|
La colonie française de l'Île-Royale(Louisbourg)1713-1758 |
Avis: cette page a été révisée par Lionel Jean, linguiste-grammairien.
Plan de l'article
|
|
REMARQUE 1: Théoriquement, la colonie de l'Île-Royale vécut de 1713 à 1758, soit quarante-cinq ans; mais il s'écoula en réalité un intermède de quatre ans, de 1745 à 1749, alors qu'elle était sous occupation britannique.
REMARQUE 2: Lorsqu’on parle de la «colonie», on écrit Île-Royale, avec une majuscule initiale sur le terme générique «Île» et sur le terme spécifique «Royale», ainsi qu'un trait d’union les reliant. Lorsqu’on parle de l’île en tant que «réalité géographique», on écrit île Royale, avec une minuscule initiale uniquement sur le terme spécifique, sans trait d'union; on écrit aussi île Saint-Jean, laquelle faisait alors partie de la colonie de l'Île-Royale. Aujourd'hui, au Canada, on écrit île du Prince-Édouard (l'île) et Île-du-Prince-Édouard (la province).
Avant
le traité
d'Utrecht de 1713, la Nouvelle-France
comprenait cinq colonies: le Canada
(incluant les «Pays d'en haut» ou région des Grands Lacs), l'Acadie
(aujourd'hui la Nouvelle-Écosse), la Baie du
Nord (aujourd'hui la baie d'Hudson),
Terre-Neuve (que la
France partageait avec la Grande-Bretagne sous le nom de
Plaisance) et la
Louisiane (voir
la carte agrandie de la Nouvelle-France avant 1713). Le «Pays des Illinois» faisait partie de la Louisiane, mais le «Pays-d'en-haut»
(ou région des Grands Lacs) était rattaché au Canada. Après le traité d'Utrecht, la Nouvelle-France a vu son territoire réduit, qui comprenait alors le Canada, l'Acadie continentale (aujourd'hui le Nouveau-Brunswick), l'Île-Royale (le Cap-Breton et l'île Saint-Jean, aujourd'hui l'île du Prince-Édouard) ainsi que la Louisiane. En principe, chacune des colonies possédait son gouverneur local et son administration propre. Cependant, la Nouvelle-France était relativement unifiée en vertu des pouvoirs conférés au gouverneur du Canada, obligatoirement un militaire de carrière, qui résidait à Québec, mais qui était en même temps gouverneur général de la Nouvelle-France. |
Autrement dit, les colonies de l'Amérique française étaient administrées par un gouverneur local, mais aussi par un gouverneur général à Québec ainsi que par le roi et ses ministres à Versailles.
Le gouverneur général de la Nouvelle-France avait effectivement autorité pour intervenir dans les affaires des autres colonies de l'Amérique du Nord, à la seule exception de Louisbourg. En temps de guerre, le commandement suprême de la Nouvelle-France était à Québec, mais après 1748 le gouverneur du Canada ne put commander les troupes françaises stationnées à Louisbourg, parce que leur commandement relevait directement de Versailles. En temps normal, le gouverneur local devait non seulement rendre des comptes au roi et au ministre de la Marine, mais également au gouverneur général et à l’intendant de Québec. Certains gouverneurs généraux ont considéré les colonies voisines comme leur arrière-cour et sont intervenus régulièrement, souvent même sans en aviser le gouverneur local, tant à Terre-Neuve, en Acadie qu'en Louisiane. Théoriquement, la Nouvelle-France était gouvernée par un seul chef militaire pour toutes les colonies. Toutefois, la distance et les difficultés des communications rendaient la mainmise du gouverneur général de Québec parfois aléatoire. Les gouverneurs locaux communiquaient souvent avec Versailles et les ministres du roi, sans passer par Québec.
Toutes les colonies de la Nouvelle-France étaient administrées par le secrétaire d'État à la Marine. Les plus célèbres ministres furent sans nul doute Jean-Baptiste Colbert, le comte de Maurepas, le comte de Pontchartrain, Antoine Rouillé et Étienne-François de Choiseul (voir la liste). Bref, la France exerçait un contrôle étroit sur ses colonies de l'Amérique du Nord et avait réussi une unité nécessaire à la défense de son empire, sans oublier l'Alliance avec la quasi-totalité des nations amérindiennes du continent. Cette cohésion a d'ailleurs fait longtemps la force de la Nouvelle-France par opposition aux colonies anglaises de la Nouvelle-Angleterre, toutes divisées entre elles et peu enclines à coopérer. Le système français suscitait l'envie des Anglais qui auraient bien apprécié une telle unité pour leurs colonies.
La colonie française de l'Île-Royale (Cap-Breton) fut fondée après le traité d'Utrecht de 1713, qui mettait fin à la guerre de Succession d'Espagne (1701-1713). En novembre 1700, Charles II, roi d'Espagne, décédait sans héritier. Les deux grandes familles régnantes d'Europe, les Bourbon de France et les Habsbourg d'Autriche, revendiquèrent le trône d'Espagne parce qu'elles étaient apparentées au défunt roi. Craignant l'hégémonie de la France, l'Angleterre et les Provinces-Unies formèrent la Grande Alliance de La Haye, avec la Prusse, l'Autriche, le Portugal, la Savoie, la Bohème et la Hongrie, contre la France et l'Espagne. Toute l'Europe entra en guerre durant une longue décennie. Épuisés, les belligérants tentèrent de trouver une issue honorable. Lors du Congrès d'Utrecht de 1712, les plénipotentiaires perruqués en arrivèrent à une entente en faisant fi des populations existantes sur les territoires. |
Du côté de la France, Louis XIV reconnaissait les droits de George
Ier au trône d'Angleterre et s'engageait à ne plus soutenir les Stuart. La France restituait alors à l'Allemagne les villes de Brisach, de Fribourg et de Kehl, mais conservait ses principaux territoires acquis ainsi que le maintien de son petit-fils Philippe, duc d'Anjou, sur le trône d'Espagne, sous le nom de Philippe V de Bourbon; celui-ci devait toutefois renoncer à ses droits sur le trône de France. La Grande-Bretagne recevait de la France certains territoires d'Amérique : la colonie de Plaisance (Terre-Neuve), incluant l'archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon, l'Acadie péninsulaire (la Nouvelle-Écosse), le territoire de la Baie-d'Hudson (sans la baie James), ainsi que l'île Saint-Christophe aux Antilles. La France, ayant perdu la guerre de la Succession d'Espagne, avait dû céder une partie de ses colonies d'outre-mer. C'était le prix à payer pour le vieux Louis XIV qui tenait à voir son petit-fils accéder au trône d'Espagne, mais perdre celui de France. Bref, Louis XIV aurait dû refuser le testament de Charles II, car il n'a rien gagné, bien au contraire. Ce traité de 1713 mit fin à l'expansion française et amorça l'essor de l'empire britannique.L'île de Terre-Neuve, soit la colonie de Plaisance incluant
l'archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon, devint exclusivement britannique en 1713.
Mais l'article 13 du traité
d'Utrecht accordait en retour l'île du Cap-Breton au roi de France, ainsi
que les autres îles du golfe Saint-Laurent, c'est-à-dire les îles de la
Madeleine et l'île Saint-Jean (aujourd'hui l'île du Prince-Édouard). Voici le libellé de l'article 13 concernant la
cession des îles du Saint-Laurent:
Article 13 [...] Mais l'isle dite Cap-Breton, et toutes les autres quelconques, situées dans l'embouchure et dans le golphe de Saint-Laurent, demeureront à l'avenir à la France, avec l'entière faculté au Roy T.C. d'y fortifier une ou plusieurs places. |
En conséquence, la France devait accepter de rendre les fortifications de Plaisance (Terre-Neuve) aux Britanniques et de ne pas y ériger d'établissements pour la pêche. La France conservait cependant des droits de pêche qui s'étendaient en 1713 du cap Bonavista, en passant par le cap John, jusqu'à la pointe Riche au nord-ouest. De plus, la France acceptait de transporter sa colonie de Plaisance à l'île du Cap-Breton, avec Louisbourg comme future capitale et la possibilité d'y construire des fortifications. Dès le départ, il était clair pour la France que la nouvelle colonie de l'île du Cap-Breton ne serait pas seulement le siège d'une forteresse gardant l'accès au Canada, mais constituerait aussi une initiative de colonisation importante avec sa propre économie distincte et son intérêt militaire stratégique. Autrement dit, il y aurait une forteresse, pas un simple avant-poste de Québec défendant la Nouvelle-France. Dans l'esprit des Français, Louisbourg allait être en Amérique du Nord l'équivalent de Gibraltar pour les Britanniques sur la Méditerranée.
C'est le 16 mars 1713 que le Conseil de la Marine décida de la politique à adopter pour les pêcheries de l'île du Cap-Breton, d'une superficie de 6350 km² (île Saint-Jean: 5683 km²; île de Corse: 8600 km²), composée surtout de côtes rocheuses, de roches apparentes, de montagnes, de forêts et de plateaux, avec des pâturages dans des vallées. Les Français savaient que l'île comptait de bons sites comme ports de mer : Port-Dauphin, Baie-des-Espagnols, Baie-de-Miré, Havre-à-l'Anglais (à l'emplacement de Louisbourg) et Port-Toulouse (voir la carte de l'île).
3.1 Le choix de la capitale
Après de longues discussions sur le choix entre Port-Dauphin et Havre-à-l'Anglais, le Conseil de la Marine se prononça pour Havre-à-l'Anglais désigné alors par «Port-Saint-Louis» en l'honneur du roi. Cependant, à la mort de Louis XIV décédé le 1er septembre 1715, l'appellation Port-Dauphin fut retenu de préférence en l'honneur du jeune dauphin, le duc d'Anjou (futur Louis XV); il fallut donc effectuer le transfert de l'administration, de la garnison et des principaux services de la colonie. Le village de Port-Dauphin prit naissance à proximité du fort; ce fut le premier établissement français sur l'île.
Étant donné que Louis XV, le petit-fils héritier de Louis XIV,
n'avait alors que cinq ans, Philippe d'Orléans devint régent du
royaume de France pendant la minorité du roi; il exerça ses
fonctions jusqu'à la majorité du roi, le 16 février 1723, date de
l'entrée du jeune roi dans sa quatorzième année. C'est donc le duc
Philippe d'Orléans qui décida en
1715 de l'essor de la colonie de l'Île-Royale.
La plus grande partie de la population de l'île venait surtout de l'ancienne colonie de Plaisance à Terre-Neuve. L'année 1716 fut entièrement consacrée à installer la nouvelle colonie. Il fallut assurer le transport des canons et la construction des forts et des logements, rétablir la pêche morutière, aménager des grèves, construire des vigneaux et des échafaudages, explorer les côtes, etc. Presque au même moment, soit en 1718, le gouvernement français autorisait la fondation de la Nouvelle-Orléans (Louisiane) et le renforcement des ouvrages de défense de Montréal, de Québec et des Antilles. Contre toute attente, en 1719, Philippe d'Orléans ordonna de ramener la capitale Port-Dauphin à Havre-à-l'Anglais, avec comme nouvelle appellation officielle Louisbourg, désignée ainsi en l'honneur du défunt roi Louis XIV. |
On effectua à nouveau le transfert de l'administration coloniale de Port-Dauphin à cet obscur village de pêcheurs qu'était alors Louisbourg, qui allait rester la capitale de la colonie jusqu'en 1758, c'est-à-dire jusqu'à la chute de la forteresse. Quant à l'île Saint-Jean, toute proche, l'objectif était d'en faire le «grenier» de Louisbourg, puisque l'île Royale, trop rocailleuse, se prêtait mal à l'agriculture.
3.2 L'organisation de la colonie
La nouvelle colonie créée après 1713 comprenait l'île du Cap-Breton (aujourd'hui en Nouvelle-Écosse), renommée pour l'occasion île Royale, les îles de la Madeleine (aujourd'hui dans la province de Québec) et l'île Saint-Jean (aujourd'hui l'île du Prince-Édouard). Cette colonie faisait partie intégrante des territoires de la Nouvelle-France, avec un gouverneur local relevant directement de Versailles, mais elle ne faisait pas partie du Canada, tout comme l'Acadie et la Louisiane. Le premier gouverneur de la colonie de l'Île-Royale fut Philippe Pasteur de Costebelle (1714-1717); il avait été nommé en 1695 lieutenant du roi à Plaisance (Terre-Neuve), puis en 1706 gouverneur de la colonie de Plaisance et, le 1er janvier 1714, gouverneur de l'Île-Royale. Il quitta Plaisance le 23 juillet 1774 à bord du Héros pour venir exercer ses fonctions à Louisbourg. Fait intéressant à noter, tous les gouverneurs de Louisbourg (sauf un) ont été des capitaines de navire ou des officiers de la marine à un moment de leur carrière. Le gouverneur était le représentant officiel du roi dans la colonie de l'Île-Royale; il était assisté d'un «commissaire-ordonnateur», dont les fonctions relevaient de l'intendant de la Nouvelle-France, qui résidait à Québec. |
Sur le plan
hiérarchique, après le gouverneur et le commissaire-ordonnateur, venaient
un petit nombre de fonctionnaires subalternes, responsables de la
correspondance officielle, du budget,
de l'entrepôt du roi et de divers services liés à
l'approvisionnement, sans oublier les juges, les clercs et les huissiers
pour les affaires judiciaires.
Plan de Louisbourg |
La construction de la forteresse de Louisbourg ne commença qu'en 1719 et ne fut achevée qu'en 1743, mais le gros œuvre était terminé en 1728. Les défenses de Louisbourg furent conçues et érigées selon les règles de l'époque mises au point par l'ingénieur de Louis XIV, Sébastien Le Prestre de Vauban (1633-1707). L'édification de la forteresse créa de nombreux emplois et la demande en matériaux favorisa l'économie de l'île durant des décennies. Deux mille ouvriers participèrent à l'entreprise de la forteresse, dirigée par l'ingénieur militaire français Jean-François de Verville (v. 1670-1729). Celle-ci devait comprendre trois batteries interdépendantes et un bastion de front, en vue de défendre la ville contre les attaques venant du port et, à l'ouest, des marécages. Avec ses remparts de pierre et de mortier, qui encerclaient la ville, Louisbourg devint la plus grande forteresse d'Amérique du Nord. Dans les faits, la place constitua un chantier permanent, les travaux de réfection n'ayant jamais cessé en raison de modifications jugées nécessaires, des conditions climatiques et géologiques, etc. Les administrateurs détournèrent en plus une partie des fonds destinés à la construction et employèrent des matériaux inadéquats. Enfin, une bonne partie des matériaux (grès, ardoise, articles de verre et de quincaillerie, etc.) dut être importée de France. Les coûts de construction parurent à ce point élevés (plus de 30 millions de livres françaises) que Louis XV, prétend-on, se serait plaint régulièrement en disant : «Est-ce que les rues y sont pavées d'or? Va-t-on voir bientôt poindre ses tours à l'horizon de Paris?» En réalité, il est peu probable que Louis XV ait effectivement employé ces mots, car les sommes autorisées chaque année à la construction ne constituaient qu'une petite portion du budget de la Marine, évalué à neuf millions de livres (décennie 1720-1730); en 1759, ce budget annuel augmentera à 57 millions, dont quelques millions pour Louisbourg. En valeur d'aujourd'hui, les 30 millions de livres françaises équivaudraient à environ 360 millions d'euros, dans la mesure où 1 livre correspondrait à 12 euros actuellement, le tout étalé sur neuf années. Toutefois, il faut considérer que la colonie de Louisbourg fut finalement très rentable au point de vue commercial, soit quatre à cinq fois plus que le coût de la construction de la forteresse. |
La forteresse de Louisbourg fut surnommée la «Gibraltar de l'Amérique du Nord», parce qu'elle était la plus importante place forte française de la Nouvelle-France et de tout le continent. C'était une ville fortifiée à l'européenne installée sur les rivages boisés de l'Amérique du Nord.
Pour un Européen toutefois, cette forteresse avait l'air d'une place forte plutôt modeste et assez faiblement défendue. C'est ainsi qu'avant la chute de Louisbourg en 1758, les officiers militaires français estimeront, comme cela avait été le cas en 1744, que la ville n'était pas dotée d'une artillerie suffisante, même avec ses 110 canons (plus tard, 400). De plus, les défenses de la ville étaient conçues pour résister à des tirs d'artillerie provenant uniquement de vaisseaux de guerre, alors que la partie arrière de la forteresse était vulnérable par voie de terre. Il y avait cependant une cinquantaine de canons ailleurs dans l'île, surtout à Port-Toulouse au sud et à Port-Dauphin au nord (voir la carte de l'île Royale).
|
La nouvelle ville de Louisbourg bourdonnait d'activités dès 1725 et était devenue l'un des principaux ports de pêche de toute la Nouvelle-France; comme elle était stratégiquement bien située, l'industrie de la pêche à la morue commença vite à être très lucrative. Près d'un millier d'emplois étaient reliés à la pêche. De nombreux marchands pratiquaient le commerce international: le sel, le vin et les produits manufacturés étaient importés de France, tandis que le sucre, la mélasse, le rhum, le café et le tabac provenaient des Antilles. Avec tous ses petits magasins et entrepôts, Louisbourg avait un caractère nettement commercial. Des navires arrivant de France, du Canada, de l'Acadie et des Antilles, ainsi que des caboteurs de la Nouvelle-Angleterre, mouillaient continuellement dans son port. Celui-ci accueillait annuellement quelque 150 navires, sans compter les petits bateaux qui se livraient au cabotage, ce qui en faisait le port de mer le plus achalandé de toute la Nouvelle-France, bien avant Québec. |
Le port de Louisbourg était également un importante base de ravitaillement et de réparation pour les flibustiers français qui attaquaient les vaisseaux des marchands anglais dans l'Atlantique Nord. Il avait l'immense avantage d'être libre de glace toute l'année et était bien protégé. Le port servait aussi de base d'entraînement pour la marine française. En somme, Louisbourg était à la fois une forteresse, un poste de pêche à la morue et un vaste comptoir, où la France, le Canada, les Antilles et la Nouvelle-Angleterre échangeaient des marchandises.
Sur le plan commercial, la France en a tiré de grands avantages. Si elle a dépensé 30 millions de livres pour construire Louisbourg, la pêche à la morue à elle seule a rapporté, selon les années, trois ou quatre fois plus que la dépense initiale. De plus, le passage des navires marchands par Louisbourg était tout aussi lucratif. On comprend pourquoi le ministère de la Marine accordait autant d'importance à l'île Royale et au port de Louisbourg. Déjà en février 1715, le ministre de la Marine, le comte de Pontchartrain, déclarait : «Si la France perdoit cette Isle, cela seroit irréparable et il faudroit par une suite nécessaire abandonner le reste de l'Amérique septentrionale.» Bref, la petite colonie qui gravitait autour de Louisbourg était à ce point rentable que le Canada, par comparaison, paraissaient une dépense inutile. Pour la France, la colonie du Canada représentait avant tout une charge, car le marché de la fourrure restait limité. Néanmoins, le Canada et la Louisiane empêchaient l'expansion des colonies britanniques en Amérique du Nord. Mais la perte de Louisbourg rendrait le Canada beaucoup moins intéressant.
Avec le temps, la vocation militaire de la colonie de l'Île-Royale finit par prendre le dessus sur le volet économique de la pêche. La forteresse envahit des secteurs réservés aux pêcheurs, de sorte que ces derniers durent se rendre ailleurs et abandonner graduellement la pêche côtière pour la pêche hauturière (en haute mer). Contrairement à la situation au Canada, il n'y eut jamais de régime seigneurial à l'île Royale. Louisbourg entretenait aussi le courage et l'espoir des Acadiens restés en «Acadie anglaise» (Nouvelle-Écosse).
3.3 La population de l'île Royale
Avant la construction de la forteresse de Louisbourg, l'île du Cap-Breton n'avait jamais fait l'objet d'une colonisation soutenue de la part de la France. Le 2 septembre 1713, lorsque la France prit officiellement possession de l'île du Cap-Breton, un seul Français y habitait et il y vivait en compagnie d'une trentaine de familles indiennes (des Micmacs). Trois mois plus tard, 155 habitants de la colonie de Plaisance qui vinrent trouver refuge à l'île; attirés par la proximité des lieux de pêche, d'autres familles les suivirent. En 1716, on comptait environ 1500 habitants à l'île du Cap-Breton, qui allait devenir l'île Royale. Il s'agissait d'artisans engagés pour la construction de la forteresse, de militaires pour sa défense, de gens de métiers divers, de commerçants, de matelots et de fonctionnaires. On dénombrait aussi plus de 1100 pêcheurs qui ne résidaient que l'été, surtout sur la côte est et la côte sud, entre la baie des Espagnols et l'île Madame (voir la carte de l'île Royale). En dehors de la ville fortifiée de Louisbourg, seuls quelque 600 Français habitaient l'île Royale avant 1745. Après 1749, Petit-de-Grat est devenue la seconde agglomération en taille de la colonie, suivie de Port-Toulouse, pour une population totale de moins de 900 habitants répartis surtout sur la côte est et sud-est.
- La population française
Un recensement officiel fait en 1724 révélait que la population sédentaire de l'île Royale (Cap-Breton) comptait 890 habitants, puis 951 en 1726, 1116 en 1734, 1463 en 1737, 2690 en 1752. Les recensements officiels ne tenaient jamais compte des militaires, ni des pêcheurs, ni des travailleurs saisonniers qui ne venaient habiter Louisbourg que l'été. Différents recensements (1724, 1726 et 1734) donnent une idée de la provenance des Français habitant l'île Royale:
Recensement de 1724: 890 habitants | Recensement de 1726: 951 habitants | Recensement de 1734: 1116 habitants |
Normandie/Bretagne: 15 % Canada: ? Île-de-France: ? Centre-Ouest (France): 7,5 % Sud-Ouest (France): 11,2 % Autres régions (France): 19,6 % Étranger: ? |
Normandie/Bretagne: 20 % Canada: 16 % Île-de-France: 9,2 % Centre-Ouest (France): 23,5 % Sud-Ouest (France): 11 % Autres régions (France): 16 % Étranger: 2 % |
Normandie/Bretagne: 19,2 % Canada: 21,2 % Île-de-France: 18,5 % Centre-Ouest (France): 16,4 % Sud-Ouest (France): 11 % Autres régions (France): ? Étranger: 6,2 % |
La plupart de ceux qui venaient de la Bretagne et de la Normandie étaient originaires de la région immédiate de Saint-Malo. D'autres arrivaient de l'Île-de-France, la région parisienne; du sud-ouest de la France, c'est-à-dire de la Gascogne et du Béarn, y compris le Pays basque; du Centre-Ouest, ce qui inclut le sud de la Bretagne, le Poitou, l'Aunis, l'Angoumois et la Saintonge (voir la carte). La plupart des Français provenaient des villes de Paris, de Saint-Malo, de Bordeaux, de Nantes, de La Rochelle, de Rochefort, de Limoges et de quelques autres (voir la carte). Au fur et à mesure de l'expansion de la colonie de l'Île-Royale, des «Canadiens» (un terme encore peu utilisé à l'époque), des Acadiens (terme tout aussi peu utilisé) et des Français arrivèrent du Canada et de l'Acadie. Selon les recensements périodiques, environ 80 % des habitants de l'île Royale étaient nés en France.
L'île Royale comptait beaucoup plus d'hommes que de femmes, soit de huit à dix hommes pour une seule femme. Par conséquent, les femmes se mariaient plus jeunes à Louisbourg que partout ailleurs en Nouvelle-France: la moyenne était de 19,9 ans pour un premier mariage, alors qu'il était de 29,2 ans pour les hommes. Fait à noter: 15 % des jeunes femmes qui se mariaient se présentaient à l'autel alors qu'elles étaient enceintes de plus d'un mois, un taux nettement supérieur à celui des femmes de Québec ou de Montréal. La rareté des femmes favorisait aussi le remariage des veuves, car la perspective de se retrouver seule dans une ville peuplée de soldats, de matelots et de pêcheurs esseulés paraissait inacceptable. Plusieurs femmes sont devenues propriétaires d'auberges, de cabarets ou de pêcheries. Il arrivait que des Européens trouvent des femmes micmacs avec lesquelles ils formaient des unions plus ou moins officielles, plus ou moins stables. Louisbourg attirait surtout les hommes célibataires, car c'était avant tout une ville de garnison et un port militaire et commercial de première importance. Les documents sur la ville de Louisbourg révèlent qu'elle tolérait les prostituées, c'est-à-dire des «femmes de mauvaise vie», mais les plus graves problèmes sociaux semblaient surtout associés à la consommation d'alcool et aux jeux de hasard.
Quant aux enfants, il y en avait beaucoup à Louisbourg. D'après l'historien Johnston (2011), en 1720, les enfants représentaient 22,4 % de la population civile de la ville; en 1724, cette proportion était montée à 29,4 %. Puis, en 1737, les enfants atteignaient 45,4 % du nombre des civils, ce qui correspondait à 664 enfants. Environ un enfant sur cinq né à Louisbourg décédait avant d'avoir atteint l'âge de douze ans (c'était un sur quatre en France). Il est surprenant que, malgré le nombre important des enfants, le ministre de la Marine ne se soit jamais préoccupé de construire une école pour eux, et ce, malgré les recommandations du commissaire-ordonnateur de Louisbourg. Il n'y avait pas d'écoles statutaires, même si les Frères de la Charité et les sœurs de la Congrégation de Notre-Dame enseignaient le catéchisme, la lecture et l'écriture.
Pendant ce temps, au Canada, les établissements d'enseignement étaient assez répandus. À Louisbourg, même les enfants des officiers et des gentilshommes savaient à peine lire et écrire. Bref, les possibilités d'instruction chez les enfants demeuraient limitées dans cette colonie. Parfois, des maîtres donnaient des cours spécialisés pour les enfants de la garnison, notamment en écriture, en mathématiques, en hydrographie, en navigation, en escrime, en danse, etc., mais l'instruction n'était pas gratuite, de telle sorte que seuls les fils ou filles d'officiers pouvaient y accéder. La majorité des parents, on s'en doute, n'avaient guère les moyens de se payer des tuteurs ou d'envoyer leur progéniture au Canada (Québec) ou en France. Il n'y avait pas d'écoles statutaires, même si les Frères de la Charité et les sœurs de la Congrégation de Notre-Dame enseignaient le catéchisme, la lecture et l'écriture. Dans la plupart des cas, les enfants qui apprenaient à lire et à écrire le faisaient à la maison, de leur propre initiative, en se procurant un livre au magasin général. La plupart des riches de la ville possédaient des bibliothèques privées. Le taux d'analphabétisme «normal» pour l'époque variait autour de 60 % pour les femmes et de 40 % pour les hommes.
Les classes sociales étaient très visiblement différenciées dans la ville de Louisbourg, alors qu'elles l'étaient beaucoup moins dans le reste de l'île, en Acadie ou au Canada. En effet, 13 % des Louisbourgeois détenaient 73 % des richesses de la colonie de l'Île-Royale. Le rang et la fonction conféraient à la personne qui les détenait un statut social supérieur. Louisbourg présentait un contraste frappant entre les perruques poudrées des bien-nantis et les vêtements en lambeaux des classes ouvrières. Le gouverneur et le commissaire-ordonnateur agissaient en autocrates et contrôlaient dans les moindres détails la vie de la colonie, sous réserves des décisions de la Métropole ou des hauts dirigeants de la Nouvelle-France (Québec). Suivaient, dans l'ordre hiérarchique, quelques hauts-fonctionnaires et quelques nobles, les officiers, puis un certain nombre de riches commerçants installés à Louisbourg. Ensuite venaient les petits commerçants, les artisans, les corps de métier, les militaires, les domestiques et les servantes (quelques centaines), les pêcheurs, etc. La plupart des pêcheurs étaient originaires de Saint-Malo et du Pays basque; ils vivaient dans une douzaine de petits ports répartis dans le reste de l'île. Il y avait aussi à Louisbourg un grand nombre d'auberges et de cabarets où l'on buvait de grandes quantités de rhum provenant de la Martinique, la boisson la plus populaire dans la ville. Les données du recensement de l'année 1752 montrent qu'il y avait presque cinq fois plus de domestiques que de servantes, c'est-à-dire 366 hommes pour 71 femmes. Durant une douzaine d'années, la France expédia à Louisbourg des coupables de délits mineurs ainsi que des fils de famille indésirables. Mais en général, les «Louisbourgeois» vinrent en Amérique par leurs propres moyens et à leurs frais.
Il n'y avait que fort peu d'agriculteurs à l'île Royale, car les terres rocailleuses n'étaient guère propices à la culture. Ce fut même la raison principale qui portait les Acadiens à rester en Nouvelle-Écosse, sous le pouvoir d'un monarque anglais et protestant, plutôt qu'à l'île Royale, sous un régime français et un roi catholique. Il y eut certaines tentatives pour développer l'agriculture sur la côte est de l'île Royale et c'est là que se trouvaient les quelques établissements agricoles. Certains paysans élevaient des poules, des vaches, des cochons, etc., destinés à la consommation pour les habitants de la forteresse. Cependant, faute d'une agriculture développée et d'une bonne flotte de pêche locale, l'île Royale ne fut jamais autosuffisante: elle ne pouvait même pas compter, sur une base régulière, sur les exploitations agricoles de l'île Saint-Jean. Ce sont les Acadiens de la Nouvelle-Écosse qui fournissaient en denrées de première nécessité les habitants de Louisbourg. Pour le reste, il fallait tout importer de France.
- Les Acadiens
Malgré les efforts des autorités françaises pour inciter les Acadiens à venir s'installer à l'île Royale, peu d'entre eux finiront par accepter: entre 1713 et 1734, seules 67 familles acadiennes, sur un total de 500, émigreront à l'île Royale. Au recensement de 1752, la population de l'île atteignait 3500, dont plus de la moitié à Louisbourg même. L'île n'attirait pas beaucoup les Acadiens parce que la vie agricole y était peu développée : la pêche constituait l'industrie principale, alors que la traite des fourrures était inexistante. Les Acadiens étaient avant tout des agriculteurs et des éleveurs, non des pêcheurs ou des navigateurs.
À partir de 1750, plus d'Acadiens, qui cherchaient à éviter la tourmente imminente, ont commencé à affluer à l'île Royale, surtout à Port-Toulouse. D'une centaine en 1749, ils étaient plus de 550 en 1752. Ces Acadiens y ont séjourné pendant un certain temps, mais la majorité serait retournée en Acadie ou aurait traversé à l'île Saint-Jean. En 1753, il ne restait plus que 200 Acadiens sur l'île Royale. La plupart fuiront à l'île Madame. Lors du siège de Louisbourg en 1758, il restait moins de 100 Acadiens dans la ville fortifiée.
- Les militaires
En 1737, l'île Royale comptait 65 % de civils et 35 % de militaires. En 1740, pour la seule garnison de Louisbourg, on dénombrait au moins 700 soldats sur une population approximative de 2500 à 3000 personnes; le nombre de militaires augmentera à près de 1000 après 1750, puis à 3500 en 1758. De façon générale, les militaires formaient entre la moitié (en temps de guerre) et le quart (en temps de paix) de la population totale de l'île Royale.
La plupart des soldats
faisaient partie des Compagnies franches de la
Marine, où seul le
français était utilisé. Dans les années 1740, on comptait huit
Compagnies franches de 70 hommes chacune, mais il y avait d'autres
détachements
ailleurs dans l'île, notamment à Port-Dauphin et à Port-Toulouse
(voir
la carte de l'île Royale).
Après 1750, il y eut 24 compagnies dans la ville, de 50 hommes
chacune.
À partir de 1755, Louisbourg reçut un bataillon de 520 hommes du régiment de Bourgogne, un autre de 520 hommes du régiment d'Artois et, juste avant le siège de 1758, un bataillon de 680 hommes du régiment de Cambis. En 1758, la garnison comptait quelque 3500 militaires, leur nombre ayant augmenté de manière appréciable cette année-là. À l'époque, la France et la Grande-Bretagne engageaient beaucoup de «mercenaires» dans leurs troupes. Entre 1713 et 1745, environ 20 % des soldats venaient d'Espagne, d'Écosse, de l'Irlande, de l'Allemagne (États germaniques), de la Prusse, de la Suisse, et même de l'Angleterre. |
La grande majorité des soldats étrangers étaient de religion protestante et parlaient peu le français, même s'ils recevaient leurs ordres dans cette langue, car presque tous les officiers étaient des Français, sauf dans le régiment de Karrer (environ 150 hommes) commandé par trois officiers allemands. Ces militaires menaient une existence séparée des soldats français, avec leur propre cantine et leur propre buanderie. Le régiment de Karrer avait été fondé en 1719 par Franz Adam Karrer (1672-1741), un officier suisse au service du roi de France. Dans les faits, seule une minorité des soldats ayant servi dans le régiment de Karrer à Louisbourg entre 1722 et 1745 étaient réellement suisses; la plupart étaient allemands. En 1758, la France enverra des bataillons formés des Volontaires étrangers, formés de mercenaires suisses, irlandais, écossais et italiens.
Aux troupes de fantassins s'ajoutaient une ou deux compagnies de spécialistes en artillerie, c'est-à-dire des canonniers-bombardiers, comptant selon les époques de 30 à 60 hommes pour chacune des compagnies.
De son côté, la Marine française employait beaucoup de marins et d'hommes à tout faire. L'exploitation du port exigeait de nombreux spécialistes. En plus des marins, Louisbourg avait besoin d'un capitaine de port, de pilotes, de navigateurs, de commis et de notaires. Il y eut un hydrographe, qui dessinait des cartes marines, et même un astronome, Joseph-Bernard Chabert de Cogolin. Le premier observatoire d'astronomie de la Nouvelle-France fut ainsi construit à Louisbourg, afin de trouver une façon efficace de mesurer la longitude. C'est aussi à Louisbourg qu'on construisit en 1734 le premier phare de la Nouvelle-France.
Enfin, certains militaires étaient mariés et accompagnés de leur épouse et de leurs enfants. Ces femmes étaient généralement appelées «accompagnatrices de camp». On n'en comptait en général que cinq ou six par année. À la veille de la capitulation en juillet 1758, les prêtres de Louisbourg se sont mis à marier les jeunes femmes à des soldats afin de protéger «leur honneur».
La vie des militaires à l'île Royale était un peu monotone: elle consistait principalement à monter la garde ou, moyennant un léger supplément d'ordre financier, à reconstruire les fortifications. Il n'y avait jamais d'expéditions guerrières comme au Canada, accompagnées d'Indiens. Parfois, de petits détachements partaient pour les postes avancés de Port-Toulouse ou de Port-Dauphin, ou encore à Port-la-Joy dans l'île Saint-Jean. Le poste de Port-Toulouse comptait généralement 25 soldats et deux officiers; Port-Dauphin, une dizaines d'hommes; et Port-la-Joy, selon les années, entre 15 et 45 militaires, avec un à trois officiers.
Les simples soldats devaient se contenter d'un bas salaire, soit une livre et demie par mois, comparativement à 6 livres pour un caporal, 90 livres pour un capitaine, 100 livres pour un commandant et 750 livres pour le gouverneur de la colonie. En général, les petites gens de la Nouvelle-France gagnaient entre 40 à 120 livres annuellement. Une livre française valait 20 sols ou 240 deniers; une livre française de l'époque équivalait à environ 3,75 $ d'aujourd'hui ou 2,3 euros.
Les langues employées dans l'armée étaient le français, mais aussi l'allemand (régiment de Karrer), ainsi que l'espagnol. Venaient ensuite l'irlandais et l'écossais. Ironie de l'histoire: Louisbourg, ville réputée pour être un bastion français de religion catholique, était défendue en partie par des germanophones et des celtiphones protestants. Après 1750, les soldats étrangers ne formèrent plus que 5 % du contingent militaire.
- Le clergé
En ce qui concerne le clergé, il était très réduit à Louisbourg, mais néanmoins présent. L'évêque était à Québec, donc bien loin de Louisbourg, et seuls quelques prêtres résidaient sur place comme aumôniers. Il n'y avait pas d'église paroissiale à Louisbourg, bien que la paroisse puisse porter le nom de «Notre-Dame-des-Anges». En fait, l'église fut toujours installée dans de modestes chapelles : d'abord, dans la chapelle de Sainte-Claire sur le bord de la mer appartenant aux récollets (entre 1724 et 1735), puis dans la chapelle de Saint-Louis installée dans la caserne du bastion du roi. Il y eut plusieurs projets pour construire une véritable église paroissiale, mais le commissaire-ordonnateur ne put jamais convaincre les Louisbourgeois de payer une taxe pour le faire. Par la suite, tout projet de construction d'une église fut abandonné, tant du côté des fonctionnaires du roi que de celui des paroissiens qui répugnaient à en assumer les frais. Par contre, les petites agglomérations avoisinantes, telles La Baleine et Lorembec, pourtant dix fois moins populeuses, possédaient leur propre église.
La
ville de Louisbourg comptait ordinairement quatre ou cinq prêtres,
soit un curé et trois ou quatre aumôniers, tous des récollets
bretons, parlant français et breton. Les aumôniers militaires devaient généralement réciter les prières
du matin et du soir, célébrer la messe ainsi que les vêpres le dimanche et les
jours de fêtes, ou confesser les soldats. Avant tout affrontement, les prêtres
se livraient à des exhortations pour soutenir le moral des troupes et
donnaient l'absolution générale. Les fêtes les plus populaires de la colonie
étaient la Fête-Dieu et la Saint-Louis, ce qui impliquait des processions dans
toute la ville, des salves d'artillerie et des feux de joie.
Les récollets enseignaient en principe les rudiments de l'écriture et de la lecture, en plus du catéchisme, mais aucun document ne témoigne qu'ils auraient dirigé une quelconque école paroissiale. En 1751, le grand vicaire général du Canada et de l'Acadie, Pierre de La Rue (1688-1779), abbé de l'Isle-Dieu, se plaignit au ministre de la Marine, Antoine Rouillé, que les récollets de Louisbourg n'offraient pas tous les services habituellement dispensés par les religieux. D'après le vicaire général, qui ne vint jamais en Nouvelle-France, les récollets «négligent tout, instructions, confessions, administration de sacrements, visites et consolations des malades, catéchisme des enfants, rien n'est rempli et tout est négligé». Les récollets de Bretagne furent souvent critiqués pour «leur manque d'instruction et leurs mœurs relâchées», mais à l'époque il en était souvent ainsi dans les villages de France. Presque tous les prêtres résidents exerçaient leur apostolat à Louisbourg, mais certains visitaient leurs ouailles dans les paroisses environnantes de l'île Royale (La Baleine, Lorembec, Niganiche, Scatary, Port-Toulouse, Port-Dauphin) ou de l'île Saint-Jean (Port-la-Joy, Pointe-Prime, St-Pierre-du-Nord, etc.). |
Au fil des années, trois missionnaires français, affectés à l'évangélisation des Micmacs, semblent avoir laissé des traces durables dans la courte histoire de Louisbourg: le sulpicien François Picquet (1708-1781), l'abbé Pierre-Antoine Maillard (1710-1762) et l'abbé Jean-Louis Le Loutre (1709-1772), un prêtre très apprécié des ministres de Versailles. Ces personnages ont servi de guides et de conseillers auprès des représentants des autorités françaises. Pour leur part, Maillard et Le Loutre ont côtoyé huit gouverneurs différents à Louisbourg, soit donc tous les gouverneurs, sauf deux (de Costebelle et de Châteauguay). |
De façon générale, les Britanniques imputaient à l'influence des missionnaires les actes de guerre des Micmacs. Ils n'avaient pas tout à fait tort, comme en fait foi cette lettre de l'abbé Jean-Louis Le Loutre envoyée en juillet 1749 au ministre de la Marine, Antoine Rouillé: «Je feray mon possible de faire paraître aux Anglois que ce dessein vient des Sauvages et que je n'y suis pour rien.»
Il existait à Louisbourg deux communautés religieuses: les Frères de la Charité de Saint-Jean-de-Dieu et la Congrégation de Notre-Dame de Montréal. La mission des Frères de la Charité était d'assurer les soins auprès des malades et des infirmes, sous la supervision du chirurgien-major de la garnison. Sauf au début de la colonie, les frères furent affectés à l'hôpital du roy, qui comptait alors 100 lits. Les maladies les plus courantes étaient la dysenterie, la variole et le typhus. Ceux qui décédaient de maladies contagieuses n'étaient généralement pas enterrés dans le cimetière de la ville, mais dans des fosses d'urgence creusées à l'extérieur des murs. Non seulement les Frères de la Charité devaient s'occuper des maladies de leurs patients (civils, soldats et marins), mais ils devaient aussi informer ces derniers de la nécessité de «purifier leur âme pendant le rétablissement de leur corps». En général, les soldats étaient supérieurs en nombre aux autres patients. Au cours des années 1740, on dénombrait à Louisbourg cinq ou six Frères de la Charité, accompagnés de quelques domestiques.
La Congrégation de Notre-Dame, une communauté religieuse de femmes, avait quant à elle été fondée par Marguerite Bourgeoys (1620-1700). Les sœurs de la Congrégation ne venaient donc pas de France, mais du Canada. En général, on comptait trois sœurs de la Congrégation à Louisbourg, mais il y en eut six en 1742. La tâche des sœurs était d'enseigner le catéchisme aux jeunes filles, mais aussi la lecture et l'écriture, ainsi que la couture. L'école des sœurs accueillait parfois jusqu'à 50 ou 100 élèves. Cependant, les sœurs de la Congrégation connurent sans cesse des difficultés financières dont le résultat fut de réduire considérablement leur mission auprès des jeunes filles.
Contrairement à la situation qui prévalait au Canada, notamment à Québec, à Trois-Rivières et à Montréal, l'Église catholique n'a jamais exercé une influence considérable sur les habitants de Louisbourg. D'abord, l'évêque résidait à Québec, puis le clergé était peu nombreux; le clergé local comptait tout au plus une douzaine de personnes, incluant les prêtres, les Frères de la Charité et les sœurs de la Congrégation de Notre-Dame. L'emprise de l'Église à Louisbourg était donc limitée, alors que les pêcheurs ne recevaient la visite des missionnaires venus de l'Acadie que de façon sporadique. L'histoire a aussi retenu que les prêtres résidents et les Frères de la Charité de Louisbourg sombraient presque tous dans l'alcool, leur vie leur paraissant sans doute trop difficile. La faible présence de l'Église à Louisbourg, notamment l'absence d'un haut-clergé, pourrait expliquer en partie le comportement de certains religieux.
Au mois de février 1756, l'évêque de Québec, Mgr Henri-Marie Dubriel de Pontbriand (1709-1760), adressa aux membres du clergé et aux paroissiens de Louisbourg une lettre pastorale en leur rappelant que «toutes les puissances de la terre ne sont rien devant Dieu». Pour l'évêque, le plus grand danger n'était pas les Anglais, mais le comportement douteux des «pécheurs» de l'île Royale: «Si les pecheurs perseverent dans leurs désordres, nous osons dire, tout est à craindre pour cette colonie Et nous verrions peutetre bientôt [que] Louisbourg retombes une seconde fois.» Il n'est pas certain que les militaires aient été convaincus que l'attitude morale des civils, plutôt que leur présence, puisse empêcher les Britanniques de reprendre Louisbourg. Mgr de Pontbriand donna ses directives pour combattre le malheur anglais: ajouter une prière aux messes locales, organiser une procession dans les rues avec une statue de la Vierge Marie le premier dimanche de chaque mois et exposer le Saint-Sacrement le quatrième dimanche de chaque mois. Les faits semblent démontrer que ces directives n'ont pas eu une grande incidence sur l'issue du conflit franco-britannique.
Les langues utilisée par les membres du clergé étaient le français (par tous), le breton (les récollets bretons) et le latin (dans les cérémonies religieuses). Il y eut même des prêtres irlandais qui exercèrent leur ministère dans l'île Royale; ils parlaient irlandais, anglais et français.
- Les esclaves
Entre 1713 et 1758, au moins 216 esclaves ont été recensés; c'étaient des Noirs dans une proportion de 90 %, les autres étant des Amérindiens. Les esclaves résidaient presque tous à Louisbourg. Ce grand nombre d'esclaves pour une si petite colonie s'explique dans la mesure où le commerce avec les Antilles était florissant; ils arrivaient par bateau et trouvaient aussitôt des acheteurs.
Les esclaves pouvaient appartenir à des nobles, mais ce sont surtout les grands négociants français qui en possédaient. Au fil des années, beaucoup de Noirs sont devenus libres (affranchis) et ont pu s'intégrer dans la vie des Louisbourgeois en se francisant.
- Les étrangers
L'île Royale comptait, en plus des Français et de quelques dizaines d'Acadiens, beaucoup d'étrangers, dont des Basques espagnols, des Allemands, des Espagnols, des Suisses, des Irlandais, des Écossais et des Anglais. Les Basques, avec les Bretons et les Normands, étaient surtout occupés à la pêche, alors que les Allemands et les Suisses étaient embauchés comme mercenaires dans l'armée française.
La forteresse de Louisbourg abritait aussi une importante minorité d'Irlandais catholiques, ainsi que des Écossais et des Anglais convertis au catholicisme, et qui avaient fui la répression religieuse dans leur pays. Il existait même, dans les années 1750, un «village des Allemands», car plusieurs soldats du régiment de Karrer y habitaient avec leurs épouses et leurs enfants; ces soldats conservaient beaucoup plus facilement leur langue maternelle.
- La population estivale
Durant la saison estivale, s'ajoutaient à la population résidente plusieurs centaines de pêcheurs, de marins et de marchands en transit. En effet, le port de Louisbourg accueillait des navires de France, des Indes occidentales (Antilles) et de la Nouvelle-Angleterre. Les allées et venues des bateaux et des barges faisaient du port de Louisbourg l'un des lieux les plus dynamiques de toute la Nouvelle-France. Au cours de l'été, diverses langues étaient entendues sur les quais: le français d'abord, mais aussi l'anglais, le basque, le breton et l'allemand. Les pêcheurs bretons, basques et portugais, les commerçants anglais, les marchands des Antilles et les clients acadiens, de même que les militaires allemands et suisses contribuaient à l'atmosphère cosmopolite de Louisbourg.
- Les langue parlées
Le français parlé dans la ville de Louisbourg était le «français du roy», utilisé au sein de l'administration, de l'armée, de la marine et des grands commerces. Les autres habitants s'exprimaient pour leur part dans un français populaire alors en usage dans la région de Paris et parlé par le peuple de Paris. Très tôt, ce français s'est assuré la prédominance à Louisbourg et dans l'île Royale, comme partout ailleurs en Nouvelle-France, sans qu'aucune politique linguistique n'ait été élaborée ni même envisagée. Ce n'était certes pas dans les habitudes de l'époque.
Il se parlait en même temps beaucoup d'autres langues dans la ville de Louisbourg. On y entendait en effet le basque, le breton, le poitevin, l'allemand et le suisse-allemand, l'espagnol, l'anglais, l'irlandais, le néerlandais, le portugais, l'italien et le micmac. Parmi toutes ces langues, c'est le basque qui était le plus parlé après le français, en raison de la présence de plusieurs centaines de pêcheurs basques, surtout durant la période estivale. Ceux-ci ont même souvent demandé, bien en vain, de recevoir les services d'un prêtre basque. En somme, si la ville de Louisbourg avait un caractère multilingue et cosmopolite, dans le reste de l'île, on parlait surtout le français du roy, le français populaire, le basque et le micmac.
Il est légitime de se demander comment les autorités françaises de l'époque appelaient les habitants de la colonie de l'Île-Royale. Quelle que soit leur origine, tous les habitants étaient considérés comme des Français et des «sujets du roi». Le problème se posera après 1758 lorsque tous les habitants seront rapatriés en France. Ils deviendront alors des «Français de l'île Royale», des «Français de Louisbourg» ou, selon le cas, des «Français de l'île Saint-Jean» ou encore des «Français de l'Amérique septentrionale». Les termes «Acadiens» ou «Canadiens» furent rarement utilisés, sauf par les Anglais (qui employaient parfois le terme "Canadians" en 1758). Quant à l'appellation «Louisbourgeois», elle ne fut jamais utilisée, sauf par les historiens, deux siècles plus tard, de même que le mot «Île-Royalais». On entendait aussi l'expression «les Français de l'île Saint-Jean».
3.4 L'île Saint-Jean
L'île Saint-Jean, d'une superficie de 5683 km² (île Royale: 6350 km²), faisait partie de la colonie de l'Île-Royale; elle était fréquentée par les Basques depuis fort longtemps. En 1534, Jacques Cartier semble avoir été le premier explorateur à avoir annoncé l'existence de l'île, qu'il décrivit comme «la terre la plus belle que l'on puisse imaginer». Les premiers colons français, au nombre d'environ 300, arrivèrent sur l'île durant l'été de 1620. La plupart d'entre eux fondèrent des villages de pêcheurs sur la côte nord de l'île, mais certains s'installèrent dans un petit bourg appelé Port-la-Joy (aujourd'hui Charlottetown) et dans les environs immédiats, pour y cultiver la terre.
- Nicolas Denys
En 1653, Nicolas Denys (1598-1688), un marchand français originaire de La Rochelle mais né à Tours, obtint la concession de pêche de l'île Saint-Jean. En fait, Nicolas Denys avait obtenu la concession de toutes les terres, îles et régions du littoral continental, comprenant un territoire qui s'étendait depuis le Cap-des-Rosiers, sur la côte de Gaspé, en passant par toute l'Acadie continentale, l'île Saint-Jean, l'île Royale, jusqu'aux îles de la Madeleine. Il s'agissait d'un territoire maritime immense, dont seul un roi pouvait en principe revendiquer l'équivalent en Europe. La propriété de Nicolas Denys équivalait à la totalité du littoral atlantique français, rien de moins. Tous les sites de pêche du golfe Saint-Laurent lui revenaient en exclusivité, mais il était tenu d'y implanter des établissements permanents et d'y amener des colons, ce qui fut pratiquement un échec. |
Après un séjour de quarante ans en Nouvelle-France, Nicolas Denys retourna en France pour publier en 1672 le résultat de ses observations en terre d'Amérique sous le titre de Description géographique et historique des côtes de l'Amérique septentrionale, avec l'histoire naturelle de ce païs (Paris), un livre qu'il avait écrit à Nipisiguit (baie des Chaleurs en Acadie continentale). Cet ouvrage demeure encore aujourd'hui l'un des plus précieux documents du XVIe siècle sur l'Acadie et la Nouvelle-France. Autrement dit, Nicolas Denys doit sa célébrité à son livre (publié en deux tomes), dont la valeur historique est considérable, plutôt qu'à son rôle comme explorateur ou entrepreneur.
- La situation de l'île après 1713
Après le traité d'Utrecht de 1713, le roi accorda en 1720 une nouvelle concession à un Normand proche de Louis XV, Louis-Hyacinthe Castel, comte de Saint-Pierre et marquis de Crevecoeur et de Kersilis, qui envoya un groupe de colons l'année suivante, la majorité de ces recrues étant originaires de la région de La Rochelle et du Poitou. Ils étaient de tous les métiers : scieurs, tonneliers, taillandiers, charpentiers, menuisiers, maçons, tailleurs de pierre, couvreurs, matelassiers, portefaix, cultivateurs, boulangers, bouchers. Il y avait aussi beaucoup d'ouvriers non spécialisés, mais aucun pêcheur ni marin. On comptait alors une trentaine de femmes. Cette petite colonie d'une centaine de personnes vécut de 1720 à 1724. Dès 1721, une petite garnison des Compagnies franches de la Marine fut installée à Port-la-Joy, dans le sud de l'île; cet endroit fut choisi en 1722 comme «capitale administrative» de l’île en raison de son chenal d'entrée étroit et de son havre à la fois large, abrité et facile à défendre. On y construisit une caserne, un magasin et une chapelle; suivirent d'autres bâtiments destinés à divers services, ainsi que des abris pour les animaux. La pêche y battait son plein et s'est révélé un franc succès. L'île Saint-Jean fut élevée au rang de «poste du roi» dirigé par un commandant, appuyé par une petite garnison, approvisionné et financé par l'État. Mais les hivers étaient difficiles, car environ 20 % des colons décédaient chaque année. En 1724, la compagnie du comte de Saint-Pierre, la Compagnie de l'île Saint-Jean, fit faillite. Les colons français et la garnison retournèrent en France, à l'exception de quelques Acadiens demeurant à Port-la-Joy et tout autour dans l'île. En octobre 1725, le roi révoqua les lettres patentes de 1722. L'entreprise du comte de Saint-Pierre ne fut quand même pas inutile, car elle avait permis la fondation d'établissements comme Port-la-Joy et Havre-Saint-Pierre (voir la carte). De plus, la colonie, initialement peuplée presque entièrement de Français, avait commencé à prendre un visage acadien.
Puis, en 1726, l'île Saint‑Jean passa aux mains des Britanniques pour être restituée aux Français en 1730. On dénombrait alors environ 1000 habitants sur l'île Saint-Jean, dont quelque 200 Acadiens. De nombreux établissements furent fondés un peu partout dans le centre de l'île: Trois-Rivières, Tracadie, Belair, Anse-aux-Sangliers, La Traverse, Grande-Anse, Anse-aux Matelots, Anse-du-comte-Saint-Pierre, Anse-à-Pinnet, etc. Le village de Malpec (Malpèque) fut fondé au nord-ouest. L'immigration française s'arrêta au milieu des années 1730. Dorénavant, seuls des Acadiens allaient venir peupler l'île considérée alors comme une annexe agricole ou le «grenier» de Louisbourg. En 1735, quelque 37 % de la population était d'origine acadienne, les autres habitants étaient des Français ou des Basques.
En 1740, ce fut la guerre de la Succession d'Autriche (1740–1748, traité d'Aix-la-Chapelle), une guerre que les Britanniques appelèrent "King George's War" en Amérique du Nord (1744-1748). En raison de la menace de conflit entre la France et la Grande‑Bretagne, le gouverneur de l'Île-Royale limita la garnison de Port-la-Joy à 37 soldats, pour finalement la réduire à un petit détachement symbolique de 18 soldats. À l'automne de 1744, la garnison se déplaça à Havre-Saint-Pierre, dans le nord de l'île (voir la carte). Le village de Port-la-Joy fut abandonné, alors que la plupart des civils suivirent les soldats à Havre-Saint-Pierre.
En juin 1745, un important contingent armé de la Nouvelle‑Angleterre prit possession de la forteresse de Louisbourg, à la suite d'un siège de six semaines. Après la reddition de la ville de Louisbourg, quelque 300 miliciens de la Nouvelle-Angleterre (en fait, la colonie du Massachusetts) se rendirent à l'île Saint-Jean afin d'y anéantir la colonie française. Ils débarquèrent à Trois-Rivières dans l'est de l'île (voir la carte); une fois arrivés à Port-la-Joy, ils mirent le feu à tous les bâtiments du village abandonné, et poursuivirent leur route. Tous les habitants avaient déjà fui vers la France, à l'exception de quelques familles acadiennes qui avaient décidé de rester. L'île Saint-Jean devint St. John Island, l'île Royale, Cape Breton Island.
- La situation de l'île après 1748
Après le traité d'Aix-la-Chapelle de 1748, l'île Royale et l'île Saint-Jean furent rendues à la France, en échange de la ville de Madras en Inde que les Français avaient enlevée aux Britanniques. Si les Français s'estimaient satisfaits, les Britanniques de la Nouvelle-Angleterre étaient en furie devant la décision du roi George II, apparemment indifférent à l'effort de guerre des miliciens coloniaux, les "New Englanders", qui avaient pris Louisbourg. Pour apaiser leur colère, le gouvernement britannique versera finalement un dédommagement de quelque 180 000 £ anglaises à la colonie du Massachusetts.
En 1749, Claude-Élisabeth Denys de Bonaventure (1701-1760), commandant de l'île Saint-Jean, fut chargé d'y rétablir le chef-lieu de Port-la-Joy. Afin d'encourager l'immigration, la France avait promis des provisions et du matériel gratuits aux éventuels colons; de Bonaventure se chargea de leur transport à l'île et évoqua la perspective de la liberté de culte qui serait refusée aux Acadiens sous la domination anglaise. Il réussit à attirer environ 1000 nouveaux colons. Pour promouvoir l'agriculture, il leur interdit la pêche.
- La population de l'île
En 1751, le colonel Louis Franquet, un officier ingénieur envoyé par la France comme directeur des fortifications à Louisbourg (puis pour toute la Nouvelle-France), visita l'île Saint-Jean. Il remit un rapport recommandant la création de quatre ports avec une garnison, de trois paroisses, l'autorisation de pêcher, une administration autonome de l'île Royale et des communications directes avec la France. En 1752, le sieur de La Roque fut chargé par le comte de Raymond d'effectuer un recensement général des colons dans l'île en indiquant leur âge respectif, le nombre d'arpents de terre de chacun, la quantité de leur bétail, etc. La population totale, à l'exclusion des militaires, était de 2223 habitants pour 368 familles. Le recensement de 1755 révélait une population de 2969 habitants, dont 2000 Acadiens qui s'étaient réfugiés à l'île Saint-Jean en raison de la déportation annoncée par les Britanniques en Nouvelle-Écosse.
Devant l'imminence de la guerre (1758), les autorités françaises s'attendaient à ce que les insulaires reçoivent la visite des Britanniques. Elles armèrent les colons des zones côtières et leur distribuèrent des munitions. Les femmes et les enfants devaient fuir dans les bois si l'ennemi approchait. Entre-temps, le commandant de l'île Saint-Jean depuis le 1er avril 1754, le major Gabriel Rousseau de Villejouin, un ancien capitaine de compagnie à Plaisance, envoyait occasionnellement des Micmacs en Acadie afin de piller et de harceler les Britanniques. On peut consulter une carte représentant l'île Saint-Jean en 1758 (cliquer ICI, s.v.p.), juste avant la prise de Louisbourg et la chute de la colonie de l'Île-Royale. On constatera que l'île était habitée à peu près partout, sauf dans l'ouest où il n'y avait qu'un seul village (Malpec).
Les conditions de vie sur l'île Saint-Jean étaient particulièrement mauvaises pour les militaires stationnés à Port-la-Joy, ce qui rendait plus forte la tentation de déserter. Lorsque les soldats étaient envoyés dans des avant-postes, comme Port-la-Joy, ils perdaient le supplément qu'ils auraient reçu s'ils avaient été employés à la construction de la forteresse. Pour cette raison, les soldats ne demeuraient jamais plus d'une année à l'île Saint-Jean. En général, on ne comptait qu'une quinzaine de soldats dans la garnison avant 1744, puis deux fois plus (30-40) après 1749.
- Les langues parlées
Qu'en était-il en ce qui avait trait aux langues parlées dans l'île Saint-Jean? Si beaucoup de colons s'exprimaient dans un français populaire, la plupart parlaient aussi le poitevin, la langue de la province du Poitou, mais les pêcheurs employaient généralement le basque. Quoi qu'il en soit, le bilinguisme français-patois était fréquent dans l'île, car tous étaient en contact avec le «français du roy», que ce soit par l'entremise des administrateurs, des militaires ou des prêtres. La situation était différente sur les rives du Saint-Laurent au Canada où les patois étaient déjà disparus. Mais il ne faut pas oublier non plus les Micmacs qui habitaient aussi l'île Saint-Jean.
3.5 Les Indiens micmacs
La colonie de l'Île-Royale, y compris l'île Saint-Jean, abritait des Indiens micmacs (graphies possibles: Micmac, Mikmak, Mikmaq ou Mí'kmaq) depuis des temps immémoriaux. Ils appelaient l'île Royale «Onamag», et celle-ci servait de siège au grand sachem de tous les Micmacs de cette partie de l'est de la Nouvelle-France; ils se désignaient eux-mêmes comme les Onamag. Il y avait des Micmacs sur l'île Saint-Jean (les Pigtogeoag), sur le littoral de l'Acadie continentale (les Sigenigteoag et les Epegoitnag), ainsi qu'en Acadie péninsulaire (les Esgigeoag, Segepenegatig et les Gespogoitnag). La région nommée aujourd'hui «Gaspésie» sur le continent comptait aussi des Micmacs: les Gespegeoag. En somme, la nation micmac comptait sept nations qui occupaient chacune un territoire défini. Plus à l'ouest vivaient les Malécites et les Abénakis. |
- La langue des Micmacs
Tous ces peuples parlaient des langues de la famille algonquienne, dont font partie le micmac, le malécite et l'abénaki. Les Micmacs de l'île Royale faisaient usage d'une variété linguistique légèrement différente de celles employées sur le continent (Acadie). En raison de leurs contacts fréquents avec les Français, les Micmacs empruntèrent un certain nombre de mots au français, plus d'une centaine. En voici quelques exemples:
Mots micmacs | Mots français |
la-siet atout puesu lapol / lebol putay tèsipow laglem laglos latusen mägasün |
< assiette < atout (jeu de carte) < boisseau < bol / tasse < bouteille < cheval < crème < cruche < douzaine < magasin |
À noter la présence de l'article français dans certains de ces mots: la-siet (<assiette), lapol / lebol (<bol), laglem (<crème), etc.
- La population et
les alliances
|
Dès la construction de la forteresse de Louisbourg, la plupart des Micmacs s'installèrent dans le sud de l'île et autour du lac Bras-d'Or (voir la carte de l'île Royale), dans de petits hameaux, mais il y avait un fort groupe établi à Mirligueche (Malagawatch), une mission catholique installée près de Port-Toulouse, où ils recevaient périodiquement la visite des missionnaires français. La population totale des Micmacs à l'île Royale ne semble pas avoir dépassé 250 à 300 personnes, mais en 1757, à la veille du conflit, ils atteindront les 700, pour retomber l'année suivante à 70 à l'intérieur de la forteresse. Seuls quelques représentants des Micmacs se rendaient occasionnellement à Louisbourg, qu'ils appelaient Luipo'lk en micmac, par exemple à l'occasion des baptêmes ou lorsqu'on les employait comme domestiques ou comme servantes. Les nations amérindiennes furent alliées des Français et vécurent en harmonie avec eux. De façon périodique, les gouverneurs de Louisbourg devaient distribuer aux Micmacs des présents et leur envoyer des missionnaires en vue d'élever les petits enfants «selon les préceptes de la foi», mais surtout dans le but de s'assurer la soumission et l'obéissance des Indiens. |
Joseph de Monbeton de Brouillan, dit Saint-Ovide, second gouverneur de Louisbourg, traduisit l'opinion générale dans une lettre où il demandait des missionnaires: «Il n'y a que ces gens là qui puissent contenir les Sauvages dans ce qu'ils doivent être à Dieu et au Roy.» N'oublions pas que les missionnaires connaissaient fort bien la langue micmac et qu'ils servaient régulièrement d'interprètes auprès des autorités coloniales.
Évidemment, celles-ci étaient tout à fait conscientes du fait que le meilleur moyen de consolider l'alliance franco-micmac était de présenter la fidélité au roi de France et l'attachement des Micmacs à la religion catholique comme étant deux éléments indissociables. Ainsi, il apparaissait tout à fait logique de considérer le rôle du missionnaire comme un intermédiaire incarnant l'alliance à la foi et au roi. Les autorités françaises profitaient de cette façon de la présence de certains prêtres, notamment Maillard, Le Loutre et Picquet, pour mettre sur pied des actions militaires concertées avec leurs alliés amérindiens. Par exemple, en 1739, dans sa lettre «Déclaration de guerre des Micmacs aux Anglais s'ils refusent d'abandonner Kchibouktouk (Halifax)», l'abbé Maillard montre bien qu'il savait comment gagner l'allégeance des Micmacs : c'était en les convainquant que le seul moyen de se racheter devant Dieu consistait à prouver leur fidélité à son représentant direct sur terre, le roi de France:
Il faut penser avant toutes choses à vous réconcilier dès maintenant au Seigneur par une humble et sincère déclaration de vos fautes que je vous exhorte à faire au plûtôt à son ministre; bien entendu que vous devez commencer par marquer à Dieu un vif repentir de l'avoir offensé. Purifiez d'abord vos consciences par ce sacrement. Marchez ensuite, sans que rien soit capable de vous arrêter, à la deffense d'une ville que notre prince Louis XV votre Père a fait exprès bâtir sur cette Isle pour mettre par cette précaution tous ces pays-ci à l'abry des insultes, des incursions et des ravages que viendroient souvent sans cela faire des nations non Priantes. Voyci, mes enfans, voicy le moment venu de vous signaler en zèle, en valeur, et en obéissance; en zèle pour votre Prière, dont ceux qui maintenant nous assiégent sont les ennemis jurés. |
Comme on peut le constater, l'ennemi anglais était diabolisé et présenté comme une «nation non priante». La crainte de perdre la colonie aux mains des Anglais et de voir l'œuvre de christianisation anéantie incitait les missionnaires à prendre une part active en temps de guerre aux conflits franco-britanniques.
- Le paternalisme français
Certains
gouverneurs ont développé un style très paternaliste lorsqu'ils
s'adressaient aux Indiens, par interprètes interposés, bien sûr. Voici un
extrait d'un long texte rapporté par l'ex-secrétaire du gouverneur
Jean-Louis de Raymond, Thomas Pichon (1700-1781). Alors qu'il avait accès
aux documents officiels, Pichon présentait un passage d'un discours qu'aurait prononcé le
gouverneur de Raymond à l'intention des Micmacs, vers 1751:
Si les cendres de
vos peres, de vos meres, de vos femmes, de vos enfans, de vos
parens et amis qui ont été massacrés pouvoient se ranimer et se
faire entendre, elles vous diroient : Ne faites jamais votre
paix sans le consentement de votre soutien ; défiés-vous d'un
ennemi qui ne respire que votre ruine, qui ne veut vous voir
isolés que pour vous entourer plus facilement et vous immoler.
Gardés-vous de recevoir leurs presens. Ils cacheroient sous des
fleurs des serpens qui déchireroient vos entrailles. Elles
ajouteroient : Deputer deux de vous vers vos freres, qu'ils
partent, qu'ils ne perdent point de tems, qu'ils leur fassent connoître le pas dangereux qu'ils ont fait ; qu'ils leur ouvrent
les yeux sur tout ce que je viens de vous dire, et que par ce
moyen ils les empêchent de consommer une paix qui les conduiroit
indubitablement à une ruine totale.
Voilà, mes enfans, ce que ma tendresse m'a suggeré de vous dire en vous faisant venir ici. C'est à vous à présent à voir le parti que vous avés à prendre. |
Ce style de langage paternaliste (cf. «mes enfans») avait été employé tôt lors de la colonisation de la Nouvelle-France. Le gouverneur général, le comte de Frontenac, était passé maître dans ce domaine.
- Les soldats étrangers dans l'armée française
Une autre fait mérite d'être mentionné: la présence de soldats étrangers de religion protestante dans l'armée française. Les Micmacs considéraient comme suspects ces soldats allemands, écossais ou suisses, qui n'étaient pas catholiques. En 1724, Joseph de Monbeton de Brouillan, dit Saint-Ovide, gouverneur de Louisbourg, écrivit au ministre de la Marine, le comte de Maurepas, pour lui signaler l'inquiétude des Micmacs à ce sujet. Plus tard, il se plaignit que les officiers du régiment de Karrer avaient refusé de participer avec leurs soldats à la procession de la Fête-Dieu qui s'était déroulée dans la ville. Il faut dire aussi que, durant la troisième semaine de décembre 1744, le commandant du régiment, Louis-Ignace Karrer, et ses soldats présentèrent au gouverneur Louis Dupont du Chambon une pétition dénonçant «l'injustice qui règne à toutes mains en ce pays». François Bigot, le commissaire-ordonnateur, avait investi pour son bénéfice personnel dans des entreprises maritimes l'argent que le roi avait prévu pour la colonie de l'Île-Royale. Ils accusèrent Bigot et ses amis de vivre comme à Versailles, alors que les soldats du roi tremblaient de froid et étaient nourris de légumes pourris. Seuls quelques Français ajoutèrent leur nom à la pétition suisse. Bigot accusa les Suisses de tous les crimes. L'ordre fut rétabli, mais le malaise persista au sein de la garnison suisse bien déterminée à livrer la forteresse aux Anglais le printemps venu.
Si Versailles estimait que l'île Royale et la forteresse de Louisbourg présentaient un intérêt stratégique considérable, l'attachement pour la colonie elle-même, de même que pour les colons qui y habitaient, était faible ou presque nul. Quant aux peuples autochtones, ils étaient considérés comme des pions dans une partie d'échecs à l'échelle mondiale, non comme des partenaires qu'il fallait encourager à avancer de leur propre initiative.
Les autorités de Nouvelle-Angleterre et de la Nouvelle-Écosse avaient mesuré très vite l'intensité de la concurrence que représentait la présence de Louisbourg avec les colonies anglaises. Comme les Britanniques ne disposaient pas de ressources immédiates pour coloniser l'Acadie, qui était peuplée alors d'environ 1700 habitants très majoritairement francophones, ils prirent le parti de se concilier la population afin d'éviter son exode sur l'île Royale. Pendant les décennies qui suivirent sa fondation, Louisbourg connut la paix et la prospérité. En 1737, la valeur des exportations de morue de l'île Royale était huit fois supérieure à la valeur de la traite des fourrures au Canada à la même époque. Les principaux marchés d'exportation demeuraient la France et les Antilles. Les marchands de la Nouvelle-Angleterre acceptaient pour leur part très mal l'emprise de la forteresse de Louisbourg devenue un centre commercial florissant et un sérieux concurrent pour eux. Le succès des pêcheries de l'île Royale était tel qu'il entraînait le déclin de l'industrie de la pêche dans les colonies de la Nouvelle-Angleterre. Les Acadiens de la Nouvelle-Écosse participaient à ce fructueux commerce avec l'île Royale, même si cela leur était interdit.
Pour le gouverneur du Massachusetts, William Shirley, Louisbourg était un repaire de pirates qui ruinaient les pêcheries et le commerce britannique. Tant que l'île et la forteresse appartiendraient aux Français, la Nouvelle-Écosse serait en péril; et si cette province retombait entre leurs mains, il y aurait 6000 ou 8000 ennemis de plus à combattre. Selon Shirley, en conquérant Louisbourg, les Britanniques porteraient un coup mortel aux pêcheries françaises. Les Français, de leur côté, se doutaient bien que le spectre de la guerre planait sur cette place forte dont le rôle était déterminant dans la lutte qui les opposait aux Anglais pour la maîtrise de l'Amérique du Nord.
4.1 La première occupation britannique de 1745
En 1740, la guerre de Succession d'Autriche éclata entre la France et la Grande-Bretagne. C'est alors que les Bostonnais incitèrent le gouverneur du Massachusetts, William Shirley (1694-1771) et l'amiral Peter Warren (1703-1752) à attaquer Louisbourg. En 1745, informés de la démoralisante situation dans laquelle se trouvait la forteresse dont les troupes, mal approvisionnées, menaçaient de se mutiner, des Britanniques de la Nouvelle-Angleterre décidèrent de s'emparer de la forteresse de Louisbourg.
En mai 1745, donc deux ans après la fin des travaux de la forteresse,
une flotte de 90 navires, dont 10
vaisseaux de guerre, et 4200 hommes assiégèrent la ville de Louisbourg.
La ville fut pilonnée jour et nuit. Le 25 juin, après un siège de près de sept
semaines, les habitants de la ville supplièrent le
gouverneur du Chambon de capituler.
Parmi les termes de la capitulation signée par le gouverneur du Chambon, l'amiral Peter Warren et le commodore William Pepperrell, figurait la permission pour tous les officiers de la garnison et les habitants de la ville de continuer à demeurer dans leurs maisons et de jouir du libre exercice de leur religion ; de plus, il était stipulé «que nul ne soit autorisé à les molester ou à les maltraiter jusqu’à ce qu’ils puissent être transportés en France». |
Deuxièmement, que tous les tous les officiers de la garnison et les habitants de la ville puissent demeurer dans leurs maisons avec leurs familles et pratiquer librement leur religion et que nul ne soit autorisé à les molester ou à les maltraiter jusqu’à ce qu’ils puissent être transportés en France. |
Le 28 juin, les troupes de la Nouvelle-Angleterre prirent possession de la ville. Afin d'inciter les colons britanniques à s'enrôler dans la milice pour la campagne contre Louisbourg, les autorités leur avaient promis une part du butin après la victoire. Or, les Français avaient obtenu le droit de conserver leurs biens et de ne pas être molestés. Les miliciens se sentirent trahis par leurs chefs et en réaction ils harcelèrent et humilièrent les habitants français. Puis la milice coloniale fut remplacée peu après par des troupes de Sa Majesté britannique. Le commandant de l'escadron britannique, Peter Warren, fut nommé gouverneur de l'île Royale et promu au rang de contre-amiral.
À la nouvelle de la prise de Louisbourg, le 3 juillet 1745, les cloches de Boston carillonnèrent à toute volée, suivies de réjouissances générales dans toute la ville. La prise de Louisbourg signifiait la ruine du Canada et de sa pêche, laquelle représentait l'entreprise la plus rentable de la Nouvelle-France pour Versailles.
La garnison française fut rapatriée en France au mois d'août 1745, tandis que la plupart des pêcheurs étaient déportés soit en France soit au Canada. Seuls quelques centaines d'Acadiens demeurèrent sur l'île Royale, redevenue "Cape Breton Island" ('île du Cap-Breton). La forteresse s'appela durant quatre ans Louisburg (sans le -o de la seconde syllabe).
Après la chute de Louisbourg, les Abénaquis voulurent quitter l'île. Une délégation vint trouver le gouverneur à Québec, le marquis de Beauharnois, afin de venir vivre auprès de leurs «amis français», loin de leurs «ennemis anglais». Le gouverneur réussit fort habilement à les persuader de retourer sur leurs terres de sorte qu'ils puissent plus utilement harceler les Anglais.
En France, le ministre de la Marine, le comte de Maurepas, ordonna une enquête sur la mutinerie du mois de décembre précédent à Louisbourg. Quelques soldats du régiment suisse furent pendus, voire décapités ou condamnés aux galères du roi. L'ex-gouverneur du Chambon tenta de justifier la défaite française en disant que les 1200 habitants de Louisbourg ne pouvaient que se rendre devant plus de «13 000» Anglais. En fait, la forteresse comptait moins de 700 soldats et une population civile de 2500 à 3000 personnes; quant aux Britanniques, ils étaient 4200. Du Chambon avait donc dû mentir. Les captures de guerre rapportèrent à l'amiral Peter Warren au moins 126 000 livres anglaises, dont pas moins de 53 000 lui venaient du butin rapporté de Louisbourg. Ce fut sans doute l'un des butins de guerre les plus considérables qui ait été accumulés avant la guerre de Sept Ans. Warren put investir ses capitaux en propriétés foncières et en prêts dans différentes colonies d’Amérique, particulièrement à New York, mais également en Angleterre et en Irlande.
- Une occupation meurtrière
La prise de Louisbourg, une initiative des colons de la Nouvelle-Angleterre, visait à réduire à néant les concurrents français dans l'industrie de la pêche, mais elle fut aussi interprétée comme une victoire du protestantisme sur le papisme. Pour beaucoup de militants protestants, les différences doctrinales justifiaient à elles seules une croisade contre la ville.
Durant trois ans, la forteresse resta sous le contrôle des Britanniques, mais son occupation se révéla meurtrière pour les occupants: plus de 1500 soldats de la Nouvelle-Angleterre périrent en 1749 en raison des mauvaises conditions sanitaires et des difficultés de ravitaillement, soit 12 fois plus que pendant le siège. Quant aux autres, leur état de santé laissait grandement à désirer. Le scorbut, la dysenterie et la fièvre emportèrent une grande partie de la garnison. Dans la forteresse régnèrent le mécontentement, la frustration et l'indiscipline.
De son côté, le gouverneur Warren se méfiait des Acadiens demeurés dans l'île. Il estimait qu'ils ne deviendraient jamais de «fidèles sujets de Sa Majesté» britannique. Il suggéra à l'Amirauté de considérer un déplacement des Acadiens dans les colonies du Sud plus peuplées. Il comptait aussi envahir l'île Saint-Jean et d'en déporter les habitants. Pour lui, la prise de Louisbourg ne constituait que la première étape de la conquête du Canada et par la suite de toute la Nouvelle-France.
- La tentative avortée des Français
Humiliés, les Français tentèrent un grand coup pour reprendre Louisbourg et la Nouvelle-Écosse. Le roi Louis XV chargea le duc d'Anville du commandement d'une flotte de 65 à 72 navires, dont 40 vaisseaux de guerre, et d'environ 11 000 hommes, soit la plus grande flotte jamais nolisée en France «pour les affaires du Canada», même s'il s'agissait de la colonie de l'Île-Royale qui ne faisait pas partie de la colonie du Canada. En plus de reprendre Louisbourg et l'Acadie des mains des Anglais, d'Anville avait reçu l'ordre de bombarder Boston et d'attaquer les Antilles anglaises. Toutefois, les malheurs devaient s'abattre sur la flotte française. D'abord, d'Anville avait mis trois mois au lieu de six semaines pour traverser l'Atlantique, puis des maladies apparurent à bord des navires, notamment le typhus et le scorbut, terrassant des centaines de soldats et de marins. Des pêcheurs anglais avertirent Boston qu'ils avaient vu la plus grande flotte de leur vie, une flotte française. Cette annonce causa en 1746 la consternation dans toute la Nouvelle-Angleterre. Le gouverneur Shirley aux ministres protestants de demander la protection du Tout-Puissant contre les Français qui allaient envahir le pays. Un ouragan s'abattit sur Boston, mais empoigna en même temps les navires français devant l'île de Grand-Maman dans la baie de Fundy avec comme résultat que la flotte française fut décimée par les violentes tempêtes qui firent disparaître la moitié des effectifs. De la formidable flotte de d'Anville il ne restait plus qu'une poignée de bâtiments en piteux état.
Six jours après son arrivée en Nouvelle-Écosse (Chibouctou), l'amiral Jean-Baptiste Louis Frédéric de La Rochefoucauld, duc d'Anville, se donna la mort. Les habitants de la Nouvelle-Angleterre crurent que Dieu les avait défendus et qu'il avait puni les Français pour leurs péchés. À partir de ce moment, les colonies britanniques se crurent en danger devant une éventuelle menace française. Elles coururent aux armes et rassemblèrent plus de 8000 miliciens au secours de Boston.
- Une perte trop importante
On connaît le point de vue de Voltaire sur la Canada qu'il se représentait comme «quelques arpents de neige», mais il s'était par contre fait une toute autre opinion de Louisbourg et de l'île Royale. Voici ce qu'écrivait le grand pamphlétaire à propos de la prise de Louisbourg de 1745 par les Britanniques :
Je veux parler du siége de Louisbourg ; ce ne fut point une opération du cabinet des ministres de Londres, ce fut le fruit de la hardiesse des marchands de la nouvelle Angleterre. Cette colonie, l'une des plus florissantes de la nation anglaise, est éloignée d'environ quatre-vingts lieues de l'île de Louisbourg ou du Cap-Breton, île alors importante pour les Français, située vers l'embouchure du fleuve St Laurent, la clef de leurs possessions dans le nord de l'Amérique. Ce territoire avait été confirmé à la France par la paix d'Utrecht. La pêche de la morue qui se fait dans ces parages était l'objet d'un commerce utile, qui employait par an plus de cinq cents petits vaisseaux de Bayonne, de St Jean-de-Luz , du Havre-de-Grace & d'autres villes ; on en rapportait au moins trois mille tonneaux d'huile, nécessaires pour les manufactures de toute espèce. C'était une école de matelots ; et ce commerce, joint à celui de la morue, faisait travailler dix mille hommes et circuler dix millions [de livres]. |
Dans le camp britannique, beaucoup d'observateurs de l'époque partageaient l'avis des Français sur l'importance cruciale de Louisbourg, mais c'était pour exprimer une menace qu'il fallait éliminer. Or, les troupes de la Nouvelle-Angleterre, des miliciens sans expérience, avaient réussi à s'emparer de la ville fortifiée réputée pourtant «invincible».
Aujourd'hui, en souvenir de la prise de Louisbourg par les Bostonnais, il existe dans le chic quartier de Beacon Hill de la ville de Boston un parc appelé "Louisburg Square" (voir la photo de gauche), à l'angle de Mount Vernon Street, où l'on trouve de nombreuses maisons construites en briques au cours des années 1826 et 1840. C'est un square résidentiel hérité de l'architecture anglaise londonienne. |
4.2 Le traité d'Aix-la-Chapelle de 1748
La guerre de Succession d'Autriche avait coûté cher à l'Europe occidentale, surtout à la France dont les finances avaient été durement éprouvées par cette guerre inutile. Les grandes puissances finirent par accepter un retour au statu quo ante bellum, c'est-à-dire le retour à la situation préexistante. La France et la Grande-Bretagne durent donc remettre les places prises durant les hostilités. Le traité d'Aix-la-Chapelle de 1748 rendait l'île Royale à la France, ainsi que l'île Saint-Jean.
Mais le climat en Amérique du Nord continuait d'être très tendu et inquiétait le gouvernement français, car l'immigration française, trop limitée, ne permettait pas à la France d'assurer un contrôle réel et une défense efficace de son empire colonial. Pour les colons de la Nouvelle-Angleterre, la restitution de Louisbourg n'était qu'un «prêt» temporaire aux Français. En décembre 1754, Pierre-Jérôme Lartigue, garde-magasin du roi, écrivit au colonel Michel Le Courtois de Surlaville, commandant des troupes à Louisbourg: «Je puis vous assurer que je leur ay souvent entendu dire qu'en nous rendant Louisbourg, ils ne nous avoient fait qu'un prest.» Le sieur de Surlaville avait bien compris lors d'un séjour à Halifax que, pour les Britanniques, la rétrocession de Louisbourg n'était que provisoire.
Évidemment, le traité d'Aix-la-Chapelle mécontenta grandement les colons de la Nouvelle-Angleterre qui avaient conquis Louisbourg, notamment le gouverneur William Shirley et l'amiral Peter Warren. En Grande-Bretagne, l'opinion publique se révolta et critiqua sévèrement la teneur du traité, rédigé en français, ainsi que les concessions faites par les plénipotentiaires de la Grande-Bretagne.
L'opinion française, de son côté, était toute aussi mécontente contre son gouvernement; elle lui reprochait de n'avoir pas su exploiter les succès de ses armées et ses victoires. De fait, lors des négociations de paix à Aix-la-Chapelle, Alphonse-Marie-Louis, comte de Saint-Séverin d'Aragon, ministre représentant du roi de France, n'avait rien exigé pour son pays. Il avait annoncé aux plénipotentiaires : «Sa Majesté très chrétienne a le souci de faire la paix, non en marchand mais en roi.» Les Britanniques étaient restés stupéfaits!
Quant aux Canadiens, ils reprochaient à Louis XV de ne pas en avoir profité pour reprendre l'Acadie. Bref, personne n'était satisfait, car rien n'était réglé. C'est d'ailleurs depuis le traité de paix de 1748 qu'est entrée dans l'usage l'expression populaire «bête comme la paix». De plus, les Français savaient dorénavant qu'ils pouvaient perdre toute la Nouvelle-France, en commençant pour Louisbourg, alors que les Britanniques s'étaient mis à craindre pour leurs colonies et à convoiter de nouveaux territoires.
Le plan des Britanniques consistait à confiner le Canada au nord des Grands Lacs et du Saint-Laurent afin de permettre l'expansion de la Nouvelle-Angleterre, ce qui en même temps aurait l'avantage de porter un coup terrible au prestige de la France, qui verrait le Canada coupé de la Louisiane et de Louisbourg. Dans ces conditions, la paix ne pouvait être que très provisoire. Prévenir les conflits exigeait de la perspicacité et une forte autorité, des atouts dont ne disposait manifestement pas Louis XV.
4.3 La paix provisoire
Dans les circonstances, l'attitude tant de la France que de la Grande-Bretagne resta belliqueuse dans les années qui suivirent. En juillet 1749, pendant que les Français revenaient occuper Louisbourg, les Anglais fondaient la ville d'Halifax en l'honneur de George Dunk, comte de Halifax, qui en dirigeait la colonisation. C'est toutefois le général Edward Cornwallis qui avait fondé la ville, le 9 juillet 1749, sur le lieux de Chebucto, appelé auparavant Chibouctou en français, d'un nom micmac. La fondation d'Halifax était destinée à concurrencer le port français de Louisbourg et à devenir le centre névralgique de la Nouvelle-Écosse.
- La rétrocession de Louisbourg
Le 23 juillet suivant, le nouveau gouverneur français de Louisbourg, Charles des Herbiers de La Ralière (1700-1752), recevait en grande pompe les clefs de la ville des mains du gouverneur britannique Peregrine Hopson, ce qui consacrait la rétrocession de Louisbourg et de l'île Royale à la France. Mais les Français reprenaient possession de la forteresse dans un état lamentable. La politique française exigeait dorénavant une forteresse nouvelle et plus forte à Louisbourg et, par conséquent, des troupes plus nombreuses pour sa reconstruction et sa défense. Il fallait aussi rétablir la pêche à la morue. Sur l'île Royale, il ne restait plus que 700 habitants, presque tous des Acadiens. Le successeur de Charles des Herbiers, Augustin Boschenry, chevalier de Drucourt, accéda à son poste de nouveau gouverneur de Louisbourg, le 15 août 1754; il était accompagné de son épouse, Marie-Anne Aubert de Courserac, et de plusieurs domestiques. Il était plutôt rare à l'époque qu'un gouverneur de haut rang soit accompagné de sa famille dans les colonies, ce qui pouvait témoigner de l'importance de ses fonctions à Louisbourg.
Évidemment, les actions jumelées de 1749 survenaient dans une atmosphère de guerre anticipée entre les deux empires. Personne ne croyait que le traité d'Aix-la-Chapelle de 1748 allait assurer une paix durable.
Seuls les Micmacs de la région ne se sentirent pas concernés; ils n'avaient jamais pris part aux négociations ni au traité. Cependant, ils n'apprécièrent guère la fondation de la ville d'Halifax par les Britanniques. Ils firent parvenir une lettre, en versions française et micmac (sans doute avec l'aide d'un missionnaire français), au gouverneur Edward Cornwallis, qui commençait pas ces mots:
Seigneur, L’endroit où tu es, où tu fais des habitations, où tu bâtis un fort, où tu veux maintenant t’introniser, cette terre dont tu veux présentement te rendre maître absolu, cette terre m’appartient ; j’en suis certes sorti comme l’herbe, c’est le propre lieu de ma naissance et de ma résidence, c’est ma terre à moi, sauvage; oui, je le jure, c'est Dieu qui me l'adonnée pour être mon pais à perpétuité [...] un ver de terre sçait regimber quand on l'attaque. Moy, sauvage, il ne se peut que je ne croye valoir au moins un tant soit peu plus qu'un ver de terre, à plus forte raison sçaurai-je me défendre si on m'attaque. Ta résidence au Port-Royal ne me fait pas ombrage. Car tu vois que depuis long temps je t'y laisse tranquille, mais présentement tu me forces d'ouvrir la bouche par le vol considérable que tu me fais. |
Les fonctionnaires britanniques qui reçurent cette lettre ne manifestèrent, il va sans dire, qu'une totale indifférence aux doléances des «Sauvages». La fondation d'Halifax constituait une priorité impériale pour contrebalancer Louisbourg. Aucune lettre de protestation n'aurait pu convaincre les Britanniques de reculer sur cette question fondamentale. D'ailleurs, Halifax allait immédiatement affaiblir les présences acadienne et micmac dans cette région de la Nouvelle-Écosse, tout en apportant un contrepoids à la forteresse de Louisbourg.
- La recolonisation de l'île Royale
De son côté, lorsque la France sut que la colonie de l'Île-Royale allait lui revenir, elle entreprit une campagne de ratissage dans les différents ports français afin d'engager le processus de recolonisation de l'île Royale. Les anciens colons déportés s'étaient réfugiés dans les régions côtières de l'ouest de la France: Saint-Malo (Bretagne), Rochefort (Poitou), Bordeaux (Guyenne), Bayonne (Pays basque) et Saint-Jean-de-Luz (Pays basque). Nous ignorons si les fonctionnaires ont exercé des pressions pour garder les colons «disponibles», afin de pouvoir les retrouver au moment voulu. Nous savons cependant qu'il n'était pas question de renvoyer dans l'île Royale toutes les personnes qui s'y trouvaient avant sa chute en 1745; il fallut éliminer les infirmes, les vieux et les indigents. À l'été de 1749, près de 2000 civils, hommes, femmes et enfants, étaient de retour à la forteresse. Quelque 45 personnes n'avaient pas fait la traversée en 1745 et étaient restées sur l'île, malgré la présence britannique. En 1752, on dénombrera 2490 civils à Louisbourg, dont 1969 à l'intérieur de la forteresse et 521 à l'extérieur des murs.
En ce qui concerne les militaires, l'administration renvoya à Louisbourg les soldats des Compagnies franches de la Marine, stationnés à Rochefort ou à l'île de Ré, mais cette fois-là sans le régiment allemand de Karrer. La perte de l'île Royale avait convaincu le ministre Maurepas qu'il fallait une plus forte garnison à Louisbourg. Il dépêcha le double de soldats: de 500 en 1745, on passa à plus de 1000, puis à 3500 l'année suivante. Mais, ayant contrarié Mme de Pompadour, la maîtresse du roi, Maurepas fut limogé et remplacé par Antoine-Louis Rouillé, comte de Jouy, comme secrétaire d'État de la Marine et des Colonies. C'est lui qui dirigera pour un temps les destinées de l'île Royale.
- L'expansion française envisagée
En mai 1747, Roland-Michel Barrin, marquis de La Galissonnière, fut désigné gouverneur général de la Nouvelle-France. Il élabora pour les colonies françaises une politique active d'expansion territoriale et de lutte contre l'influence anglaise, notamment pour la vallée de l'Ohio en direction de la Louisiane, vers les Grands Lacs, l'Acadie et Louisbourg. Il rédigea un «Mémoire sur les colonies de la France dans l'Amérique septentrionale», dans lequel il montra une lucidité remarquable sur la politique anglaise en Amérique du Nord. En 1750, il signalait ainsi l'inquiétude que provoquaient les Britanniques en Amérique du Nord :
Tandis que la paix paroit avoir comme assoupi la jalousie des Anglais en Europe, elle éclate dans toute sa force en Amérique ; et si on n'y oppose dès a present des barrières capables d'en arrêter les effets, cette Nation se mettra en état d'envahir entièrement les Colonies françoises au commencement de la premiere guerre. |
Ce mémoire de décembre
1750 présentait les «raisons essentielles et capitales» de veiller avec soin à
la conservation, à la
consolidation et à l'expansion de la colonie. La Galissonnière dut envoyer des
troupes pour stopper l'expansion anglaise en Acadie continentale qui avait été la première
région contestée de la Nouvelle-France; il s'agissait du territoire constituant
aujourd'hui le Nouveau-Brunswick. À la signature du traité d'Utrecht en 1713, l'article 12
du texte était demeuré ambigu, de sorte que les limites de
l'Acadie furent contestées de part et d'autre... durant quarante ans.
Article 12 Le Roy T.C. fera remettre à la Reine de la G.B. le jour de l'échange des ratifications du présent traité de paix, des lettres et actes authentiques qui feront foi de la cession faite à perpétuité à la Reine et à la couronne de la G.B. de l'isle de Saint-Christophe que les sujets de Sa Majesté B. désormais posséderont seuls, de la nouvelle Ecosse autrement dite Acadie, en son entier conformément à ses anciennes limites, comme aussi de la ville de Port-Royal, maintenant appelée Annapolis-Royale, et généralement de tout ce qui dépend desdites terres et isles de ce païs là, avec la souveraineté, propriété, possession et tous droits acquis par traitez ou autrement que le Roi T.C., la couronne de France ou ses sujets quelconques ont eus jusqu'à présent sur lesdits isles, terres, lieux et leurs habitants, ainsi que le Roi T.C. cède et transporte le tout à ladite Reine et à la couronne de la G.B., et cela d'une manière et d'une forme si ample qu'il ne sera pas permis à l'avenir aux sujets du Roy T.C. d'exercer la pêche dans lesdites mers, bayes, et autres endroits à trente lieues près des costes de la nouvelle Ecosse, au Sud-Est en commençant par l'isle appelée vulgairement de Sable inclusivement et en tirant au Sud-Ouest. |
Pour la France, l'Acadie anglaise se limitait à la Nouvelle-Écosse; pour la Grande-Bretagne, elle incluait aussi une partie de ce qui est aujourd'hui le Nouveau-Brunswick et l'île du Prince-Édouard.
- Les frontières de l'Acadie
La France et la Grande-Bretagne avaient formé en 1750 une commission mixte pour fixer les frontières de l'Acadie. Le marquis de La Galissonnière et Étienne de Silhouette (personnage qui allait donner à la langue française le mot «silhouette») faisaient partie de la délégation française; William Shirley et le diplomate anglais William Mildmay représentaient la délégation anglaise. Pour les Anglais, toute la région de la rivière Saint-Jean comprise entre Canseau (Canso) et Gaspé était territoire anglais, une prétention que les Français trouvaient nettement exagérée. C'était couper toute communication par terre avec le Canada et l'île Royale (Louisbourg). Les négociations perdurèrent délibérément sans grands résultats jusqu'en 1755 à Paris. La Galissonnière, à bout de patience, décida unilatéralement que la France possédait tout l'isthme de Chignectou (près de la Nouvelle-Écosse), ainsi que toute la baie Française (baie de Fundy). Par la suite, le gouverneur de La Jonquière, successeur de Galissonnière, allait ériger sur la frontière ainsi tracée les forts Beauséjour et Gaspéreau.
Entre-temps, la situation des Acadiens se compliquait, car ils étaient pris entre deux feux. Leur neutralité ne pouvait plus durer indéfiniment en Nouvelle-Écosse. Depuis la signature du traité d'Aix-la-Chapelle (1848), plus de 3000 d'entre eux, fortement encouragés par l'administration française, avaient émigré en «Acadie française», donc au «Nouveau-Brunswick», mais aussi en Gaspésie, à l'île d'Anticosti, à l'île Royale et à l'île Saint-Jean.
- La déportation des Acadiens
L'arrivée en Nouvelle-Écosse d'environ 2000 colons britanniques et d'un fort contingent militaire avait changé de façon irréversible le visage de cette colonie anglaise peuplée majoritairement jusqu'alors d'Acadiens, lesquels devenaient dorénavant moins utiles à l'agriculture. La même année, le gouverneur Edward Cornwallis (1713-1776) demanda à la population acadienne de prêter inconditionnellement un serment d'allégeance à la Couronne britannique sous peine d'être expulsée. Les Acadiens refusèrent et Cornwallis dut reculer. C'est alors que Charles Lawrence, nommé lieutenant-gouverneur en 1753, envisagea d'expulser tous les Acadiens du territoire de la Nouvelle-Écosse afin de faciliter le développement d'une colonie anglaise et protestante, fidèle au roi d'Angleterre. Il s'agissait d'une opération de nettoyage ethnique de grande envergure, car elle allait durer sept années, soit de 1755 à 1762. L'opération consistait à exiler presque toute la population, en principe de 12 000 à 15 000 personnes. Si la plupart des Acadiens furent envoyés en Nouvelle-Angleterre, d'autres furent déportés jusqu'en Angleterre, alors que plusieurs se réfugiaient dans les bois situés en «Acadie française», qui est aujourd'hui le Nouveau-Brunswick. Après avoir transité par l'Angleterre et la France, des milliers d'Acadiens allaient s'exiler en Guyane française et dans les îles Malouines, mais surtout en Louisiane devenue espagnole. Des centaines d'Acadiens fuyant la Nouvelle-Écosse s'établirent sur l'île Royale; la colonie comptera plus de 4000 habitants en 1755.
Pendant ce temps, la guerre de Sept Ans avait commencé en 1756. Le 18 mai de cette année-là, la Grande-Bretagne avait déclaré formellement la guerre à la France à la suite de l'attaque prussienne contre la Saxe. Tandis que la France se concentrait d'abord sur sa stratégie européenne, la Grande-Bretagne chercha à profiter de ce conflit pour régler définitivement les problèmes en Amérique et affirmer sa mainmise sur tout le continent, de la baie d'Hudson jusqu'aux Antilles.
Pour le premier ministre de la Grande-Bretagne, William Pitt (1708-1778) dit "William Pitt l'Ancien", Louisbourg était la clé pour attaquer le Canada et anéantir la Nouvelle-France. Le pari de Pitt était le suivant: gagner un conflit européen en obtenant des victoires en Amérique du Nord. L'objectif final était de mettre fin à l'empire français en Amérique du Nord. L'Angleterre pouvait alors aligner quatre fois plus de vaisseaux et cinq fois plus d'hommes que la France. Ajoutons que William Pitt avait obtenu du Parlement des crédits vingt fois supérieurs à ceux de la France pour entreprendre une guerre offensive. Il fallut donc emprunter des sommes considérables à l'étranger, probablement plusieurs centaines de millions. Quant aux colons de la Nouvelle-Angleterre, ils n'avaient pas oublié la concurrence féroce de Louisbourg dans l'industrie de la pêche et les dispositions du traité d'Aix-la-Chapelle de 1748, qui avait redonné Louisbourg aux Français, privant ainsi les colonies britanniques de leur victoire.
C'est pourquoi les autorités de la Nouvelle-Angleterre et de la Grande-Bretagne entreprirent une nouvelle expédition en 1757 dans le but de reprendre la forteresse. Ils firent cependant halte à Halifax parce qu'ils n'étaient pas suffisamment prêts à affronter la présence d'une importante flotte française. La France avait en effet envoyé trois escadres composée de 18 vaisseaux de guerre et de cinq frégates armés au total de 1400 canons. Le port de Louisbourg n'avait jamais accueilli de flotte aussi imposante; ce fut d'ailleurs la dernière fois. Les Britanniques n'osèrent pas engager le combat naval.
L'année suivante, les Britanniques allaient se reprendre en utilisant davantage de moyens, notamment en organisant un formidable blocus non seulement autour de Louisbourg afin de supprimer tout ravitaillement français en Nouvelle-France (provisions, troupes, navires de guerre), mais également autour des ports français de Rochefort dans l'Atlantique et de Toulon en Méditerranée, ce qui devait empêcher tout ravitaillement vers les colonies. C'est ainsi que trois importantes escadres françaises furent bloquées tout l'été de 1758, alors que cet apport de troupes aurait pu changer l'issue du conflit. Au milieu de l'année 1758, il y eut davantage de soldats britanniques en Amérique du Nord que dans toutes les garnisons et les armées britanniques en Europe continentale. Alors que la France peinait à dépêcher quelque 6800 soldats pour la colonie de l'Île-Royale, le premier ministre anglais William Pitt y expédiait 32 000 «habits rouges», sans compter les 20 000 miliciens de la Nouvelle-Angleterre.
5.1 L'attaque finale
Au début du mois de juin 1758, une flotte de 40 navires de guerre équipés de 1842 canons, sous les ordres de l'amiral Edward Boscawen, escortée de 127 vaisseaux transportant plus de 14 000 hommes de troupes et 12 000 marins, se présenta au large de l'île Royale, devant Louisbourg. C'était la plus imposante force armée jamais rassemblée par la Grande-Bretagne en Amérique du Nord. Quant à la forteresse de Louisbourg, elle comptait alors 400 canons, 3500 soldats, 3500 marins et un certain nombre d'Indiens; le port abritait 13 vaisseaux français de bonne taille. Grosso modo, en incluant les civils, on comptait peut-être jusqu'à 30 000 personnes dans le camp des Britanniques et 10 000 dans le camp des Français. Aux 40 vaisseaux de guerre britanniques, les Français ne pouvaient en opposer que six.
|
Augustin de Drucourt était le gouverneur de Louisbourg, l'amiral Jean-Antoine Charry de Desgouttes, assisté de l'officier de marine Louis-Joseph Beaussier de Lisle, avait la responsabilité de la flotte française. Or, l'harmonie était loin de régner au sein des forces françaises unifiées, notamment entre les officiers de terre et les officiers de mer. Le commandant en chef de l'armée britannique était le colonel Jeffrey Amherst, pendant que le brigadier-général James Wolfe, sous les ordres de l'amiral Edward Boscawen, assurait la responsabilité du débarquement, lequel devint le plus grand débarquement naval n'ayant jamais eu lieu en Amérique du Nord.
Le siège commença le 8 juin avec le débarquement sur les plages de Louisbourg; il allait se terminer le 27 juillet 1758 par la capitulation des Français. Dès le débarquement des Britanniques, l'issue du combat était dans les faits prévisible, étant donné les forces inégales engagées dans les deux camps. Après les bombardements incessants, après l'élimination de la flotte française dans le port et après la destruction de toute la ville, malgré les efforts des soldats français, malgré le courage de Mme Aubert de Courserac, la femme du gouverneur, qui n'hésita pas à tirer du canon, la chute de la forteresse était inéluctable. Français et Britanniques le savaient depuis le premier siège de 1745: la France était incapable de déployer des forces équivalentes à celles de la Grande-Bretagne.
Le colonel
Amherst et l'amiral Boscawen refusèrent de négocier la capitulation avec le
gouverneur Drucourt; ils l'imposèrent simplement. Lorsque Drucourt ouvrit la lettre rédigée en français —
la langue de la diplomatie à l'époque —
envoyée par Amherst et Boscawen, il apprit que la Royal Navy devait entrer
dans la rade le lendemain et qu'une «attaque générale» suivrait. Afin
d'éviter un «effusion de sang», il faudrait que tous les militaires se
rendent comme «prisonniers de guerre», et ce, sans conditions. Les
commandants britanniques terminaient leur lettre en informant le gouverneur
qu'il avait une heure pour donner sa réponse:
|
|
Évidemment, les Français furent stupéfiés, sinon scandalisés, d'une proposition aussi humiliante, alors qu'ils avaient combattu vaillamment durant des semaines. Le conseil de guerre français décida qu'il fallait «se defendre jusqu'à la derniere extremité». Le conseil soumit une proposition de capitulation de seize articles prévoyant, entre autres, les «honneurs de la guerre». Mais Amherst et Boscawen demeurèrent intraitables et refusèrent toute discussion à ce sujet:
Monsieur, Nous venons de recevoir la réponse qu'il a plu à votre excellence de faire sur les conditions de la capitulation qui vous ont été offerts. Nous ne changerons point dans nos sentiments là-dessus, il dépend de votre excellence de les accepter oui ou non et vous aurez la bonté de donner réponse là dessus dans demi-heure de temps Nous avons l'honneur d'être signé Boscawen, Amherst |
Le gouverneur Drucourt
et le conseil estimèrent qu'ils n'avaient plus le choix. Ils décidèrent de
subir l'«attaque finale»:
Messieurs, Pour répondre à vos excellences en aussi peu de mots qu'il est possible, j'aurai l'honneur de leur réiterer que mon party est le même et que je persiste dans la volonté deprouver les suittes de l'attaque générale que vous m'annoncés. J'ai l'honneur d'être signé le chevalier de Drucourt |
Toutefois, l'intervention du commissaire-ordonnateur de Louisbourg, Jacques Prévost de La Croix, au cours de la séance du conseil de guerre qui eut lieu à 15 heures le 26 juin, persuada les officiers d'accepter la reddition sans condition proposée par Amherst. Prévost, qui s'était sûrement bien préparé, leur fit représenter les risques, voire le carnage appréhendé, pour les civils français, alléguant qu'ils avaient suffisamment souffert de la guerre. Les représentants de la société civile eurent finalement gain de cause auprès du gouverneur: il lui fallut choisir entre l'honneur militaire et le pragmatisme des civils. Finalement, Augustin de Drucourt décida tout compte fait de se rendre sans condition, comme l'exigeaient les Britanniques. Puis Français et Britanniques se mirent d'accord sur les six articles suivants de la capitulation:
Articles de la capitulation
Datée du camp
devant Louisbourg le 26 Juillet 1758 entre son excellence l'amiral
Boscawen et son excellence le major général Amherst, d'une part, et
son excellence monsieur le chevalier de Drucourt, gouverneur de
l'Isle Royale et de Louisbourg, Isle St Jean et de leurs
dépendances: 2º Toute l'artillerie, les munitions de guerre et de bouche aussi bien que les armes de toutes espèces qui sont à présent dans la ville de Louisbourg, Isle Royale, de St Jean et leurs dépendances, seront livrées sans le moindre dégât aux commissaires qui seront appointés pour les recevoir à l'usage de Sa Majesté Britannique; 3º Le gouverneur donnera ses ordres, que les troupes qui sont dans l'Isle St Jean et ses dépendances, se rendront a bord des vaisseaux de guerre de l'amiral Boscawen enverra pour les recevoir; 4º La Porte Dauphine sera livrée aux troupes de Sa Majesté Britannique demain à huit heures du matin, et la garnison y compris tous ceux qui ont porté les armes, se rangera à midi sur l'esplanade, posera les armes, drapeaux, instruments et armements de guerre, et la garnison sera embarquée pour être transportée en Angleterre dans un temps convenable; 5º L'on aura le même soin des malades et blessés qui sont dans les hôpitaux, que de ceux de Sa Majesté Britannique;
6º
Les négociants et leurs commis qui n'ont pas porté les armes seront
transportés en France de telle façon que l'amiral jugera à propos. |
Le gouverneur français signa la capitulation au nom du roi de France. Le siège de Louisbourg était terminé, mais la rétrocession officielle n'eut lieu que le lendemain à midi entre le gouverneur Augustin de Drucourt et le brigadier général Edward Whitmore, le plus âgé des trois officiers supérieurs de Jeffrey Amherst. Puis la garnison française remit ses armes et ses drapeaux aux Britanniques, sauf les soldats du régiment de Cambis qui, en guise de protestation, préférèrent les brûler plutôt que de les remettre aux vainqueurs. Le pavillon anglais fut hissé au mât de la forteresse à la place du drapeau fleurdelisé français. Au cours de cette même journée, certains soldats britanniques se livrèrent à des actes de pillage.
Quelques semaines plus tard, aussitôt la victoire britannique connue en Angleterre, les cloches de la ville de Londres, comme à Boston, se mirent à sonner à toute volées au milieu des réjouissances générales dans tout le pays.
5.2 L'expulsion forcée des habitants
Après la capitulation du 27 juillet 1758, les troupes françaises ainsi que le gouverneur et les officiers furent considérés comme des prisonniers de guerre.
Mais il restait encore au moins 4000 civils résidant à l'île Royale, dont le tiers dans la seule ville de Louisbourg. Le général Amherst voulait faire disparaître toute trace des Français et des Acadiens sur l'île parce qu'elle était située dans une zone stratégique du golfe Saint-Laurent; il ordonna donc à l'amiral Edward Boscawen d'organiser une déportation massive, évidemment sur des navires insalubres pour une question d'économie. Après la déportation des Acadiens de la Nouvelle-Écosse en 1755, il s'agissait pour les Britanniques d'une seconde vague de déportation, qui allait se dérouler, à la suite de la chute de Louisbourg. Le premier navire à partir le 9 août embarqua l'ex-gouverneur Drucourt et sa femme pour l'Angleterre. Le 15 août, les Britanniques embarquèrent 3031 soldats et officiers de terre, ainsi que 2606 marins et officiers de marine sur des navires de transport de Sa Majesté; ils furent placés dans des prisons en Angleterre, mais 400 soldats périrent en mer avant d'arriver. Peu de temps après leur arrivée, les militaires furent rapatriés en France.
Un mois après le siège, le 28 août, Amherst écrivit à William Pitt: «L'amiral Boscawen expédie les habitants le plus rapidement possible; j'en ignore le nombre; il me semble qu'il y en avait environ 3000 dans cette île.» Le 13 septembre, Boscawen répondit: «J'espère pouvoir vider cette ville de ses habitants dans quatorze jours environ.»
Quelque 3100 Acadiens furent ainsi déportés dès l'été 1758, mais plus de 1750 allaient périr par noyade ou par maladie au cours du transport, ce qui représente un fort taux de mortalité de 56 %. Certains navires accusaient un tel état de décrépitude qu'ils coulèrent en eaux calmes, avec tous leurs passagers, avant même d'avoir pris la haute mer. L'année suivante, il ne restait plus qu'environ 500 habitants dans l'île du Cap-Breton, mais l'ancien gouverneur Augustin de Drucourt affirmait qu'il pouvait y en avoir encore 1500. Selon un recensement qui eut lieu en 1768, il ne restait plus que 200 Acadiens sur l'île. Un groupe de dix familles acadiennes habitant Port-Toulouse réussirent à fuir vers l'île Madame où leurs descendants vivent encore aujourd'hui. Les anciens habitants (non les soldats) de Louisbourg qui survécurent à la déportation purent débarquer dans le port de Rochefort, de La Rochelle et de Saint-Malo. Beaucoup d'anciens habitants français de l'île Royale (Cap-Breton) et de l'île Saint-Jean (île du Prince-Édouard) se retrouvèrent à Saint-Malo et dans les paroisses avoisinantes.
La chute de Louisbourg avait en même temps scellé le sort de l'île Saint-Jean. Trois semaines après la prise de Louisbourg, une troupe de 500 soldats britanniques, sous le commandement du lieutenant-colonel Andrew Rollo (1703-1765), quittèrent la forteresse à destination de Port-la-Joy pour prendre possession de l'île Saint-Jean. Le commandant de Port-la-Joy, le major Gabriel Rousseau de Villejouin, n'avait plus guère le choix. Une lettre d'Augustin de Drucourt en date du 8 septembre 1758 lui enjoignait de remettre l'île aux mains des Britanniques. De toute façon, il ne disposait plus d'aucun moyen pour subvenir aux besoins de la population, laquelle vivait dans la misère. Il fit la constatation suivante: «Je me voyais cet automne en scituation avec peu de secours de faire subsister toutte l'Isle.» De Villejouin se rendit avec toute la garnison des Compagnies franches de la Marine. Les soldats français furent expédiés en Angleterre et enfermés dans des prisons anglaises; ils retournèrent à Saint-Malo en janvier 1759.
Dès le début du mois d'août, Andrew Rollo s'empressa de rassembler tous les Français et Acadiens de l'île. Au lieu des 400 à 500 personnes prévues, il se rendit compte que leur nombre était presque dix fois supérieur et qu'il atteignait plus de 4000 personnes, dispersées surtout dans les cinq villages de Port-la-Joy, de Saint-Paul-de-la-Pointe-Prime, de Saint-Louis-du-Nord-Est, de Saint-Pierre-du-Nord et de Malpèque (voir la carte). Comme il n'avait que quatre navires à sa disposition, Andrew Rollo en fit venir d'autres. En tout, 13 navires furent dépêchés à l'île pour ramener en France les habitants déportés. Pendant ce temps, beaucoup d'Acadiens réussirent à se cacher dans l'île. Lorsque les efforts de rassemblement des Britanniques prirent fin en octobre 1758, les navires purent repartir avec plus de 3000 Acadiens à leur bord, à l'exception de 200 d'entre eux, isolés sur la côte ouest dans le village de Malpèque, lequel fut épargné, car l'hiver approchant le lieutenant-colonel Rollo avait jugé que le village était trop éloigné. Un gros navire partit le 4 novembre à destination de Saint-Malo, et onze autres le 25 novembre; les tempêtes dispersèrent les bateaux et huit seulement atteindront la France, les Acadiens étant abandonnés sur les côtes de la Manche, notamment à Saint-Malo, à Cherbourg, au Havre et à Boulogne. La moitié des passagers moururent en mer, décimés par une épidémie de variole ou par suite de noyade. Finalement, environ 1000 Acadiens échappèrent à la déportation: ils se réfugièrent en Gaspésie, à Ristigouche et dans les environs. Les Micmacs avaient offert une assistance efficace à l'évasion des Acadiens.
Lorsque des bateaux revinrent à l'île Saint-Jean au printemps de 1759 pour prendre le reste des habitants, le responsable du territoire, le colonel William Johnson, déclara qu'ils étaient tous partis «pour le Canada». Les quelques milliers d'Acadiens qui habitent aujourd'hui l'Île-du-Prince-Édouard sont les descendants des familles qui y sont revenues après 1764.
À la fin du mois d'octobre 1758, les fonctionnaires français constatèrent que 20 % des passagers en provenance de Louisbourg avaient péri lors de la traversée. Ils en attribuèrent la cause à la mauvaise qualité de la nourriture fournie pour le voyage. Plutôt que d'expédier les aliments prévus dans les entrepôts du roi, les Britanniques auraient préféré fournir «du biscuit pourri et du bœuf salé remplis de vers».
Une fois en France, les habitants de l'île Royale et de l'île Saint-Jean reçurent des subsides de façon à ce que les déportés ne meurent pas de faim après une pénible traversée. Quant aux officiers, aux fonctionnaires, aux soldats et aux missionnaires, ils furent traités différemment des «habitants», car ils purent généralement percevoir leur salaire comme à l'accoutumée.
5.3 Épilogue
Le 7 octobre 1758, le roi George II émit une proclamation qui annexait l'île du Cap-Breton à la Nouvelle-Écosse (Nova Scotia), un statut qui cessera en 1784, alors que l'île deviendra une colonie distincte. L'île redevint la Cape Breton Island et l'île Saint-Jean, la Island of Saint John, avant de changer de nom en 1798 pour Prince Edward Island. Tous les toponymes français de l'ancienne île Saint-Jean et de l'ancienne île Royale disparurent, sauf quelques-uns. La ville de Louisbourg perdit son second «o», en devenant officiellement Louisburg, mais est aussi appelée Lewisburg par les habitants du village anglophone moderne.
Le premier ministre britannique, William Pitt, récompensera Edward Whitmore, celui qui avait repris l'île Royale lors de la rétrocession, en le nommant gouverneur de l'île du Cap-Breton et de l'île Saint-Jean (Saint John). Amherst et Boscawen furent considérés comme des héros et des conquérants lorsqu'ils retournèrent dans leur pays. Devenu maréchal, Jeffrey Amherst décéda en 1797 à l'âge de 80 ans dans sa résidence appelée "Montreal" à Sevenoaks, dans le sud de l'Angleterre; sa réputation fut cependant remise en cause à la fin du XXe siècle, quand les historiens révélèrent que Amherst s'était servi, comme arme de guerre, de couvertures contaminées par la variole, qui avaient été distribuées à des autochtones du Canada et de la Nouvelle-Angleterre, causant la mort de 90 % de certaines communautés. Quant à l'amiral Edward Boscawen, il fut accusé par la France d'avoir organisé en 1758 la déportation des Français et des Acadiens de la colonie de l'Île-Royale et d'avoir violé l'année suivante la neutralité du Portugal en coulant dans la baie de Lagos sept navires français avec son escadre de 14 vaisseaux. Il décéda trois ans plus tard de la fièvre à l'âge de 50 ans, à Hatchlands, dans le comté de Surrey. James Wolfe mourut à Québec le 13 septembre 1759 au cours de la bataille des Plaines-d'Abraham; il avait 34 ans. William Pitt perdit son poste de premier ministre en 1760, lorsque décéda le roi George II. L'ancien gouverneur français de Louisbourg, Augustin de Drucourt, rentra en France criblé de dettes pour avoir maintenu son train de vie de gouverneur; il décéda au Havre en 1762. Jacques Prévost de La Croix, l'ancien commissaire-ordonnateur de Louisbourg, poursuivit une carrière fructueuse en France en devenant intendant du prestigieux port de Toulon et en 1782 conseiller du roi Louis XVI; la Révolution française mit fin à sa carrière et il décéda en 1791 à l'âge de 76 ans.
La forteresse de Louisbourg
fut complètement rasée en 1761,
pour sombrer ensuite dans l'oubli durant deux siècles. Ainsi, Louisbourg passa
du statut de «Gibraltar de l'Amérique du Nord» à celui de la «Carthage de
l'Amérique du Nord», l'ancienne cité punique détruite en 146 avant notre ère, puis
reconstruite par les Romains. Seul le village moderne
de Louisburg (sans le second «o») survécut jusqu'à ce que, le 6 avril 1966, le
gouvernement provincial de la Nouvelle-Écosse adopte une loi pour rétablir
l'appellation française de la Ville de Louisbourg : "An Act to Change the Name
of the Town of Louisburg".
En 1961, le gouvernement du Canada, pour sa part, entreprenait la reconstruction d'une partie de la ville historique de Louisbourg, soit le cinquième de la ville elle-même et le quart des fortifications, afin d'en faire un haut lieu d'attraction touristique dans l'île du Cap-Breton. |
La guerre franco-britannique, qui a entraîné la chute de Louisbourg, est une illustration éloquente des conséquences néfastes des conflits armés entre des États. Ainsi, la guerre autorise non seulement les bombardements et les destructions des biens mobiliers et immobiliers, mais aussi les exécutions en masse des civils, puis les famines, la torture, l'épuration ethnique, la déportation ou l'immigration forcée, les violences physiques, psychologiques ou sexuelles. La guerre, généralement décidée en haut lieu, ne constitue qu'un jeu d'échecs pour les décideurs, sans égard aux populations concernées. Pourtant, ce sont elles qui font les frais de la guerre, ne serait-ce qu'en pertes de vies humaines. Si près de 300 soldats français et britanniques moururent au combat en 1758, plus de 3000 civils (français, canadiens et acadiens) périrent à l'occasion de la déportation. Au XVIIe siècle, les déportations massives se pratiquaient à grande échelle et la vie humaine n'avait apparemment guère d'importance.
La perte de la colonie française de l'Île-Royale, la seule vraiment rentable au point de vue économique, allait rendre vulnérable le reste de la Nouvelle-France dès l'année suivante, y compris la Louisiane qui serait cédée à l'Espagne, le 3 novembre 1762, une année avant le traité de Paris (1763). La prise de Louisbourg isolait complètement le Canada en lui coupant tout accès à la mer. Dorénavant, les Britanniques disposaient de toutes les cartes pour se lancer à l'assaut de Québec, la capitale de la Nouvelle-France. Après la chute de Louisbourg, les Français avaient perdu la seule autre place fortifiée dont ils disposaient en Nouvelle-France, avec Québec. Seule Louisbourg pouvait servir d'escale à l'armée française pour une opération d'envergure permettant de reprendre Québec. À l'opposé, pour les Britanniques, la chute de Louisbourg libérait les armées d'Amherst pour les rediriger vers Québec. De fait, à l'été 1759, James Wolfe allait recevoir l'ordre du général Amherst de mobiliser trois régiments et des navires, pour aller détruire tous les établissements français situés sur les deux rives du Saint-Laurent.
La colonie de l'Île-Royale avait vécu quarante-cinq ans, de 1713 à 1758, avec une éclipse de quatre ans en 1745 et 1749, ce qui est très peu, si l'on tient compte du fait que la vie d'un être humain est généralement plus longue, et ce constat s'applique même au XVIIIe siècle. La chute de Louisbourg allait changer le sort de dizaines de milliers de Français, de Canadiens, d'Acadiens, de Louisianais et d'autochtones, et entraîner la disparition de la Nouvelle-France au traité de Paris en 1763. Seule la collectivité territoriale de Saint-Pierre-et-Miquelon rappelle encore aujourd'hui la présence française dans cette partie septentrionale de l'Amérique.
|