aujourd'hui divisés de leurs co-sujets par leurs particularités et leurs préjugés nationaux, et évidemment animés de l'intention de devenir, grâce au présent état de choses, un peuple distinct, seraient graduellement assimilés à la population britannique et avec elle fondus en un peuple de caractère et de sentiment britanniques.]

James Henry Craig, qui fut surnommé par les Britanniques "the Little King", est resté pour les Canadiens l'un des gouverneurs les plus tyranniques de Québec. On a parlé de son mandat comme du «règne de terreur». Peu regretté, en raison des crises continuelles qu'il entretenait, il s'embarqua pour l'Angleterre en juin 1811 pour y décéder en janvier 1812.

Au cours de cette même période, les anglophones, pour leur part, ne se considéraient pas encore comme des Canadians. Ils s'affirmaient encore comme des Britons (en français: Bretons) — ce qui désignait alors les «Anglais» — et n'avaient d'autre appartenance qu'à la «nation britannique», pas du tout à la «nation canadienne». Le terme anglais de Canadians ne désignait qu'avec un certaine condescendance les Canadiens de langue française.

8.2 Le rôle des écoles

La première question à faire l'objet d'une lutte nationale fut la Loi de l'Institution royale de 1801. Le but de cette loi était de soumettre le système d'éducation au contrôle des autorités religieuses anglicanes anglaises par la création d'écoles gouvernementales («royales»), publiques et gratuites. Ce faisant, les fabriques paroissiales étaient remplacées par les écoles royales moyennant une taxe scolaire. Cette loi représentait la première prise en charge de l'éducation par l'État, bien que la contribution financière du gouvernement était réduite à la rémunération des maîtres.

Il faut dire que la situation scolaire à cette époque au Bas-Canada était tout simplement déplorable. Depuis l'établissement du Régime britannique, la population était devenue majoritairement analphabète, souffrait d'une grave pénurie de maîtres qualifiés et de manuels scolaires, sans compter que les parents refusaient de payer la taxe scolaire. Cette initiative de renouvellement de l'instruction publique, qui était due à l'évêque anglican de Québec (Jacob Mountain) et à l'administrateur du Bas-Canada (Robert Shores Milnes), demeura sans grand effet. Par exemple, entre 1801 et 1818, les écoles «royales» passèrent de 4 à 35, dont 11 seulement furent implantées en milieu francophone. En 1829, on comptait 84 écoles, mais la loi «des écoles de syndics» fit diminuer le nombre des «écoles royales», qui passa de 69 en 1832 à uniquement trois en 1846.

Soulignons que la hiérarchie catholique craignait comme la peste la création des écoles d'État gratuites, car elle avait en tête la hantise de l'assimilation. De plus, Hugh Finlay, directeur général des Postes et membre du Conseil législatif en 1789 craignait aussi de voir les Canadiens élire des députés canadiens qui constitueraient une assemblée mal adaptée à gouverner un pays commerçant et qui feraient des lois pour conserver le droit français et la coutume canadienne.  

Toutefois, la population francophone, soutenue par le clergé catholique, refusa d'envoyer ses enfants dans les écoles «royales» et, à l'occasion, n'hésita même pas à les brûler. Malgré les difficultés, les écoles se multiplièrent. En 1790, les Canadiens français ne possédaient qu'une quarantaine d'écoles pour quelque 160 000 habitants, soit une moyenne d'une école pour 4000 habitants, tandis que les Anglais en avaient 17 pour 10 000 habitants, soit une pour moins de 600 habitants. Quant au taux d'alphabétisation, il descendit jusqu'à 13 % en 1779, et même à 4 % en 1810, pour se relever lentement (entre les décennies 1820 et 1850) jusqu'à 27 % vers 1850. Les francophones prirent ainsi un retard qu'ils ne combleront qu'au XXe siècle, alors que le taux d'alphabétisation atteindra les 75 %, ce qui était considéré comme une «alphabétisation générale». Ce retard dramatique au point de vue scolaire fut, selon plusieurs historiens, surtout dû au refus opposé par le clergé au système scolaire proposé par le gouvernement britannique. 

À la suite des pressions intenses exercées par le clergé catholique, le Parlement du Bas-Canada adopta en 1824 la Loi des écoles de fabriques, destinée aux franco-catholiques. Cette loi modifiait considérablement le régime centralisé établi en 1801. C'étaient dorénavant les fabriques paroissiales, c'est-à-dire le curé et les marguillers, qui avaient la responsabilité de construire et d'administrer les écoles primaires. La paroisse devint l'unité fondamentale du système social de la province de Québec. En quelques années, la loi favorisa l'instauration de 48 écoles «de fabriques». Mais ce nombre parut nettement insuffisant, car en 1828 la plupart des enfants n'y avaient pas accès. En effet, plus de 90 % des enfants en âge de fréquenter l'école n'avaient pas d'écoles à leur disposition, faute d'argent dans la paroisse de résidence.

Afin de remédier aux problèmes des paroisses plus pauvres, l'Assemblée législative adopta en 1829 la Loi des écoles de syndics, qui prévoyait le versement aux communautés locales de subventions publiques dans le but de favoriser la construction de bâtiments scolaires, l'État assumant la moitié des coûts. Cependant, la loi scolaire exigeait aussi que les syndics élus dans chaque paroisse devaient rendre compte, deux fois par année, des activités de leurs écoles devant le Parlement du Bas-Canada. La loi prévoyait aussi la création d'écoles normales afin d'assurer une meilleure formation des enseignants; en même temps, était institué le poste d'inspecteur scolaire. Ces mesures tout à fait nouvelles se faisaient nécessairement au détriment du clergé local qui se voyait dépossédé de son implication en matière d'éducation. La Loi des écoles de syndics permit la construction de plus de 1500 écoles en quelques années.

Toutefois, la loi dut être abrogée en 1836 en raison du refus du Parlement de reconduire le budget annuel de fonctionnement. La plupart des écoles ouvertes depuis 1829 durent fermer leur porte. Pendant plus de six ans, la province du Bas-Canada fut laissée sans structure scolaire. La plupart des enseignants du Bas-Canada étaient des laïcs, car il n'y avait pas eu de nouvelles communautés religieuses enseignantes depuis la Conquête. La situation changera du tout au tout après l'Union de 1840 avec l'arrivée de communautés françaises et la fondation de communautés religieuses canadiennes. Peu à peu, les membres du clergé, tant chez les hommes que chez les femmes deviendront majoritaires dans les écoles, sauf au primaire où les laïcs resteront plus nombreux.

En 1846, une nouvelle loi apporta un certain apaisement à l'opposition scolaire dans les campagnes. Les commissaires d'écoles furent élus, tandis que les subventions gouvernementales demeurèrent proportionnelles à la cotisation (volontaire) des habitants.

8.3 L'influence des journaux

Fait significatif, dès le début du Régime britannique, les journaux furent bilingues. Le premier journal, fondé en juin 1764, s'appelait La Gazette de Québec / The Quebec Gazette (voir l'exemple du 24 juillet 1788). Sur les 14 titres créés entre 1764 et 1814, neuf le furent à Québec et cinq à Montréal. Cinq journaux étaient publiés en anglais, quatre en français et cinq étaient bilingues. La présence des journaux et des imprimeurs n'était possible que dans les seules villes de Québec et de Montréal en raison de la concentration des habitants et de leur taux d'alphabétisation.

Bien souvent, le texte anglais apparaissait en premier, le texte français en traduction en second; ou bien le texte anglais occupait la colonne de gauche, traditionnellement privilégiée, le français occupant celle de droite. Quoi qu'il en soit, la plupart de sujets choisis étaient puisés à même les journaux étrangers, presque exclusivement d'origine britannique ou américaine. Dans ces conditions, la version française était obligatoirement une traduction. On devine l'arrivée massive de la terminologie anglaise dans les journaux de l'époque. Cette pratique du bilinguisme dans les journaux se perpétuera jusqu'au XIXe siècle.   

En 1790, on ne comptait qu'une quarantaine d'agglomérations de plus de 1000 habitants. Sept villes avaient plus de 2000 habitants: Québec, Montréal, Trois-Rivières, L'Assomption, Berthier-en-Haut, Saint-Eustache et Varennes. Au tournant du XIXe siècle, la taille démographique de Montréal dépassera celle de Québec, tout en étant majoritairement anglophone.  

Entre 1815 et 1840, au moins 50 % des titres publiés dans la presse étaient en anglais, alors que les locuteurs de cette langue ne constituaient encore qu'environ 15 % de la population. De même, ce sont les anglophones qui fréquentaient les bibliothèques. Il n'est donc pas surprenant que les anglophones du Bas-Canada aient un taux d'alphabétisation et d'instruction plus élevé que celui des francophones. La plupart d'entre eux habitaient dans les villes et, étant de religion protestante, lisaient régulièrement la Bible.

8.4 Les partis politiques

Dans le domaine politique, les députés francophones devirent de plus en plus agressifs et se regroupèrent dans un parti politique, le Parti canadien, tandis que les anglophones se rassemblèrent dans le Tory Party (ou Parti loyaliste). Chaque groupe posséda son propre journal: Le Canadien (Parti canadien) et le Quebec Mercury (Tory Party) s'invectivaient à qui mieux mieux. Les antagonismes s'accrurent entre francophones et anglophones, et les débats s'envenimèrent. Le 27 octobre 1806, un certain Anglicanus attaquait les Canadiens en ces termes dans le Quebec Mercury:
 

This province is already too much a French province for an English colony. To unfrenchify it, as much as possible, if I can use this expression, should be the primary object. To oppose [French power] is a duty. To assist it...is criminal [...]. After forty seven years possession of Quebec it is time the Province should be English. [Cette province est déjà beaucoup trop française pour une colonie anglaise. La défranciser devrait, autant que possible, si je peux me servir de cette expression,  être notre premier objectif. Résister [au pouvoir des Français] est un devoir. Le soutenir est... criminel [... ]. Après quarante sept ans de possession du Québec, il est temps d'en faire une province anglaise.]
Les Britanniques réclamaient l'union des deux Canadas et parlaient ouvertement d'assimilation pendant que les Canadiens dénonçaient le favoritisme, la corruption et l'arbitraire du gouverneur et des Conseils. Les francophones exigeaient un Conseil législatif élu, le contrôle des dépenses gouvernementales, le maintien du régime seigneurial et menaçaient même de s'annexer aux États-Unis. Le gouverneur Craig tenta quelques coups de force et réussit à dissoudre arbitrairement certaines Chambres d'assemblée.

Francophones et anglophones s'installèrent pendant plusieurs années dans une intransigeance opiniâtre qui eut pour effet de paralyser totalement l'État. Lorsque les députés Louis-Joseph Papineau et Robert Nelson commencèrent à galvaniser le peuple excédé par la crise économique, l'inflation, le chômage, les épidémies de choléra, les mauvaises récoltes et le pourrissement politique, le conflit était mûr pour un affrontement armé.

8.5 La révolte des Patriotes

La décennie de 1830 fut propice en événements politiques dans le monde, notamment la montée des nationalités en Europe. Il était fréquent que les Canadiens français de l'époque puissent comparer leurs conditions coloniales au Bas-Canada avec la situation de dépendance ou d'émancipation en Pologne, en Italie, en Belgique, en Grèce, en Irlande, en Amérique du Sud, etc. La création de la Belgique en 1830 semblait présenter des problèmes politiques similaires à ceux rencontrés par les Canadiens français : conflits entre une Chambre haute et une Chambre basse, représentation égale et non proportionnelle, partage de la dette, droits des catholiques, confrontations entre deux langues, etc. Il convient de mentionner aussi la poussée du républicanisme américain tant au Bas-Canada qu'au Haut-Canada. Or, les Britanniques avaient espéré convaincre leurs anciennes colonies d'abandonner leur système de gouvernement démocratique en conservant au nord un système colonial monarchique et loyaliste. Au lieu de cela, la démocratie américaine s'étendit au Canada, surtout au Haut-Canada, avec l'arrivée de groupes importants d'immigrants américains qui menèrent les revendications pour une réforme.

- Les assemblées populaires

Les leaders des Patriotes tinrent des assemblées publiques et dénoncèrent les injustices, surtout le fait que le pouvoir soit entre les mains de la minorité anglophone. Londres prit position sur les 92 Résolutions des Patriotes de 1834, qui demandaient, entre autres, l'élection du Conseil législatif, la responsabilité ministérielle et le contrôle du budget par l'Assemblée. Le 6 mars 1837, la Chambre des communes de Londres rejeta en bloc celles des Patriotes; elle alla jusqu'à permettre au Conseil exécutif d'outrepasser l'autorité de la Chambre d'assemblée en matière budgétaire. Bref, Le ministre John Russel retirait à l'Assemblée le seul pouvoir qu'elle possédait: le vote des subsides. Pour lord Russel, il n'était pas question d'abandonner «the Province to the French Party».

En même temps, la détermination patriotique des Anglo-Montréalais monta d'un cran: des associations loyalistes furent créées pour dénoncer les prétentions déloyales des Canadiens français à la Royauté et à l'Empire. Le Doric Club, fondé par Adam Thom, fit beaucoup parler de lui par ce que cette association de loyalistes anglais étaient également un club social et une société armée qui tentaient de faire valoir des droits et des privilèges spéciaux pour les Anglais face à la «menace patriote». En février 1836, Adam Thom avait publié Anti-Gallic Letters («Lettres anti-gauloises»), un recueil d'écrits originellement parus dans le Montreal Herald sous le pseudonyme de Camillus entre septembre 1835 et janvier 1836, qu'il adressait au gouverneur Gosford.
 

Devant le cul-de-sac politique, les députés du Parti patriote optèrent pour une stratégie extra-parlementaire et organisèrent des assemblées populaires afin de débattre de leurs idées et de leurs revendications. Il y en a eu non seulement à Montréal et à Québec, mais aussi à la Malbaie, à Yamachiche, à Portneuf, à Saint-Ours-sur-Richelieu, etc. Considérant ces assemblées populaires comme dangereuses, le gouverneur Gosford finit par les déclarer illégales. Le 17 juin 1837, la proclamation de Gosford fut affichée partout. Celle-ci affirmait que les assemblées populaires constituaient une atteinte à la paix et visaient à retirer l'allégeance de la population à la monarchie. Pour assurer la paix et le bon ordre, le gouverneur interdit les publications séditieuses et les assemblées populaires.

Or, la proclamation du gouverneur contribua à dégrader un climat social déjà tendu. Les assemblées se poursuivirent de plus belle un peu partout dans toute la colonie du Bas-Canada. Devant la montée de l'agitation sociale jusque dans les dans les régions rurales, Gosford fit venir des renforts militaires des Maritimes. Au mois d'août 1837, il dissout l'Assemblée législative lorsque le Parti patriote refusa de voter son budget.

- La révolte armée

La révolte armée des Patriotes éclata à l'automne de 1837. Dès le mois d'octobre, toutes les troupes britanniques régulières furent retirées du Haut-Canada (Toronto) et transférées au Bas-Canada. Au mois de novembre, Gosford fit arrêter plusieurs partisans du chef du Parti patriote, Louis-Joseph Papineau, tandis que celui-ci fuyait aux États-Unis. La loi martiale fut décrétée au Bas-Canada, mais malade le gouverneur Gosford dut donner sa démission et retourner en Angleterre. Les pouvoirs furent alors assumés par le major général John Colborne, commandant des troupes britanniques au Canada.

Pendant ce temps, de nombreux imprimeurs, rédacteurs de journaux et libraires avaient joint les rangs des Patriotes : Duvernay de La Minerve, François Cinq-Mars qui avait fondé L'Aurore des Canadas et imprimé L'Abeille canadienne et Le Diable bleu; François Lemaître qui a imprimé Le Libéral, La Quotidienne, la Gazette patriotique, la Quebec Commercial List et Le Journal de médecine de Québec; Louis Perrault, imprimeur du Vindicator; Hiram-F. Blanchard qui, à Stanstead, publiait le Canadian Patriot dans son atelier; Silas-H. Dickerson qui publiait la British Colonist and St. Francis Gazette; Napoléon Aubin et Adolphe Jacquies du Fantasque; Jean-Baptiste Fréchette, propriétaire du Canadien; Robert Bouchette, rédacteur du Libéral; Boucher-Belleville de L'Écho du Pays de Saint- Charles; etc. Cette presse de la bourgeoisie de professions libérales et du Parti patriote déplut fortement au clergé qui voyait ainsi le pouvoir de la chaire contesté.

- La rébellion du Haut-Canada

Au même moment, le Haut-Canada vivait aussi ses soubresauts politiques avec les députés réformistes, très sensibilisés aux idéaux démocratiques des Américains. William Lyon Mackenzie était l'un des réformistes les plus radicaux au Haut-Canada. Lorsque la rébellion du Bas-Canada éclata à l'automne 1837, Francis Bond Head, le lieutenant-gouverneur du Haut-Canada, accepta d'envoyer les troupes britanniques établies à Toronto pour aider à réprimer la révolte patriote. Constatant l'absence des troupes régulières, Mackenzie et ses partisans saisirent l'armurerie de Toronto et organisèrent en décembre 1737 une marche armée sur Yonge Street. Les 800 "Patriots" de Mackenzie avaient décidé de renverser le gouvernement et de proclamer une république.

Quoi qu'il en soit, il faut rappeler que les rébellions du Bas-Canada et du Haut-Canada sont le résultat d'une suite d'escalades et de crises coloniales qui avaient commencé en 1810, alors que James Craig était gouverneur Craig, ainsi que d'un premier projet d'Union en 1811, suivi d'un second projet plus sérieux en 1822, puis d'un Comité de la Chambre des communes sur les affaires du Canada en 1828. Ces tergiversations du gouvernement britannique menèrent aux 92 Résolutions des Canadiens, à la Commission Gosford de 1835, ainsi qu'aux résolutions de lord Russell de 1837. Dans les faits, les rébellions sont davantage l'aboutissement d'une crise décennale mal gérée par les autorités britanniques et coloniales.

- La position du clergé

Durant toute la rébellion, le clergé catholique, qui savait où était ses intérêts, prêchait la loyauté, la soumission et la résignation. De même, tous les seigneurs, sauf Papineau, se rangèrent du côté du pouvoir. Cette lettre pastorale, datée du 24 octobre 1837, de Mgr Jean-Jacques Lartigue, alors évêque du district de Montréal (1821-1836), est révélatrice de cette attitude:

Que tout le monde, dit saint Paul aux Romains, soit soumis aux puissances qui viennent de Dieu. Et c'est lui qui a établi toutes celles qui existent. Celui donc qui s'oppose aux puissances résiste à l'ordre de Dieu. Et ceux qui résistent acquièrent pour eux-mêmes la damnation. Le prince est le ministre de Dieu pour procurer le bien. Et comme ce n'est pas en vain qu'il porte le glaive, il est aussi son ministre pour punir le mal. Il vous est donc nécessaire de lui être soumis non seulement par crainte du châtiment, mais aussi par un devoir de conscience. [...] Et vous devez voir à présent que nous ne pouvions, sans blesser nos devoirs et sans mettre en danger notre propre salut, omettre d'éclairer votre conscience d'un pas si glissant.

C'est ainsi que, lors d'un sermon prononcé dans l'église de Sainte-Anne-des-Plaines (ville à environ 40 km au nord de Montréal), le dimanche 11 novembre 1838, le curé Isidore Poirier faisait ainsi connaître la position de l'Église catholique : 
 

Vous ne sauriez ignorer, mes frères, quels sont les devoirs que vous devez rendre à César, c'est-à-dire au roi, ou à la puissance souveraine; depuis un an surtout, on vous les a expliqués amplement... Cependant comme il y a encore parmi vous des têtes dures, qui font semblant de ne rien comprendre, pour se livrer sans remords à la fureur de leurs passions, je profite de ces dernières paroles de notre évangile, pour vous remettre de nouveau sous les yeux la vérité sous tout son jour. [...]

Rappelez-vous encore ce que notre évêque nous a écrit l'année dernière. Je vais vous en répéter quelques mots... Tous ceux qui meurent les armes à la main contre leur souverain sont réprouvés de Dieu et condamnés à l'enfer. L'Église a tant d'horreur d'une insurrection qu'elle refuse d'enterrer dans les cimetières ceux qui s'en rendent coupables; qu'on ne peut être absous, ni recevoir aucun autre sacrement, sans faire un énorme sacrilège. [...]

C'est vous, au contraire, patriotes insensés, qui voulez, malgré le gouvernement, détruire notre sainte religion sous le prétexte mensonger de la rétablir. Quoi! Vous dites que vous êtes attachés à votre patrie, que vous travaillez pour le soutien de la religion et par le plus fanatique et le plus aveugle de tous les entêtements, vous détruisez la patrie et la religion. Vous forcez le gouvernement de brûler les églises, les villages et les campagnes; vous vous vantez d'être des patriotes religieux et vous ne parlez que de tuer, fusiller, massacrer les prêtres, les évêques, et tout ce qu'il y a dans le pays de citoyens respectables. Quel affreux patriotisme! Quelle affreuse religion! L'enfer a-t-il jamais inventé rien de plus horrible, de plus exécrable?

Pauvres brebis égarées... entrez dans la voie de la soumission et de la subordination aux autorités légitimes; rendez à César ce qui appartient à César; soyez obéissants, respectueux, soumis et reconnaissants envers les puissances que Dieu a établies pour vous gouverner.

Ce genre de discours alors que le pays était encore en pleine effervescence insurrectionnelle ne pouvait que terroriser le bon peuple.

- L'échec des rébellions

Les troupes rebelles du Bas-Canada ne pouvaient faire le poids devant l'imposante force militaire coloniale, sous les ordres de John Colborne, complétée par un grand nombre de miliciens orangistes loyaux venant du Haut-Canada.
 

Comme il fallait s'y attendre, l'armée britannique écrasa rapidement la rébellion en répandant la terreur, en pillant et en brûlant plusieurs villages, dont Saint-Eustache (à 20 km au nord-ouest de Montréal). Des paroisses entières furent pillées et brûlées par les troupes et les volontaires de Colborne, en toute impunité. De plus, le 21 avril 1838, le Conseil spécial suspendit par une ordonnance l'habeas corpus dont bénéficiaient les sujets britanniques, c'est-à-dire le droit de ne pas être emprisonné sans jugement. Dès lors, les autorités coloniales purent détenir les habitants sans mandat. Puis du 5 au 24 novembre 1838, le Conseil spécial adopta onze ordonnances pour retirer les droits élémentaires à tous ceux qui ne partageaient pas les convictions politiques de la minorité loyale.

Pire, l'ordonnance du 8 novembre permettait aux autorités de faire comparaître n'importe quel civil devant une cour martiale, même en temps de paix. Parmi les 855 Canadiens français arrêtés, 108 furent accusés de haute trahison». De ces derniers, 58 furent déportés en Australie et 12 furent pendus à la prison au Pied-du-Courant à Montréal, le 15 février 1839.

Mais la rébellion du Haut-Canada fut brève et, par comparaison avec celle du Bas-Canada, les conséquences pour la population furent minimes. William Lyon Mackenzie fut emprisonné aux États-Unis où il s'était enfui et Bond Head fut rappelé en Angleterre. Une amnistie permit à Mackenzie de rentrer au Canada en 1849, où il devint membre de l'Assemblée législative du Canada-Uni de 1851 à 1858. En somme, bien que le Haut-Canada ait été le théâtre d'affrontements similaires au Bas-Canada, seul ce dernier subit les mesures d'exception décrétées par le gouvernement colonial, lesquelles violaient les règles les plus fondamentales du constitutionnalisme britannique.

Au Bas-Canada, le régime de la loi martiale a été proclamé, dans le district de Montréal, du 5 décembre 1837 au 24 avril 1838, et du 4 novembre 1838 au 24 août 1839. Or, selon les lois britanniques de l'époque, toute loi martiale ne devait être en vigueur tant que la guerre durait ("while war is still raging") et elle devait être abrogée dès que cessaient les hostilités. Dans le cas du Bas-Canada, la loi martiale fut imposée pendant quinze mois, alors que l'insurrection n'avait duré que quelques jours. Pour certains historiens, dont F. Murray Grenwood, les procédures de la Cour martiale en 1838 et 1839 dans le Bas-Canada, constitueraient «le pire exemple, dans l'histoire du Canada, de l'abus de l'appareil judiciaire» (cité par J.-M. Fecteau, 1987).

Plusieurs raisons ont été avancées pour expliquer l'échec des rébellions.

(1) Les dissensions et le manque évident d'unanimité dans le mouvement des patriotes (ou des "patriots") constituent la première raison de l'échec; il y avait des patriotes réformistes, des patriotes radicaux et des patriotes républicains.

(2) Il y eut aussi de nombreuses oppositions à la position des patriotes: les seigneurs, le clergé, la population «ordinaire», les loyalistes, le gouvernement colonial, les députés londoniens, etc.

(3) Une troisième raison fut le manque de moyens financiers et militaires, dont le manque d'armes et de munitions, sans oublier l'absence d'encadrement militaire.

(4) À cela s'ajoute le manque d'appuis extérieurs; ceux qui devaient ou pouvaient venir ne vinrent pas; en France, on ne pouvait pas comprendre que Papineau puisse vouloir d'une indépendance aidée par les États-Unis au risque voir réduire la langue et la culture françaises.

(5) La dernière raison, et non la moindre, était la formidable puissance militaire des Britanniques qui possédaient la plus grande armée du monde; les cuillères fondues en balles, les vieux fusils de chasse et les faux ne pouvaient rivaliser avec une armée bien équipée et bien expérimentée.  

Pendant la rébellion bas-canadienne, à Londres, lord Russel proposait de suspendre la Constitution de 1791 et de mettre en place un gouverneur en conseil comme forme de pouvoir provisoire et d'envoyer lord Durham avec mission d'enquêter sur la situation des provinces britanniques d'Amérique du Nord. John George Lampton (1792-1840), premier comte de Durham, était un noble anglais immensément riche. Il parlait un français impeccable et était ouvert aux idées républicaines et aux minorités.   

8.6 Le rapport Durham et la politique d'assimilation
 

Dépêché d'urgence par Londres, lord Durham débarqua à Québec le 27 mai 1838 en ayant pour mission d'enquêter et de faire rapport sur la situation au Canada. La société française qu'il connaît est celle de la France contemporaine, celle de la Révolution, de Napoléon et de la Restauration. Sa perception à l'égard des Canadiens de langue française ne pouvait pas être très positive. Alors que la France avait changé non seulement dans ses valeurs sociales et religieuses, mais aussi dans sa langue, sa phonétique et son accent, bref dans sa manière de parler le français, la langue parlée par les Canadiens n'ont guère impressionné ce riche lord anglais. La «province of Quebec» lui paraissait rétrograde par sa langue, par la soumission des représentants d'une Église catholique provincialiste encore attachée à l'ancien Régime français d'avant la Révolution. Cette mentalité passéiste des habitants francophone de la colonie ne pouvait que choquer ce noble Anglais qui voyait dans les Canadiens des attardés n'ayant pas renoncé à leur passé «Nouvelle-France».

On ne peut que rappeler ces mots de lord Durham sur les francophones du Canada qui étaient restés «une société vieille et retardataire dans un monde neuf et progressif»:

Les Canadiens français sont restés une société vieille et retardataire dans un monde neuf et progressif. En tout et partout, ils sont demeurés français, mais des Français qui ne ressemblent pas du tout à ceux de France. Ils ressemblent aux Français de l'Ancien Régime.

Lors Durham parcourut les deux Canadas, discuta avec le réformiste Robert Baldwin à Toronto, séjourna quelques jours au manoir du riche commerçant Edward Ellice à Beauharnois, subit patiemment les doléances des marchands anglais de Montréal, etc. Il décida d'abolir le régime seigneurial sur l'île de Montréal, créa un corps de police, forma plusieurs commissions chargées d'enquêter sur les institutions municipales, l'éducation et les terres de la Couronne. Lord Durham recourut aux services d'Adam Thom, le rédacteur en chef du Montreal Herald, qui détestait les Canadiens, à titre de conseiller sur les questions municipales. Toutefois, lord Durham n'a jamais cherché à entrer en contact avec les représentants canadiens. D'après le premier secrétaire de Durham, Charles Buller (1806-1848), son opinion sur les Canadiens était déjà fixée avant même d'arriver à Québec. Voici ce qu'il écrivit en 1840 à propos de lord Durham:

Dès le départ, Lord Durham prit une position résolue sur la question, il vit l'esprit malicieux et étroit qui logeait au cœur de toutes les actions des Canadiens français ; et s'il était disposé à rendre justice et à pardonner aux individus, il prit le parti de n'accorder aucun crédit à leurs absurdes prétentions raciales. Son unique objectif était de rendre le Canada véritablement britannique.

Pour Durham, aucune concession ne pouvait satisfaire les rebelles canadiens-français. Au contraire de lord Durham, qui selon lui «en voulait trop aux Canadiens français en raison de leur récente insurrection», Charles Buller était bien disposé à leur égard; il croyait plutôt que de «longues années d'injustice» et «la déplorable ineptie de [la] politique coloniale» britannique les avaient poussés à se rebeller. Assisté d'abord par Charles Buller et d'un expert en colonisation, Edward Gibbon Wakefield (1796-1862), ainsi que par un commissaire adjoint, sir Richard Davies Hanson, Durham rédigea son rapport en un temps record. Dans les faits, c'est son secrétaire, Charles Buller, qui a rédigé la plus grande partie du rapport, même si c'est lord Durham qui en assumait la responsabilité.

Au lieu de proposer une analyse juste de la situation au Canada, lord Durham reprit simplement la vision condescendante de l'oligarchie loyale. Il n'a jamais reconnu un quelconque bien-fondé des arguments présentés par les partis réformistes qui désiraient modifier en profondeur les institutions de la colonie. S'il a pu appréhender les faiblesses de la Constitution anglaise de 1791, il n'a pas été capable ni même tenté de comprendre les revendications démocratiques des Patriotes et des Canadiens français. Durham n'a jamais compris que le Conseil législatif du Bas-Canada était une structure essentiellement anglophone, non élue, et la principale cause des revendications des réformistes. Il a encore moins compris que la dimension républicaine et anticoloniale des doléances des Patriotes, ni la colère du peuple contre une élite seigneuriale qui, dans un contexte de rareté des terres, abusait de ses privilèges.

Pour Durham, le gouvernement impérial serait dans l'erreur s'il prenait au sérieux les doléances des dirigeants canadiens qui font référence à la «liberté des peuples» du Nouveau Monde, sinon au modèle américain. À ses yeux, les Canadiens étaient dirigés par des «fourbes» qui manipulaient une population «amorphe» et «décidément inférieure aux colons anglais». Les revendications des «rebelles» ne méritaient même pas, selon lui, qu'on s'y attarde. Par contre, les réformes demandées par les marchands anglais lui semblaient appropriées: l'octroi du gouvernement responsable, puis l'union du Haut et du Bas-Canada.

Son rapport à l'appui, lord Durham allait préconiser une série de mesures assimilatrices. On aurait intérêt à lire à ce sujet quelques-unes des recommandations de lord Durham reproduites dans le texte ci-joint (cliquer ici, s.v.p.). L'objectif final est clair:
 

Sans opérer le changement ni trop vite ni trop rudement pour ne pas froisser les esprits et ne pas sacrifier le bien-être de la génération actuelle, la fin première et ferme du Gouvernement britannique doit à l'avenir consister à établir dans la province une population de lois et de langue anglaises, et de n'en confier le gouvernement qu'à une Assemblée décidément anglaise.

D'après Durham, le fait de mettre les francophones dans un état de subordination politique et démographique devait permettre de les angliciser et d'assurer une majorité anglaise, donc loyale à Sa Majesté britannique. D'où la nécessité de peupler rapidement le Bas-Canada de «loyaux sujets de Sa Majesté» et d'unir les deux Canadas, voire de former ultérieurement une fédération de toutes les colonies britanniques de l'Amérique du Nord dans laquelle les Canadiens de langue française seraient définitivement mis en état de minorisation (sujétion).

Durham considérait que les différences ethniques et linguistiques étaient à l'origine des difficultés dans le Bas-Canada et que laisser subsister ces différences ne ferait qu'aggraver la situation. Il a choqué les Canadiens français pour avoir affirmer que «c'est un peuple sans histoire et sans littérature»:
 

There can hardly be conceived a nationality more destitute of all that can invigorate and elevate a people, than that which is exhibited by the descendants of the French in Lower Canada, owing to their retaining their peculiar language and manners. They are a people with no history, and no literature. The literature of England is written in a language which is not theirs; and the only literature which their language renders familiar to them, is that of a nation from which they have been separated by eighty years of a foreign rule, and still more by those changes which the Revolution and its consequences have wrought in the whole political, moral and social state of France [On ne peut guère concevoir nationalité plus dépourvue de tout ce qui peut vivifier et élever un peuple que les descendants des Français dans le Bas-Canada, du fait qu'ils ont gardé leur langue et leurs coutumes particulières. C'est un peuple sans histoire et sans littérature. La littérature anglaise est d'une langue qui n'est pas la leur ; la seule littérature qui leur est familière est celle d'une nation dont ils ont été séparés par quatre-vingts ans de domination étrangère, davantage par les transformations que la Révolution et ses suites ont opérées dans tout l'état politique, moral et social de la France.]

Pourtant, lord Durham avait raison sur cet aspect de l'Histoire, car la colonisation avait été en partie responsable de la situation peu enviable des francophones. En effet, l'histoire des Canadiens avait été celle de la France, puis celle de la Grande-Bretagne. C'est la Couronne britannique qui avait contribué à donner à l'Église catholique une plus grande importance politique et identitaire, ce que Durham trouvait rétrograde. Les Canadiens n'avaient ni historiens, ni écrivains, ni dramaturges pour raconter leur passé: c'était bel et bien une triste réalité.

Le «grand réveil» allait se produire après la publication du rapport de Durham, avec l'arrivée de l'historien François-Xavier Garneau (Histoire du Canada, 1845), des écrivains Pierre-Joseph-Olivier Chauveau (Charles Guérin, 1846), Georges de Boucherville (Une de perdue, deux de trouvées, 1849), Philippe-Aubert de Gaspé (Les Anciens Canadiens, 1863), ainsi que des célèbres poètes Octave Crémazie (1827-1879) et Louis Fréchette (1839-1908). L'historien Garneau sera celui qui aura une influence déterminante, car c'est lui qui façonnera ou magnifiera les personnages historiques dans l'imaginaire québécois. De plus, ses thèses patriotiques seront reprises par l'abbé Henri-Raymond Casgrain (1831-1904), l'abbé Lionel Groulx (1878-1967) et l'historien Guy Frégault (1918-1977). Toute l'histoire des francophones du Québec sera définie pour longtemps comme une «Bible», contre laquelle il ne faudra pas déroger, grâce au premier historien F.-X. Garneau.

Ainsi, l'échec de la rébellion de 1837-1838 allait entraîner des conséquences déterminantes pour le développement de la société canadienne-française. Profondément déçus et humiliés, les habitants se replièrent davantage sur eux-mêmes et se résignèrent à leur sort. Pendant plus d'un siècle, ils se retranchèrent dans la soumission, la religion, l'agriculture et le conservatisme. En réalité, les Britanniques ne pouvaient pas prévoir la réaction de défense et d'identité de la part des Canadiens de langue française, ni leur réveil pour conserver leur culture et leur langue.

8.7 L'Union politique du Haut-Canada et du Bas-Canada
 

En juillet 1840, le Parlement britannique dota ses colonies du Haut-Canada et du Bas-Canada d'une nouvelle constitution. Ce fut l'Acte d'Union. Le titre complet en anglais était le suivant: The Union Act, 1840, An Act to reunite the Provinces of Upper and Lower Canada and for the Government of Canada, Statutes of Great Britain (1840) 4 Vict., chapter 35.

Cette loi abolissait les deux colonies et leur assemblée législative, qui existaient depuis l'Acte constitutionnel de 1791. La nouvelle loi constitutionnelle créait une seule colonie sous l'administration d'un gouverneur-général. Le pouvoir législatif était détenu par le Parlement de la «Province of Canada», comprenant l'Assemblée législative (chambre basse, élue) et le Conseil législatif (chambre haute, nommée). La nouvelle colonie, la «Province of Canada», fut proclamée le 10 février 1841.

Par voie de conséquence, le Haut-Canada et le Bas-Canada n'existaient plus, mais l'appellation «Bas-Canada» se perpétuera jusqu'au XXe siècle par les Canadiens français.

9 L'état de la langue française sous le Régime britannique

Dans le domaine de la langue elle-même, le français du Canada ne subit plus de dirigisme de la part des élites françaises puisque celles-ci avaient regagné la France. En même temps, les Canadiens ne purent connaître les nombreuses transformations linguistiques qui ont lieu en France, notamment après la révolution de 1789. Or, la Révolution entraîna la montée de nouvelles classes sociales, qui introduisirent peu à peu leurs normes. Les francophones du Canada ne se plièrent pas aux nouveaux usages parce qu'ils ne les connaîtront que plusieurs décennies plus tard.   

Dans les circonstances, le français d'Amérique commença à évoluer dans un sens différent de celui d'Europe. Certains particularismes phonétiques et lexicaux, apportés par les colons des XVIIe et XVIIIe siècles, et qui avaient tout de même survécu malgré l'implantation du français commun, réapparurent, libres désormais de toute entrave. En même temps, la langue des Canadiens français s'imprégna de fortes influences normandes et poitevines, en raison de l'important apport démographique de ces deux provinces de France. Parallèlement, son caractère populaire s'accentua, alors que les emprunts à l'anglais commencèrent à s'introduire en grand nombre.

9.1 Un français différencié

Aussi, il n'est pas surprenant de constater que, dès le début du XIXe siècle, les différences entre le français de France et celui du Canada étaient déjà très prononcées. Lorsqu'on lit les témoignages relatifs à cette époque du régime britannique, il n'est plus question de «pureté» de la langue chez les Canadiens français. En 1803, Constantin-François de Volney (1757-1820), un voyageur français venu au Canada, écrivait:
 

Le langage des Canadiens de ces endroits n'est pas un patois comme on me l'avait dit, mais un français passable, mêlé de beaucoup de locutions de soldats.

Le français des Canadiens était alors devenu un français... «passable». Il s'agit là d'une des premières remarques dépréciatives sur le parler des Canadiens. Et ce ne sera pas la seule!

En 1806, vint au Bas-Canada un voyageur anglais du nom de John Lambert (v. 1775 - 1820). Il y demeura en 1806 et en 1807, et visita Québec, Montréal, ainsi que les agglomérations situées entre ces deux villes. Connaissant le français, Lambert s'est attaché à décrire les us et coutumes de la population des villes et des campagnes qu'il visitait. Après un séjour aux États-Unis, il revint à Québec en 1809 pour repartir presque immédiatement pour Londres. L'année suivante, il fit paraître en trois volumes ses célèbres Travels, dont le long titre témoigne du caractère descriptif de l'œuvre: Travels through Lower Canada, and the United States of North America, in the years 1806, 1807, and 1808, to which are added, biographical notices and anecdotes of some of the leading characters in the United States ; and of those who have, at various periods, borne a conspicuous part in the politics of that country. Son œuvre fut publiée en français en 2006 sous le titre de Voyage au Canada dans les années 1806, 1807 et 1808, à Québec aux Éditions du Septentrion. Voici quelques commentaires dignes d'être mentionnés (en traduction française):

Les Français sont en nette majorité à la Chambre d'Assemblée. Par conséquent, les interventions se font le plus souvent en français. En effet, tous les membres anglais comprennent et parlent cette langue, alors que très peu de membres français ont la moindre connaissance de l'anglais. [...]

Un curieux jargon a cours sur le marché, entre les Français qui ne comprennent pas l'anglais et les Anglais qui ne comprennent pas le français. Chacun essaie de rencontrer l'autre à mi-chemin, dans sa propre langue; de cette manière, ils réussissent à se comprendre mutuellement au moyen de tournures boiteuses. Les échanges entre les Français et les Anglais ont forcé les premiers à intégrer de nombreux anglicismes dans leur langue, ce qui, pour un étranger arrivant d'Angleterre et ne parlant que le français d'école, est au début assez déconcertant. Les Canadiens ont eu la réputation de parler le français le plus pur; mais je mets en doute qu'ils le méritent à l'heure actuelle. [...]

Avant la conquête du pays par les Anglais, les habitants étaient réputés pour parler un français aussi pur et aussi correct que dans l'ancienne France. Depuis lors, ils ont adapté beaucoup d'anglicismes dans leur langue et ont aussi plusieurs expressions désuètes, qui doivent probablement provenir de leurs contacts avec les nouveaux colons. Pour froid, ils prononcent frète. Pour ici, ils prononcent icite. Pour prêt, ils prononcent parré —  en plus de plusieurs autres mots désuets dont je ne me souviens pas à présent.

Une autre pratique corrompue très commune parmi eux, c'est de prononcer les lettres finales de leurs mots, ce qui est contraire à la tradition du français européen. Cela doit peut être aussi avoir été acquis au cours des communication durant cinquante ans avec les colonisateurs britanniques; sinon, ils n'ont jamais mérité l'éloge de parler un français pur. 

John Lambert était un voyageur et un aquarelliste, pas un spécialiste de la langue; il ignorait que les traits qu'il remarquait chez les Canadiens (frète, icitte, paré, lettres finales) n'étaient pas dus à l'influence des colons britanniques, mais provenaient d'archaïsmes phonétiques et lexicaux en usage dans la France des deux siècles précédents. 

À partir du début du XIXe siècle, le ton semble être donné quant à la perception qu'auront les voyageurs sur la langue des Canadiens. Entre 1810 et 1900, les historiens ont relevé 47 témoignages de voyageurs ayant fait des commentaires sur la langue parlée par les Canadiens. Ces appréciations seront toutes négatives! Ainsi, en une quarantaine d'années, les éloges sur la langue des Canadiens ont fait place aux critiques dépréciatives. Que s'est-il donc passé? Les Canadiens auraient-ils changé leur langue aussi rapidement? En fait, leur langue n'a justement que fort peu changé, elle est restée assez similaire à celle de l'Ancien Régime. Par contre, la langue des Français, elle, a été modifiée considérablement, notamment avec la Révolution (1789) et la montée des nouvelles classes sociales. À Paris, sous la Restauration (entre 1814 et 1830), le style soutenu (ou discours public) de la bourgeoisie avait définitivement supplanté le style familier (ou bel usage) de la cour et des salons, alors qu'au Canada seul le style familier avait survécu.

Au Canada, quelques hommes de lettres se mirent à rédiger des glossaires sur les mots «vulgaires» ou «bizarres», les «locutions vicieuses» et les anglicismes employés par les gens du peuple. À titre d'exemple, le premier maire de Montréal, de 1833 à 1836, Jacques Viger (1787-1858), un nationaliste engagé auprès du célèbre homme politique que fut Louis-Joseph Papineau (1786-1871), entreprit en 1810 la rédaction d'une œuvre qu'il ne publia jamais, mais dont le titre en est très significatif: Néologie canadienne ou Dictionnaire des mots créés en Canada et maintenant en vogue, des mots dont la prononciation et l'orthographe sont différents de la prononciation et orthographe française, quoique employés dans une acceptation semblable ou contraire, et des mots étrangers qui se sont glissés dans notre langue.

9.2 Un français déjà anglicisé

Dans le journal L'Aurore du 17 juillet 1817, un lecteur, qui signait «Un Québécois», s'indignait des corruptions langagières et des anglicismes utilisés dans la langue parlée des Canadiens: 
 

Les anglicismes et surtout les barbarismes sont déjà si fréquents qu'en vérité je crains fort que bientôt nous ne parlions plus la langue française, mais un jargon semblable à celui des îles Jersey et Guernesey.

Voyageant en Amérique, Alexis de Tocqueville (1805-1859), penseur politique, homme politique, historien et écrivain français, vint passer quelques jours au Bas-Canada en août 1831. Ses écrits comptent de nombreuses pages consacrées à la population, à la destinée historique et à la situation politique et culturelle du Bas-Canada dans l'Empire britannique. Il fut particulièrement frappé par l'influence de la langue anglaise dans la vie des Canadiens. Après avoir lu le seul journal francophone, Le Canadien, Tocqueville écrivit: «En général, le style de ce journal est commun, mêlé d'anglicismes et de tournures étrangères.» Ayant assisté à une plaidoirie dans un tribunal de Québec, il fit en 1831 cet étrange commentaire (Voyages en Sicile et aux États-Unis):
[...] L'avocat de la défense se levait avec indignation et plaidait sa cause en français, son adversaire lui répondait en anglais. On s'échauffait de part et d'autre dans les deux langues sans se comprendre sans doute parfaitement. L'Anglais s'efforçait de temps en temps d'exprimer ses idées en français pour suivre de plus près son adversaire; ainsi faisant parfois celui-ci. Le juge s'efforçait tantôt en anglais, tantôt en français, de remettre de l'ordre. Et l'huissier criait: Silence! en donnant alternativement à ce mot la prononciation anglaise et française. [...]

Les avocats que je vis là et qu'on dit les meilleurs au Québec ne firent preuve de talent ni dans le fond des choses ni dans la manière de dire. Ils manquent particulièrement de distinction, parlent français avec l'accent normand des classes moyennes. Leur style est vulgaire et mêlé d'étrangetés et de locutions anglaises. Ils disent qu'un homme est chargé de dix louis. — Entrez dans la boîte, dirent-ils au témoin pour lui indiquer de se placer dans le banc où il doit déposer. L'ensemble du tableau a quelque chose de bizarre, d'incohérent, de burlesque même.  [...]

Le fond de l'impression qu'il faisait naître était cependant triste. Je n'ai jamais été plus convaincu qu'en sortant de là que le plus grand et plus irrémédiable malheur pour un peuple c'est d'être conquis.

Il remarqua également que les Anglais et les Canadiens formaient deux sociétés distinctes au Canada et il est frappé par l'omniprésence de l'anglais dans l'affichage à Montréal:

Les villes, et en particulier Montréal (nous n'avons pas encore vu Québec), ont une ressemblance frappante avec nos villes de province. Le fond de population et l'immense majorité est partout française. Mais il est facile de voir que les Français sont le peuple vaincu. Les classes riches appartiennent pour la plupart à la race anglaise. Bien que le français soit la langue presque universellement parlée, la plupart des journaux, les affiches, et jusqu'aux enseignes des marchands français sont en anglais. Les entreprises commerciales sont presque toutes en leurs mains. C'est véritablement la classe dirigeante au Canada.
Pour ce qui est de la ville de Québec, Tocqueville écrivait encore: «Toute la population ouvrière de Québec est française. On n'entend parler que du français dans les rues. Cependant, toutes les enseignes sont anglaises.» Alexis de Tocqueville remarqua aussi que les membres du clergé parlaient ce qui lui paraissait comme un français  très correct:
Tous les ecclésiastiques que nous avons vus sont instruits, polis, bien élevés. Ils parlent le français avec pureté. En général, ils sont plus distingués que la plupart de nos curés de France.

Tocqueville rapporte aussi ce témoignage d'un anglophone:

Ce qui maintient surtout votre langue ici, c'est le clergé. Le clergé forme la seule classe éclairée et intellectuelle qui ait besoin de parler français et qui le parle avec pureté

Malgré la sympathie qu'il affichait à l'endroit des Canadiens, de Tocqueville croyait qu'ils étaient voués inéluctablement à devenir minoritaires dans une Amérique du Nord massivement anglaise. «Ce sera une goutte d'eau dans l'océan», prédisait-il au sujet des Canadiens français. Rappelons aussi que l'analphabétisme des Canadiens caractérise cette période. Les projets de créations d'écoles publiques, généralement teintées de visées assimilatrices, se heurtèrent à une vive opposition de la part du clergé catholique.

9.3 L'évolution du français de France

Il ne faut pas oublier que, si le français du Canada se différenciait, c'est surtout parce que le français de France avait évolué considérablement entre 1760 et 1810. Or, ces changements n'ont pas été connus au Canada avant le milieu du XIXe siècle. En voici quelques exemples:

- la prononciation ouè [wè] passa à oua [wa]: pwère devint pware (poire); ainsi que pour les mots du même type (poisson, boisson, voir, croire, etc.);
- la prononciation [è] passa à [wa]: dret devint drwat (droit), ainsi que pour adret (adroit), etret (étroit), endret (endroit), neyer (noyer), etc.):
- la prononciation en [eu] devint [ü]: hureux devint heureux, ucharistie devint eucharistie, etc.
- la prononciation [é] passa à [è]: pére > père, mére > mère, frére > frère, lumiére > lumière, biére > bière, etc.
- la prononciation [ar] passa à [èr]: parte > perte, sarviette > serviette, etc.  

Ces changements dans la langue française ne furent pas les seuls et ils ont creusé un écart considérable entre le français canadien et le français européen. Par le fait même, les voyageurs étrangers percevront ces différences comme «archaïques», «provinciales», «populaires», voire «paysannes». Autrement dit, si le parler des Canadiens n'avait pas beaucoup changé depuis la fin du Régime français, celui des Français de la région parisienne avait été considérablement modifié, surtout après la révolution de 1789 et encore plus sous la Restauration (1814-1830). Les prononciations qui avaient cours sous l'Ancien Régime ne réussirent à se maintenir que dans certaines provinces de France et certaines classes sociales populaires de Paris, mais aussi dans la plupart des colonies antillaises (Martinique et Guadeloupe) et celles de l'océan Indien (La Réunion, Maurice et Seychelles). 

De plus, le vocabulaire français avait subi en France de grands bouleversements en raison des nouvelles réalités politiques et sociales. Tout le vocabulaire politique administratif s'est modifié avec la disparition des mots relatifs à l'Ancien Régime et la création de mots nouveaux ou employés avec un genre nouveau. Mais le français européen ne fut pas envahi par des mots «populaires». Après tout, c'est la bourgeoisie qui dirigeait les assemblées délibérantes, qui orientait les débats, qui alimentait les idées révolutionnaires et qui contrôlait le pouvoir dont le peuple était écarté. Ces divers changements n'ont été connus au Canada que tardivement.

À partir de 1763, la Nouvelle-France n'est plus française, mais en 1783 la Nouvelle-Angleterre ne sera plus anglaise. L'Europe parlait français, mais l'anglais allait devenir la langue dominante de l'Amérique du Nord. Près d'une décennie avant lord Durham (1839-1840), le Français Alexis de Tocqueville (1805-1859) et beaucoup d'autres étaient convaincus de la disparition prochaine des Canadiens français.

Au cours de la période s'étendant de 1763 jusqu'en 1840, l'administration de la colonie n'a pas été exempte d'erreurs. En effet, les autorités britanniques de la Métropole, pourtant fières de leur  démocratie parlementaire, ont conçu une Chambre d'assemblée au Canada où seuls les protestants pouvaient voter. Elles ont accordé au gouverneur et à l'Exécutif une liste civile qui les mettait à l'abri de la volonté populaire. En minimisant le principe «pas de taxe sans représentation» ("no taxation without representation"), les dirigerants britanniques ont fait en sorte d'accaparer presque tous les postes au Conseil législatif en étant bien conscients qu'une telle opération allait paralyser la vie politique de la colonie et faisait d'eux les protagonistes du système machiavélique qui consistait à «diviser pour régner». Lors de la révolte des Patriotes, les Britanniques ont institué une cour martiale, plutôt qu'un cour civile, pour juger les individus accusés de «trahison»; ils leur ont refusé des avocats francophones sous le prétexte que des rebelles ne pouvaient défendre des rebelles. Jamais les Britanniques n'auraient bafoué de la sorte leur propre système démocratique en Grande-Bretagne. Une telle attitude de la part des autorités britanniques témoignait de la volonté d'assimiler la population. Néanmoins, contre toute attente, les Canadiens du Bas-Canada survécurent. Ce fut l'histoire du siècle et demi suivant.


Dernière mise à jour: 24 octobre, 2024


Histoire du français au Québec

 


(1) La Nouvelle-France
(1534-1760)

 

(2)
Le régime britannique (1760-1840)

 

(3)
L'Union et la Confédération (1840-1960)

 

(4)
La modernisation du Québec (1960-1981)

 

(5)
Réorientations et nouvelles stratégies (de 1982 à aujourd'hui
)
 

(6)
Bibliographie générale

 


Histoire de la langue française



 

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