Histoire du français au Canada
Section 1
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(1) La Nouvelle-France
(1534-1760)
L'implantation du français
au Canada
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Remarque
Les termes
Canada et Nouvelle-France n'étaient pas synonymes
sous le Régime français. Le Canada, circonscrit à la vallée du
Saint-Laurent, faisait partie de la Nouvelle-France, laquelle
comprenait avant 1713, non seulement le Canada (dont le
gouverneur dirigeait aussi la
Baie d'Hudson et le
Pays-d'en-Haut),
mais aussi les colonies distinctes de
Plaisance (Terre-Neuve),
de l'Acadie et de la
Louisiane (dont faisait
partie le
Pays des Illinois).
Après 1713, Plaisance fut cédée à la Grande-Bretagne ainsi
qu'une partie de l'Acadie, mais la France fonda
Louisbourg sur l'île du
Cap-Breton. |
Plan de l'article
L'origine du nom de «Nouvelle-France»
est souvent attribuée aux frères Giovanni et Girolamo da Verrazzano. En 1524, alors
qu'ils exploraient les côtes septentrionales de l'Amérique pour le compte du
roi
de France, François Ier,
les Verrazzano utilisèrent les mots Francesca (en hommage à François Ier)
et Nova Gallia («Nouvelle-Gaule») pour désigner la région s'étendant de
Terre-Neuve à la Nouvelle-Angleterre. D'autres explorateurs utilisèrent les
termes Nova Francia, Nova Franza, Nouvelle-France ou New
France. Mais c'est Samuel de Champlain qui inscrira définitivement
«Nouvelle-France» (plus précisément «Novvelle France»)
sur
une carte dessinée en 1607
et représentant l'Acadie à partir de La Hève jusqu'au sud du Cape Cod; par la
suite, toutes les cartes utiliseront le terme «Nouvelle-France». Marc Lescarbot,
compagnon de Champlain à Port-Royal (Acadie), emploiera lui aussi le même terme
dans le titre de son ouvrage publié en 1609 et intitulé Histoire de la
Nouvelle-France.
La période de la Nouvelle-France
s'étendit de 1534 à 1760, voire jusqu'en 1763 lors du traité de Paris. C'était une période où les grands puissances
européennes découvraient d'autres mondes afin d'exploiter de nouvelles
richesses. Pour la France, sa souveraineté sur l'Amérique se justifiait
officiellement par la propagation de la foi chrétienne dans le Nouveau Monde.
Néanmoins, lorsque la souveraineté française sera contestée, ce sera par les
armes.
1.1 Jacques Cartier
Jaloux des richesses que l'Espagne et le Portugal retiraient de leurs
colonies, François 1er
nomma Jacques Cartier
(1491-1557) à la tête d'une première expédition en 1534. Ce dernier devait
découvrir de nouveaux territoires et fonder éventuellement un empire colonial.
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Lors de son premier voyage, Cartier planta à Gaspé, le 24 juillet 1534, une
croix avec un écusson portant des fleurs de lys et, au-dessus, une inscription
en français avec de grosses lettres: «VIVE LE ROY DE
FRANCE».
À son second voyage (1535-1536),
Cartier planta une autre croix à
Stadaconé (près de Québec) avec cette
inscription latine:
«Franciscus
primus Dei gratia Francorum rex regnat»
(''François premier, par la grâce de Dieu, roi des Français, règne''), cette
dernière inscription pouvant être lue par tout Européen de passage.
Ces croix, même s'il s'agissait de symboles religieux, car à l'époque les
identités des nations étaient aussi religieuses que linguistiques, c'était avant tout un acte politique
d'appropriation du territoire. Cartier revendiquait pour la France de François Ier
une partie
des terres d’Amérique du Nord, qui prendront ensuite le nom de «Canada» et de
«Nouvelle-France». Jacques Cartier
enleva le chef Donnacona, le seul à pouvoir «conter et dire au roi ce qu’il
avait vu ès pays occidentaux, des merveilles du monde». |
Bien que ces
découvertes soient inestimables, les voyages de Cartier au Canada (1534,
1535-1536, 1541-1542) se soldèrent, au point de vue de la colonisation, par une
série d'échecs, car au début du XVIIe siècle aucun
Français n'était encore installé sur le territoire de la Nouvelle-France. De
plus, ses voyages ne suscitèrent pas beaucoup d'intérêt en France. Il faut dire
que le pays était paralysé par des guerres de religion et que les autorités avaient bien
d'autres soucis que de coloniser une terre déjà réputée pour ses hivers
rigoureux.
Même si le navigateur français a échoué à fonder un établissement au Canada,
il a permis à la France de revendiquer des droits sur le territoire. Au plan linguistique, les
voyages de Cartier ont contribué à fixer très tôt la toponymie de l'est du
Canada: les noms de lieu sont depuis cette époque ou français ou amérindiens.
Cartier aura eu le mérite d'établir les bases de la cartographie canadienne et
d'avoir découvert le grand axe fluvial – le Saint-Laurent – grâce auquel la
Nouvelle-France pourra recouvrir, pour un temps, les trois quarts du continent
nord-américain. En Acadie, certains toponymes français à l'origine deviendront
plus tard anglais, soit après le
traité d'Utrecht de 1713.
Au sens strict, Jacques Cartier n'est pas le découvreur du
Canada actuel, puisqu'il n'a pas parcouru le Nouveau-Brunswick, ni la
Nouvelle-Écosse ni l'île du Prince-Édouard. En fait, Cartier fut le découvreur
de la vallée du Saint-Laurent; il appellera le fleuve «rivière du Canada». Lors
de ses voyages dans la vallée du Saint-Laurent, Cartier avait rencontré ceux que
les anthropologues désigneront comme les «Iroquoiens du Saint-Laurent» (ou «Iroquoiens
laurentiens»), notamment à Stadaconé (Québec) et à Hochelaga (Montréal).
Rappelons que c'est à Jacques Cartier qu'on doit le nom de Canada au
pays: en entendant le mot iroquoien kana:ta, qui signifie «ville» ou
«village», il crut que le terme désignait le pays tout entier. Cartier est
l'auteur du premier «Glossaire sur les langues amérindiennes au Canada»; on le
trouvera en
annexe dans le
Brief recit
de la navigation faicte es ysles de Canada. Dans
le territoire de la vallée du Saint-Laurent, les archéologues estiment que, à
l'arrivée de Jacques Cartier, il y avait peut-être 25 000 autochtones, y compris
les Inuits et les Iroquoiens qui habitaient entre Montréal et l'estuaire du
Saint-Laurent.
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Pour les Britanniques, le «vrai» découvreur du
Canada fut l'explorateur vénitien Giovanni Caboto (Jean Cabot en
français; John Cabot en anglais) qui a débarqué à Bonavista (Terre-Neuve) en
1497 pour le compte du roi Henri VII d'Angleterre. Cependant, pas plus que
Cartier, Cabot n'a parcouru le reste du Canada actuel.
Il en fut ainsi pour
l'explorateur portugais Gaspar Corte-Real qui découvrit le Labrador et
Terre-Neuve en 1501, et captura une soixantaine d'autochtones (des
Béothuks).
En réalité, c'est Samuel
de Champlain qui explorera davantage de ce qui deviendra le Canada. |
1.2 Samuel de
Champlain
Samuel de Champlain
(vers 1570-1635), né vraisemblablement à Brouage
en Saintonge, fut à la fois
un navigateur, un explorateur, un
cartographe, un géographe, un commandant et un chroniqueur français.
Il parlait, en plus de la «langue xainctongeaise» (aujourd'hui le «patois
charentais»), le français, ainsi que quelques langues étrangères, dont l'anglais,
l'espagnol, le portugais et le néerlandais. Avec l'appui indéfectible du roi de
France, Henri IV, Champlain fonda Québec (écrit
Qvebecq ou
Kébec: «l'endroit où le fleuve se rétrécit») en 1608,
mais sur l'emplacement de Stadaconé (village iroquoien) il ne restait plus aucun des villages
mentionnés par Jacques Cartier et, au lieu des Iroquoiens, il ne trouva que quelques
rares bandes de chasseurs montagnais (innus). C'est que, entre 1580 et 1590, les
Iroquoiens avaient disparu en tant que peuples distincts, mais
leurs descendants avaient rejoint divers groupes voisins, tant de
langue iroquoienne
que de
langue algonquienne.
Dès 1609, sur rapport de Champlain,
Henri IV donna à la colonie le nom de Nouvelle-France.
Champlain tenta d'établir des colons et
devint
lieutenant-gouverneur
du
territoire en 1612.
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C'est avec Champlain que
commença la véritable colonisation au Canada. Mais les succès
se révélèrent minces puisqu'en 1627, lors de la création
de la Compagnie de la Nouvelle-France (ou Compagnie des Cents-Associés),
on ne comptait encore qu'une centaine d'habitants dispersés en deux
groupes, l'un à Québec (environ 60), l'autre à Port-Royal (en Acadie, aujourd'hui la Nouvelle-Écosse).
La présence des Iroquois freina aussitôt le commerce des fourrures,
d'autant plus que la compagnie ne disposait pas d'une véritable
armée pour protéger les quelques Français qui habitaient trop loin
de Québec. Par conséquent,
la menace iroquoise interdisait tout accès aux riches terres à
l'ouest de Trois-Rivières.
De plus, en juillet 1629, les frères David, Louis et Thomas Kirke prirent
possession du fort Saint-Louis (Québec) et de l'Abitation (sic) au nom de
l'Angleterre. La ville de Québec resta anglaise durant trois ans, de même que
Port-Royal en Acadie. |
Puis le
traité de
Saint-Germain-en-Laye (1632) restitua Québec et Port-Royal à la France. Les frères Kirke furent contraints de
quitter la colonie pour permettre à la Nouvelle-France, alors en piètre état, de
renaître. Au moins, le traité constituait une reconnaissance officielle des
prétentions françaises sur le territoire. Au moment du décès de Champlain à
Québec, survenu le 25 décembre 1635, seuls 150 Français vivaient alors dans la
colonie.
Le Canada doit à Samuel de Champlain
une grande quantité de toponymes français. En effet,
avec plus de 330 toponymes, l'explorateur
et géographe fut sans nul doute le plus grand créateur de noms de lieux français
et l'un des plus importants toponymistes du continent, que ce soit la côte de
l'Atlantique (les provinces Maritimes actuelles), de la vallée du Saint-Laurent, de
la région des Grands Lacs (la province de l'Ontario actuelle). Champlain est également à
l'origine du choix du mot algonquin «Québec», qui désigne aussi bien la ville,
la province et la collectivité francophone. Excellent navigateur, Samuel de
Champlain a traversé l'Atlantique 12 fois, souvent dans des conditions très
pénibles.
- Un peuplement limité
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En 1641, la Nouvelle-France comptait 240 habitants, contre 50 000 dans les
futures colonies anglaises de la Nouvelle-Angleterre; la seule ville de Boston
comptait 3000 habitants. Le bilan était loin d'être positif: très peu
d'investissements, aucune vision à l'exception de l'appât du gain à court terme
et de l'évangélisation des autochtones, ni aucune perspective structurée de
développement social et économique. Bref, durant ce premier siècle, le peuplement
de la Nouvelle-France s'est vraiment révélé un échec. C'est là
l'un des paradoxes de la colonisation française en Amérique du Nord: la France,
alors le pays le plus peuplé d'Europe (avec 21,9 millions d'habitants en 1675), aurait dû
compter, en dehors de son territoire métropolitain, plus d'habitants que la
petite Angleterre (5,6 millions)! On peut penser que les Anglais, plus à
l'étroits dans leur île de Grande-Bretagne, ont eu plus tendance à émigrer que
les Français, plus sédentaires et plus intégrés à l'Europe.
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À la même époque, la marine
de guerre française ne
comptait que 18 vaisseaux et une dizaine de galères! Louis XIV n'était rien sur
mer, comparativement aux 150 navires de guerre hollandais. Il faudra attendre
après 1671 pour que le ministre Colbert réussisse à créer en quelques années une marine de
guerre formée de plus de 100 vaisseaux, le tout destiné essentiellement à
escorter les navires marchands français. Mais la rivalité entre le
ministre Jean-Baptiste Colbert et le secrétaire d'État à la Guerre, François
Michel Le Tellier, marquis de Louvois (1662-1691),
allait compromettre cette réussite exceptionnelle.
- La réputation du
Canada
Par ailleurs, l'image de la Nouvelle-France qui
circulait alors dans
la mère patrie ne motivait en rien les Français à venir au Canada, ni en Acadie,
encore moins dans la lointaine Louisiane. L'imagination populaire ne pouvait être attirée par
un pays au climat sévère, exposé en plus à
l'hostilité des «Sauvages» (comme on appelait les Amérindiens à l'époque) qui
guettaient leurs victimes derrière chaque arbre, puis des Anglais de la Nouvelle-Angleterre.
Pour beaucoup de Français, le Canada n'était rien d'autre que la «terre de Caïn»
découverte par Jacques Cartier et que Voltaire réduira plus tard à «quelques
arpents de neige». Par contre, ceux qui étaient venus en Nouvelle-France
pouvaient avoir une vision différente, sinon plus nuancée, comme en témoigne le
jésuite
François Le Mercier dans les Relations des jésuites de 1667:
Ce n'est plus ce païs
d'horreurs et de frimas qu'on dépeignoit auparauant auec tant de
disgrâces, mais vne uéritable Nouvelle France, tant pour la bonté du
climat et la fertilité de la terre, que pour les autres commodités
de la vie qui se découurent tous les iours de plus en plus.
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Malgré les nombreuses
guerres qui sévissaient en Europe, malgré la pénurie de terres, les paysans et
les petites gens préféraient sans doute vivre dans leur patelin plutôt que de
s'aventurer dans des contrées inconnues peuplées de «Sauvages».
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Pierre Boucher (1622-1717), qui
fut gouverneur des
Trois-Rivières et seigneur de Boucherville,
est un personnage très crédible et un extraordinaire témoin de son époque. En
1664, il fit publier à Paris L'histoire veritable et naturelle des mœurs et
productions du pays de la Nouvelle-France, vulgairement dite le Canada. Dans
cet ouvrage fort précieux aujourd'hui, Boucher énumère notamment avec un certain
humour les trois plus grandes difficultés rencontrées par les émigrants français
au Canada: ce sont d'abord les Iroquois dont seule une armée du roi pourrait
en venir à
bout, puis c'est la présence des maringouins (en été) qu'il fallait chasser par la fumée ou
par le vent, et ensuite le long hiver de neige (de novembre à avril). On peut lire le texte
en cliquant ICI, s.v.p. (extrait 2).
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1.3 L'organisation
de la Nouvelle-France (1663)
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Par l'édit
royal de 1663, la France décida de
faire du Canada une colonie royale. Jusqu'alors, la colonie vivait
sous le monopole des compagnies de traite. Le peuplement avait progressé très
lentement, surtout en comparaison des colonies britanniques.
Désormais, le
Canada devait être administré comme une province française. Le roi nommait un
gouverneur général, toujours un militaire, qui le représentait et était responsable de
l'armée
ainsi que des relations avec les Amérindiens et les colonies britanniques. Mais
c'était un gouvernement à deux
têtes, avec un intendant qui exerçait le pouvoir en matières civile et
judiciaire, et gérait les finances. Le Conseil souverain, composé du gouverneur,
de l'intendant, de l'évêque et de conseillers, constituait l'organe
législatif, enregistrait les édits royaux et servait de tribunal d'appel, voire
de Cour suprême.
Le gouverneur de
Québec était aussi le
gouverneur général (voir la liste) de la Nouvelle-France et avait préséance sur les gouverneurs
locaux des autres colonies, sauf celle de l'Île-Royale et de la forteresse de Louisbourg (à partir de 1713), administrée directement par
Versailles.
Cependant, au Canada, les villes de Trois-Rivières et de Montréal
avaient un gouverneur particulier, responsable de la direction et de
l'administration civile et militaire. |
À Québec, siège
administratif de toute la colonie, le gouverneur général occupait ce poste
en même temps. Ce dernier avait à son service un état-major des «places de
guerre», composé de quelques officiers responsables de l'administration
militaire de la ville.
- Les colonies de la Nouvelle-France
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Avant le
traité d'Utrecht de 1713, la Nouvelle-France comprenait
quatre colonies
possédant chacune une administration propre: le Canada
(incluant le «Pays-d'en
Haut ou région des Grands Lacs et la Baie du
Nord ou Baie-d'Hudson), l'Acadie,
Terre-Neuve (que la France partageait avec la Grande-Bretagne
sous le nom de «Plaisance») et la
Louisiane (voir
la carte agrandie de la Nouvelle-France avant 1713), comprenant le
«Pays des Illinois» au nord). Le
«Pays-d'en-Haut»
(ou région des Grands Lacs) faisait partie du Canada, mais le «Pays
des Illinois» était rattaché à la Louisiane.
Louis XIV a préféré perdre l'Acadie, la
Baie-d'Hudson
et
Plaisance
(Terre-Neuve) pour voir son petit-fils sur le trône
d'Espagne sous le nom de Philippe V, quitte à renoncer à
ses droits sur le trône de France. Il faut dire que
Louis XIV n'a
jamais eu la moindre vision d'un empire français en Amérique, alors que
deux ou trois places fortes en France lui paraissaient plus dignes de sa
gloire que toutes ses colonies réunies. La France prit ainsi
l'habitude d'annuler les pertes subies en Europe en renonçant à ses possessions
en Amérique. Elle l'a fait en 1713 (traité d'Utrecht) et le refera en 1763
(traité de Paris), en préférant
perdre toute la Nouvelle-France au profit de la Grande-Bretagne, en échange de la Guadeloupe,
y compris la Louisiane au profit de
l'Espagne.
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En 1763, il ne
restera plus que le minuscule archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon (242
km²) en Amérique du Nord. L'historien canadien-anglais R.
Douglas Francis, de l'Université de Calgary, interprète ainsi la traité
d'Utrecht (dans Origins, Toronto, HRW, 1992):
At the bargaining
table at Utrecht, New France paid for Louis XIV European losses [...].
Without having been defeated in a single major battle, the canadians
were defeated in the Treaty of Utrecht. |
[À la table des négociations à Utrecht, la Nouvelle-France a payé pour
les pertes européennes de Louis XIV [...]. Sans après avoir été défaits
dans une bataille majeure, les Canadiens ont été battus par le traité
d'Utrecht.] |
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Avec la perte de Terre-Neuve
(Plaisance), de la
Baie d'Hudson et de l'Acadie péninsulaire, le Canada s'est trouvé
encerclé par les Britanniques au nord (la Baie d'Hudson), à l'est (Terre-Neuve
et l'Acadie péninsulaire) et au sud (la Nouvelle-Angleterre); il y avait
seulement 20 000 francophones en Nouvelle-France contre 350 000
anglophones tout autour. Ajoutons aussi l'aspect économique de ce morcellement du
territoire: diminution des revenus provenant des pêcheries de Terre-Neuve et du
commerce des fourrures de la Baie d'Hudson. De plus, les Amérindiens, maintenant
pacifiés, pouvaient commercer partout, y compris avec les Britanniques de la
Nouvelle-Angleterre.
En dépit de la
perte des colonies mentionnées en 1713, il faudra ajouter l'apparition d'une nouvelle colonie:
l'Île-Royale (Cap-Breton) avec la construction de Louisbourg
(qui débuta en
1719), qui comprenait aussi l'île Saint-Jean (aujourd'hui l'île du Prince-Édouard).
Cette colonie, essentiellement militaire, dépendait directement de l'Administration
française à Versailles; elle n'étaient donc pas sous la juridiction du
gouverneur général de la Nouvelle-France.
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- L'autorité du
gouverneur général
En principe, chacune
des administrations locales était subordonnée au
gouverneur général de la
Nouvelle-France (en même temps gouverneur du Canada), qui résidait à Québec.
Autrement dit, les autres colonies de la Nouvelle-France étaient
administrées par un gouverneur local, mais aussi par Québec et
Versailles.
Le gouverneur général de la Nouvelle-France avait autorité
pour intervenir dans les affaires des autres colonies de l'Amérique du Nord. En
temps de guerre, le gouverneur local devait non seulement rendre des comptes au
roi et au
ministre de la
Marine, mais aussi au gouverneur général et à l'intendant
de Québec. Certains gouverneurs généraux, tels le comte de
Frontenac, considéraient l'Acadie,
Plaisance à Terre-Neuve et la Louisiane comme leur arrière-cour et intervenaient de façon régulière,
souvent même sans en avertir le gouverneur local. C'est que,
juridiquement, il s'agissait de divisions administratives au même titre que
Montréal, Québec et Trois-Rivières (cinq paroisses). Le gouvernement de Montréal
et celui des Trois-Rivières relevaient d'un gouverneur local, mais
celui-ci était assujetti au gouverneur général de Québec.
Bref, si en
temps de guerre le commandement suprême
était à Québec (Canada), pas à Port-Royal (Acadie), ni à La Nouvelle-Orléans
(Louisiane), la
véritable autorité était à Versailles, non à Québec. Cependant, la distance et les
difficultés des communications rendaient la mainmise du gouverneur général de la
Nouvelle-France assez
aléatoire. Rappelons-le, seule la colonie de l'Île-Royale
ne dépendait pas de Québec; le
gouverneur de
Louisbourg communiquait directement avec Versailles et les ministres de
Louis XV, car la forteresse relevait du roi.
- Les secrétaires
d'État à la Marine
Toutes les colonies de la Nouvelle-France étaient administrées
en France par le secrétaire
d'État à la Marine. Au temps de la Nouvelle-France, les plus célèbres furent
sans nul doute Jean-Baptiste Colbert, le comte de Maurepas, le comte de
Pontchartrain, Antoine-Louis Rouillé et Étienne-François de Choiseul (voir
la liste). Le ministre Colbert veilla à distance au destin du Canada de 1661 à
1674. D'anciens officiers navals exercèrent
généralement les fonctions du gouverneur général ou de gouverneur local; ils
furent responsables de la sécurité et des opérations militaires. À côté d'eux,
il y eut des employés civils appartenant aux services de la Marine, notamment
les intendants
et leur personnel, qui contrôlaient les finances et s'occupaient
de plusieurs tâches administratives. Bref, la France exerçait un contrôle étroit
sur ses colonies de l'Amérique du Nord et avait à peu près réussi une unité
nécessaire à la défense de son empire. C'est ce qui a d'ailleurs fait la force
de la Nouvelle-France par comparaison aux colonies anglaises de la
Nouvelle-Angleterre, toutes divisées entre elles et peu enclines à coopérer.
- L'intérêt
stratégique de la Nouvelle-France
Pour la France, la colonie du Canada représentait une
dépense, car le marché de
la fourrure demeurait limité. La raison d'être du Canada était avant tout d'ordre
stratégique. D'une part, les colonies de la Nouvelle-France permettaient de
diminuer les forces britanniques sur l'échiquier européen; d'autre part, le
Canada et la Louisiane empêchaient l'expansion des colonies britanniques en
Amérique du Nord. De plus, la seule colonie du Canada pouvait rapporter au roi de
France vingt millions de livres par année, alors que l'industrie de la pêche de
la
colonie de l'Île-Royale
(Louisbourg) rapportait annuellement au moins deux millions de livres au Trésor royal.
Grâce à ces pêcheries, la
France pouvait former des milliers de marins et construire une flotte de navires
permettant de rivaliser davantage avec les imposantes flottes navales britanniques
et hollandaises. L'économie du Canada, de la Louisiane et de l'Acadie reposait sur la traite des
fourrures et l'agriculture, mais celle de l'île Saint-Jean s'appuyait uniquement
sur l'agriculture, celle de l'île Royale, sur la pêche et l'armée.
Si la frontière de la Nouvelle-France était précise
à l'est, elle demeurait à l'ouest ouverte
et sans limites sur le reste du continent
nord-américain. À partir de la fondation de Montréal en 1642 jusqu'à la chute de la
Nouvelle-France en 1760, soit 118 ans, le pays ne connut que 29 années de
paix réelle. Bien que l'Acadie et la colonie de Plaisance (Terre-Neuve) ne
comptaient qu'une petite population, leur importance était grandement stratégique,
car ces deux colonies constituaient
en quelque sorte une porte d'entrée vers le cœur de
la Nouvelle-France, le Canada, en raison des ports donnant directement sur
l'océan Atlantique et fournissant ainsi un accès illimité aux bâtiments français
qui ravitaillent la colonie. Après le
traité d'Utrecht de 1713, le Canada sera
enclavé par les possessions anglaises (Terre-neuve, Baie d'Hudson,
Nouvelle-Écosse et Nouvelle-Angleterre), sa seule ouverture restant la direction
du sud-ouest vers la Louisiane. La Nouvelle-France ne pourra alors que retarder
une nouvelle invasion britannique. En même temps, la Nouvelle-France, en
s'étendant vers l'ouest et vers le sud, encerclait les colonies britanniques de
la Nouvelle-Angleterre.
Afin de protéger son
accès au golfe Saint-Laurent, dès le mois de septembre 1713, la France se
prévalut de l'article 13 du
traité d'Utrecht
et prit possession de l'île du Cap-Breton dans le but d'y fonder la
colonie de l'Île-Royale avec la construction d'une ville fortifiée (Louisbourg),
où furent centralisées les opérations commerciales et militaires de cette
nouvelle colonie, qui devait remplacer l'ancienne Acadie française devenue
anglaise. La France y installa les colons et la garnison de
l'ancienne
colonie de Plaisance, et
encouragea les Acadiens à venir s'y établir. Les autorités françaises espéraient
aussi fonder une colonie agricole sur l'île Saint-Jean (île du Prince-Édouard) afin de subvenir aux
besoins de la colonie de l'Île-Royale (île du Cap-Breton).
Au
XVIIIe siècle, les
habitants de la Nouvelle-France, que ce soit au Canada (y compris le
Pays-d'en-Haut), en Louisiane (y compris le
Pays des Illinois), à Louisbourg ou en
Acadie, étaient des Français
(généralement écrit François et prononcé [franswè]), et ce, tant pour les Britanniques que pour
les Amérindiens; ils
n'étaient des «Canadiens» que pour les Français de France, quoique ce terme ne fut
que rarement employé par les autorités françaises, du moins dans les textes
écrits officiels, puisque tout le monde était «sujets français».
2.1 Les «naturels Français»
sujets du roy
Dans les textes
officiels de l'époque, on ne trouve pour désigner les habitants du Canada que les mots «naturels Français», «Français
d'origine» ou souvent les «habitués du pays», les «sujets du roy», rarement «la
jeunesse canadienne». Lorsqu'on voulait désigner de manière particulière les
habitants d'une région, on employait généralement des expressions comme
«Français d'Acadie», «Français de l'île Royale», «Français de Louisbourg»,
«Français de l'Ouest» (dans le
Pays-d'en-Haut), «Français de Louisiane», ou encore simplement «Français de
l'Amérique septentrionale». On pouvait dire aussi «habitants de Québec»,
«habitants de Montréal», «habitants de Port-Royal», «habitants de Louisbourg»,
«habitants de La Nouvelle-Orléans»,
«habitants du golfe du
Saint-Laurent», etc., selon l'endroit
habité. À l'époque de la Nouvelle-France, le terme Créoles était utilisé
pour désigner les colons de race blanche nés dans les colonies. Ainsi, dans ses
Mémoires de l'Amérique septentrionale (1703), le baron de Lahontan écrivait : «Les Canadiens ou
Créoles (Français nés dans la colonie) sont bien faits, robustes, grands, forts,
vigoureux, entreprenants, braves et infatigables.» Le mot «Français» était un
terme générique servant à identifier les habitants d'origine européenne par
opposition aux indigènes qu'on appelait généralement «Sauvages». Lahontan fut
l'un des premiers Français à utiliser le mot «Canadien», qui dut apparaître
quelques années auparavant; il désignait autant les «Créoles» blancs que les
Indiens.
- Les Français et
les Canadiens
En général, la «canadianité» ne fut jamais très prisée en France,
mais cela n'empêchait
nullement les habitants du Canada de se considérer comme des «Canadiens», non
comme des «Français», notamment à partir du début du
XVIIIe
siècle. En 1699, le
ministre Maurepas, secrétaire à la Marine, fut l'un des rares représentants
officiels à employer le mot «Canadiens» pour les distinguer des «Français» (Lettre
de Maurepas à Vauban, 21 janvier 1699):
On ne doit pas
regarder les
Canadiens
sur le même pied que nous regardons ici les
Français,
c'est tout un autre esprit, d'autres manières, d'autres sentiments, un
amour de la liberté et de l'indépendance, et une férocité insurmontable
contractée par la fréquentation continuelle qu'ils ont avec les
Sauvages». |
Étant donné que la Métropole avait tout
intérêt à conserver le contrôle de la Nouvelle-France, elle s'assurait que les
postes de commande soient détenus par des «Français» réputés plus dociles. On employait
parfois le terme «Canadien» par opposition à «Français»,
mais ce n'était pas systématique. On pouvait distinguer, par exemple, dans les
expéditions militaires les soldats (tous des Français de France), les Canadiens
(les miliciens ou habitants)
et les Sauvages (les autochtones).
Mais, le plus souvent, on employait le mot «habitant» comme synonyme de
«milicien canadien». Par exemple, on disait qu'un détachement comptait 300
habitants, 200 soldats et 200 sauvages, les habitants et les soldats étant des
Français.
Dans une lettre du 16 octobre 1666,
Mère Marie de l'Incarnation utilisait le terme «Canadois» ou «François-Canadois»
pour désigner les Français nés au Canada: «Nos nouveaux Chrétiens Sauvages
suivent l'armée Françoise [dans la guerre menée contre les Iroquois] avec nos
jeunes François-Canadois qui sont très vaillants, et qui courent dans les bois
comme des Sauvages.»
En 1756, le capitaine
du roi,
Louis-Antoine de Bougainville,
dans une lettre à son frère en date du 7 novembre, comparait ainsi les Français
et les Canadiens:
Quels pays, mon
cher frère, et qu’il faut de la patience pour supporter les dégoûts
qu’on s’attache à nous donner. Il semble que nous soyons d’une nation
différente, ennemie même…
les Canadiens et les
Français
quoiqu’ayant la même origine, les mêmes intérêts, les mêmes principes de
religion… ne peuvent s’accorder ; il semble que ce soient deux corps qui
ne peuvent s’amalgamer ensemble. |
Le mot Canadien serait apparu
au cours de la décennie de 1660, mais il est demeuré généralement peu employé. Évidemment, les différences
paraîtront sans doute plus sensibles à la fin du Régime français, surtout à partir
de 1755. Par voie de conséquence, les
Acadiens devaient être encore plus «différents» des Français que les Canadiens,
car ils vivaient sous le Régime britannique depuis 1713, alors que le lien avec la
France n'était maintenu que par quelques prêtres missionnaires.
Il n'en demeure pas moins que, vers la
fin du Régime français, les habitants du Canada commençaient à moins s'identifier comme
des «Français» que comme des «Canadiens». Ainsi que
l'ont démontré
plusieurs historiens, divers facteurs ont contribué à forger la spécificité
d'une identité canadienne: la rareté de la main-d'œuvre, l'abondance des terres,
le caractère peu contraignant du système seigneurial, ainsi que, contrairement à
la Métropole, la possibilité de porter des armes, de chasser et de pêcher
librement, sans oublier les contacts fréquents avec les autochtones.
La distance culturelle entre la
Métropole et la colonie se refléta surtout par une divergence importante
concernant l'art de faire la guerre. Les Français privilégiaient la «guerre à
l'européenne»; les Canadiens, la guerre «à l'indienne» ou la «petite guerre».
Or, les officiers français méprisaient la guerre «à l'indienne». Pourtant, ils
savaient que cet art militaire à l'européenne n'était que rarement praticable,
voire généralement impraticable, en Nouvelle-France, et que leurs connaissances
et leur expérience pouvaient être d'aucune utilité dans la colonie.
- Les Anglais et les
Canadiens
Cependant, pour les Anglais et les
autochtones, les habitants du Canada, de l'Acadie et de la Louisiane étaient bel et bien des
Français, peu importe qu'ils viennent de France ou de la Nouvelle-France, du
Canada, de l'Acadie ou de la Louisiane, il
n'y avait pas de différence. Seuls les autochtones ne pouvaient être des
Français, même s'ils pouvaient être reconnus comme «sujets du roy». Juste avant la Conquête de 1760, la
plupart des habitants blancs qui étaient nés au Canada n'étaient plus des
immigrants, mais des «Canadiens» puisque le Canada était devenu leur patrie. Il faudra
néanmoins la Conquête et
le Régime britannique pour que les appellations de Canadiens
ou Acadiens
soient systématiquement
employées parce que, aux yeux des Britanniques, les Canadiens n'étaient plus des
Français depuis 1763; les Acadiens ne sont devenus des Acadiens qu'une fois
déportés (après 1755) en Nouvelle-Angleterre, en France ou en Angleterre.
De même, les
sujets de la Couronne britannique, quelle que soit leur origine, étaient des
Britanniques, même s'ils étaient anglais, écossais, irlandais, virginiens,
pennsylvaniens ou néo-angleterriens. En ce sens, les Anglais, les Écossais,
les Virginiens, etc., formaient une collectivité unique: les
Britanniques... que les Français appelaient souvent
Anglais. Les
Américains n'existaient pas encore; ils le deviendront avec la guerre de
l'Indépendance après 1783.
|
En 1627, le Canada, ne comptait encore qu'une centaine d'habitants.
Il s'agissait d'un tout petit pays qui revendiquait, au surplus, une grande partie
du territoire nord-américain: la Nouvelle-France. Il n'y avait pas de quoi impressionner
face à la
Nouvelle-Hollande, qui comptait déjà
quelque 10 000
habitants, et face aux colonies anglaises de la Nouvelle-Angleterre qui en avait 80 000. De
plus, tout fonctionnait mal en Nouvelle-France, particulièrement au Canada, que ce soit sur le plan des
institutions civiles, des autorités religieuses ou de l'économie.
Jusqu'en 1660, la France parla d'abandonner les rives du Saint-Laurent.
Pierre Boucher (1622-1717), un
témoin important de cette période, avait bien cerné le problème
fondamental de la Nouvelle-France: sa faible population. En constatant
ce qui se faisait en Nouvelle-Angleterre, il croyait que «ce
qui se fait là se peut faire ici» (voir le texte). |
2.2 Les provinces françaises d'origine
Entre 1627 et 1663, la population passa de 100 habitants à quelque
2500. En 35 ans, environ 1250 immigrants français vinrent augmenter la petite
population d'origine; la natalité doubla le contingent. Déjà à cette époque,
les immigrants venaient de presque toutes les
provinces de
France, soit de 29 provinces sur un total de
38, mais seulement quelques-unes d'entre elles sont numériquement
prépondérantes. Plusieurs historiens ont recensé les registres et les actes de
mariage pour déterminer les provinces d'origine des émigrants, dont 99 %
venaient de France.
Les données du tableau
1 proviennent des études
de Marcel Trudel («L'origine des immigrants français de 1608 à 1700»), qui renvoient aux statistiques de Stanislas-Alfred
Lortie (1903-1904), lesquelles portent sur tout
le XVIIe siècle.
Citons aussi l'Atlas
historique du Canada de Hubert Charbonneau et Normand Robert publié
en 1987 («Origines françaises de la population canadienne, 1608-1759»),
ainsi que et surtout les résultats de l'équipe du Programme de
recherche en démographie historique (PRDH) de l'Université de Montréal,
dont l'ouvrage sur le «Québec ancien» a été publié en 1991. On peut
consulter
le tableau 3 pour
visualiser les résultats complets du PRDH. Le tableau qui suit (cf.
Charbonneau et
Guillemette, 1994) présente la
distribution des émigrants français par province d'origine, mariés avant
1680, d'après les recherches de Lortie (1903-1904), de Charbonneau et
Robert (1987), ainsi que du PRDH (1991. Des regroupements ont été
effectués pour éviter les trop faibles effectifs.
Tableau 4 - Distribution des émigrants
par province d'origine
Province d'origine |
Lortie (1903-1904) |
Atlas historique
du Canada (1987) |
PRDH (1991) |
Normandie
Île-de-France
Aunis
Poitou |
20,8 %
15,9 %
11,8 %
8,7 % |
19,0
%
16,9 %
13,1 %
11,1 % |
19,6
%
17,8 %
11,9 %
10,5 % |
Perche
Saintonge
Orléanais et Touraine
Anjou et Saumurois |
6,6 %
4,6 %
3,2 %
3,8 % |
6,3
%
5,1 %
3,2 %
3,2 % |
5,3
%
5,1 %
3,6 %
3,4 % |
Champagne,
Lorraine et Franche-Comté
Bretagne
Maine
Picardie, Artois et Flandre
Angoumois |
3,7 %
2,6 %
3,9 %
3,3 %
1,6 % |
2,5
%
2,9 %
2,5 %
2,6 %
2,0 % |
2,9
%
2,8 %
2,8 %
2,4 %
2,4 % |
Guyenne et
Périgord
Provinces du Sud
Bourgogne et Lyonnais |
2,0 %
2,5 %
1,5 % |
2,1
%
1,9 %
1,3 % |
1,9
%
1,8 %
1,3 % |
Total
Nombre absolu |
100 %
2 770 |
100 %
3 525 |
100 %
3 384 |
|
D'après le tableau 4 ci-dessus, la
distribution par province d'origine des émigrants français arrivé au
Canada révèle que six provinces (sur 38) regroupent 70,2 % des
émigrants: la Normandie (19,6 %), l'Île-de-France
(17,8 ), l'Aunis (11,9 %), le
Poitou (10,5 %), la
Perche (5,3 %) et la
Saintonge (5,1 %). Ce classement
diffère selon les auteurs (Lortie, Charbonneau et Robert, PRDH), mais
les données fondamentales sont les mêmes: la Normandie, la région de
Paris et les provinces de l'Ouest sont les grandes pépinières
d'émigrants au Canada.
Lorsqu'on regroupe les
statistiques par grande région, le fait apparaît encore plus frappant:
29,9 % pour les provinces de l'Ouest (Poitou, Aunis et
Saintonge), 24,9 % pour la Normandie et la Perche, 20,1 % pour la
région parisienne et 9,8 % pour le «pays de la Loire» (Anjou,
Maine, Touraine et Orléanais).
À l'opposé, les provinces de
l'Est (Alsace, Franche-Comté, Bourgogne, Lyonnais) et certaines
provinces populeuses du Sud (Limousin, Béarn, Gascogne, Languedoc,
Roussillon et Provence) n'ont fourni respectivement ensembles que 4 % et
8 % des émigrants. Voir le tableau complet et la carte
en cliquant ICI, sv.p.
|
On sait aussi que de rares immigrants sont arrivés de la Belgique (48), de
l'Allemagne (34), de la Suisse (23), de l'Italie (14) et de l'Irlande (10).
- Les taux
d'émigration
Il convient de
tenir compte aussi de la taille des provinces au point de vue de leur superficie
et de leur population, ce qui revient aux taux d'émigration par province. La
Normandie, la Bretagne, la Champagne, la Guyenne, la Gascogne, le Languedoc et
la Provence sont les provinces qui ont les plus grandes superficies. Forcément,
on s'attend à ce qu'elle soient aussi parmi les plus grandes pépinières. Or,
seule la Normandie a fourni un fort contingent d'émigrants (662), mais pour une
population de 1,8 million d'habitants, ce nombre de 662 émigrants ne représente
qu'une toute petite fraction. Par contre, la province de l'Aunis, avec une
population de 72 000 habitants a fourni 403 colons, ce qui est considérable (voir
le texte sur l'Aunis). Il
en est ainsi de la Perche: avec une population de 70 000 habitants, elle a
envoyé 180 émigrants, dont les villes de Tourouvre, Mortagne-au-Perche, Igé,
Saint-Cosme-en-Vairais, etc., pour un total de 33 agglomérations. Dans le tableau qui suit, le taux d'émigration pour la
province de l'Aunis est de 560 par 100 000 habitants; celui de la Perche, 267.
Par comparaison, la Normandie, la province prédominante pour le nombre
d'émigrants (662), a un taux d'émigration de 36 par 100 000 habitants. On peut
constater que, contrairement aux prétentions de Colbert, aucune province de
France ne fut «dépeuplée» pour le Canada (cf.
Charbonneau et Guillemette,
1994), avec une moyenne de 18 émigrants par 100 000 habitants :
Province |
Nombre d'émigrants |
Population
(vers 1700) |
Taux d'émigration
(par 100 000 hab.) |
Aunis
Perche |
403
180 |
72 000
70 000 |
560
257 |
Saintonge, Angoumois
Paris (ville)
Poitou
Normandie |
257
439
354
662 |
288
000
510 000
612 000
1 820 000 |
89
86
58
36 |
Touraine, Anjou, Saumurois,
Maine
Orléanais, Beauce
Île-de-France, Brie |
258
113
200 |
1 069 000
607 000
1 238 000 |
24
19
16 |
Picardie, Artois, Flandre
Berry, Nivernais, Bourbonnais
Bretagne
Champagne, Lorraine, Alsace
Guyenne, Périgord
Bourgogne, Lyonnais
Marche, Limousin, Auvergne
provinces du Midi |
81
37
94
97
66
44
37
62 |
1 155 000
614 000
1 655 000
1 820 000
1 482 000
1 169 000
1 145 000
3 734 000 |
7
6
6
5
4
4
3
2 |
Total |
3 384 |
19 060 000 |
18 |
Nous pouvons comprendre aisément que
les ports de Dieppe et du Havre en Normandie, de même que les ports de La
Rochelle et de Rochefort dans l'Ouest pour l'Aunis, le Poitou et la Saintonge
ont pu jouer un rôle important dans le développement de la colonie du Canada.
Quant au Perche, son éloignement de la côte rend plus difficile son apport
considérable. En quelque trois décennies, 180 personnes exerçant divers métiers
souvent liés à la construction (maçon, menuisier, charpentier, briquetier,
etc.), représentant plus de 80 familles françaises, entreprirent la traversée de
l'Atlantique pour s'installer au Canada. Cet
apport tout à fait particulier du Perche semble s'expliquer par le pouvoir de persuasion
particulièrement efficace de Robert Giffard(1589-1668), natif du Perche (à
Autheuil), puis
médecin apothicaire à
Tourouvre
et enfin seigneur de Beauport. La place tenue par Paris et
à l'Île-de-France tient non seulement à la fonction de capitale de la France, mais
aussi à l'émigration des «filles du roy», massivement originaire de cette
région.
- Des colons d'origine urbaine
Vers 1700, la population de la France
vivait majoritairement à la campagne, dans une proportion de plus de 80 %, au
sein de villages de très petite taille. À l'époque, moins de vingt villes
françaises dépassaient les 30 000 habitants. La ville de
Paris était de loin la première ville de
France avec 530 000 habitants, suivie de Lyon
(97 000), de Marseille (75 000), de
Rouen (64 000) et de
Lille (55 000).
Malgré tout, la majorité des colons
français qui se sont établis au Canada furent des citadins.
L'Île-de-France, l'Aunis, l'Orléanais et la Touraine sont les
provinces présentant les effectifs les plus urbanisés, notamment par
l'importance du contingent féminin. Les villes de
Paris, de
Rouen en
Normandie et de La Rochelle dans l'Aunis constituent l'origine du
tiers des urbains et de la moitié des urbaines. Nombreux parmi ceux
qui venaient de la campagne sont passés par la ville. C'est presque
la moitié des hommes (44,4 %) et environ sept femmes sur dix (69 %)
sont venus des villes de France (source:
Charbonneau et
Guillemette, 1994). |
Période de 1608-1679 |
Pourcentage |
Pourcentage |
Région |
Sexe masculin |
Sexe féminin |
Bretagne
Normandie-Perche
Paris / Île-de-France
Région de la Loire
Provinces du Nord
Provinces de l'Est
Provinces de l'Ouest
Provinces du Centre
Provinces du Sud |
37,5 %
40,0 %
67,6 %
43,3 %
57,1 %
44,2 %
39,0 %
50,9 %
53,5 % |
76,2 %
57,9 %
84,3 %
67,3 %
51,7 %
62,2 %
61,9 %
53,3 %
44,4 % |
Total |
44,4
% |
69,0
% |
|
Les provinces qui ont fourni les plus
fortes proportions de ruraux, tant d'un sexe que de l'autre, sont le Perche, le
Maine, le Poitou, la Saintonge et l'Angoumois. Ce sont plus de sept hommes sur
dix et au moins une femme sur deux dans tous les cas. À cette époque, plus de 80
% des Français habitaient dans les campagnes, contre seulement à peine 20 %
résidaient dans les villes. Les faits ont démontré qu'il était plus aisé de
convaincre les urbains que les ruraux, et ce, d'autant plus que les villes
étaient situées près des ports de mer. En effet, la plupart des émigrants sont
venus des
régions côtières
et des villes portuaires davantage tournées vers l'extérieur, ainsi que de la grande région parisienne.
Ces régions comptaient naturellement de nombreux marins et pêcheurs. Les villes
françaises ont engendré cinq fois plus d'émigrants que les campagnes.
- Les classes sociales
En 1663, les différents groupes sociaux représentés
au Canada étaient répartis ainsi: 68 % de paysans et d'artisans, 26,3 % de fonctionnaires,
de commerçants et de militaires, 3 % de nobles et 2,5 % d'ecclésiastiques.
Mais pour tout le Régime français (jusqu'en 1760), la répartition est plutôt la suivante: 43 %
d'artisans, 26 % de paysans, 14 % de «manouvriers» ou de manœuvres,
12 % de bourgeois (contre 8 % en France) et 3 % de nobles (contre 1,5 % en
France).
Les membres du clergé représentaient 3,7 % de l'ensemble.
Il est pertinent d'ajouter quelques mots sur l'âge
des émigrants français. Les jeunes adultes, surtout célibataires,
dominent nettement les contingents qui arrivaient au Canada. La répartition est
la suivante sur 9710 recensés: 28,6 % avaient entre 20 et 24 ans, 22,8 %
entre 25 et 29 ans, 15,6 % entre 15 et 19 ans, 12,3 % entre 30 et 34 ans.
Suivaient ensuite les 35-39 ans (6,4 %) et les enfants en bas âge de zéro à 14 ans
(6,1 %). Il restait seulement 8,4 % d'adultes âgés de plus de 40 ans, ce qui devait
comprendre principalement des officiers, des marchands, des commerçants et des
membres du clergé (dont les religieuses).
2.3 Une colonie
militaire
|
À partir de 1663, le Canada connut une phase
d'expansion décisive et les émigrants arrivèrent beaucoup plus nombreux.
En 1665, Louis XIV décida l'envoi de tout un régiment issu de l'infanterie de
terre, le
Carignan-Salières, d'environ 1200 hommes (vingt
compagnies),
ainsi nommé parce qu'il aurait été levé en 1642 par Thomas-François
de Savoie, prince de Carignan — Carignano étant une ville du Piémont
et aussi le nom d'une branche de la Maison de Savoie —, alors sous l'autorité de
la France. Manquant d'argent, le prince de Carignan fut dans l'obligation de
passer le commandement au colonel d'infanterie Henri de Chastelard, marquis de Salières,
d'où le nom de Carignan-Salières donné au régiment. Deux cents autres soldats, commandés par Alexandre de Prouville,
marquis de
Tracy, arrivèrent de la Martinique, la même année, à Québec. La ville de Québec comptait
alors 547 habitants; le Canada, 3246. L'arrivée des 1400 soldats et de 90
officiers changea radicalement la composition de la population. D'un seul coup,
la Métropole expédiait au Canada presque autant d'hommes qu'elle en avait
envoyés au cours des 60 dernières années. C'est le lieutenant général de Tracy qui fut le commandant en chef
des troupes au Canada, afin de combattre les Iroquois qui
tuaient et pillaient les colons français, mais surtout nuisaient au
commerce des Français en détournant leurs fourrures vers les traiteurs anglais. |
Les Iroquois furent défaits en 1666; la
paix, rétablie en 1667. Néanmoins, les soldats du régiment de Carignan-Salières
n'ont jamais eu à combattre les Iroquois qui déguerpirent avant l'arrivée des
troupes. Par contre, le régiment combattit les Hollandais de la
Nouvelle-Amsterdam. Après leur
mission, les troupes furent rappelées en France dès 1668; seules quatre
compagnies de 35 hommes demeurèrent en Nouvelle-France. En 1680, il ne restait
plus que 23 soldats dans la garnison de Québec.
Quoi qu'il en soit, plus de 400 soldats du régiment
démobilisé acceptèrent de s'établir comme colons dans la vallée du
Saint-Laurent. Le roi avait promis une seigneurie aux capitaines des compagnies
qui décidaient de s'installer sur les bords du Saint-Laurent. Aux soldats
désireux de fonder un foyer, les autorités accordèrent une somme d'argent et une
terre à défricher. De nouveaux villages apparurent le long du Richelieu et du
Saint-Laurent : Chambly, Sorel, Varennes, Verchères, etc. Pour hâter le
peuplement, l'État avait instauré le système seigneurial au Canada.
Il faut aussi considérer que 30 % des hommes sont arrivés au Canada,
alors qu'ils faisaient partie de l'armée. De façon générale, le personnel militaire représentait près du
quart de l'ensemble de l'émigration française. Tous parlaient français, sauf les
soldats du marquis de Carignan arrivés du Piémont, qui parlaient le piémontais,
mais étaient commandés en français. Au total, 13 076 militaires sont
passés au Canada pendant le Régime français, sans compter ceux qui se sont
installés ailleurs en Nouvelle-France: en Acadie et à Louisbourg dans l'île du Cap-Breton. Sont exclus
dans ce dénombrement les militaires de la Louisiane et ceux de la colonie de Plaisance
(Terre-Neuve). Avec l'apport des soldats du régiment de Carignan-Salières
et celui des filles du roi, la population du Canada passa de 3200 en 1663 à 6700 en 1672.
Au cours de cette période, il y aurait eu quelque 835 mariages
d'immigrantes, dont 774
impliquaient les filles du roi. Durant tout le Régime français, une bonne
partie de l’économie de la Nouvelle-France reposait sur les budgets «militaires»
instaurés par la Marine (environ 10 millions de livres pour l'ensemble de toute
le Marine française). Dans les faits, les militaires étaient partout, à tous
les niveaux du gouvernement et de l'administration de la Nouvelle-France, le
gouverneur général étant lui-même un militaire de carrière.
- Les Compagnies
franches de la Marine
Après le rappel du régiment de
Carignan-Salières, le roi n'envoya plus de soldats en Nouvelle-France,
c'est-à-dire des troupes dites «de terre» (infanterie), il dépêcha à la
place des «troupes de la Marine», qui servaient à l'origine à la garde des
bateaux ou comme force de protection pour les navires marchands. À partir de 1680, les
troupes de la Marine devinrent des troupes coloniales appelées en 1690 les Compagnies franches de la Marine,
mais aussi «troupes de la colonie», «troupes de la Marine», troupes du
«détachement de l'infanterie de la Marine», etc. L'adjectif franches
signifiait que les compagnies étaient «affranchies» des règlements normaux
de l'armée au sein des bataillons
ou des régiments. À cette époque, les troupes de la Marine constituaient un
peu le
parent pauvre des forces militaires françaises. Les recrues étaient parfois
des adolescents âgés de 16 ans, parfois de 12 à 15 ans, sinon
des individus
plus âgés, mais en mauvaise santé ou inaptes à être intégrés dans l'infanterie française.
Généralement impropres à servir à leur arrivée en Nouvelle-France, les troupes de la Marine
devaient être formées sur place avant de participer à des opérations militaires, ce qui
pouvait prendre une année complète. On comprendra pourquoi les gouverneurs de Québec
préféraient des «troupes réglées» prêtes à combattre et non des jeunes
recrues de la Marine. Néanmoins, les Compagnies franches de la Marine
resteront les seules unités militaires régulières à être présentes en permanence
au sein de l'empire colonial français, sauf à partir de 1755, alors que la France
enverra des «troupes de terre» (infanterie).
Avec le temps, l'habillement des soldats
des Compagnies franches de la Marine s'est adapté au Canada, surtout l'hiver (tuque, mitaines,
hachette, mocassins, etc.). Les soldats apprirent aussi à faire la guerre à
l'escarmouche dite «à l'indienne». D'ailleurs, les soldats des Compagnies
franches abandonnèrent progressivement les formes traditionnelles de la guerre
en formation, telles qu'elles étaient utilisées en Europe. En temps de paix, les soldats français
étaient logés chez les habitants des villes ou des seigneuries avoisinantes,
mais dans le Pays-d'en-Haut (région des Grands Lacs) ils logeaient dans les forts où ils
servaient aussi de garnison.
|
Les trois premières Compagnies franches de
la Marine arrivèrent au Canada en 1683. Le
ministre Colbert les avait envoyés
uniquement dans le but de combattre les Iroquois,
notamment dans le Pays-d'en-Haut. Puis, entre 1683 à 1688, le roi fit passer 35
Compagnies franches de la Marine (d'environ 65 hommes chacune) au Canada, ce qui
faisait 2200 militaires pour une population de quelque 10 000 habitants, soit 22%. Puis les effectifs furent réduits à 28 compagnies à partir de 1689 jusqu'à la
veille de la guerre de Sept Ans (1756-1763), alors que le nombre des compagnies
fut fixé à 40. À la fin du régime français, quelque 2600 soldats des troupes de
la Marine étaient présents au Canada. Au même moment, à Louisbourg, il y avait 3500
marins et autant de soldats. Les Compagnies franches de la Marine furent
stationnées dans les villes de Québec, de Montréal, de Trois-Rivières et de Louisbourg, ainsi que dans
les forts
de Frontenac, de Niagara, de Chambly, de Michilimackinac, de Saint-Frédérick,
de Beauséjour, de Laprairie, de Sault Saint-Louis et de Détroit.
Évidemment, une foule de petits marchands, d'artisans et de cabaretiers
profitèrent des retombées économiques de la présence des soldats. |
- Les soldats d'origine française
|
La plupart des
soldats en mission au Canada ou à Louisbourg étaient
originaires des provinces françaises de la
zone côtière
occidentale dans une proportion d'environ 60 %. Ils venaient
principalement de
la Bretagne, du Poitou, de l'Aunis, de la Saintonge, de l'Angoumois, de
la Marche, du Limousin et de la Guyenne. En fait, plus des deux
tiers des soldats habitaient dans un périmètre de 150 km du port
d'embarquement, Rochefort (aujourd'hui en
Charente-Maritime, no 17).
Beaucoup de ces soldats parlaient leur patois d'origine, mais ils
avaient aussi appris graduellement des rudiments de français, car ils ne
recevaient leurs ordres qu'en «français du roy». Les autres soldats
français venaient de Paris, de l'Île-de-France, de la Loire ou de la
Normandie.
- Les régiments étrangers
Bref, les
soldats étaient des Français
dans une proportion d'environ 90 %,
mais il y avait aussi des étrangers. À l'époque, la France
(comme la
Grande-Bretagne) embauchait des «mercenaires» dans ses
troupes: des soldats venaient
d'Espagne, d'Écosse, de l'Irlande, de l'Allemagne (États
germaniques), de la Prusse, de la Suisse, et même de l'Angleterre.
|
Sauf pour de très rares
exceptions, les Canadiens ne pouvaient pas faire partie des Compagnies
franches de la Marine, à moins d'être des officiers ou des sous-officiers,
et de faire partie de la classe des «gentilshommes». Ils formaient souvent
une sorte de caste où le poste se passait de père en fils. Lors de la guerre de
Sept-Ans, les régiments de Montcalm comptaient quelques centaines de soldats
étrangers — entre 650 et 700 —, surtout d'origine alémanique (suisse,
allemande ou prussienne). Ils étaient généralement commandés en français,
sauf si leurs officiers n'étaient pas français.
- Les officiers canadiens
|
Ordinairement, les Compagnies franches étaient nommées d'après le
nom de leur capitaine. De 1683 jusqu'en 1760, les Compagnies franches de la
Marine comptèrent un total quelque 650 officiers servant au Canada. De ce nombre
321 «gentilshommes» étaient nés au Canada (49,3 %): c'étaient des élèves officiers formés
dans la colonie et qui avaient obtenu leur brevet d'officier régulier; ils
portaient l'épée.
Vers la fin du Régime français, la plupart des officiers
étaient des Canadiens, c'est-à-dire des Français nés au Canada, mais à titre
égal les officiers français eurent toujours préséance sur les officiers du
Canada, ce dont se plaignaient avec raison ces derniers. Les Compagnies
franches comptaient aussi des sous-officiers: deux sergents, trois caporaux et
trois anspessades (soldats secondant un caporal), un ou deux tambours et un ou
deux fifres. Les sous-officiers étaient des soldats roturiers avec plusieurs
années d’expérience, mais ils ne pouvaient jamais devenir officiers, un poste
réservé aux nobles et aux gentilshommes, français ou canadiens.
Comme pour l'armée
de terre, les membres des Compagnies
franches de la Marine ne communiquaient
qu'en «français du roy». En général, seuls les officiers et les sous-officiers
savaient lire et écrire le français. Les recrues, qui arrivaient de France et
qui décidaient de s'établir dans la colonie, ont constitué plus de 30% des 10
000 immigrants français venus s’installer en Nouvelle-France entre 1608 et 1755.
|
- La maréchaussée
|
En Nouvelle-France, il existait aussi, comme en France, un corps
de la maréchaussée introduit à partir de 1677, qui constituait «le bras
de la justice» de l'État, ce qui équivalait à la police d'aujourd'hui. La
maréchaussée était commandée par un
prévôt qui siégeait à
Québec, sous l'autorité de
l'intendant. Dans les grands centres urbains comme Québec, Montréal,
Trois-Rivières, Louisbourg (île Royale) et La Nouvelle-Orléans (Louisiane), ces
«archers», comme on les appelait,
servaient de police pour le gouverneur local. C'est pourquoi on les appelait
«juges bottés». On en comptait 6 à 12 à Québec, généralement deux dans les
autres centres urbains. Leur travail consistait à assurer le transfert de prisonniers,
à patrouiller le territoire et à faire des enquêtes policières, ce qui pouvait les
mener d'un bout à l'autre de la colonie, tant à cheval (des montures louées pour
l'occasion) qu'en canot ou à pied. En général,
les membres de la maréchaussée venaient de France et restaient en
Nouvelle-France
pour une durée de trois ans. À la différence des Compagnies franches de la
Marine, les membres de la maréchaussée portaient la
veste, la culotte et les bas rouges, le pourpoint étant bleu. L'effectif total
en Nouvelle-France ne dépassa jamais la vingtaine d'archers, officiers
compris. |
Quoi qu'il en soit, le monde militaire,
c'est-à-dire les Compagnies franches de la Marine, la maréchaussée, les
miliciens et leurs capitaines, n'utilisait que le «français du roy» dans les
communications, tant orales qu'écrites, sauf dans le cas des officiers
interprètes qui recouraient aux langues amérindiennes.
-
La milice canadienne
|
Dans une lettre datée du 3 avril 1669 adressée au
gouverneur de Courcelles, Louis XIV
ordonna d'exercer les habitants du Canada au maniement des armes et de les
diviser en escouades (voir la lettre du
3 avril 1669). Ce fut le premier acte officiel qui institua les milices.
Aucun acte public ne viendra par la suite sanctionner ou compéter
les instructions contenues dans la lettre de
Louis XIV. Dès lors, tous les hommes âgés de 16 à 59 ans devaient faire
partie de la «milice canadienne», sous les ordres de capitaines, de lieutenants
et d'enseignes. Ces miliciens, appelés «habitants», n'étaient donc pas des soldats professionnels et
ne recevaient pas de solde en retour de leurs services. Ils recevaient une
formation rudimentaire, sinon aucune, et devaient même fournir leur propre fusil — un
fusil de chasse français provenant de la manufacture de Tulle
—, sinon ils
devaient présenter un «certificat de pauvreté» signé par leur capitaine, et
remettre leur arme au retour d'une expédition. En
temps de guerre, la milice servait de recrues pour l'armée. |
En temps de paix, la milice effectuait des tâches paramilitaires, par exemple,
le transport des munitions, les travaux de fortification, etc. Bref, les
miliciens étaient essentiellement des fusiliers et des terrassiers. Les
miliciens auraient pu être représentés sur les gravures de l'époque avec un
fusil en bandoulière et une pelle entre les mains. La milice était une
institution militaire et elle était soumise aux règlements et à la justice
militaire; elle échappait donc aux lois ordinaires.
Contrairement aux troupes régulières françaises, la milice
canadienne adopta aussitôt les techniques militaires amérindiennes
par des raids en forêts et des descentes de rivières en canot.
N'ayant jamais reçu de formation militaire, le milice ne tenait aucunement
compte des manœuvres et des batailles rangées à l'européenne. Un milicien de la
Nouvelle-Angleterre, William Pote, prisonnier à Québec entre 1745 et 1747, avoua
n'avoir jamais vu de milices «si ignorantes des usages militaires».
Les miliciens se réunissaient par compagnie une fois par mois pour leurs
exercices militaires, en raison d'une compagnie par paroisse, avec des effectifs
inégaux selon l'état du peuplement local. Ils entreprenaient
régulièrement des expéditions avec des tribus indiennes alliées afin de semer la
terreur chez les fermiers de la Nouvelle-Angleterre. En Nouvelle-France comme en
France, le mot «raid» était totalement inconnu; on parlait plutôt de «coups de
main», d'«incursions», de «courses», mais surtout de «partis». Quand on parlait
d'«aller en parti», cela signifiait qu'on formait un groupe de miliciens
agissant d'après des ordres venus d'en haut lieu afin d'aller terroriser les
fermiers britanniques de la Nouvelle-Angleterre.
L'«efficacité militaire» des miliciens,
voire leur brutalité, devint rapidement légendaire chez les Anglais de la
Nouvelle-Angleterre, qui craignaient
autant les miliciens que les Amérindiens. En même temps, les miliciens de la
Nouvelle-France faisaient l'envie des colonies britanniques. Dans son Journal d'une expédition contre
les Iroquois en 1687 (publié en 1883 à Paris), Louis-Henri de Baugy, appelé
le chevalier de Baugy, aide de camp du
gouverneur de Denonville, parlait ainsi de la milice par rapport aux troupes
de la Marine: «Comme c'est la milice, on n'en est pas embarrassé parce qu'ils
feront mieux que nos troupes.» C'était une façon polie de dire que les miliciens
avaient adopté les tactiques indiennes, lesquelles consistaient à tomber à
l'improviste sur un village endormi et à massacrer une bonne partie de la
population, à brûler les maisons et faire main basse sur le butin pouvant être
emporté.
La milice constituait toujours
l'avant-garde avec les Indiens du fait qu'ils voyageaient plus rapidement dans
les forêts que les troupes françaises de la Marine. Sous le
gouverneur
Frontenac, la manière de combattre des miliciens, familière des techniques
amérindiennes, était considérée comme leur atout principal. Lors des expéditions,
c'est-à-dire les partis,
qui avaient lieu en hiver, les miliciens canadiens se montraient beaucoup plus
résistants et mieux adaptés au milieu que les soldats français des Compagnies
franches de la Marine. Selon l'idéologie qui prévalait à Versailles, ces petites
guerres à l'indienne devaient prévenir un plus grand mal: en terrorisant les
populations, les guerres de parti forçaient l'ennemi à disperser ses forces pour
protéger les civils et l'empêchaient d'attaquer la Nouvelle-France. Les faits
ont souvent démenti cette croyance, car les Britanniques usaient de
représailles, mais c'était toujours l'Acadie qui écopait.
Ajoutons que les milices n'avaient pas
toujours bonne réputation auprès des officiers français. Ainsi, l'adjudant-major
général Pierre-André Gohin, comte de Montreuil, semblait partager la piètre
opinion du général Montcalm et de son état-major sur les Canadiens. Dans un
rapport rédigé le 12 juin 1756, il écrivait: «Le Canadien est indépendant,
méchant, menteur, glorieux, fort propre pour la petite guerre, très brave
derrière un arbre et fort timide lorsqu'il est à découvert.» En 1672, Frontenac
présentait au
ministre Colbert les
inconvénients d'employer les miliciens, par comparaison aux troupes régulières:
Quoiqu'il y en ait
qui n'ont pas oublié le métier de soldats pour être devenus colons, vous
savez mieux que moi la différence qu'il y a entre des soldats
disciplinés et des gens qui ont de la peine à quitter leurs femmes et
leurs enfants, qui songent plutôt à leur ménage qu'aux ordres qu'on leur
donne. |
Il ne faut pas oublier que, pour ces
hommes dont le métier n'est pas celui des armes, le travail de la terre demeurait
essentiel. Lors des expéditions estivales, il fallait tenir compte du moment des
récoltes. Au moment de la Conquête, le général Montcalm, comme la
plupart des officiers français, n'avait que du mépris pour la «petite guerre à
l'indienne» et croyait que la milice canadienne était un ramassis
d'indisciplinés, dont la valeur militaire était à peu près nulle. Même si Montcalm
n'avait pas tout à fait tort, dans les conditions normales de combat en Amérique du Nord, les
miliciens canadiens étaient de
redoutables guerriers, bien supérieurs au plan militaire que les colons
britanniques. D'ailleurs, les
miliciens canadiens formaient toujours de 30 % à 40 % des troupes lors des expéditions
militaires contre les Iroquois ou les Britanniques. Malheureusement, les
miliciens canadiens se croyaient souvent invincibles et se moquaient des
Britanniques qu'ils méprisaient. Cette milice était aussi un formidable instrument de francisation,
jusque dans les territoires indiens.
Les miliciens étaient commandés par un «capitaine de milice», parfois appelé
«officier de milice», dont les fonctions s'apparentaient à celles d'un agent de
l'administration auprès de la population locale. Les capitaines de milice
étaient chargés de la publication et de l'exécution des ordonnances de police
(maréchaussée) dans les paroisses, de l'exécution des décrets judiciaires des
commissaires du roi et de ceux des tribunaux lorsqu'il n'y avait pas de huissier
à proximité. Le fonction de capitaine de milice était prestigieuse; elle
entraînait certains privilèges, dont celui d'être traité avec considération, et
ce, dans toutes les villes et tous les villages de la Nouvelle-France. Les
capitaines de milice étaient choisis pour l'ascendant qu'ils pouvaient avoir
dans les paroisses, et non pas pour leurs aptitudes militaires, car de toute
façon ils n'avaient aucun rang dans l'armée. C'est pourquoi les capitaines de
milice étaient généralement choisis par l'intendant parmi les «gentilshommes du
pays»; ils recevaient des commissions royales et une solde. À la fin du Régime
français, la colonie comptait au total quelque 700 capitaines de milice.
2.4 Les «filles du roy»
|
On ne fonde pas une colonie en envoyant des militaires et de
jeunes hommes célibataires: ils reviendraient tous dans la mère patrie. En 1665,
l'intendant Jean Talon
effectua le premier recensement général de la colonie, alors que la population
dépassait à peine quelque 3000 habitants. À cette époque, l'immigration avait
été essentiellement masculine, avec 719 célibataires de sexe masculin pour
seulement 45 femmes en âge de se marier. Au même moment, parmi les 2200 soldats
du régiment de Carignan-Salières envoyés à Québec (1665) pour protéger le
territoire des attaques iroquoises, quelque 500 d'entre eux acceptèrent
la proposition de rester en
Nouvelle-France, ce qui venait grossir la population masculine et célibataire de
la colonie. Depuis 1634,
seulement 200 filles célibataires étaient venues
s'établir en Nouvelle-France. Portant la nom de «filles à marier», elles étaient
prises en charge par les communautés religieuses, leur établissement au sein de
la colonie n'étant pas financé par le roi de France. Afin de
rendre viable la colonie du Canada, il fallait peupler la colonie de Français
et, pour ce faire, il fallait appliquer une politique intensive de peuplement, mais
celle-ci ne pouvait réussir que si elle s'appuyait sur une politique de mariage
(14 ans pour les filles, 16 ans pour les garçons). Il fallait donc des «filles à
marier». |
Quant à l'expression
filles du roy,
elle vient de
mère Marguerite Bourgeoys (1620-1700), la
fondatrice de la Congrégation de Notre-Dame. Durant tout le Régime français,
Marguerite Bourgeoys fut l'unique personne à l'avoir employée, et ce, en une
seule occasion en 1698 dans ses Mémoires. De façon générale, les représentants de
l'autorité royale (Conseil souverain, intendant Talon, ministre Colbert, etc.)
recouraient à l'expression «filles à marier». En effet, les filles qui furent
envoyées par le roi arrivaient au Canada dans l'intention de se marier. Mais les
historiens ont préféré récupérer l'expression de mère M. Bourgeoys qui, pour
accueillir les futures mariées, avaient créé deux maisons (appelées «métairies»)
avec comme mission d'héberger lesdites jeunes filles (âgées de 12 à 30 ans) et
de faire leur éducation. Elles devaient apprendre comment gagner leur vie
honorablement. Pour ce faire, elles apprirent à préparer le pot-au-feu, à faire
la lessive à la rivière, à coudre ou à raccommoder, à filer la quenouille, etc.,
bref à devenir «femmes de colons», à tenir un ménage et à élever des enfants, le
tout uniquement «en français du roy». Elles restaient dans ces maisons jusqu'au
jour de leur mariage. En général, on se mariait pendant la période d'arrivée des
navires, c'est-à-dire du mois d'août au mois d'octobre. La plupart étaient
d'origine modeste, mais on dénombre quelques femmes de haut rang.
- La politique des mariages
Durant la décennie de 1663 à 1673,
le roi de France fit donc passer près de 900 filles au Canada afin de procurer
des épouses aux colons. Dans les faits, il y en eut 770 qui
s'établiront au Canada, car près d'une centaine sont décédées lors de la
traversée en mer et d'autres sont retournées en France.
Le roi devait financer le voyage et doter chacune des
candidates pour une somme variant entre 100 livres (cinq femmes seulement) à 500 livres (deux
seulement) par fille (selon la classe sociale), soit l'équivalent d'au moins 200
jours de travail d'un ouvrier (jusqu'à deux ans, compte tenu des nombreux jours
fériés). Mais la plupart des filles destinées aux
colons recevaient généralement une dot de 50 livres (50£), soit 100 jours de
salaire. De fait, une fois au Canada,
l'intendant de la Nouvelle-France remettait à chacune des filles à marier
«la somme de cinquante livres, monnaie du Canada, en denrées propres à leur
ménage».
Au total, moins d'une cinquantaine de filles du roy seront
sélectionnées avec une dot importante pour épouser un officier des régiments
royaux et un bourgeois (fonctionnaire). À
l'époque, les petites gens en
Nouvelle-France gagnaient de 40 à 120 livres tournois annuellement; une livre de
l'époque
pourrait correspondre aujourd'hui
à environ de 10 à 15 euros, soit de 12 à 18 $ US, ce qui reviendrait aujourd'hui
à un salaire annuel variant entre 600 $ et 1800 $.
À cet octroi
statutaire s'ajoutaient d'autres frais jugés essentiels.
En plus des vêtements,
il devait être fourni une cassette (coffre), une coiffe un mouchoir de taffetas,
un ruban à souliers, cent aiguilles, un peigne, un fil blanc, une paire de bas,
une paire de gants, une paire de ciseaux, deux couteaux, un millier d'épingles,
un bonnet, quatre lacets et deux livres (2£) en argent sonnant. Parmi les
conditions d'acceptation, les filles du roy devaient être âgées entre 16 et 40
ans, et n'être
«point folles»
ni
«estropiées».
En principe, il fallait de «jeunes villageoises n'ayant rien de rebutant à
l'extérieur et assez robustes pour résister au climat et à la culture de la
terre».
.
L'arrivée des premières «filles du roy» suscita
une certaine résistance dans la colonie où, semble-t-il, la décision
d'organiser des mariages fut au début mal perçue. Encore en 1670,
l'intendant
Jean Talon faisait allusion à la résistance de curés qui pouvaient hésiter à bénir
les mariage hâtifs:
Si le Roi fait passer d'autres filles ou femmes veuves de l'ancienne en la
nouvelle France, il est bon de les faire accompagner d'un certificat de leur
curé ou du juge du lieu de leur demeure qui fasse connaître qu'elles soient
libres et en état d'être mariées, sans quoi les ecclésiastiques d'ici font
difficulté de leur conférer ce sacrement, à la vérité ce n'est pas sans
raison, deux ou trois doubles mariages s'étant ici reconnus, on pourrait
prendre la même précaution pour les hommes veufs. Et cela devrait être du
soin de ceux qui sont chargés des passagers.
|
Devant ces difficultés, le
ministre
Jean-Baptiste Colbert tentait de rassurer
l'intendant Talon
à propos de la qualité des jeunes filles. Le 11 février 1671, il écrivit ce
qui suit à Talon:
J'ai aussi donné ordre de vous envoyer des certificats des lieux où les
dites filles seront prises, qui feront connaître qu'elles sont libres et en
état de se marier sans difficulté.
|
Comme la population de la colonie était majoritairement composée
d'hommes, le choix des prétendants ne manquait pas pour les nouvelles
arrivantes. Selon les historiens, certaines négociaient leur union avec âpreté,
ce qui explique les nombreuses annulations avant le mariage. Mère Marie de
l'Incarnation écrit, en parlant des hommes :
Les plus avisés
commencent à faire une habitation un an avant de se marier parce que
ceux qui ont une habitation trouvent un meilleur parti. C'est la
première chose dont les filles s'informent, et elles font sagement,
parce que ceux qui ne sont point établis souffrent beaucoup avant d'être
à leur aise. |
Les nouvelles épousées et leurs maris s'établissent sur des
terres boisées, en profitant des secours accordés par le trésor royal. La
plupart de ces jeunes filles, surtout les plus pauvres, se considéraient
chanceuses d'échapper à l'assistance publique et de s'éloigner des ports côtiers
insalubres (La Rochelle, Dieppe, Le Havre, etc.), pour découvrir une terre
d'avenir.
- L'origine
géographique des émigrantes
|
En
province, les filles du roy étaient
recrutées par principalement par Louis Gaigneur, marchand et membre de la
commission administrative de La Rochelle (ouest de la France), et le sieur Toussaint Guenet, marchand
de la Compagnie de Rouen (nord de la France). Mais Colbert faisait aussi appel aux curés des
paroisses avoisinantes, ainsi qu'à des amis particuliers.
En 1668, Anne Gasnier
(1611-1698), une femme de la ville de Québec, fut désignée par l'intendant
Talon comme responsable du recrutement des filles du roy et de l'entreprise de
peuplement de la Nouvelle-France. Elle se rendit plusieurs fois en France afin
de participer au choix des recrues qui présentaient le meilleur potentiel
d'adaptation au contexte particulier de la Nouvelle-France. |
|
En fait, la moitié des filles du roy (327) vinrent de la région
parisienne, dont 240 de la ville de Paris, principalement des Maisons de charité (Saint-Sulpice,
Saint-Eustache, Saint-Benoît, Saint-Sauveur, Saint-Nicolas et Saint-Merri) et
des Maisons de l'Hôpital général de Paris, surtout La Salpêtrière et La Pitié,
des dépendances de l'Hôpital général. On sait aujourd'hui que 42,4 % des futures
épousées étaient originaires de
l'Île-de-France, dont 73 %
pour la seule ville de Paris, y compris la Beauce et la Brie. Les autres filles
vinrent principalement de la
Normandie (16,4 %), ce qui
inclut le Perche, puis de
l'ouest de la France (13,2
%), ce qui comprend le Poitou, l'Aunis et la Saintonge. Ensuite, ce sont les
provinces de
l'Est, qui ont suivi avec 7,6 % des filles à marier, surtout la
Champagne et, dans une moindre mesure, la Bourgogne. La région de la
Loire
(Maine, Anjou, Orléanais et Touraine) a fourni 5,5 % du contingent. Les
provinces du Nord,
telles la Picardie, l'Artois et la Flandre, n'ont envoyé que 20
femmes (2,5 %) au total.
Compte tenu que l'émigration des filles n'a duré qu'une dizaine
d'années, les provinces de la
Bretagne, du
Centre
(Berry, Marche et Nivernais) et du
Sud (la Guyenne) n'ont que
fort peu contribué à procurer des futures épousées, avec respectivement que 13,
7 et 4 femmes (voir le tableau ci-dessous). |
Région d'origine |
1663 |
1664 |
1665 |
1666 |
1667 |
1668 |
1669 |
1670 |
1671 |
1672 |
1673 |
Total |
% |
Paris / Île-de-France
Normandie
Ouest |
5
2
22 |
7
1
3 |
54
7
6 |
4
3
13 |
14
40
14 |
32
16
16 |
61
16
18 |
65
15
3 |
58
21
5 |
5
1
2 |
22
5
0 |
327
127
102 |
42,4 %
16,4 %
13,2 % |
Est
Loire
Nord
Bretagne
Centre
Sud |
1
4
0
1
0
1 |
1
0
2
0
0
0 |
8
6
1
1
0
0 |
0
0
1
0
0
0 |
5
0
1
1
3
0 |
2
5
3
0
1
0 |
6
11
5
3
1
1 |
14
9
2
1
1
1 |
7
5
4
4
0
1 |
2
2
0
1
0
0 |
13
1
1
1
1
0 |
59
43
20
13
7
4 |
7,6 %
5,5 %
2,5 %
1,6 %
0,9 %
0,5 % |
Indéterminée |
0 |
1 |
7 |
4 |
12 |
5 |
9 |
9 |
8 |
2 |
5 |
62 |
8,0 % |
Total France |
36 |
15 |
90 |
25 |
90 |
80 |
131 |
120 |
113 |
15 |
49 |
764 |
99,2 % |
Autres pays |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
1 |
1 |
0 |
2 |
0 |
2 |
6 |
0,7 % |
Ensemble |
36 |
15 |
90 |
25 |
90 |
81 |
132 |
120 |
115 |
15 |
51 |
770 |
100 % |
|
D'après le tableau ci-dessus, 62 filles du
roy virent de régions indéterminées (8 %) et seulement six sont
venues d'un autre pays: deux de Belgique, une de l'Allemagne, une de
Suisse et une du Brésil arrivée du Portugal.
En une dizaine d'années, le
roi de France n'a envoyé annuellement qu'un contingent de 77 femmes,
ce qui est très peu — compte tenu que la France était alors le pays
le plus peuplé d'Europe —, les meilleures années étant 1669, 1670 et
1671. Les pires années furent celles de 1664 (15 femmes), de 1666
(25 femmes) et de 1672 15 femmes).
Les filles du roy partaient
soit du port de Dieppe (80 %)
dans le Nord, soit du port de La
Rochelle (20%) dans l'Ouest, pour arriver à Québec après un
pénible voyage, car quelques-unes décédaient durant la traversée.
Les historiens ont recensé une soixantaine d'entre elles qui sont
mortes sur les navires au cours des dix années qu'a duré ce
mouvement migratoire, ce qui correspond en moyenne à six ou sept
filles par voyage. |
Les futures épousées,
les filles du roy, étaient généralement des orphelines (500 d'entre elles sur
770) élevées
par des religieuses aux frais du roi dans les grands couvents et les Maisons
d'éducation de Paris, de Dieppe, de Honfleur et de La Rochelle (voir
la carte des villes de France). La plupart des filles à marier
(env. 90 %) étaient issues de familles
de petits fonctionnaires, de militaires, d'artisans et de paysans (en petit
nombre); les autres étaient issues de la petite noblesse et de la bourgeoisie.
Ces jeunes femmes constituaient, pour l'époque, une sorte d'élite «sagement
élevée» et «formée aux travaux d'une bonne
ménagère». Si elles n'étaient pas nécessairement mieux instruites que la plupart
de leurs contemporaines, elles avaient acquis un niveau d'éducation «normal»
pour leur l'époque. Elles recevaient avant tout une éducation religieuse, ce
qui signifie que peu savaient écrire; celles qui pouvaient le faire l'avaient
appris avant leur arrivée à l'Hôpital général. Seules 13 % des filles du roy
arrivées au Canada savaient
signer leur nom. En réalité, ces filles
possédaient quelques rudiments de lecture, mais elles savaient rarement écrire,
comme la plupart des petites gens.
À cette époque, savoir écrire coûtait cher : il fallait acheter des plumes,
de l'encre et du papier. Mais apprendre à lire était davantage à la portée de
tous, hommes ou femmes.
|
Le réel problème avec les filles du roy vient
du fait qu'elles paraissaient en général «assez délicates»,
«peu robustes», «élevées en vue du service
des grandes dames». Les émigrantes étaient concentrées dans
des régions qui se trouvaient relativement à proximité de la
capitale; de plus, les trois quarts des émigrantes venaient de centres urbains
(env. 70 %). Fondé en 1656 à Paris, l'Hôpital général abritait quelque 3000 femmes et
filles dans son annexe féminine de la Salpêtrière. Il y avait là des malades,
des folles, des orphelines indigentes, mais aussi des filles «de bonne famille»,
car les gentilshommes sans fortune pouvaient y placer leurs filles à l'exemple
des couvents à bon marché.
Parmi les 327 filles du roy
de Paris et de sa région, 240 d'entre elles quittèrent la
Salpêtrière. Une partie de cet «hospital» servait à loger des
femmes, mais il était souvent perçu comme un lieu de concentration,
de répression et de détention, car elles ne pouvaient pas quitter ce
lieu. En principe, la Salpêtrière n'acceptait que les femmes et
filles dont les mœurs n'étaient pas suspectes. |
Le
ministre Colbert recevait régulièrement des avis dont ceux de l'intendant Jean
Talon pour qu'on envoie plutôt des «filles de village», «propres
au travail comme les hommes». On estime
que, parmi les femmes de la Nouvelle-France, on pouvait compter 47,8 % d'artisanes, 18 % de
paysannes, 15,5 % de manouvrières, 15,4 % de bourgeoises et 3,3 % de nobles.
Donc, près de 80 % des femmes venaient des milieux urbains, donc en contact avec
le français populaire de l'époque. Les administrateurs de la Nouvelle-France auraient préféré que le roi envoie plus de
Normandes, car elles étaient réputées plus endurcies aux travaux de la ferme.
Dans les faits, les filles du roy, arrivées à partir de 1663, furent près de
trois fois sur quatre des urbaines, alors que les immigrantes débarquées au
début de la colonie, souvent avec leur famille, vinrent davantage de la
campagne.
De plus, pour favoriser les
mariages et la natalité, on soumit à l'amende les hommes célibataires, on accorda
des dots aux filles et des gratifications aux familles nombreuses. Avantagée par un taux extraordinaire
de natalité (7,8 enfants par femme) et par une immigration abondante, le Canada
vit se multiplier sa population. Avec l'apport des soldats du régiment de
Carignan-Salières et celui des filles du roy, la population du Canada passa de 2500 habitants en 1663
à 20
000 en 1713 et à 55 000 en 1755. Il y aurait eu approximativement 835 mariages
d'immigrantes dans la colonie pendant la période de 1663 à 1673, dont 770
auraient
impliqué les filles du roy. Étant donné que le marché matrimonial masculin
était formé pour une grande part d'immigrants célibataires venus de France, plus
de 95 % des filles du roy épousèrent un Français, contre seulement 2,9 % qui ont
marié un homme né en Nouvelle-France, dont 21 au Canada et un seul en Acadie.
Origine
des hommes |
Nombre des premiers mariages des
filles
du roy |
Pourcentage
des mariages |
Femmes
non françaises |
Pourcentage |
France |
699 |
94,8
% |
5 |
0,7 % |
Canada |
21 |
2,9
% |
0 |
0,0 % |
Acadie |
1 |
0,1
% |
0 |
0,0 % |
Autres pays |
10 |
1,4
% |
1 |
0,1 % |
Total |
731/737 |
99,2 % |
6 |
0,8 % |
Durant tout le Régime français, seulement 400 femmes sont
arrivées au Canada, déjà mariées et accompagnant leur mari, contre 770 filles du
roy. Ces familles françaises déjà
constituées ont amené avec elles 528 enfants âgés de moins de 14 ans. La
quasi-totalité des femmes vint de France, mais quelques-unes ont pu arriver de
la Belgique, de l'Allemagne, de la Suisse et des Antilles.
- Les rumeurs sur
les «filles de joie»
Par ailleurs, certains des contemporains de l'époque ont prétendu que les
filles du roy étaient en réalité des «filles de joie» embarquées de force
à bord de navires en partance pour le Canada. Or, à part quelques très rares
exceptions, cette thèse s'est révélé fausse et non fondée. Déjà en 1639,
le supérieur de la mission des jésuites au Canada avait réagi ainsi à ces rumeurs
qui circulaient en France:
On nous a dit, lit-on dans la Relation des Jésuites de 1641, qu'il courait
un bruit dans Paris, qu'on avait mené en Canada un vaisseau tout chargé de
filles dont la vertu n'avait l'approbation d'aucun docteur : c'est un faux
bruit, j'ai vu tous les vaisseaux, pas un n'était chargé de cette
marchandise.
|
Ces rumeurs furent
propagées par le baron de Lahontan (1666-1716), sans preuve ni témoignage. Les
historiens ont pu démontrer que les filles du roy étaient comme les autres
femmes de l'époque, c'est-à-dire qu'elles n'étaient ni des dévotes ni des filles
«légères» décrites par le baron de Lahontan.
Pierre Boucher parle ainsi des filles
du roi:
Il n'est pas vrai
qu'il vient ici de ces sortes de filles, et ceux qui en parlent de cette
façon se sont grandement mépris, et ils ont pris les îles de
Saint-Christophe et de la Martinique pour la Nouvelle-France : s'il en
vient ici, on ne les connaît pas pour tel: car avant de les embarquer,
il faut qu'elles y aient quelques-uns de leurs parents ou amis qui
assurent qu'elles ont toujours restées sages: si par hasard il s'en
trouve quelques-unes de celles qui viennent, qui soient décriées, ou que
pendant la traversée elles aient eu le malheur de se mal comporter, on
les renvoie en France. |
Ces femmes ont vécu à une époque difficile; elles durent
faire preuve de beaucoup de courage et de détermination pour survivre et
fonder une nation.
2.5 Les immigrants
huguenots
Jusqu'en 1627,
les protestants français, appelés les huguenots, furent totalement libres de s'établir en
Nouvelle-France. Le mot «huguenot» proviendrait d'une altération de l'allemand
Eidgenossen signifiant «confédérés», nom donné aux Genevois partisans de
la Confédération contre le duc de Savoie. Plusieurs figures marquantes du début de la colonisation
française furent des huguenots: Pierre Dugua de Mons, Samuel de Champlain, Hélène Boullé (épouse de
Champlain), Jean-François de La Rocque de Roberval, François Pontgravé, Pierre
de Chauvin, Guillaume de Caen, etc. Les huguenots fondèrent des comptoirs commerciaux à Tadoussac, à Québec
et à Port-Royal (Acadie). Par la suite, plusieurs se convertirent au
catholicisme, dont Champlain.
Cependant, les jésuites débarqués à Québec en 1625 ne
purent tolérer une éventuelle concurrence de religions et voulurent chasser les
huguenots de la Nouvelle-France. Ils accusèrent aussitôt les marchands huguenots
d'être responsables de tous les maux qui accablaient la petite colonie. Dès
lors, la Compagnie des Cent-Associés ou Compagnie de la Nouvelle-France reçut
l'ordre, d'après l'article 2 de l'Édit du roi pour l'établissement de la
Compagnie de la Nouvelle-France (1628), de n'accepter au pays que des
«naturels Français catholiques»:
Article II
Sans toute fois qu'il soit loisible aux dits
associés et autres, faire passer aucun étranger
ès dits lieux, ainsi peupler la dite colonie de
naturels Français catholiques ; et sera enjoint
à ceux qui commanderont en la Nouvelle-France,
de tenir la main à ce qu'exactement le présent
article soit exécuté selon sa forme et teneur,
ne souffrant qu'il y soit contrevenu pour
quelque cause ou occasion que ce soit, à peine
d'en répondre en leur propre et privé nom.
|
En fait, les véritables exclus étaient,
d'après le texte, «les étrangers», non les «naturels Français» qu'étaient les
huguenots. Étant donné que la religion catholique constituait la religion
officielle du Royaume, il apparaissait normal que la Nouvelle-France ne soit
peuplée que de catholiques.
À cette
époque de guerres religieuses, le droit régissant l'appartenance religieuse
était basé sur le principe
Cujus regio,
ejus religio (littéralement «tel prince, telle
religion»). Autrement dit, les «sujets du roy» ne bénéficiaient de leurs pleins
droits politiques que s'ils professaient la religion de leur souverain.
Les monarchies européennes toléraient
aisément une multitude de langues dans leur État, mais elles ne pouvaient
généralement admettre que deux religions puissent cohabiter au sein de leur
propre État. En ce sens,
l'édit de Nantes de 1598, émis par
Henri IV qui
reconnaissait la liberté de culte pour les protestants de France, constituait
une exception parmi les royaumes d'Europe. Or, Louis XIV a révoqué l'édit de
Nantes en 1685 par l'édit de
Fontainebleau. Le ministre Colbert, qui avait toujours été conciliant envers
les huguenots, était décédé en 1683.
Dans son ouvrage sur «Les protestants
en Nouvelle-France», l'historien
Marc-André Bédard estime à 542 le nombre de protestants français (huguenots) arrivés en
Nouvelle-France au cours du Régime français. Seuls 246 huguenots furent
originaires de France, soit 206 hommes et 40 femmes : près de 45 % venaient
de
l'Aunis, de la Saintonge et du Poitou. D'autres vinrent de la
Guyenne (8,9 %) et
de la Normandie (6,5 %). fournirent respectivement 8,9% et 6,5% du contingent de
huguenots qui vinrent en Nouvelle-France. Parmi les régiments qui arrivaient en
Nouvelle-France, il y avait toujours quelques huguenots: 41 des huguenots furent
des soldats. Comme la plupart des émigrants partaient du port de
La Rochelle, il y eut
un certain nombre de marchands rochelois (34). Les autres protestants étaient
soit d'anciens prisonniers britanniques originaires de la Nouvelle-Angleterre,
probablement autour de 150 au total, soit des luthériens ou des calvinistes
arrivés de Suisse ou d'Allemagne.
Si la population protestante
représentait environ 5 % de la population française au
XVIIe
siècle, il est plausible de prétendre qu'une portion similaire de la population
en Nouvelle-France (Canada, Acadie et Louisbourg) ait
été constituée de huguenots. En ce cas, la présence protestante pourrait être
nettement supérieure à celle généralement admise. Bien qu'il ne s'agisse pas de
huguenots, il faudrait ajouter à ce nombre plus de 1500 immigrants protestants
venus de l'Angleterre, de l'Écosse et de la Hollande tout au long du Régime
français. L'apport de ces immigrants non français mais protestants porterait le
nombre des non-catholiques à au moins 2000 personnes.
- La tolérance des
autorités coloniales
Dès 1632, les
autorités religieuses de Québec demandèrent que l'on
cesse de laisser entrer des huguenots au Canada. Malgré les exigences
de l'Église catholique, les autorités civiles et militaires de la
Nouvelle-France manifestèrent une assez grande tolérance à l'égard des huguenots
et ne filtrèrent pas méticuleusement leur entrée dans la colonie. C'est pourquoi
les autorités ecclésiastiques du Canada se plaignirent en 1641 par trois fois au
Conseil de la Marine, ce qui n'a manifestement jamais troublé le comte de
Maurepas. En réalité, l'arrivée de
protestants en Nouvelle-France, notamment à l'île Royale (Louisbourg) et en
Acadie, fut
constante, sauf durant les quelques années qui ont suivi la révocation de
l'édit de Nantes (1685).
Les autorités
coloniales étaient conscientes du rôle estimable des huguenots dans la vie
économique du Canada, même si l'évêque de Québec souhaitait leur expulsion. Les
huguenots français étaient généralement les plus fortunés, les plus instruits des habitants en
Nouvelle-France et parlaient tous le «français du roy». Durant son mandat de secrétaire à la Marine (1669-1690),
Jean-Baptiste
Colbert protégea les
huguenots qui ne troublaient plus la France, mais l'enrichissaient, sans oublier
qu'ils exportaient la langue française à l'extérieur de la France. Louis XIV
écrivait, le 5 août 1683 ces mots au
gouverneur de La Barre :
J'ay escrit à monseigneur l'Evesque de Québec que je maintiendray
toujours les deffenses que j'ay faictes aux Huguenots de passer à
l'Acadie et en Canada, et pour ceulx qui y viendront pour leur
commerce, il peuvent y estre tolerez sans permettre qu'ils y fassent
aulcun exercice de religion. |
La même année,
l'intendant Jacques de Meulles
se plaignit auprès du ministre que plus de 60 protestants qu'il accusait
d'hérésie étaient partis pour les colonies britanniques du Sud. La situation
changea quelque peu après le départ en 1683 de Colbert (alors décédé) aux commandes de l'État. Dans le contexte nord-américain de l'époque, les autorités
françaises se méfiaient des huguenots parce
qu'ils étaient protestants et que le voisinage des
Britanniques, également protestants, semblait représenter un trop grand risque en
raison de la déloyauté éventuelle des colons huguenots. Selon Pierre Larin, un
mémoire destiné au roi l'aurait informé d'une menace face à «la fureur des
hérétiques françois qui se sont réfugiez en grand nombre dans la
Nouvelle-Angleterre et font la principale force de cet armement, et qui publient
hautement qu'ils se vengeront sur les Ecclésiastiques, les Religieux et les
Religieuses de ce païs» (Brève
histoire des protestants en Nouvelle-France et au Québec). C'était
amplement suffisant pour susciter la paranoïa tant en France qu'en
Nouvelle-France. C'est pourquoi seulement
un peu plus de 500 huguenots passèrent au Canada, en Acadie et à l'île Royale (Louisbourg).
- Le rôle de l'Église
catholique
Les autorités religieuses de la
Nouvelle-France, pour leur part, développèrent un véritable fanatisme à l'égard
des huguenots. En 1661, Mgr de Laval écrivit à Rome pour se plaindre de la
présence des protestants dans la colonie canadienne. En 1670, il rédigea un
nouveau mémoire qu'il envoya en France afin de d'interdire l'accès de la colonie
aux réformés. Plusieurs décennies plus tard, la présence des huguenots demeurait
importante.
C'est alors que l'Église catholique
parvint à circonscrire l'arrivée des huguenots sur une base provisoire
à la condition que ces derniers s'abstiennent de toute manifestation religieuse publique.
L'Église imagina toutes sortes de moyens pour forcer la conversion
des huguenots. Ainsi, ceux-ci étaient autorisés à passer l'hiver au Canada à la condition qu'ils
vivent comme des catholiques et «sans causer scandale». Ils devaient faire
baptiser leur enfant à la naissance, se marier à l'Église catholique et recevoir les
derniers sacrements sous peine de voir leurs biens confisqués s'ils recouvraient
la santé. De plus, l'Église refusait aux huguenots l'usage des cimetières
catholiques: la dépouille des huguenots décédés devait être enterrée dans un
champ.
On trouve dans les archives du Séminaire de Québec un manuscrit
résumant les professions interdites aux protestants: médecin, apothicaire,
sage-femme, contrôleur, commis, brigadier, archer et huissier. Évidemment, la
plupart des huguenots
du Canada finirent par se convertir à
la religion catholique. Parmi les huguenots qui conservèrent leur religion plus
longtemps, il faut mentionner les coureurs des bois, parce qu'ils
n'étaient pas à la portée immédiate de l'Église catholique. On comprendra
pourquoi les huguenots de France ont préféré se diriger vers les colonies
britanniques plutôt qu'en Nouvelle-France.
- Les conséquences
néfastes
À la fin du
XVIIe siècle, on comptait cinq fois plus de huguenots
parlant français en Nouvelle-Angleterre que dans toute la Nouvelle-France
(Canada,
Plaisance,
Acadie,
Louisiane). En fait, à la fin du Régime
français, plus de 100 000
huguenots français étaient installés dans les colonies britanniques au sud du Canada,
et 200 000 s'étaient réfugiés dans les États allemands (44 000), aux Pays-Bas
(50 000), en Suisse (60 000) et en Grande-Bretagne (45 000). La France, qui ne
voulait pourtant pas «dépeupler le royaume de France» pour la Nouvelle-France, a
laisser partir 300 000 huguenots qui ont enrichi ses adversaires.
Les colonies de la Nouvelle-France ne dépassaient pas
au total 90 000 habitants. Le sort du Canada et de la Nouvelle-France aurait pu changer du tout au tout si
ces quelque 200 000 Français s'étaient établis au nord plutôt qu'au sud, ou plus à
l'ouest en Louisiane, surtout que les huguenots
français étaient réputés pour être de fort bons marchands, des négociants, des armateurs
et de formidables prêteurs. En raison des persécutions religieuses en
France et en Nouvelle-France, les
huguenots retrouvèrent dans les colonies britanniques une liberté religieuse qui
concourra à leur prospérité et à celle de leur terre d'accueil.
Dans son History of the Huguenot
Emigration to America (1885), l'historien américain
Charles Washington Baird
considère même que l'intolérance religieuse à l'égard des huguenots aurait précipité la
chute de la Nouvelle-France, car ceux-ci se seraient certainement réjouis de
construire un État français dans le Nouveau Monde. Pour cet historien,
l'exclusion des huguenots de la Nouvelle-France par
Louis XIV constituerait même l'une des
erreurs politiques les plus prodigieuses que l'Histoire aurait enregistrée:
The privilege
of a permanent residence was granted to none but to Frenchmen
professing the Roman Catholic faith. In this prohibition, religious
intolerance pronounced the down of the French colonial system in
America. The exclusion of the huguenots from New France, was one of
the most stupendous blunders that history records.
The repressive
policy pursued by the French government for the next fifty years,
culminating in the revocation of the Edict of Nantes, tended more
and more to awaken and to strengthen among the Protestants a
disposition to emigrate to foreign lands.
Industrious
and thrifty, and anxious at any sacrifice to enjoy the liberty of
conscience denied them at home, they would have rejoiced to build up
a French state in the New World. No other desirable class of the
population of France was inclined for emigration. |
[Le privilège d'une résidence
permanente ne fut accordée à aucun Français, sauf pour ceux qui
professaient la foi catholique romaine. À cause de cette
interdiction, l'intolérance religieuse a précipité la chute du
système colonial français en Amérique. L'exclusion des huguenots de
la Nouvelle-France constitue l'une des erreurs les plus prodigieuses
que l'histoire a enregistrée.
La
politique répressive
menée par le gouvernement
français pour les
cinquante
années
suivantes,
culminant
lors de la
révocation de l'édit
de Nantes,
a mené de plus de plus de
protestants à se réveiller
et à renforcer
leur décision
à émigrer
vers des terres
étrangères.
Industrieux, économes et aptes à n'importe quel sacrifice pour jouir
de la liberté de conscience qu'on leur a refusé chez eux, ils se
seraient réjouis de construire un État français dans le Nouveau
Monde.
Aucune autre catégorie
souhaitable
de la population
française ne fut plus
disposée à
l'émigration.] |
Cette crainte de l'ennemi anglo-huguenot
allait devenir bien réelle lors de la bataille des plaines d'Abraham en 1759,
car les troupes du général Wolfe comptaient de nombreux soldats huguenots.
|
À cette époque, plus de
100 000 huguenots français étaient déjà installés en
Nouvelle-Angleterre. C'est pourquoi l'historien François-Xavier Garneau dans son
Histoire du Canada de 1928 soulignait le cruel dilemme de voir «des
Français s'armant contre des Français et dépouillant la France au profit de ses
ennemis». Dès 1764, après
le
traité de Paris (1763), les
Britanniques allaient faire appel à des huguenots bilingues afin d'exercer des
fonctions importantes au sein de la fonction publique. Par exemple, de 1766 à
1769, le procureur général de la «province de Québec» sera un descendant d'un
huguenot français, Francis Masères (1731-1824), qui allait prôner ouvertement
l'assimilation des Canadiens. |
Bref, le rôle des huguenots au Canada
fut beaucoup plus important qu'on ne le croit. Ceux qui
ont choisi de tourner le dos à une France niant leurs droits ont apporté
avec eux leur langue, ce qui a contribué pour un temps à l'expansion de la
culture française dans le monde. Toutefois, pour des raisons pratiques, les
huguenots ont dû faire face à l'assimilation linguistique, qui fut relativement
rapide : les huguenots sont graduellement passés, selon le cas, à l'anglais, à
l'allemand, au néerlandais, etc.
On pourrait penser que les huguenots
ont été des traîtres à leur patrie, parce qu'ils se sont mis au services des
ennemis du roi de France. Mais ce même roi très catholique, qui croyait tenir
son pouvoir de droit divin, leur avait enlevé tous leurs droits
politiques parce qu'ils voulaient demeurer protestants. Ce même roi a, en 1685,
massacré, emprisonné et expédié aux galères plusieurs milliers de «Vaudois
hérétiques», puis a enlevé les enfants à leurs parents pour les placer dans des
familles catholiques. Ce serait aussi mal comprendre que, à cette époque, le
concept d'identité nationale n'existait pas et que l'identité religieuse ou
confessionnelle prenait alors toute la place; même la langue française n'avait
pas encore été récupérée par le nationalisme. Au plan linguistique, le français était la
langue maternelle de la plupart des réfugiés huguenots, c'était celle qui leur
transmettait les préceptes de leur religion et, pour certains, c'était une
langue de communication commerciale et culturelle dans le monde occidental.
Autrement dit, les huguenots étaient des protestants avant d'être des
francophones et des Français, ce qui correspondait aux mœurs de l'époque.
En somme, les autorités françaises ont
commis une grave erreur en excluant les huguenots des colonies de la
Nouvelle-France. S'il fallait choisir l'une des deux religions, il aurait mieux
valu, dans l'intérêt de la colonie du Canada, faire tomber cette exclusion sur
les catholiques qui émigraient peu, sinon avec réticence, alors que les
protestants n'auraient pas rechigné à aller pratiquer leur religion dans un
nouvel État français. S'ils avaient pu s'installer durablement au Canada, le
destin de l'Amérique aurait été complètement différent.
2.6 Les coureurs
des bois
Dans cet ensemble, il faudrait mentionner
les «coureurs
des bois», qui faisaient la traite des fourrures. Cette expression
apparut pour la première fois dans les textes officiels en 1672. On les appelait
aussi les «voyageurs»; en Nouvelle-Angleterre, les coureurs des bois étaient
appelés "wood runners". En fait, les coureurs des bois ont été une
spécificité française. C'étaient des Français qui vivaient à l'indienne dans les
forêts septentrionales.
|
Chaque année,
quelque 400 hommes devenaient coureurs des bois. Ils étaient fort mal perçus par
le clergé, parce qu'ils vivaient dans le concubinage, l'adultère et la «débauche
publique» avec des femmes amérindiennes. Il aurait probablement fallu que l'Église puisse construire une
chapelle pour chacun des lacs et planter des croix sur les chemins et les
portages. Cette
vie d'aventure se faisait au détriment du développement social au Canada. C'est
pourquoi l'Administration coloniale crut bon de sévir et de rendre des ordonnances contre
les coureurs des bois. S'adressant au comte de Frontenac,
Colbert écrivait le 13
juin 1673:
Il n'y a
rien à quoi Sa Majesté veuille que vous vous appliquiez plus
fortement qu'à détruire tous les coureurs et chasseurs français qui
se retirent dans les bois avec insubordination, n'y ayant rien qui
soit plus contraire à l'union qu'il faut faire de tous les
habitants
dudit pays et à l'augmentation de la colonie que ce libertinage dont
elle veut que vous fassiez punir les auteurs avec une très grande
sévérité. |
Colbert transmit une ordonnance
défendant aux Français établis au Canada d'abandonner leurs maisons et de
«vaquer dans les bois plus de vingt-quatre heures». La liberté des coureurs des
bois devait être supprimée, conformément à la politique de non-dispersion des
habitants. |
Cependant, il fut
impossible d'arrêter cette pratique perçue comme
moralement douteuse, mais très rentable au plan économique. Les mesures
préconisées furent vite abandonnées, d'autant plus que l'influence française
commença à s'étendre vers l'ouest, le nord et le sud. Des forts et des
comptoirs furent construits avec l'aide des explorateurs et des commerçants
dans les Pays-d'en-Haut, dans
la région de la Baie d'Hudson
généralement appelée par les Français la «mer du Nord», dans le
Pays des Illinois et en
Louisiane. De grandes figures de l'histoire de la Nouvelle-France ont
pratiqué clandestinement la traite des fourrures, dont le gouverneur de Montréal
François-Marie Perrot; le gouverneur général, le marquis de
Frontenac; le gouverneur général
Joseph-Antoine Lefèbre
de La Barre; l'intendant
Jean Talon; le gouverneur
général, le
marquis
de Vaudreuil
(père); l'intendant
Jean Bochart de Champigny; l'explorateur Robert Cavelier de La Salle; Antoine de La Mothe-Cadillac, tour à tour flibustier,
explorateur, coureur des bois, trafiquant d'alcool et de fourrures, officier de
la Marine, fondateur de la ville de Détroit, puis
gouverneur de la Louisiane. C'est tout dire!
Mais les
plus célèbres coureurs des bois furent sans contredit Pierre-Esprit Radisson
(1636-1710) et Médard Chouart des Groseilliers (1618-1696), qui s'illustrèrent
dans la seconde moitié du
XVIIe
siècle dans les Pays-d'en-Haut,
puis à la Baie d'Hudson à la
solde des Anglais (Compagnie de la Baie d'Hudson). Au
total, le nombre total des coureurs des bois pouvait même atteindre dans les
meilleures années environ
800 personnes, ce qui est considérable pour une population de 10 000 colons. Mais
leur nombre diminua au fur et à mesure que la colonie devint plus importante.
Vers 1714, ils n'étaient plus que 200, alors que celui de la population
s'élevait à plus de 18 500 personnes.
On peut s'interroger
sur l'apport
linguistique de ces coureurs des bois et de ces voyageurs. D'abord, nombreux
furent ceux qui ont appris une ou plusieurs langues amérindiennes et qu'en
conséquence ils ont été plus influencés par la culture de ces peuples. C'est
pourquoi ils ont pu servir d'interprète auprès des autorités françaises, bien
que les
gouverneurs de Québec
préféraient généralement des officiers réputés plus honnêtes pour traduire
les «harangues des sauvages». La traite a vu se créer une terminologie
spécifiquement française qui s'est perpétuée jusqu'au milieu
du XIXe
siècle. En voici une courte liste:
Terme |
Signification |
marcher
(v.) |
voyager |
portage
(n. m.) |
action de porter un canot à
dos d'homme pour contourner des rapides ou des chutes d'eau |
coller
(v.) |
mesurer et classer le bois |
devant
(n.m.) |
homme de proue dans un
canot |
gouvernail
(n.m.) |
homme de barre dans un
canot |
milieu
(n.m.) |
pagayeur placé au milieu du
canot |
demi-charge
(n.f.) |
canot à moitié plein pour
faciliter le passage d'un rapide |
décharge
(n.f.) |
canot entièrement déchargé
pour franchir un rapide |
canot de
charge (n.m.) |
canot chargé de
marchandises |
canot à lège
(n.m.) |
canot sans cargaison |
faire la
chaudière (v.) |
faire la cuisine |
mal de
raquette (n.m.) |
douleur aiguë aux pieds et
aux jambes pour les non-initiés |
partir en
dérouine |
se rendre chez les Indiens
plutôt que de les attendre pour marchander la fourrure
|
La plupart de ces
termes allaient être utilisés, après 1760, dans la langue anglaise par les
coureurs des bois anglophones et les Métis. Même les employés de la Compagnie de
la Baie d'Hudson, pourtant unilingues anglais, employèrent systématiquement ces termes en
anglais.
Vivant parmi les
autochtones, les coureurs des bois en adoptaient aussi les mœurs. La plupart
avaient des relations intimes avec des femmes indiennes. Toute une jeunesse
«française», parfois appelée les «Indiens blancs», s'est mise à courir les
bois et les belles sauvagesses. Des militaires ont emboité le pas, puis des
colons. Beaucoup d'autochtones furent scandalisés et ne pardonnèrent pas aux
Français de faire des enfants à leurs femmes et à leurs filles pour ensuite
les abandonner. Pour les autorités françaises, l'établissement de relations
intimes entre les Blancs et les Amérindiennes était une façon incomparable
de raffermir les liens entre leurs partenaires commerciaux, les autochtones.
L'influence de la langue des coureurs des bois se fit sentir chez les
autochtones qui émaillèrent leur répertoire de mots français. C'est grâce
aux coureurs des bois que le français devint la langue des Métis, tous
bilingues ou polyglottes, et demeura la «langue de la fourrure» jusqu'au
milieu du XIXe
siècle.
C'est l'aviron
qui nous mène
M'en revenant de la jolie Rochelle
J'ai rencontré trois jolies demoiselles
C'est l'aviron qui nous mène, qui nous mène
C'est l'aviron qui nous mène en haut!
J'ai point choisi, mais j'ai pris la plus belle
Je l'y fis monter derrière moi, sur la selle
J'y fis cent lieues, sans parler avec elle
Au bout de cent lieues, elle me de manda à boire
Je l'ai menée auprès d'une fontaine
Quand elle fut là, elle ne voulut point boire |
|
Au cours
de leurs voyages en canot, les coureurs des bois chantaient en
pagayant afin de coordonner les coups de pagaie lorsqu'ils
étaient nombreux dans une même embarcation. Au lieu de compter
ou de se fier au barreur, les voyageurs chantaient des chansons
répétitives issues des anciennes ballades françaises: «C'est
l'aviron qui nous mène», «En roulant ma boule, roulette», «La
belle rose blanche», «Trois canards s'en vont baignant», «Mes
blancs moutons garder», «J'ai trop grand peur des loups», etc.
Ces ballades françaises importés de France reflétaient une
tradition profondément enracinée de l'amour romantique, de la
famille, des animaux, de la nature, etc. Elles leur rappelaient
leurs familles et leurs amis de la vallée du Saint-Laurent. La
plupart de ces chansons se sont perpétuées au Canada jusqu'au
milieu du XXe
siècle, sinon jusqu'à
aujourd'hui. |
En plus d'imprégner
leurs relations avec les nations autochtones, la langue des coureurs des
bois influença également la toponymie des régions dans lesquelles ils
évoluaient, notamment aux rivières et aux portages. En voici quelques
exemples: portage de Détour, portage des Deux-Rapides, portage des
Grosses-Roches, portage des Trembles, portage des Chines, portage à
Jourdain, portage des Morts, portage des Noyés, etc. Ainsi, la présence des
nombreux coureurs des bois favorisa aussi la désignation des lieux au moyen
de dénominations françaises, et ce, non seulement au Canada, mais aussi dans
toute la
Grande
Louisiane. Beaucoup de ces appellations étaient sans doute des
traductions de dénominations amérindiennes déjà existantes.
Au final, les coureurs
des bois propagèrent la langue française dans les forêts de l'Amérique du
Nord, en plus de rendre d'immenses services à la
Nouvelle-France à titre d'éclaireurs et de défenseurs.
2.7 Les esclaves
En 1689,
Louis XIV avait autorisé la
colonie à importer des esclaves noirs, à la
suite d'une demande présentée par François-Madeleine-Fortuné Ruette d'Auteuil de
Monceaux, aussi connu sous le nom de Jean-François Ruette d'Auteuil
(1658-1737), procureur général du Conseil souverain dès 1681. En raison de la
rareté des domestiques et de leur coût prohibitif, Ruette d'Auteuil avait
proposé de recourir à une main-d'œuvre moins coûteuse et plus soumise:
La manufacture des bois, soit
par le moyen des moulins a scies ou autrement et mesme la culture des
terres seroit encore propre a faire des retours en France et dans les
Isles de l'Amerique, mais comme pour reussir dans ses sortes
d'entreprises, il faut avoir quelque avance, et que les domestiques sont
d'une rareté et charté extraordinaire ils ruinent tous ceux qui osent
faire quelque entreprise. Pour y remedier on croit que sil plaisoit au Roy
accorder la permission d'avoir dans ledit pays des esclaves negres ou
autres comme il luy a plu de l'agréér aux Isles de l'Amerique, se seroit
le meilleur moyen pour reussir en toute sorte de manufacture joint aux
graces quil auroit la bonté d'accorder a ceux qui se porteroient au bien
et a l'augmentation dudit Pays. [Archives nationales de France, Fonds des
Colonies. Série C11A. Correspondance générale, Canada, vol. 10, fol.
344-345v.] |
C'est en 1709 qu'une ordonnance de
Jacques Raudot, intendant de la Nouvelle-France de 1705 à
1711, a légalisé l'esclavage dans la colonie. Son ordonnance débute par une
déclaration sur l'utilité de l'esclavage pour le pays:
Ayant une connoissance parfaite de l'avantage que cette colonie
retireroit si on pouvoit sûrement y mettre, par des achats que les
habitans en feroient, des Sauvages qu'on nomme Panis, dont la nation
est très-éloignée de ce pays, et qu'on ne peut avoir que par les
Sauvages qui les vont prendre chez eux et les trafiquent le plus
souvent avec les Anglois de la Caroline, et qui en ont quelques fois
vendu aux gens de ce pays. [...]
Nous, sous le bon plaisir
de Sa Majesté, ordonnons que tous les Panis et nègres qui ont été
achetés et qui le seront dans la suite appartiendront en pleine
propriété à ceux qui les ont achetés, comme étant leurs esclaves;
Faisons défense aux dits Panis et nègres de quitter leurs maîtres,
et à qui que ce soit de les débaucher sous peine de cinquante livres
d'amende. |
Il s'agit là du premier texte officiel qui statue au Canada sur l'esclavage:
désormais, les nègres et les Panis qui auront été achetés seront esclaves, comme
le chose se pratique à l'égard des «nègres» dans les Antilles françaises. Noirs
ou Panis, ils devaient appartenir en pleine propriété à ceux qui les ont acquis.
La publication de cette ordonnance eut pour effet immédiat de mettre en pratique
pour la première fois la vente de Panis devant un notaire. Prise à la lettre,
l'ordonnance ne touche qu'aux Noirs et aux Panis, c'est-à-dire la nation des
Pawnee.
Les esclaves du Canada étaient composés
aux deux tiers d'Amérindiens, le tiers de Noirs. Ils étaient surtout concentrés
à Montréal (63%) et à Québec (33%), mais il y en avait un nombre important à
Détroit (Pays-d'en-Haut), ce qui
démontre que l'esclavage était un phénomène urbain. Les grands commerçants
(marchands, négociants, bourgeois) possédaient environ la moitié de tous les
esclaves, les autres demeuraient la propriété des personnalités publiques,
souvent le gouverneur général, l'intendant, un haut fonctionnaire, un officier
militaire, un seigneur et/ou un noble, l'évêque, parfois une communauté
religieuse ou un notaire, voire l'État qui les employait à des tâches
«délicates» (comme bourreau par exemple). Parmi les religieux, ce sont les
jésuites et le Séminaire de Québec qui en ont possédé le plus, notamment dans
leurs lointaines missions.
En général, les propriétaires d'esclaves en avaient un ou deux, question au
moins de «faire bonne figure». Il fallait débourser environ 900 livres (ou plus)
pour un Noir, environ 400 (ou moins) pour un Amérindien. Un Noir valait en
principe deux Amérindiens! Les esclaves amérindiens coûtaient moins cher que les
Noirs qu'il fallait importer des colonies anglaises ou acheter sur les côtes de
l'Afrique. Mais les prix pouvaient varier considérablement en fonction de l'âge,
de la santé, des aptitudes, de l’intelligence, etc. Les petites gens de la
Nouvelle-France, sauf exceptions, ne possédaient pas d'esclave, car ils ne gagnaient
généralement que de 40 à 120 livres annuellement, contre, par exemple, 24 000
livres pour le gouverneur (ce qui était à l'époque un revenu modeste pour une
telle charge). Donc, il fallait être riche pour posséder un ou deux esclaves et
ceux qui en possédaient
le faisaient plus par prestige que pour des motifs économiques.
- Les esclaves noirs
C'est pourquoi le célèbre
Code Noir de 1685
promulgué par Louis XIV s'appliquait en Nouvelle-France. Bien que l'importation d'esclaves noirs
aient reçu la sanction royale, il n'y eut jamais au Canada d'importation
massive. Dans une lettre en date du 1er
mai 1689 de Louis XIV au gouverneur
Frontenac, le roi autorisait les Canadiens à posséder des esclaves noirs, mais
il conseilla la prudence, car il croyait que le rude climat du Canada pouvait
leur être néfaste de sorte que les Canadiens risquaient de s'engager dans de
grandes dépenses inutiles.
À la fin du XVIIe
siècle, le nombre des esclaves demeurait encore très restreint: une trentaine
d'Amérindiens et une dizaine de Noirs. En 1721, l'intendant
Michel Bégon (de
1710 à 1726) assurait qu'une cargaison de 200 nègres trouverait rapidement
preneur. Cependant, en raison des conflits entre les Français et les Anglais,
aucune cargaison de nègres n'arriva à Québec. Il n'y a jamais eu de navires
négriers aborder au port de Québec.
Les esclaves noirs entrèrent un à
la fois, souvent comme butins de guerre pris sur les Anglais. Entre 1714 et
1760, il est arrivé rarement plus de quatre ou cinq Noirs dans la colonie, les
meilleures années étant de 16 à 18 individus, en comptant les négrillons nés au pays.
- Les esclaves
amérindiens
Quant aux esclaves
amérindiens — les Panis ou panisses —, ils venaient généralement du réseau de la traite des fourrures
et constituaient des «présents» échangés entre Blancs et Indiens. En effet, les
populations autochtones avaient l'habitude de s'emparer des prisonniers de
guerre avant l'établissement des Français pour en faire des esclaves à leur
service, mais également pour éviter la dépopulation. Toutefois, cette réalité
prit de l'ampleur avec l'expansion de la colonie vers les Grands Lacs. Parmi les
esclaves autochtones, on trouve des Renards et des Sioux en provenance de
l'ouest des Grands Lacs, mais aussi des Inuits du Labrador, des Chicachas de la
vallée du Mississippi, des Apaches du Sud-Ouest américain et surtout des
Panis (ou Panisses), c'est-à-dire des Pawnee de la rivière Missouri,
à peu près dans la région occupée aujourd'hui par l'État du Nebraska.
Dans la colonie de la vallée du Saint-Laurent, cette appellation servait
généralement à désigner tout esclave amérindien. Bref, la plupart des Panisses
n'appartenaient pas du tout à la nation pawnee. Sous le régime français, le
recours aux esclaves panis ne débuta qu'à la fin du XVIIe
siècle, vers 1680, lorsque la Nouvelle-France accrut ses liens commerciaux sur
sa frontière occidentale dans le bassin du Mississippi.
- Des domestiques
Au Canada, les esclaves servaient tous comme domestiques. Ils étaient
généralement bien traités, car ils coûtaient cher et étaient peu nombreux
comparativement à ceux de la Nouvelle-Angleterre. Entre
1700 et 1760, on a recensé quelque 2000 esclaves, dont 1700
Amérindiens et 300 Noirs.
|
Si les esclaves étaient rapidement
francisés, ils demeuraient souvent illettrés. Français et Canadiens ont été
impliqués dans 39 mariages avec une esclave amérindienne (31) ou noire (8).
Seuls quelques Noirs, des hommes comme des femmes, se sont mariés à des
Canadiens et à des Canadiennes libres. Toutes ces familles mixtes ont laissé une
descendance forcément métissée, mais celle-ci ne devrait pas dépasser les 5% de
la population d'aujourd'hui.
Contrairement
aux Noirs, les esclaves amérindiens pouvaient s'enfuir et retrouver leur
communauté. C'est
pourquoi il était plus aisé d'acheter des esclaves amérindiens qui venaient de
très loin: la plupart venaient de la région des Grands-Lac (Missouri) et de la
Louisiane (Mississipi),
de sorte qu'ils avaient moins de chances de regagner leur pays d'origine. Or, il
arrivait souvent que les Panis qu'on avait pourtant soin d'acheter tout jeunes
ne se francisaient pas toujours; dès qu'ils avaient grandi, bon nombre d'entre
eux regagnaient les Pays-d'en-Haut
«pour redevenir sauvages». |
L'esclavage allait se
poursuivre davantage durant le Régime britannique. En effet, après 1763, la
population d'esclaves noirs monta en flèche et passa à près de 1400, dont
1200 étaient détenus par des propriétaires britanniques. L'Empire
britannique abolira finalement l'esclavage en 1833.
2.8 Les déportés
À partir des années 1720, 1730 et 1740, la
France, sous l'égide du
ministre de
la Marine et des Colonies, Jean Frédéric Phélypeaux, comte de Maurepas,
voulut augmenter le nombre des émigrants en Nouvelle-France en envoyant trois
catégories nouvelles d'individus. Ce furent les prisonniers de droit commun, les
«fils de famille» et les faux sauniers (ou contrebandiers de la gabelle). Tous
ces gens n'ont pu refuser leur déportation.
- Les prisonniers de
droit commun
Selon les historiens, il y aurait eu
jusqu'à 250 prisonniers de droit commun déportés en Nouvelle-France,
principalement au Canada et à l'île Royale (Louisbourg). Cet envoi se serait
échelonné entre 1715 et 1726, soit durant la
régence de Philippe d'Orléans pour
qui la Nouvelle-France ne constituait pas une priorité. Les prisonniers étaient choisis par les directeurs
de prison en tenant compte de certains critères tels que la condition physique,
le métier, l'âge et le statut matrimonial. En général, ces individus étaient
incarcérés pour des délits relativement mineurs: c'étaient généralement des
braconniers, des contrebandiers ou des déserteurs. Les autorités de la
Nouvelle-France considéraient que les
prisonniers, même s'ils parlaient le français (populaire), n'étaient guère «des
colons convenables», car ils reprenaient «généralement leurs activités illicites
une fois établis dans la colonie». De plus, les prisonniers s'adaptèrent mal à
leur nouveau pays. Devant les protestations des autorités coloniales, le
ministre
Maurepas mit vite fin
à cette pratique et rapatria la plupart d'entre eux.
Par comparaison, la France enverra en
Nouvelle-Calédonie, devenue une colonie
française en 1860, plus de 40 000 prisonniers, soit quatre fois le nombre de
colons et d'engagés qu'elle avait envoyés en Nouvelle-France. Toutefois, le
Canada accueillit beaucoup de prisonniers anglais de la Nouvelle-Angleterre
(environ 1000), qui furent déportés par la France au Canada. En dépit de la
différence de langue, la plupart réussirent à s'intégrer assez rapidement à la
société française du pays, mais d'autres s'enfuirent en Nouvelle-Angleterre.
- Les fils de famille
Devant l'échec de la déportation de
prisonniers français, le comte de
Maurepas décida de se tourner vers «les fils de famille», c'est-à-dire ces
petits nobles enfermés à la demande de leur père, parce que ces jeunes hommes
mettaient en péril l'honneur de leur famille. On les préférait déportés plutôt
qu'emprisonnés. Entre 1722 et 1749, seuls 84 individus francophones vinrent dans
la colonie du Canada. Inaptes au travail de la terre et incapables de trouver un
travail en fonction de leur classe sociale, ces fils de famille cherchèrent
plutôt à faire renverser la décision du roi et à retourner en France.
Peu
d'entre eux s'établirent définitivement dans la colonie. Maurepas se rendit
compte que ces «fils de famille ne constituaient pas le bassin de colons stables
qu'il recherchait» pour accomplir son dessein colonial; il interrompit ce type
d'exil en 1730.
- Les faux sauniers
Entre 1730 et 1743, près de 600 faux
sauniers furent déportés en Nouvelle-France pour aider au peuplement de la
colonie. En France, les faux sauniers faisaient le commerce du sel sans
s'acquitter de la taxe, la gabelle. Lorsqu'ils étaient surpris en flagrant délit
par la maréchaussée, on les jetait en prison, mais ils pouvaient aussi
«bénéficier» à la place d'un
voyage à l'étranger. C'est ainsi que le ministre
Maurepas proposa de remplacer
l'emprisonnement par la «peine du Canada», c'est-à-dire l'exil forcé. Dès 1715,
les administrateurs du Canada avaient demandé l'envoi de faux sauniers.
Cependant, ce ne fut qu'en 1730, après plusieurs refus, que le Canada reçut,
bien après la Louisiane ou la colonie de Saint-Domingue, son premier contingent
d'une quinzaine d'individus. Constatant que ce petit groupe semblait avoir
réussi à s'intégrer dans le pays, l'intendant et le gouverneur demandèrent que
les envois se poursuivent chaque année. C'est ainsi que, entre 1730 et 1743, près
de 600 faux sauniers ont débarqué dans la colonie du Canada et celle de
l'Île-Royale (Louisbourg). Dans une lettre au
gouverneur Charles de Beauharnois
et à
l'intendant Gilles Hocquart
concernant l'envoi de faux sauniers,
Maurepas
écrivait en 1731:
Versailles, le
premier may 1731
Suivant le compte que vous m'avez rendu par vostre Lettre du 15 du
mois d'octobre au Sujet des faux Sauniers envoyés l'année dernière
en Canada, a la demande que vous avés fait qu'il en Soit envoyé tous
les ans, j'ai dans le grand nombre qui Sont dans les prisons choisi
60 bons hommes, et j'ai donné les ordres nécessaires pour les faire
conduire a la Rochelle pour estre embarqués Sur le Vaisseau du Roy
Le Heros. Je vous en envoye la Liste avec leurs Signalements, a ces
60 faux Sauniers on a ajouté 4 contrebandiers condamnés aux galères
et dont la peine a esté commuée a celle de rester pendant leur vie
aux Colonies, et un jeune homme de famille qui S'est derangé et
qu'on veut corriger, en Sorte qu'il vous Sera remis 65 hommes en
tout.
Vostre tres humble et tres obeissant Serviteur, Maurepas |
Les contingents les plus nombreux venaient
des régions où la contrebande du sel était la plus forte :
l'Anjou, le Maine, le Poitou,
l'Auvergne, la Normandie, la Picardie et la Franche-Comté. Généralement
célibataires, ils avaient en moyenne 28 ans à leur arrivée. Ils parlaient leur
patois d'origine, mais aussi le français régional de leur localité.
Dès leur arrivée à Québec, le quart, sinon
les deux tiers des faux sauniers, étaient hospitalisés à l'Hôtel-Dieu, sans
compter que plusieurs était décédés durant la traversée ou peu après leur
descente à terre. Avec les années, l'intendant et le gouverneur de la
Nouvelle-France se plaignirent à plusieurs reprises de l'envoi de gens trop
vieux, infirmes ou handicapés, bref incapables de travailler dans un pays aussi
rude que le Canada. Comme ils ne pouvaient gagner leur vie, ils durent être pris en charge par
l'État avant d'être retournés en France. Par ailleurs, beaucoup de faux sauniers
disparurent sans laisser de trace. Ceux qui se révélèrent aptes au travail
furent généralement placés chez les habitants, mais certains furent enrôlés dans
les troupes des Compagnies franches de la Marine. Au final, seule une centaine de faux sauniers purent devenir de
véritables immigrants fondateurs: ils devinrent maçons, charpentiers ou
laboureurs.
2.9 Les colons étrangers
Les historiens ne relèvent qu'un seul
essai d'implantation de colons étrangers au Canada. Il s'agit de quelque 200
colons suisses-allemands et de quelques Portugais arrivés à Québec en 1668.
Louis XIV avait autorisé ces émigrants étrangers à venir en Nouvelle-France
parce qu'ils étaient de bons catholiques. Ils parlaient tous leur langue
maternelle, selon le cas le suisse alémanique ou le portugais ou l'une de ses
variantes dialectales, ces émigrants se fondirent rapidement dans la population française,
ainsi que plusieurs soldats suisses après leur licenciement au Canada.
Il y eut aussi au cours du Régime français
plus de 450 colons anglais qui sont passés définitivement de la
Nouvelle-Angleterre en Nouvelle-France. Il s'agit en général de civils enlevés
dans les villages de la Nouvelle-Angleterre au moment des raids et des guerres
coloniales. Ce furent généralement des captifs rapportés soit par des
autochtones alliés des Français soit par des miliciens canadiens assoiffés
d'aventures et de gains vite gagnés. Les nouveaux arrivants étaient surtout des
Anglais et des Écossais, mais également des Allemands, des Flamands, des Suisses
alémaniques, etc., qui, après avoir adhérer à la religion catholique, se sont
installés au Canada entre 1641 et 1749. Si certains captifs ont dû vivre dans
des villages indiens et devenir des «Indiens par adoption» en adoptant le mode
de vie autochtone, d'autres ont pu marier des Blancs ou des Blanches, car il y
eut autant de rapts de femmes et d'enfants que d'hommes. Tout ce monde a fini
par devenir catholique et se franciser comme de loyaux «sujets du roy».
Cependant, notamment entre les années 1690
et 1700, les autorités coloniales ont aussi offert de racheter des captifs «à
bon prix». Pour les autochtones, ces prisonniers constituaient un «butin de
guerre» monnayable. Cette forme de «petite guerre», bien qu'au départ influencée
par les coutumes indiennes, eut à la fois pour effet d'augmenter un peu la
faible population du Canada, mais aussi d'instaurer un climat de terreur
perpétuelle aux populations de la Nouvelle-Angleterre, dont les autorités se
voyaient forcées de maintenir des contingents militaires.
|
Au
XVIe
siècle, les autochtones étaient relativement peu nombreux en Amérique du Nord. On
estime que leur population pouvait compter au moins 500 000 individus, mais
pouvait aussi atteindre deux millions de personnes. Dans ce qui est aujourd'hui
le Canada, de l'Atlantique au Pacifique, les autochtones devaient atteindre
quelque 220 000 individus. Dans la vallée du
Saint-Laurent, les Amérindiens n'atteignaient pas 25 000, mais ils étaient au moins
35 000 dans la région des Grands Lacs, soit 60 000 dans ce qu'était alors le
Canada, qui comprenait la vallée du Saint-Laurent et le Pays-d'en-Haut (région des Grands Lacs). Cependant, la diffusion de maladies infectieuses importées d'Europe,
les conflits entre les nations ainsi que les famines ont eu de graves
répercussions sur le nombre d'autochtones vivant dans la vallée du Saint-Laurent
et dans le
Pays-d'en-Haut: la
population chuta de la moitié en quelques décennies, surtout après la Conquête. |
3.1 Les «Sauvages»
Les Français appelaient les autochtones du nom de Sauvages (au pluriel),
mais ce terme n'avait pas la connotation péjorative qu'on lui connaît
aujourd'hui. C'était un terme générique désignant les «habitants des forêts»,
c'est-à-dire les
peuples vivant
librement «à l'état naturel», un peu comme le
qualificatif qu'on
applique aujourd'hui aux animaux dits «sauvages». En ancien français (1130), on
écrivait salvage, du latin silva signifiant «forêt». Au
XVIIe
siècle, le mot «sauvage» avait préservé ce sens «écologique»; on s'en servait pour désigner
tout être vivant, humain ou animal, qui habitait la forêt. Cet
emploi du mot «Sauvages» est confirmé par nul autre que Voltaire qui écrit en 1756 dans Essai sur les mœurs
et l'esprit des nations :
Nous leur
avons rarement donné le nom d'Indiens, dont nous avions très mal
à propos désigné les peuples du Pérou et du Brésil. On n'appela ce pays
les Indes, que parce qu'il en venait autant de trésors que de
l'Inde véritable. On se contenta de nommer les Américains du Nord
Sauvages. |
Voltaire employait le mot «Américains»
pour désigner les autochtones de l'Amérique, comme il recourait au mot
«Canadiens» pour désigner les Amérindiens habitant le Canada. On trouve aussi
dans les écrits français de l'époque l'expression «les naturels du pays» pour
désigner les autochtones. Lorsqu'il
s'agissait d'un individu en particulier, les Français utilisaient son nom ou
celui de sa nation: Iroquois, Hurons, Algonquins,
Montagnais, Micmacs, etc. Au Canada, on employait aussi le mot Barbares pour
désigner les autochtones ennemis des Français, en l'occurrence les Iroquois,
alors qu'en Louisiane le même terme était synonyme de Natchez. En général, les
Français distinguaient les Sauvages (autochtones de l'Amérique du Nord)
des Indiens (autochtones de l'Amérique du Sud ou des Antilles), sauf
s'ils habitaient la forêt (comme les autochtones de la Guadeloupe). L'idéologie
d'une race humaine inférieure appliquée aux «Sauvages» n'est apparue qu'au
XIXe
siècle. Le mot indigène («qui est né au pays») ne fut connu par les
Français qu'au milieu du
XVIIIe
siècle, et il était connoté négativement, car il était associé au mot
indigent («nécessiteux»), ce qui n'était pas une caractéristique des
«Sauvages».
Au
XVIIIe
siècle, le terme autochtone était, lui aussi, peu
connu, et il ne s'appliquait jamais aux habitants originaires des colonies —
qu'on appelait alors des Créoles —, puisqu'il
désignait «les naturels François» vivant en France.
L'expression Peaux-Rouges (traduction de Red
Indians) n'a jamais été utilisée en Nouvelle-France.
Quant au mot Amérindien, il est apparu seulement vers 1930 sous
l'influence de l'anglais Amerindian, une contraction de American
Indian.
3.2 La population autochtone
Le tableau qui suit
est un extrait des Mémoires de 1736 et 1763 sur la population aborigène de
certains territoires de l'Amérique du Nord, dont une partie est maintenant
située au Canada; une autre, aux États-Unis. Selon Statistiques Canada,
les populations amérindiennes se présentaient ainsi en 1736 et en 1763, au
moment de la Conquête:
Nation |
Population
1736 |
Population
1763 |
Territoires |
Abénakis |
2
950 |
500 |
Canada et Acadie (N.-B.
et N.-É.) |
Algonquiens
(Outaouais, Poutouatamis, Saulteux, Cris, Innus, etc.) |
11 475 |
20 650 |
Vallée de l'Outaouais
et région des Grands Lacs |
Hurons |
1
300 |
1
450 |
Lac Huron et vallée du
St-Laurent |
Iroquois |
7
400 |
12 950 |
Lac Ontario, États
actuels de
New York, de l'Ohio et de la Pennsylvanie |
Sioux, Assinipoëls
et Puants |
12 650
|
- |
Lac Supérieur,
États du Minnesota et du Michigan |
Illinois |
3
000 |
- |
États actuels de l'Illinois,
de l'Ohio, de l'Indiana et du Kentucky |
Folles-Avoines,
Renards, Kikapous, Maskoutins, Cherokis, Chicakas, Miamis,
Chaouanons, etc. |
40 600 |
24 350 |
Lac Supérieur,
États actuels du Michigan, de l'Indiana, du Kentucky, du Kansas, etc. |
Total |
79 375 |
78 000 |
|
Les graphies
«Algonquin» et «Algonquien» ne sont pas synonymes. Le terme «Algonquien»
désigne un groupe linguistique et culturel (cf.
la famille algonquienne)
élargi comprenant les nations du
groupe: cri, montagnais (innu), naskapi, ojibwa, fox, chippewa,
outaouais, abénaki, malécite, micmac, etc. Quant à «Algonquin», il
désigne la nation des Algonquins connue sous le nom d'Anishinaabeg
(aussi appelé Anishinaabek au singulier).
Le dénombrement
du tableau ci-dessus est approximatif, car le premier recensement officiel portant sur les
nations autochtones date de 1871 (voir
la carte des nations autochtones entre 1640 et 1700). Il ne
s'agit là que d'approximations, sans qu'on ne puisse en faire une
vérification scientifique. Si l'on ne tient compte que du territoire qui
correspond aujourd'hui à celui de la province actuelle de Québec, soit
la vallée du Saint-Laurent, il faut éliminer l'Acadie (Nouveau-Brunswick
et Nouvelle-Écosse), l'île du Cap-Breton, la région des Grands Lacs (les
Pays-d'en-Haut) et tous les États-Unis (le Pays des Illinois et la
Louisiane). Il resterait donc bien peu d'individus d'origine autochtone,
probablement moins de 10 000 individus.
Au moment de
l'arrivée de Jacques Cartier en 1534, il n'existait sur le territoire de
l'actuel Québec que les nations suivantes: les Iroquoiens, les Inuits,
les Cris, les Naspakis et les Innus. Mais Cartier n'a rencontré que des
Iroquoiens qui vivaient le long du Saint-Laurent (jusqu'à Québec). Ils
étaient probablement quelques milliers d'individus, peut-être 2000.
Soixante-quinze ans plus tard, Champlain, rappelons-le, n'a trouvé aucune trace des Iroquoiens du Saint-Laurent rencontrés par Jacques Cartier: ils avaient disparu.
Au cours de ses explorations au Canada, Samuel de Champlain rencontra
des Iroquois, des Algonquins, des Innus (Montagnais) et des Attikameks,
même si à cette époque vivaient aussi des Inuits dans le Grand Nord et des Cris
près de la baie James (voir
la carte des nations autochtones entre 1640 et 1700). Il est
probable que la population amérindienne totale de la vallée du
Saint-Laurent atteignait quelque 25 000 personnes, dont les deux tiers
étaient des Iroquois, les seuls autochtones organisés et disposant d'une
armée. Devant la menace d'être définitivement exterminés par les
Iroquois, près de 300 Hurons quittèrent leur territoire le long de la baie
Géorgienne, entre 1649 et 1697, pour venir habiter près de Québec, au village de Lorette.
Lors de la Grande
Paix de Montréal en 1701, il ne restait plus que 6000 Iroquois, les
trois quarts avaient été exterminés par des épidémies et les guerres. À
partir de ce moment, les Français commencèrent à pratiquer la traite des
fourrures sur une grande échelle, le territoire contrôlé par la France
vit sa population amérindienne augmenter quelque peu avec l'arrivée des
Micmacs, des Abénaquis et des Malécites, tous chassés par les colons de
la Nouvelle-Angleterre, mais cette
immigration devint beaucoup plus importante à la fin du
XVIIIe
et au XIXe
siècle, sous le Régime britannique. Dès le début du XVIIe
siècle, les Cris quittèrent les berges de la baie de James et
s'enfoncèrent dans les forêts et les rivières du Sud. Au temps de la
Nouvelle-France, des «néophytes sauvages chrétiens» se sont vu octroyer
des terres à l'intérieur d'un petit nombre de seigneuries : le village
de Sault-Saint-Louis (aujourd'hui Kahnawake) et le village d'Oka
(Kanesatake) pour les Agniers, le village de Lorette (Wendake)
pour les Hurons, le village de Saint-François-de-Sales (Odanak)
et à la rivière Puante près de Bécancourt (Wôlinak) pour les
Abénakis.
En 1737,
l'intendant Gilles Hocquart donna une description des «Sauvages du
Canada» dans un Mémoire ; on peut en lire le texte (voir
le document).
3.3 La multitude des
langues
Les premiers Français arrivés en Amérique
se rendirent compte du multilinguisme qui caractérisait les populations
amérindiennes. Dans son Thrésor de l'histoire des langues de cest univers
(1613), Claude Duret décrivait ainsi les langues des autochtones de l'Amérique
en faisant un parallèle avec la diversité des langues de France:
Les effects de la
confusion de Babel sont parvenus jusques à ces peuples, desquels
nous parlons, aussi bien qu'au Monde deça. Car je vois que les
Patagons parlent autrement que ceux du Bresil, et ceux cy autrement
que les Perouans, et les Perouans sont distinguez des Mexicains, les
Isles semblablement ont leur langage à part, en la Floride on ne
parle point comme en Verginia : nos Souriquois et Etchemins
n'entendent point les Almonchiquois, ni ceux cy les Iroquois : bref
chacun peuple est divisé par le langage : voire en une mesme
Province il y a langage different, ne plus ne moins qu'ez Gaules le
Flament, le bas Breton, le Gascon, le Basque ne s'accordent point. |
Pour Claude Duret, l'Europe et l'Amérique étaient
soumis aux «effets de Babel». Comme on peut le lire dans le Brief recit de la
navigation faicte es ysles de Canada (1545), Jacques Cartier s'est souvent
heurté au mur des langues lorsqu'il désirait communiquer avec les «Indiens»:
Et nous fut dict et
monstre par signes par nosdictz trois hommes du pais qui nous
avoient conduict, qu'il y avoit telz saulx d'aue audict fleuve,
comme celuy où estoient nosdictes basques, mais nous ne peusmes
entendre quelle distance il y avoit entre l'un et l'autre par faulte de langue:
puis nous monstroient par signes que lesdiz saulx passez, l'on
pouvoit naviguer, plus de trois lieues par ledict fleuve. |
De fait, les autochtones parlaient un
grand nombre de langues différentes. Les principales familles de langues étaient
les suivantes:
- Famille eskimo-aléoute (Grand Nord):
inuktitut, inuinnaqtun, inuktun.
- Famille algonquienne (Canada): cri, montagnais (innu), naskapi,
ojibwa, fox, chippewa, ottawa, delaware, abenaki, malécite, micmac, etc.
- Famille iroquoienne (Canada): mohawk, oneida, seneca, cayuga,
wyandot, cherokee, etc.
- Famille muskogéenne (Louisiane): chacta, chicacha, têtes-plates,
crics, natchez, bayogoula, houma, alibamou, chéraqui, quinipissa, yamassi.
- Famille sioux ou siouane (Canada et Louisiane): assiniboine,
catawba, mandan, chiwere, iowa, dakota, lakota, stoney, dhegiha, kansa,
winnebago, mississipi, missouri, etc.
- Famille iowa (Louisiane): ayohouais.
Il fallut des décennies aux Français pour
surmonter les obstacles linguistiques avec les autochtones. On peut consulter
une carte illustrant la présence amérindienne en Nouvelle-France entre 1650 et
1700 (voir la carte de la
présence amérindienne en Nouvelle-France).
3.4 Des alliés incontournables
La population amérindienne des «Pays-d'en-Haut», du «Pays des
Illinois» et de la
Louisiane était proportionnellement beaucoup plus importante
que celle de la vallée du Saint-Laurent. Les Français qui s'installèrent
sur ses rives ne délogèrent jamais les populations
autochtones, ni ailleurs en Nouvelle-France. Au Canada, qui comprenait la région
des Grands Lacs, ils s'allièrent avec les Micmacs, les Abénakis, les
Montagnais et les Hurons; plus au sud, en Louisiane, ils
s'allièrent avec les Illinois, les Pieds-Noirs, les Saulteux, les Miamis, les Kickapous,
les Chouanons, les Chacta, les Bayogoula, les Houma, les Quipa, les Ponca
et les Ayohouais (voir
la carte de la présence amérindienne). Les Français ne fréquentèrent
jamais les Inuits installés dans le Grand Nord, mais ils connaissaient leur
existence au Labrador.
- Le gouverneur comme
médiateur
Les Français au Canada, comme dans toute la Nouvelle-France (Acadie,
Louisiane,
Pays-d'en-Haut,
Pays des Illinois,
Île-Royale), furent plutôt exceptionnels (comme Européens!) dans la façon dont ils
s'allièrent avec les Premières Nations.
Contrairement aux Espagnols et aux Portugais qui érigèrent leur empire sur la
conquête, la sujétion et la servitude, contrairement aussi aux Américains qui
massacrèrent les autochtones pour s'approprier leurs terres, les Français ne
furent jamais assez puissants pour agir de cette façon. Au contraire, ils
comblèrent les autochtones de cadeaux (outils, armes et munitions, aliments,
vêtements, ustensiles de cuisine, animaux, etc.), afin de bénéficier de leur collaboration
dans la traite des fourrures et, après 1680, pour recevoir leur appui
militaire.
Le gouverneur français, toujours appelé «Onontio» signifiant «la
Grande Montagne» (traduction huronne du nom de
Charles Huault de Montmagny,
premier gouverneur de la Nouvelle-France), voulait agir comme médiateur auprès
des autochtones afin de les soumettre à son autorité et à s'imposer comme un
acteur incontournable des relations internationales. Ainsi, un chef huron
exprimait ainsi sa conception du rôle du gouverneur français au sein de
l'alliance:
Onontio, ô que tu
as une grande famille, ah! Combien d'enfans que tu t'es acquis. Les
femmes les plus fecondes n'en ont que deux à la fois: mais tu en as
produit dans l'espace de ce peu d'années que tu es venu icy, à
l'Orient & à l'Occident, au Midi & au Septentrion. Les Algonquins
sont tes enfans, les Montagnez, les Outaüaks, les Hurons & les
Iroquois. Quel est le pere qui t'ait jamais égalé en multitude d'enfans?
Oüy, tu es veritablement nostre pere, puisque tu en fais si si
dignement l'office. Tantost reprenant les uns & tantost punissant
les autres, menaçant celuy-cy, exhortant celuy-là, à vivre en paix
avec ses freres. (Relations des jésuites 1669-1670, vol. 53,
p. 42-44.) |
Les alliances franco-amérindiennes
représentaient un moyen pour les Français d'assurer la sécurité de la colonie et
de s'imposer comme acteur diplomatique et commercial principal, sans recourir à
la force. En juillet 1740, les Potéouatamis rencontrèrent le
gouverneur Beauharnois à Montréal
afin de lui demander d'agir comme médiateur en faveur des
Papinachois, car l'un d'eux avait tué un
Français:
Mon père, les
Papinachois sont venus me trouver et m'ont dit, nous avons eu le
malheur de tuer le français, prie pour Nous, toi que tous les gens
des Lacs appellent leur oncle, toi Seul est capable d'obtenir grâce
pour le jeune insensé qui a fait ce mauvais Coup, mais, Mon père,
que puis-je faire Moi-même, je ne suis rien, il en Sera ce que vous
jugerez à propos. |
Ce témoignage montre bien
le rôle d'arbitre et de
détenteur de la justice que les Indiens accordaient au gouverneur français. En
fait, il lui revenait de décider comment s'occuper d'un meurtrier, les Indiens
s'en remettant à son autorité.
- Intégration à
l'Empire français
En réalité, il s'agissait de convaincre les autochtones de s'intégrer à l'empire
colonial en les mettant au service des intérêts français. C'est pourquoi les Français ont pu développer une version «plus subtile» du colonialisme européen.
À cet égard,
l'intendant Duchesneau
expliquait clairement cette réalité dans une lettre adressée au ministre de la
Marine, Jean-Baptiste Colbert, le 13 novembre 1681 :
Nos intérest sont
de tenir ces peuples en union, de prendre connoissance de tous leurs
differends quelques petits qu'ils soient, de veiller avec soing
qu'il ne s'en termine pas un sans nostre médiation et de nous rendre
en touttes choses leurs arbitres et leurs protecteurs, et les
engager par là dans une grande dépendance [...]. Il faut aussi leur
faire conoistre que tout leur bonheur conciste à estre attachez aux
François et qu'ils ne peuvent mieux marquer leur attachement qu'en
liant pour tousjours le commerce avec eux qui est le moyen
d'entretenir l'amytié reciproque, et de nous obliger de pourvoir à
tous leurs besoins. |
Cette médiation visait davantage à
encadrer les autochtones qu'à les asservir.
- L'autonomie indienne
En général, les Français ne perçurent
jamais les indigènes comme des partenaires égaux, mais comme des subalternes
indisciplinés avec lesquels il fallait savoir s'y prendre, de peur qu'ils
oublient leurs «devoirs». Les Français les considéraient parfois comme des
«brutes» et des «païens» qu'ils fallait convertir.
Lorsque des nations partaient en guerre les unes contre les autres, brûlaient
leurs propres villages, ravageaient leurs champs et s'exterminaient les unes les
autres, les Français observaient une stricte neutralité, tout en se félicitant
du «travail accompli». En 1687, le
gouverneur Denonville reçut de Versailles l'ordre de s'emparer du plus grand
nombre possible de guerriers iroquois afin de les envoyer aux galères,
«enchaînés et sous bonne garde». Quant aux officiers français, ils considéraient
généralement les Indiens avec mépris, mais estimaient qu'il était préférable de
les avoir avec soi plutôt que contre soi.
Même s'ils vivaient au beau milieu de la colonie
canadienne du roi de France, les autochtones ne reconnurent jamais la
«souveraineté du roi de France» et conservèrent toujours leur autonomie.
Pourtant, ces «Sauvages» si facilement
méprisés par les Européens avaient développé une civilisation qui, à certains
égards, était bien supérieure à celle des Européens. Ils fonctionnaient en
démocratie, ils percevaient les hommes et les femmes comme égaux, ils prenaient
des décisions par consultation et par consensus. C'étaient là des façons de
faire inconnues des Français parce que ces derniers avaient l'habitude de
fonctionner en autocratie.
Afin de compenser leur infériorité numérique face aux colonies britanniques, les
Français développèrent toutes sortes d'habiletés à former des alliances avec les
«Sauvages», et ce, dans toute l'Amérique du Nord, de l'Acadie jusqu'aux confins
de la Louisiane en passant par le Canada, le
Pays-d'en-Haut (les Grands Lacs) et
le
Pays des Illinois.
- L'aide indienne dans les guerres offensives
|
Évidemment, les Français n'ont pas hésité à se servir des autochtones pour
attaquer les Britanniques de la Nouvelle-Angleterre. Les gouverneurs de la
Nouvelle-France organisaient régulièrement des raids avec des Indiens afin de
terroriser les colons de la Nouvelle-Angleterre. La présence des Indiens dans
les rangs des milices canadiennes démoralisait l'ennemi par la terreur qu'elle
suscitait. Les Français les formaient en escouades de guérilla qui étaient
ensuite jetées sur les habitations de la Nouvelle-Angleterre. Quand il le fallait, il suffisait de convaincre les
autochtones que les Anglais étaient de «dangereux hérétiques» pour les lancer
dans des «guerres saintes». En Acadie, ce genre de campagne était très
fréquent. En général, ces expéditions étaient accomplies avec une audace
folle par des miliciens canadiens ou acadiens, avec des Indiens intrépides, et elles
n'étaient jamais suivies d'une occupation. Mais les représailles attiraient
d'autres représailles, le sang appelait le sang, la vengeance entraînait la
vengeance.
La figure ci-contre illustre le massacre
de Deerfield, au
Massachusetts, en 1704, par des milices canadiennes (une centaine) et des
autochtones (environ 300 : Iroquois, Hurons et Abénaquis). Le gouverneur
Philippe de Rigaud de Vaudreuil, impatient de passer à l'action et de consolider
son alliance avec les autochtones, favorisait les raids contre les colons
anglais de la Nouvelle-Angleterre. Ce raid de 1704 fut l'un des plus meurtriers:
56 tués (dont 26 enfants) et 109 prisonniers, dont la plupart, surtout les
enfants, furent élevés dans les villages indiens ou ont épousé un Indien ou une
Indienne. |
En réalité, l'Amérique du Nord offrait un spectacle invraisemblable:
les populeuses colonies britanniques se voyaient réduites à une pénible
défensive, alors que les Canadiens et leurs bandes indiennes pratiquaient une
guerre offensive en les harcelant sans répit. Par comparaison, les Britanniques
menaient «une existence de prisonniers». On ne soupçonne pas assez jusqu'à quel point les «maudits
Anglais», à force d'être constamment harcelés, ont décidé de prendre les grands
moyens pour mettre fin à la présence française en Amérique.
3.5 Les guerres
iroquoises
Les Français ont toujours eu plus de difficulté avec les Iroquois réunis en une
confédération de cinq nations: d'est en ouest les Agniers
(angl. Mohawks), les Onneiouts (angl. Oneidas), les Onontagués (angl.
Onondagas),
les Goyogouins (angl. Cayugas) et les Tsonnontouans (angl.
Senecas), cette dernière étant aussi populeuse que les
quatre autres réunies. Les langues parlées par les cinq nations
étaient très intelligibles entre elles. La capitale de l'Iroquoisie était Onontagué, située au sud du
lac Ontario et au sud-ouest de la rivière Richelieu (voir
la carte des Iroquois au temps de la Nouvelle-France). En 1722, les Tuscaroras,
qui habitaient dans les actuelles Carolines, entrèrent dans la Ligue des Cinq-Nations, qui devint les
Six-Nations. Malgré tous leurs efforts, les Français n'ont pas réussi, durant
près d'un siècle, à intégrer les Iroquois dans l'alliance, car ceux-ci ont
constamment refusé de se soumettre à la logique coloniale française. Le conflit
était d'abord commercial pour les Iroquois qui ne voulaient pas de concurrents
sur «leurs terres». Les guerres iroquoises ont contribué à propager une mauvaise
réputation du Canada en France.
- La première guerre
iroquoise (1641-1665)
Samuel de Champlain avait déjà ouvertement
combattu sur la rivière Richelieu les Iroquois en juillet 1609 afin de protéger
ses alliés algonquins. Les Iroquois allaient s'en souvenir longtemps, car la
France inaugurait alors un siècle de conflits épisodiques contre les Iroquois.
|
La première guerre iroquoise s'est déroulée de
1641 à 1665. Aux yeux des Iroquois, la fondation d'une future colonie à l'ouest
de Trois-Rivières
—
la
future Ville-Marie (Montréal)
—
paraissait inacceptable, car la route des castors passait par cet endroit, un
territoire qu'ils contrôlaient: l'Iroquoisie.
La Confédération iroquoise ou Ligue des Cinq-Nations était formée
par les Iroquois de cinq nations; en 1722, une sixième allait se
joint à elles (les Six-Nations). La capitale de l'Iroquoisie était
Onontagué, située au sud du lac Ontario et au sud-ouest de la
rivière Richelieu dans ce qui est aujourd'hui la partie nord de
l'État de New York.
Armés
par les Britanniques et les autorités coloniales hollandaises de New York, les
Iroquois n'acceptaient pas que les Français s'installent dans l'île de Montréal
qui faisait partie de leur territoire couvrant les Grands Lacs jusqu'au lac
Champlain. Le massacre de la
nation huronne alliée aux Français et la quasi-extermination de la Huronnie déclenchèrent la sonnette d’alarme pour
les Français. |
|
En 1641, une
expédition partit de France dans le but de fonder une mission catholique sur
l'île de Montréal, à près de 265 kilomètres de Québec en remontant le fleuve
Saint-Laurent. Dirigée par Paul de Chomedey, sieur de Maisonneuve, et par Jeanne
Mance, une infirmière dévote de cinq ans son aînée, l'expédition comptait une
quarantaine de personnes, dont au moins trois femmes et quelques enfants.
Puisque les bateaux étaient arrivés au Canada tard dans la saison (août et
septembre), ils durent attendre le printemps suivant à Québec. Entre-temps, le
gouverneur de la Nouvelle-France,
Charles Huault de Montmagny, tenta de convaincre Maisonneuve de s'installer
près de Québec, à l'île d'Orléans. |
La réplique de ce
dernier est restée célèbre: «Mon honneur est en jeu, et vous conviendrez avec
moi qu’il me faut y fonder cette colonie, même si tous les arbres de l’île
devaient se transformer en Iroquois.» Le 8 mai 1642, l'expédition quitta donc
Québec, et la fondation de la mission nommée «Ville-Marie», en l’honneur de la
Vierge Marie, eut lieu le 17 mai.
|
Informés de la présence de colons français
sur le territoire, les Iroquois commencèrent aussitôt leurs incursions au
printemps 1643, massacrant les quelques colons osant s'aventurer hors des palissades.
Ils avaient auparavant attaqué d'autres nations rivales tels les Hurons et les
Algonquins. Ville-Marie (Montréal) demeura un petit bourg d'à peine 50 habitants
pendant plusieurs années, car la présence menaçante des Iroquois
freinait considérablement la colonisation de ce territoire.
Entre 1646 et 1649, Les
Iroquois massacrèrent les missionnaires Isaac Jogues, Antoine Daniel,
Jean de Brébeuf, Gabriel Lalemant, Charles Garnier, Noël Chabanel et Jean de La
Lande. Victimes à répétition des épidémies, de la sécheresse et de la disette,
les Iroquois croyaient que leurs malheurs étaient le résultat d'actes de
sorcellerie de la part des missionnaires qui leur avaient jeté un mauvais sort.
|
Entre 1650 et 1660, les Iroquois
continuèrent de harceler sans arrêt
la petite colonie de Montréal. Les attaques
s'étendirent contre les nations alliées des Français: après avoir procédé à des
pillages, ils avaient auparavant disperser les Hurons (1649), les Pétuns (1649), les Neutres
(1651) et les Ériés (1653). Il fallut attendre l'arrivée du régiment de
Carignan-Salières en 1665 pour ramener la paix au Canada entre la France et les
Iroquois, bien que le célèbre régiment n'ait jamais eu à les combattre.
- La seconde guerre
iroquoise (1687-1701)
La seconde guerre
iroquoise commença en 1687, par ordre du ministre de la Marine,
Jérôme Phélypeaux de Pontchartrain; elle allait durer jusqu'en 1701. Cette fois-ci, c'est le commerce des
fourrures qui était devenu la base du conflit. En Europe, la guerre de la Ligue
d'Augsbourg (1688-1697) venait de commencer, jetant dans la mêlées les colonies
françaises et britanniques de l'Amérique du Nord. En 1684, le
gouverneur de
La Barre partit en guerre
contre les Iroquois alliés des Britanniques. En 1687, son successeur,
le
marquis de Denonville,
alla jusqu'à expédier des chefs iroquois aux galères royales. Mais les Iroquois
répliquèrent: le 5 août 1689, quelque 1500 guerriers attaquèrent la petite
colonie de Lachine à l'ouest de Montréal, massacrèrent 24 colons français et en
capturèrent plus de 60 autres. La férocité de l'attaque terrorisa les habitants
de la région de Montréal. L'appellation «Montréal» deviendra progressivement le
nom en usage dans les documents administratifs dès la fin du XVIIe
siècle et il supplanta définitivement celui de «Ville-Marie» au début du XVIIIe
siècle.
|
En 1693 et en 1696, le gouverneur
Frontenac, alors âgé de 74 ans,
voulut humilier les Iroquois et lança des expéditions d'envergure sur leurs
territoires (voir la carte). Les
Iroquois comprirent, d'une part, que les Français maîtrisaient désormais l'art
de mener à bien des expéditions éloignées de leurs bases, d'autre part, que les
colonies britanniques n'avaient rien fait pour leur venir en aide, bien qu'ils
aient été leurs alliés. Pour finir, le
traité de Ryswick de 1697 mit fin à la guerre
entre la France et la Grande-Bretagne. Découragés et épuisés, les Iroquois
négocièrent avec les Français la «Grande Paix de Montréal» de 1701, qui les
rendaient alliés des Français ou du moins neutres. À cette époque, la population des Iroquois
était évaluée à seulement 6000 individus, alors qu'elle avait été de 22 000
en 1630.
|
3.6 La religion chrétienne
Bien que, dans l'ensemble, les relations entre les autochtones et les Français,
ainsi que les Canadiens, aient été pacifiques, elles furent néfastes pour les
autochtones qui attrapèrent des maladies et des épidémies, ce qui décima une
grande partie de leur population. Les autochtones n'étaient pas immunisés contre
la variole, le typhus, le choléra, la fièvre jaune, la grippe, ainsi que les
maladies d'enfant (rougeole, coqueluche, rubéole, varicelle, scarlatine,
diphtérie).
Pour les Amérindiens, une question se posait : «Pourquoi mourons-nous et pas les
Français?» Les Amérindiens étaient convaincus que les Français, notamment les
missionnaires en particulier, ne visaient que la ruine du pays et la mort de
tous les habitants.
- La propagation des
maladies
Dès
1611, les Algonquins
et les Micmacs furent frappés par une épidémie. En 1634, la variole frappa
durement plusieurs tribus. En 1635, l'épidémie toucha les Montagnais, les
Algonquins et les Hurons. Selon le père Brébeuf, celle-ci aurait été si
universelle «parmi les Sauvages de notre connaissance, que je ne sais si aucun
en a évité les atteintes». En 1636-1637, une seconde pandémie frappa la
population amérindienne, qui fut encore plus forte et plus meurtrière que celle
de 1634. En 1665-1657, ce fut le tour des Iroquois qui moururent par milliers.
Les épidémies se succédèrent les unes aux autres sans beaucoup d'interruption.
Ensemble, ces diverses vagues épidémiques fauchèrent au moins la moitié de la
population amérindienne du Saint-Laurent, de l'Acadie et des Grands-Lacs, mais
certaines tribus furent davantage atteintes, parfois jusqu'à 90%, notamment
chez les 15-40 ans. Quelques décennies plus tard, les Amérindiens de la
Louisiane allaient connaître le même sort. Dans les
Relations des jésuites de 1611, il
est raconté à propos des Micmacs:
Ils s'étonnent et se plaignent
souvent de ce que dès que les Français hantent et ont commerce avec
eux, ils se meurent fort et se dépeuplent. Car ils assurent qu'avant
cette hantise et fréquentation, toutes leurs terres étaient forts
populeuses, et historient par ordre, côte par côte, qu'à mesure
qu'ils ont commencé à trafiquer avec nous, ils ont plus été ravagés
de maladies. |
Ce scénario a touché
toutes les nations amérindiennes, pas seulement les Micmacs. Les épidémies ont eu
pour effet de décimer une grande partie de toutes les populations autochtones.
L'ampleur de la dépopulation fut considérable. Nous savons aujourd'hui que les
épidémies venues d'Europe ont constitué la principale cause de mortalité. Les
Amérindiens crurent au début qu'on leur jetait un sorts, et les missionnaires ne
se sont pas privés pour leur faire croire que Dieu les punissait pour leur mœurs
«dépravées». Évidemment, en même temps, Dieu se trouvait à protéger les
chrétiens et leur donnait des terres nouvelles. Néanmoins, au-delà des
explications par la sorcellerie ou par les desseins de la Providence, les
épidémies ont constitué le plus important facteur de dépopulation au Canada.
Les sources françaises ont souvent accusé les Iroquois d'être les grands
responsables de la disparition d'un très grand nombre de nations. Cependant, les
Iroquois ont eux-mêmes perdu les deux tiers de leur population par les maladies
épidémiques.
Nous savons aujourd'hui que les conséquences des guerres amérindiennes ont été
de loin bien inférieures à celles des épidémies.
- La mauvaise perception des uns et des autres
Évidemment, les
Amérindiens firent le lien entre la propagation des maladies et la circulation
des marchandises de traite, puis la présence d'un missionnaire et les épidémies
soudaines dans leur villages. Par exemple, la communauté huronne s'est d'abord
quasiment liquidée sous l'effet désintégrateur de la présence missionnaire, élément étranger
en son sein, puis les guerres avec les Iroquois ont fait le reste.
C'est également ce qui explique le peu de considération des
autochtones à l'égard des Européens. Pour les Amérindiens, les Français barbus,
y compris les missionnaires,
étaient des créatures physiquement inférieures, difformes, hirsutes et
moralement dépravées, qui répandaient la maladie sur leur passage et faisaient
fuir le gibier. Si le port de la barbe, perçu comme des «cheveux sur la bouche»
par les autochtones, était mal considéré, la tenue vestimentaire, en revanche,
les éblouissait et ils l'ont adoptée dès qu'ils l'ont pu, surtout les chapeaux.
Il en était ainsi des boissons comme le vin et l'eau-de-vie.
Pour leur part, les missionnaires français considéraient
les autochtones comme des «païens» parce qu'ils n'avaient pas de mots pour
exprimer les notions telles que la vertu, le vice, la tentation, les anges, la
grâce, etc. Par contre, les symboles de la religion chrétienne, comme la croix, les
flammes de l'enfer, les foudres de Dieu, etc., terrifiaient les Amérindiens.
Évidemment, les missionnaires n'avaient pas toujours en haute estime les
autochtones, comme en fait foi ce témoignage d'un jésuite décrivant l'assemblée
générale d'une tribu:
C'est une troupe de crasseux,
assis sur leur derrière, accroupis comme des singes et ayant leurs genoux
auprès de leurs oreilles, ou bien couchés différemment, le dos ou le
ventre en l'air, qui tous, la pipe à la bouche, traitent des affaires
d'État avec autant de sang-froid et de gravité que la junte d'Espagne ou
le Conseil des Sages à Venise. |
|
Comme nous l'avons vu précédemment, les autochtones pouvaient aussi
mépriser certains aspects des Français. Par ailleurs, les Amérindiens ne portaient
généralement pas une haute considération les missionnaires qu'ils appelaient les «Robes noires». Ils les trouvaient anormaux parce qu'ils ne couchaient pas avec leurs femmes.
C'est pourquoi l'un des moyens efficaces de s'allier les Indiens consistait
à leur vendre des mousquets et des fusils à la condition qu'ils se convertissent à
la religion chrétienne. Comme le faisait remarquer un observateur de l'époque
(voir Thwaites, éd., vol. XXV: 27, 10) :
L'emploi
d'arquebuses, refusé aux Infidèles par Monsieur le Gouverneur et
accordé aux néophytes chrétiens, est un puissant attrait pour les
gagner: il semble que Notre Seigneur a l'intention de se servir de
ce moyen afin de rendre le christianisme acceptable dans ces
régions. |
|
- Les missionnaires
comme agents politiques
de l'État
C'est pourquoi
les autorités françaises avaient tendance à se servir des missionnaires, en tant
qu'agents de la politique de l'État, pour «civiliser» les
«Sauvages». Le gouverneur de l'île Royale (Louisbourg dans l'île du Cap-Breton) de 1718 à 1739,
Joseph de Monbeton de
Brouillan, écrivait: «Il n'y a que ces hommes qui peuvent maîtriser les Sauvages
pour qu'ils obéissent à Dieu et au Roy.» Les Anglais adopteront plus tard cette
coutume française, bien que cette entreprise de civilisation au moyen de la
religion n'ait mené nulle part. C'est ainsi que, en 1754, pensait Jean-Jacques
Rousseau dans son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité
parmi les hommes (1754):
C'est
une chose extrêmement remarquable que depuis tant d'années que les
Européens se tourmentent pour amener les Sauvages des diverses
contrées du monde à leur manière de vivre, ils n'aient pas pu encore
en gagner un seul, non pas même à la faveur du christianisme ; car
nos missionnaires en font quelquefois des chrétiens, mais jamais des
hommes civilisés. Rien ne peut surmonter l'invincible répugnance
qu'ils ont à prendre nos mœurs
et vivre à notre manière. |
La France a délibérément cherché à
intégrer les autochtones; elle soutenait de ses gratifications les missionnaires
qui travaillaient à la conversion des Sauvages et à leur francisation; elle a
même décidé en 1627 que les Sauvages baptisés catholiques «seront censés et
réputés naturels françois», c'est-à-dire qu'ils auront les mêmes droits que tout
Français, y compris celui d'aller habiter en France, parce que, selon cette
politique, il suffit du baptême catholique pour qu'un autochtone ait les mêmes
droits que le «naturel français».
Malgré tous les
efforts des missionnaires, les Amérindiens échappèrent néanmoins à leur emprise.
Au cours de toute l'histoire de la Nouvelle-France, l'évangélisation n'a produit
qu'un petit nombre de vocations religieuses chez les Amérindiennes, alors que
pas un seul Amérindien n'est devenu prêtre! Il faut dire que la croix des
missionnaires ne faisait pas le poids devant le castor.
Si l'on se fie
aux registres des
missions, par exemple ceux de Québec, de Montréal, de Tadoussac, etc., les autochtones
étaient baptisés selon des appellations amérindiennes, bien que des prénoms
européens vinrent remplacer graduellement les noms amérindiens.
3.7 Le métissage des
Français et des autochtones
Dès leur arrivée, les Français tentèrent une politique
d'«intégration» des Amérindiens au moyen du mariage, de la culture et de la
langue française, évidemment sans succès. En 1618, Champlain
avait dit aux Hurons: «Nos jeunes hommes marieront vos filles, et nous ne
formerons plus qu'un peuple.» En 1627, la Charte de la Compagnie des
Cent-Associés prévoyait dans son article 17 la naturalisation des Indiens :
Article XVII
Les Sauvages
qui seront amenés à la connoissance de la foi et en feront
profession seront censés et réputés naturels françois, et comme tels
pourront venir habiter en France, quand bon leur semblera, et y
acquérir, tester, succéder et accepter donations et légats, tout
ainsi que les vrais régnicoles et originaires françois, sans être
tenus de prendre aucunes lettres de déclaration ni de naturalité. |
- La francisation avec un
seul peuple
La Charte des Cents-Associés prévoyait
donc que les Indiens christianisés seraient automatiquement reconnus comme des
«naturels français» et qu'ils pourraient habiter en France. Celle-ci semble être la première
nation à accorder la naturalisation française par le seul baptême. De leur côté,
les jésuites ont longtemps avalisé l'idée de faire un seul peuple avec les
Indiens et ils encourageaient les mariages mixtes. Dans «Raisons pour permettre
le mariage des François avec des femmes indigènes», un texte attribué au père Le
Jeune ou au père Charles Lalemant, les mariages mixtes étaient hautement
recommandés:
[...] tout
François qui voudra prendre à femme une fille sauvage, sans doubte
il la prendra jeune, de peur qu'elle ne soit corrompue, et n'aura
poinct plus de douze ans, qui est un aage sy tendre qu'elles seront
en estat d'estre instruictes à ce que l'on voudra. Et il y a
apparence que mesmes celles que l'on voudra marier aux François, on
les retirera d'avec les Sauvages avant cette âge pour leur donner
quelque teinture de nostre religion. Ils nous disent que quand nous
ferons ce mariage, ils nous tiendront comme de leur nation,
considérant la descente et parenté des familles par leurs femmes et
non par les hommes [...] Ces mariages ne peuvent produire aucun
mauvais inconvénient, car jamais les femmes sauvages ne séduiront
leurs maris pour vivre misérables dans les bois, comme font les
peuples de la Nouvelle-France. (Cité par
Michel Lavoie,
p. 28-29) |
Ne faire qu'un seul peuple relevait d'une
politique de francisation, laquelle avait pour but principal de produire des
enfants français. Christianiser les «Sauvages» correspondait à une stratégie
d'établissement de la souveraineté française au moyen du peuplement. Comme les
mariages mixtes ne déplaisaient pas aux autochtones, l'État français pouvait
prétendre coloniser des territoires habités par des sujets français et
chrétiens, relevant d'un prince chrétien.
C'était cette vision que les autorités
françaises voulaient projeter aux autres pays européens. L'Église approuvait
évidemment cette politique dans la mesure
où les mariés s'étaient préalablement convertis au catholicisme! Plus tard, vers
1680, Versailles allait même prévoir des frais de 3000 livres, divisés en dots de 50
livres, pour chaque Indienne qui épouserait un Français, mais ce fut de courte
durée.
- Les obstacles à la
francisation
Les dirigeants de la colonie s'appliquèrent à
faire respecter les directives royales. Ainsi, les ursulines ouvrirent leur pensionnat
aux jeunes Françaises comme aux Amérindiennes, ainsi d'ailleurs qu'elles
l'avaient fait depuis leur arrivée en Nouvelle-France. Toutefois, Marie Guyart,
devenue Mère Marie de l'Incarnation
(1599-1672), fut suffisamment consciente des obstacles quasi insurmontables pour
réussir à assimiler les Indiens; dans une lettre datée du 1er septembre 1668,
elle écrivait (citée par
Louis Gagnon dans Louis XIV et le Canada):
Si Sa Majesté le
veut nous sommes prêtes de le faire par l'obéissance que nous lui
devons, et surtout, parce que nous sommes toutes disposées de faire
ce qui sera à la plus grande gloire de Dieu. C'est pourtant une
chose très difficile, pour ne pas dire impossible de les franciser
ou civiliser. Nous en avons l'expérience plus que toute autre, et
nous avons remarqué de cent de celles qui ont passé par nos mains à
peine en avons-nous civilisé une. Nous y trouvons de la docilité et
de l'esprit, mais lorsqu'on y pense le moins elles montent
par-dessus notre clôture et s'en vont courir dans les bois avec
leurs parents, où elles trouvent plus de plaisir que dans tous les
agréments de nos maisons françaises. L'humeur sauvage est faite de
la sorte; elles ne peuvent être contraintes; si elles le sont, elles
deviennent mélancoliques, et la mélancolie les fait malades.
D'ailleurs les Sauvages aiment extraordinairement leurs enfants, et
quand ils savent qu'ils sont tristes ils passent par-dessus toute
considération pour les ravoir, et il les faut rendre. Nous avons eu
des Huronnes, des Algonquines, des Iroquoises; celles-ci sont les
plus jolies et les plus dociles de toutes. Je ne sais pas si elles
seront plus capables d'être civilisées que les autres, ni si elles
retiendront la politesse française dans laquelle on les élève. Je
n'attends pas cela d'elles, car elles sont Sauvages, et cela suffit
pour ne le pas espérer. |
Mère Marie de l'Incarnation écrivit aussi
cette lettre du 17 octobre 1668 à son fils, dans laquelle elle souligne les
difficultés de franciser les «Sauvages» :
Mon très cher
fils. Monseigneur notre Prélat entretient en sa maison un certain
nombre de jeunes garçons sauvages, et autant de français, afin
qu'étant élevés et nourris ensemble, les premiers prennent les
moeurs des autres, et se francisent. Les Révérends Pères font de
même. Messieurs du Séminaire de Montréal les vont imiter. Et quant
aux filles, nous en avons aussi des sauvages, avec nos pensionnaires
françaises pour la même fin. Je ne sais à quoi tout cela se
terminera, car pour vous parler franchement, cela me paraît très
difficile. Depuis tant d'années que nous sommes établies en ce pays,
nous n'en avons pu civiliser que sept ou huit, qui aient été
francisées; les autres qui sont en grand nombre, sont toutes
retournées chez leurs parents, quoique très bonnes chrétiennes. La
vie sauvage leur est si charmante à cause de sa liberté, que c'est
un miracle de les pouvoir captiver aux façons d'agir des Français
qu'ils estiment indignes d'eux... |
Face au déclin démographique qui bouleversa la population amérindienne et devant
la réticence des parents amérindiens à confier leurs filles aux ursulines, Marie
de l'Incarnation se résolut à se consacrer davantage à l'instruction des jeunes filles
françaises de la colonie.
En 1671, le
ministre Colbert n'avait pas encore changé d'idée et rappela à
l'intendant
Jean Talon la politique royale
sur les mariages mixtes entre Amérindiens et Français : «Travailler toujours,
par toutes sortes de moyens, à exciter tous les ecclésiastiques et religieux qui
sont audit pays d'élever parmi eux le plus grand nombre des dits enfants qu'il
leur sera possible afin que, étant instruits dans les maximes de notre religion
et dans nos mœurs, ils puissent composer avec les habitants de Canada un même
peuple et fortifier, par ce moyen, cette colonie-là.»
- La rareté des mariages mixtes
Toutefois, cette politique des
mariages mixtes ne s'est jamais vraiment matérialisée au Canada, sauf dans le
Pays-d'en-Haut, avec seulement
120 unions officielles au cours de tout le Régime français, ce qui correspond à
moins d'un mariage officiel par année. Pourtant, au moment des premiers contacts avec les
Européens, les Amérindiennes jouissaient dans leur société d'une plus grande
liberté et d'une plus grande influence que les Européennes de la même époque. Dans les faits, il dut y avoir de nombreuses unions «à
la façon du pays», c'est-à-dire sans mariage formel, ce qui était perçu par les
missionnaires comme une forme de concubinage ou de libertinage. Finalement, en 1735, les autorités
coloniales édictèrent un décret exigeant le consentement du gouverneur pour tous
les mariages mixtes!
Quelques années plus tard, la politique de
la France avait radicalement changé. En effet,
Jean-Frédéric Phélypeaux,
comte de Maurepas, le secrétaire de
la Marine, réprimandait les missionnaires qui encourageaient les mariages
mixtes. Maurepas avait même constaté que les enfants issus de tels mariages
étaient «encore plus libertins que leurs parents indiens». Il ajoutait: «Les
missionnaires ne doivent pas se porter si légèrement à marier des François avec
des femmes Sauvages.» Il est donc clair que les mariages mixtes et
l'assimilation n'avaient pas produit les résultats escomptés, du moins selon les
autorités françaises. Bien qu'on ait voulu faire des Français avec les Indiens,
ceux-ci restèrent des Indiens, alors que les Français manifestèrent une tendance
inquiétante à devenir des Indiens. Mère Marie de l'Incarnation avait bien raison
d'écrire à son fils Claude en 1668 : «On fait plus facilement un Sauvage avec un
Français qu'un Français avec un Sauvage.» Le père Gabriel Sagard, après
son voyage entre 1621 et 1624, reprit cette idée: «Les François, mesmes mieux
instruits & eslevez dans l'Escole de la Foy, deviennent Sauvages pour si peu
qu'ils vivent avec les Sauvages.» L'intendant
Jean Talon dira même : «Les petits enfants ne pensent qu'à
devenir un jour coureur des bois.» Dans les dernières décennies du Régime
français, les autorités finirent par s'opposer aux rares mariages mixtes par
peur de «l'ensauvagement des colons».
Bon nombre de coureurs des
bois fondaient
une seconde famille dans les forêts, car ils entretenaient des relations semi-permanentes avec des femmes amérindiennes. On appelait soit «Métis» soit «sangs-mêlés»
les enfants de la traite des fourrures. Par ailleurs, le Régime français avait adopté une étrange
pratique, qui consistait à «donner» aux Amérindiens les enfants «illégitimes» nés
d'une Blanche. À l'exemple des prisonniers qu'on allait chercher dans les
colonies anglaises, ces enfants étaient alors élevés comme des Indiens et
parlaient leur langue. D'ailleurs, en 1752, l'ingénieur militaire français
Louis Franquet (1697-1768), inspecteur
des
fortifications et des constructions en Nouvelle-France, donne ainsi ce
témoignage après une visite du village iroquois de Kahnawaké (ancien
Caughnawaga) près de Montréal :
«Il y a parmi eux plusieurs bâtards français et beaucoup d'enfants anglais faits
prisonniers en la dernière guerre et qu'ils ont adopté. Ces enfants sont élevés
avec les façons et les inclinations sauvages.» Le métissage chez les autochtones
devint un phénomène courant sous le Régime français, surtout au village huron de
Loretteville (aujourd'hui: Wendaké) près de Québec.
On sait aussi que les autochtones alliés des Français
ont fait de nombreux prisonniers parmi les colons anglais et qu'ils les ont mariés
de force avec
les femmes de leurs propres villages. On estime à environ 1000 le nombre d'hommes,
de femmes et d'enfants arrachés aux colonies anglaises et transplantés au
Canada dans les communautés amérindiennes. Toutefois, la plupart des «Anglais»
(aussi des Écossais et des Irlandais) ainsi capturés ont fini par s'intégrer à la société
blanche, ce qui explique que des
Canadiens de langue française ont porté des noms de famille anglais, sans jamais
connaître un seul mot d'anglais.
- Le mythe du sang indien
Dans les années 1950, l'ethnologue Jean-Jacques Rousseau (1905-1970) assurait que si
l'on
secouait l'arbre généalogique des Québécois, il en tomberait bien des plumes.
En réalité, il y eut beaucoup plus de «sang blanc» chez les Indiens que de «sang
indien» chez les Blancs. Il est erroné de croire que la plupart des Québécois
d'aujourd'hui ont du «sang indien» dans les veines − dans une proportion variant
entre 50% et 60% −, car ce sont les
Amérindiens, notamment les Iroquois avec la
nation des
Agniers (ou Mohawks) et les
Hurons,
qui ont dû composer avec les effets du métissage dans leurs villages, pas
les Blancs appelés «visages pâles».
D'ailleurs, un professeur en
démographie historique, Hubert Charbonneau, cofondateur en 1966 du Programme de
recherche en démographie historique à l'Université de Montréal, estime il y
a beaucoup moins d'origines amérindiennes que les gens pensent. Il expliquait
alors que
les Québécois croient au «mythe du coureur des bois et du peuple fondateur». En
réalité, ce spécialiste précisait que les croyances concernant les origines
amérindiennes chez les Québécois de la vallée du Saint-Laurent n'ont jamais été prouvées ni soutenues par la
science.
|
Le fichier BALSAC est élaboré depuis
plus de quatre décennies à l'Université du Québec à Chicoutimi en partenariat
avec l'Université Laval, l'Université McGill et l'Université de Montréal. Le
fichier est construit à partir des actes de l'état civil du Québec
(principalement des mariages). Ces actes ont été informatisés et reliés entre
eux grâce à une méthodologie de jumelage des données nominatives permettant la
reconstitution automatique des liens généalogiques et de la structure de la
parenté de la population du Québec sur plus de quatre siècles. De plus, le
fichier BALSAC
couvre l'ensemble des régions du territoire québécois depuis les débuts du
peuplement européen, au XVIIe
siècle, jusqu'à la période contemporaine. Bref, la proportion de gènes
amérindiens dans le bassin génétique des Québécois serait très faible,
c'est-à-dire moins de 1%, comme l'ont démontré des analyses rigoureuses appuyées
sur le fichier de population BALSAC. Par conséquent, le gros du métissage entre
les Amérindiens et les Canadiens français (ou du moins, leurs ancêtres) ne s'est
pas produit dans la vallée du Saint-Laurent.
|
N'oublions pas que la France préconisait la francisation des autochtones de
la Nouvelle-France plutôt que le métissage. L'homogénéité ethnique et
raciale demeurait la règle parce que les Français étaient convaincus de la
supériorité de leur civilisation. De toute façon, non seulement le métissage
n'était pas encouragé, mais les mariages mixtes furent vite interdits, sauf
pour de rarissimes exceptions. Bien que la colonie du Canada ait été
majoritairement peuplée d'hommes français, les femmes autochtones auraient
pu constituer une «population de remplacement» aux femmes françaises, mais
ce ne fut pas le cas. L'arrivée des «filles du roy» en 1663 sonna le glas
des unions mixes jugées indésirables. D'ailleurs, parmi les «Sauvagesses»,
il fallait trouver aux colons français des épouses dites «civilisées»,
«francisées» et surtout «converties». Ainsi, dès le début du XVIIe
siècle, les colons français ne pouvaient épouser légalement que des femmes
autochtones converties à la religion catholique. Certes, il y eut de
nombreux soldats et coureurs des bois qui épousèrent «temporairement» des
Amérindiennes lors de leurs séjours dans la région des Grands Lacs, mais les
enfants nés de ces unions furent toujours confiés en secret aux
Amérindiennes des villages autochtones, ce qui contribua à répandre du «sang
blanc» chez les nations autochtones.
Par conséquent, si les mariages mixtes furent
plutôt rares sur les rives du Saint-Laurent (le Canada) et pratiquement
inexistants à Louisbourg, ils furent très fréquents dans les
Pays-d'en-Haut (la région des
Grands Lacs) et en
Louisiane, mais moins en
Acadie. Vers la fin du régime français, les
régiments du général Montcalm en comptaient déjà un bon nombre, car ils
représentaient 3,8% de la population immigrante, dont des Suisses, des Italiens,
des Irlandais, des Écossais, des Belges et Allemands.
En conclusion, si l'incidence des unions
entre Français et Amérindiennes fut négligeable en Nouvelle-France (Canada), il
est par contre plus certain que les Québécois «de souche» actuels aient des
ancêtres d'une autre ethnie
—
anglaise, irlandaise, belge, allemande,
écossaise ou
portugaise
—
dont les retombées sont beaucoup plus
grandes dans leur ascendance (au moins 6%) que celles de Amérindiens (1%),
l'immigration germanique (Suisses et Allemands) ayant particulièrement contribué
à la dilution du patrimoine génétique des Canadiens français dans certaines
régions. Parmi la population québécoise d'aujourd'hui, on suppose que les 6%
d'étrangers correspondraient à plus de 400 000 descendants, contre 1% de
descendance amérindienne, soit plus de 80 000 personnes, sur un total de 8,7
millions. Quoi qu'il en soit, on ne considère pas qu'une éventuelle
arrière-arrière-arrière grand-mère amérindienne fait aujourd'hui d'une personne
blanche un(e) autochtone.
3.8 La politique
française d'assimilation
Dès les premiers contacts avec les
Amérindiens, les autorités françaises ont pensé pouvoir pratiquer une politique
de francisation à leur égard. L'objectif des autorités était double : d'une
part, il s'agissait de propager le modèle culturel français, et en particulier
le christianisme et la langue française, d'autre part, favoriser le peuplement
de la colonie. En 1635, le fondateur de Québec, Samuel de Champlain, avait
confié à ses alliés algonquins : «Un jour, nos garçons marieront vos filles, et
nous ne serons plus qu'un seul peuple.» C'était là une façon de pallier le lent
démarrage du peuplement de la colonie. En 1627, en vertu des documents qui
rendaient officielle la création de la Compagnie des Cent-Associés, les
Amérindiens convertis au catholicisme devenaient des «naturels Français»:
4. Que les descendants
des français qui se fixeraient dans le pays, ainsi que les sauvages qui
embrasseraient la foi catholique, seraient censés et réputés naturels
français, et jouiraient en France de tous les droits de sujets français,
sans être tenus de prendre aucune lettre de déclaration ou de naturalité.
|
Dès cette époque, les récollets et les jésuites avaient même
mis sur pied un programme destiné à envoyer des enfants amérindiens en France
pour qu'ils adoptent un bon niveau de français et, que, à leur retour, ils
puissent exercer sur leurs compatriotes une influence suffisante qui les
pousserait à adopter la culture française. En 1636, le père Le Jeune écrivait
dans les Relations des jésuites:
Afin de les dépaïser, &
de leur donner le moyen d'apprendre la langue, & l'honnesteté
Françoise, pour secourir par après leurs compatriotes; nous avons
délibéré d'en envoyer deux ou trois en France, pour les faire loger
& instruire en la maison des Hospitalières qu'on desire faire passer
en la Nouvelle France. |
Dans le but d'assurer la pérennité de la France, les
autorités françaises fondèrent de grands espoirs et fournirent des efforts pour assimiler les
Indiens, comme le laisse entendre une
lettre de Mère Marie de l'Incarnation, responsable de l'éducation des enfants,
en date de 1668:
Nous avons francisé plusieurs filles Sauvages, tant Huronnes qu'Algonquines, que nous avons ensuite mariées à des Français, qui font fort bon ménage.
Il y
en a une, entre autres, qui sait lire et écrire en perfection, tant en sa langue huronne qu'en notre française; il n'y a personne qui la puisse distinguer ni se persuader qu'elle soit née Sauvage. [...]
Sa majesté [...] désire que l'on francise ainsi peu à peu tous les Sauvages, afin d'en faire un peuple poli. L'on commence par les enfants.
Mgr notre Prélat en a pris un grand nombre à cet effet, les révérends Pères en ont pris aussi en leur collège de Québec; tous sont vêtus à la française, et on leur apprend à lire et à écrire comme en France. Nous sommes chargées des filles, conformément à notre esprit [...].
|
Mais le programme fut vite mis au rancart
en raison du «caractère pervers» des Indiens! En fait, les premiers efforts de
francisation de la part des Indiens leur furent fatals. La plupart de ceux qui
sont partis en France pour apprendre le français ne sont jamais revenus; ils
décédaient à brève échéance. Le même sort attendait les épouses indiennes qu'on
a voulu franciser.
Le puissant
ministre Colbert tenta bien de relancer un
«programme de francisation» en 1668. Celui-ci se plaignait à l'intendant Talon
parce qu'on n'avait pas obligé les sauvages à «s'instruire dans notre langue, au
lieu que pour avoir quelque commerce avec eux, nos Français ont été nécessités
d'apprendre la leur». Dans une lettre à l'intendant Talon,
Colbert écrivit le 13
novembre 1666:
Je vous avoiie que fay
jugé comme vous que l'on s'est fort peu soucié jusques icy de la
police et de la vie civile en Nouvelle
France envers les Algonkins et les Hurons qui sont il y a longtemps
soumis à la domination du Roy en faisant peu d'efforts
pour les destacher de leurs coustumes sauvages et les obliger à
prendre les nostres, et sur tout à s'instruire dans notre langue, au
lieu que pour avoir quelque commerce avec eux nos françois ont été
nécessitez d'apprendre la leur. Vous avez commencé de remédier à
cette longue negligence. Et vous devez tascher d'attirer ces peuples
sur tout ceux qui ont embrassé le Christianisme dans le voisinage de
nos habitations et s'il se peut les y mesler, afin que pour la
succession du temps n'ayant qu'une mesme loy et un mesme ministre
ils ne fassent plus ainsy qu'un mesme peuple et un mesme sang. |
|
Un tel programme dit «de civilisation»
reposait sur l'éducation de jeunes enfants dans le cadre des pensionnats. Mais
les écoles-pensionnats de la colonie se vidèrent rapidement de leurs élèves
autochtones, qui ne purent s'adapter à des horaires stricts. Même Mère
Marie de l'Incarnation (née sous le nom de
Marie Guyart) admit qu'il était
pratiquement impossible de franciser les Indiens (lettre du 1er
septembre 1668):
C'est pourtant une
chose très difficile, pour ne pas dire impossible, de les franciser ou
civiliser. Nous en avons l'expérience plus que tout autre, et nous avons
remarqué que de cent de celles qui ont passé par nos mains, à peine en
avons nous civilisé une. Nous y trouvons de la docilité et de l'esprit,
mais lorsqu'on y pense le moins, elles montent par dessus notre clôture
et s'en vont courir dans les bois avec leurs parents, où elles trouvent
plus de plaisir que dans tous les agréments de nos maisons françaises.
L'humeur sauvage est faite de la sorte; elles ne peuvent être
contraintes; si elles le sont, elles deviennent mélancoliques, et la
mélancolie les fait malades. |
|
Et cette autre lettre,
en date du 21 septembre 1668, à la supérieure des ursulines de Saint-Denis :
Nous avons francisé
plusieurs filles sauvages, tant Huronnes qu'Algonquines, que nous avons
ensuite mariées à des François, qui font fort bon ménage. Il y en a une
entre autres qui sait lire et écrire en perfection, tant en sa langue
Huronne. |
En juillet 1673, le
gouverneur Frontenac, qui
n'avait pas oublié la préoccupation des autorités royales à propos de
l'assimilation des Amérindiens, s'adressait ainsi aux représentants des Cinq
Nations iroquoises à Cataracoui, dans le style habituellement «paternaliste» propre
aux
gouverneurs français:
Mes enfants,
je suis consolé de vous voir arriver ici où j'ai fait allumer un feu pour
vous voir pétuner [«fumer du pétun» signifiant «tabac»] et vous parler. Ô que c'est bien fait, les enfants,
d'avoir suivi les ordres et les commandements de votre père. Prenez donc
courage, mes enfants, vous y entendrez sa parole qui vous est toute pleine
de douceur et de paix. [...]. Je vous conjure avec toutes sortes
d'instances de faire apprendre à vos enfants la langue française que les Robes-Noires
[prêtres] peuvent leur enseigner, cela nous unirait davantage et nous
aurions la satisfaction de nous entendre les uns les autres sans
interprète. |
En 1712, le gouverneur
Philippe de Rigaud
(père), marquis de
Vaudreuil, écrivait au ministre Pontchartrain
que la fréquentation avec plus de Français, notamment des missionnaires,
entraînerait des facilités pour apprendre le français:
Plus il y aura de
François parmy ces nations et plus de missionnaires y auront autorité,
cette grande frequentation peut leur donner mesme des facilitez
d'apprendre nostre langue, et les rendre plus dociles et soumis aux
exhortations. |
La religion apparaissait comme le moyen
privilégié pour «civiliser», «humaniser» et «franciser» les Sauvages. On croyait
que la religion pouvait inculquer aux autochtones l'obéissance, le goût du
travail et le respect de l'autorité.
Pourtant, très tôt les Français s'étaient
rendu compte du
caractère utopique de cette entreprise d'assimilation. Les «Sauvages» se sont
montrés très réfractaires à la francisation. «Ils ne se soucient guère
d'apprendre nos langues», lit-on dans les Relations des jésuites. En
1685, le gouverneur Denonville fit
un constat radical au sujet de la difficile francisation des «Sauvages»:
L'on a creu bien
longtemps que l'aproche des Sauvages de nos habitations estoit un bien
tres considerable pour acoutumer ces peuples à vivre comme nous et à
s’instruire de nostre relligion, mais je m’aperçoy Monseigneur, que tout
le contraire est arivé car au lieu de les acoutumer à nos loys, je vous
asseure qu’ils nous communiquent fort tout ce qu’ils ont de plus mechant,
et ne prennent eux mesme que ce qu’il y a de mauvais et de vicieux en
nous. |
Les autorités françaises s'aperçurent
que la francisation des Amérindiens, même pris «à la mamelle», était un mirage.
Ainsi, l'intendant
Jean Bochart de Champigny
(1686-1702), alors de retour en France (1705), dressait un bilan négatif de la
francisation en Nouvelle-France :
Les sauvages ne
veulent ny estre eslevez ny habillez comme les François, on a fait ce
qu’on a pu pour y parvenir dans le séminaire a Quebec, aux ursulines et
ailleurs, on n’a jamais pu venir a bout de les franciser, quand mesme on
les prendroit a la mamelle, ce qui n’empêche pas qu’ils fassent leur
devoir de chretien dans les missions. |
Quant à l'intendant
Antoine-Denis Raudot (1705-1710), il estimait en 1710 qu'il s'agissait là d'«un ouvrage de plusieurs siècles»:
Il faudra un travail et
un tems infiny pour affranchir ces peuples et pour pouvoir les
réduire à prendre nos usages et nos coutumes, ce ne sera que par une
application continuelle sur eux et peu à peu qu'on y pourra
parvenir, et c'est, je vous assure, un ouvrage de plusieurs siècles.
(Relation
par lettres de l'Amérique septentrionale). |
Comme les Amérindiens contrôlaient le
commerce des fourrures et qu'ils tenaient les Français à leur merci, ils ne se
sentirent jamais obligés d'apprendre le français. Ce sont donc les Français qui
durent «se mettre à l'école des Sauvages» et apprendre leurs langues. Seuls quelques Français les apprenaient, par nécessité, afin de servir
d'interprète. La répugnance des Amérindiens à apprendre le français pourrait
fort bien n'être qu'une forme de résistance à une culture étrangère, car
beaucoup d'Indiens étaient polyglottes et parlaient le huron, l'abénaki, le
mohawk, etc.
3.9 Les interprètes
Les missionnaires français comprirent vite
qu'il leur fallait maîtriser les rudiments des langues amérindiennes. Ils ne
pouvaient pas attendre qu'on ait francisé les petits Amérindiens qu'on
envoyait parfois en France. Ils se mirent donc au huron, au montagnais (innu),
au naskapi, à l'abénaki, au malécite, au micmac, etc. Vers 1625, le récollet
Joseph Le Caron (vers 1586 - 1632) présenta même au roi Louis XIII un
dictionnaire huron. En 1632, le récollet Gabriel Sagard (vers 1580-1636)
publia le Dictionnaire de la langue huronne (132 pages). Au
XVIIe
siècle, le huron servait de langue véhiculaire entre les Amérindiens de la
région des Grands Lacs. Maîtriser la langue huronne, c'était se donner la
possibilité d'entrer en contact avec plusieurs nations autochtones. Dès leur
arrivée à Québec en 1639, les ursulines se sont mises aussi à l'étude des
langues indiennes et rédigèrent des catéchismes en huron et en algonquin.
De façon systématique, les missionnaires français qui venaient exercer leur
ministère au Canada devaient aussitôt apprendre des langues amérindiennes.
Malgré les difficultés, cet apprentissage devenait une condition sine qua
non du succès de leur entreprise de christianisation chez les
Indiens. Cet apprentissage leur permettait aussi de se familiariser
avec les mœurs, la culture et les croyances de ces populations, et de mieux
comprendre leur conception du monde. De fait, les missionnaires se sont
rendus compte des différences de conception entre la vision du monde
européen et celle du monde amérindien. D'ailleurs, Robert M. Leavitt,
professeur à l'University of New Brunswick, décrit dans Maliseet and
Micmac, First Nations of the Maritimes (Fredericton, New Ireland Press,
1995) la complexité du raisonnement des Amérindiens, qui fonctionnent par
idées superposées et interposées (de façon circulaire), plutôt que par une
série d'éléments s'enchaînant de façon linéaire:
It has been observed
that speakers of North American Native language do not necessarily
organize their reasoning according to a linear sequence of
causes-and-effects or evidence-and-conclusions, as do speakers of
European languages. Instead, they may keep a number of related ideas
in mind, without putting them in a fixed order. [...] They
commonly approach an idea or a topic from many different angles at
once, thinking in a circle rather than a line. This same way of
thinking in a circle is often part of people's spoken languages. |
[Il a été observé que
les locuteurs d'une langue autochtone d'Amérique du Nord
n'organisent pas nécessairement leur raisonnement selon une séquence
linéaire des causes à effets ou de preuves et conclusions, comme le
font les locuteurs des langues européennes. Au lieu de cela, ils
peuvent conserver un certain nombre d'idées à l'esprit, sans les
placer dans un ordre fixe. [...] Ils rapprochent couramment une idée
ou un sujet sous différents angles à la fois, en pensant d'une façon
circulaire plutôt que linéaire. Cette même façon de penser de façon
circulaire fait souvent partie des langues parlées par les gens du
peuple. ] |
Les missionnaires constatèrent
rapidement que la maîtrise d'une langue «indienne» ne pouvait s'acquérir
qu'au prix d'efforts soutenus et d'une longue expérience. En principe, la
première année était entièrement consacrée à apprendre une langue donnée
dans un village amérindien. Parfois, même de longues années d'apostolat
consacrées à l'étude d'une langue ne suffisaient guère pour parvenir à
rivaliser avec les meilleurs orateurs indiens. Certains missionnaires ont
servi d'interprète auprès des autorités françaises, mais ce ne fut pas aussi
systématique qu'en Acadie, alors que les autorités locales ne disposaient
généralement d'aucun interprète de leur entourage pour communiquer avec
leurs alliés amérindiens. Lorsque des missionnaires exerçaient les fonctions
d'interprète, ils participaient par le fait même à des rencontres
diplomatiques entre les Amérindiens, notamment les Iroquois, et les
autorités de la Nouvelle-France.
À cette époque, plusieurs jeunes
Français n'hésitaient pas à séjourner chez les Amérindiens pour devenir
interprètes. Pour obtenir de bons interprètes, les gouverneurs devaient
régulièrement envoyer des officiers français habiter dans les villages
autochtones durant une année pour qu'ils apprennent les langues
amérindiennes; en même temps, ils se mariaient temporairement avec une
Indienne, ce qui favorisait leur apprentissage de la langue. Les individus qui avaient réussi à apprendre la langue des Amérindiens
étaient très considérés et très recherchés auprès des commerçants et des
compagnies de la Nouvelle-France. Quant aux gouverneurs, ils faisaient
généralement appel à des officiers bilingues ou polyglottes qu'on avait
envoyés auparavant séjourner chez les Indiens. Il n'en demeure pas moins que
rares étaient de tels interprètes en mesure d'exercer un contrôle sur les
Amérindiens et de répondre convenablement aux attentes des officiers français.
Dans une lettre adressée à Maurepas,
ministre de la Marine, en date du 23
octobre 1747, le gouverneur
La
Galissonnière déplorait que trop peu d'officiers désiraient occuper le poste
d'interprète en raison «de l'importunité des sauvages qui est au dela de toute
expression [et de] la modicité ce que le Roy donne». Un ancien
gouverneur de Louisbourg,
Jean-Louis de Raymond, affirmait en 1754 que la tâche d'interprète exigeait une
certaine adaptation culturelle :
C'est un talent
que vous ne croiriez pas [si] difficile de sçavoir bien conduire les
Sauvages et de s'en rendre maître. Tous les officiers n'y
parviennent pas. Il ne s'acquiert que dans l'étude de leur
caractère, de leurs mœurs, de leurs passions, de leur génie, de
leurs goûts, de leurs façons de penser, de s'exprimer dans leurs
discours. |
En réalité, rares furent les officiers
français qui ont connu, aussi bien que les missionnaires, les langues et les
mœurs des Indiens, et qui les ont côtoyés aussi régulièrement. Entre les années
1730 et 1760, très peu d'officiers ont pu maîtriser les langues amérindiennes
autant que les missionnaires.
Il existait aussi une pratique qui
consistait à retenir chez soi les services d'un Indien qui jouait le
rôle d'un «maître en langue sauvagine». Ce fut un échec complet, les maîtres
improvisés manquant totalement de rigueur intellectuelle. De plus, il
fallait leur distribuer du tabac et les nourrir de manière plus que
convenable. Par
ailleurs, les Français se rendirent compte que les langues amérindiennes se
prêtaient mal à la traduction des concepts religieux, théologiques ou
abstraits. Il fallait constamment recourir à des périphrases.
Bref, les autochtones se sont toujours
satisfaits du service des interprètes blancs, ce qui les dispensait
d'apprendre le français. Ils ne
correspondaient guère à l'image que s'en faisaient beaucoup de Français: les
«simples Sauvages» n'auraient été à l'état naturel qu'une pâte dans l'attente
d'un modelage faite par une main civilisatrice!
3.10 L'art d'haranguer
les Sauvages
Même les plus hautes autorités de la colonie, les gouverneurs
en tête, durent s'adapter aux coutumes et valeurs des autochtones. Encore
davantage
que le réputé comte de Frontenac (gouverneur de 1672 à 1682, et de 1689 à 1698), le gouverneur
Louis-Hector de Callières (1698-1703)
était passé maître dans l'art d'haranguer les «Sauvages», lui qui avait
rencontré souvent les ambassadeurs des Cinq Nations iroquoises. C'est pourquoi
il est pertinent de citer cette harangue prononcée par M. de Callières, le 4 août
1701, devant 1300 représentants iroquois venus signer la Grande Paix à Montréal:
Je rattifie
donc aujourd'huy la paix que nous avons faite [...] voulant qu'il ne Soit
plus parlé detous les coups faits pendant la guerre, et je me saisy de
nouveau de toutes vos haches, et detous vos autres instruments de guerre,
que je mets avec les miens dans une fosse sy profonde que personne ne
puisse les reprendre pour troubler la tranquilité que je rétablis parmy
mes Enfants, [...] je vous invite a fumer dans ce calumet de paix ou je
commence le premier, et a manger de la viande et du bouillon que je vous
fais preparer. |
Comme tous les gouverneurs français du Canada, Callières se donnait le
rôle du «père» qui parle à ses «enfants», tel le roi avec ses sujets. Mais,
contrairement à Versailles,
il a recours à plusieurs métaphores typiquement amérindiennes: la «fosse» dans
laquelle les haches sont enterrées, le «bouillon» de la chaudière qu'on partage,
le «calumet de paix» si
vénéré des Amérindiens, etc. Les propos du gouverneur étaient certes
proclamés en français, mais de nombreux interprètes les traduisaient aussitôt
pour les différentes nations indiennes. Ce type de discours imagé ne pouvait que
plaire aux autochtones et il témoignait d'une certaine dose d'adaptation de la part
du gouverneur.
|
Par la suite, celui-ci et ses officiers allèrent rejoindre les
«Sauvages» dans leurs danses cérémonielles, tomahawk à la main, avec de grands
cris et hurlements. En réalité, le gouverneur Callières ne faisait qu'imiter
l'un des ses plus illustres
prédécesseurs, le comte de Frontenac, lors d'une cérémonie similaire en 1690. Le
père Charlevoix avait alors apprécié le comportement de Frontenac dansant avec
le tomahawk en hurlant des cris de guerre:
«Les Sauvages furent enchantés de ces manieres du Conte de Frontenac, & ne lui
répondirent que par des acclamations.»
Les Français prenaient soin
d'adapter leurs propositions à l'auditoire et de se servir de notions facilement
compréhensibles pour chaque groupe, comme l'illustre cette autre harangue
(rapportée par Pierre Margry dans Découvertes et établissements dans l'ouest
et dans le sud de l'Amérique septentrionale, 1614-1754) destinée aux membres
du clan saulteux des Cigognes:
Chaque matin,
vous regarderez vers le soleil levant et vous verrez le feu de votre Père
français se réfléchir vers vous, pour vous réchauffer, vous et votre
peuple. Si vous avez des ennuis, vous, les Cigognes, devez vous élever
dans les cieux et crier avec vos voix ''qui portent au loin'', et je vous
entendrai. Le feu de votre Père français brûlera à jamais et réchauffera
ses enfants. |
|
De fait, les Français devinrent très
habiles dans l'emploi du langage imagé des autochtones. Mais les Amérindiens ont dû, eux aussi,
s'adapter à la langue des Français. Par exemple, le successeur de Champlain, le
gouverneur Charles Jacques du Huault de
Montmagny (1636-1648),
avait un nom difficile à prononcer pour les autochtones. Ils traduisirent son
nom par Ononthio, c'est-à-dire la «grande montagne» parce qu'ils
avaient aussi été impressionnés par la stature
imposante du gouverneur et sa grande dignité. Par la suite, ils
imposèrent ce nom à tous les gouverneurs français. Quant au roi de France, ce
très lointain souverain, il devint pour eux le «Grand Ononthio».
3.11 Le prix des
alliances indiennes
Pour les
gouverneurs du Canada, la «politique indienne» avait préséance sur tout le
reste, car sans leurs alliés indiens les colonies de la Nouvelle-France (Acadie,
Canada, Louisiane) auraient été des coquilles vides appelées très tôt à
disparaître. D'ailleurs, sous la pression d'Indiens mécontents, les gouverneurs
allaient jusqu'à démettre de leurs fonctions les officiers à la source des «mécontentements».
De plus,
les lois françaises ne s'appliquaient pas aux Amérindiens qui se percevaient
comme des gens libres et souverains, non comme des «sujets français». Ils
n'appréciaient guère d'être jetés dans les prisons françaises pour avoir
enfreint des lois dont ils ignoraient tout, et qu'ils auraient encore moins
acceptées s'ils les avaient connues.
Les Français avaient besoin des Indiens
autant pour combattre les Britanniques que pour la traite des fourrures; une
application rigoureuse des lois françaises risquait de leur faire perdre
cette précieuse alliance. C'est pourquoi les Français optèrent pour une
grande permissivité à l'égard des Indiens.
Dans son Mémoire sur les postes du Canada (1754),
un officier français, le chevalier
Charles de Raymond parle ainsi
du prix à payer pour s'allier les «Sauvages»:
Il est
incroyable la politique et les ménagements qu'il faut avoir pour les
Sauvages, pour se les conserver fidèles. [...] C'est pourquoi toute
l'attention que doit avoir un commandant pour servir utilement, c'est de
s'attirer la confiance des Sauvages où il commande. Pour y parvenir, il
faut qu'il soit affable, qu'il paraisse entrer dans leurs sentiments,
qu'il soit généreux sans prodigalité, qu'il leur donne toujours quelque
chose. |
Les autochtones ont donc toujours bénéficié d'un
«statut particulier» en Nouvelle-France. La colonie consacrait en moyenne de 8 %
à 10 % de son budget pour acheter la loyauté des chefs amérindiens: cadeaux,
vêtements, alcool, armes, repas somptueux, etc. La plupart des chefs possédaient
un médaillon représentant le roi de France surnommé «le Grand Onontio» ou «la
plus grande montagne sur terre».
Grâce à leurs nombreux contacts avec les
Indiens, les
voyageurs, les négociants et les soldats utilisèrent de façon systématique les
«méthodes indiennes», tellement il paraissait important de conserver les
alliances avec les autochtones. Si les Français ont toujours su pratiquer une
diplomatie intelligente avec les Amérindiens, c'est qu'ils n'avaient guère le
choix. En réalité, il s'agissait d'une sorte de
manipulation de la part des Français, et les Indiens le savaient, mais,
complices, c'était
une façon pour ces derniers de tirer profit de la situation. Les
«Sauvages» ont maintes fois
démontré qu'ils pouvaient être aussi roublards que courageux!
3.12 L'extermination des Renards
Les
Renards (en anglais: "Fox") étaient une nation amérindienne appartenant à la
famille algonquienne; ils habitaient à l'origine à l'est du lac Michigan.
Ce sont les Français qui les ont appelés «Renards», alors que ceux-ci se
nommaient eux-mêmes "Mesquakie" ou "Meshkwahkihaki", ce nom de «Renard»
provenant d'une confusion française qui a donné le nom d'un clan à toute une
nation. Lorsque les Français eurent leur premier contact avec les Renards, ils
estimèrent leur population à quelque 6500 individus.
La
première guerre contre les Renards, qui n'étaient plus que 3500 personnes, eut
lieu en 1712, alors que
Philippe de Rigaud (père), marquis de
Vaudreuil,
était gouverneur.
C'était une guerre de nature économique,
car les Français désiraient s'approprier des droits sur le système de navigation
permettant d'accéder au fleuve Mississippi. Pour les Français, il paraissait
évident que, par l'intermédiaire des Iroquois, les Renards et leurs alliés
allaient tenter d'écouler les fourrures des Grands Lacs vers les comptoirs
anglais d'Albany.
|
La
seconde guerre débuta en 1728 sous le gouverneur
Charles de Beauharnois. Les Renards
nuisaient toujours au commerce français. Excédé des attaques à répétition contre
les Illinois, une nation alliée, et contre les Français, Beauharnois envoya un
détachement de
Louisianais, de Canadiens et d'Indiens alliés totalisant 1400 hommes
dans le pays des
Renards. Plusieurs centaines d'Indiens furent tués, les autres furent amenés
comme esclaves. Pour l'Église catholique, c'était simplement une «guerre sainte»
entreprise contre des «infidèles» qui menaçaient l'expansion du christianisme dans
l'Ouest.
En
1733, le principal chef des Renards, Kiala, tenta de négocier une paix avec le
gouverneur Beauharnois. Les
conditions imposées par Beauharnois équivalaient à l'extermination totale des
Renards : les survivants seraient ramenés au Canada pour être dispersés dans les
missions et toute résistance serait passible de mort.
|
Le
gouverneur fit emprisonner Kiala afin de l'envoyer en Martinique; celui-ci
mourut dans cette île où il
travaillait comme esclave dans les plantations.
Les derniers Renards qui avaient survécu allèrent se réfugier chez les nations
voisines, notamment les Sioux. Cette politique d'extermination du gouverneur Beauharnois fut la seule
entreprise par les Français au Canada contre une nation indienne.
Cependant, en maltraitant les Renards,
Beauharnois n'avait probablement pas prévu la réaction des autres nations des
Pays-d'en-Haut. Beaucoup d'Indiens alliés désapprouvèrent un traitement aussi
impitoyable et commencèrent à témoigner leur sympathie à
l'égard des Renards. Cet acte d'extermination eut pour effet de remettre en
cause l'alliance avec les Amérindiens de la région. Par exemple, les Sioux,
nouveaux alliés des Renards, empêchèrent une alliance française avec les Cris et
les Saulteux avec qui l'explorateur Pierre de La Vérendrye avait lié des
contacts durant son expédition vers les Rocheuses. Finalement, le gouverneur
Beauharnois fut contraint de laisser tomber les Cris afin de pouvoir
signer en 1743 une paix précaire avec les Sioux. En somme, la victoire contre
les Renards avait coûté cher au gouverneur.
Compte tenu de la situation de fragmentation linguistique qui
avait cours
en France sous l'Ancien Régime, on peut supposer que les émigrants français
parlaient leur «patois»
d'origine avant d'arriver au Canada. Selon cette hypothèse, les colons auraient
pu apporter avec eux leur normand, leur picard, leur aunisien, leur poitevin,
leur breton, etc. De fait, la France avait en 1660 une population de près de 20
millions d'habitants, dont moins de deux millions parlaient le «français du roy».
On comptait 2500 habitants en Nouvelle-France et 80 000 en Nouvelle-Angleterre.
Cette question du «choc des patois» a soulevé déjà de
nombreuses controverses, notamment en 1984 lorsque le linguiste Philippe Barbaud
a publié une étude intitulée Le choc des patois en Nouvelle-France
(Presses de l'Université Laval). Selon
cet auteur, les colons français parlaient leur patois local, soit le
normand, le picard, l'aunisien, le poitevin, le breton, etc., avant d'arriver au
Canada. Mais ce livre a
attiré les foudres des historiens qui contestent cette étude uniquement
spéculative, car elle ne reposerait sur aucun fait vérifiable.
4.1 Les français régionaux importés de France
Les émigrants français sont arrivés plus massivement à partir de
1663, alors que la population canadienne n'atteignait que 2500 habitants, puis
est passée à 10 000 en 1681 et 15 000 en 1700. On sait cependant que les villes
françaises ont engendré cinq fois plus d'immigrants que les campagnes. Or, les
habitants des villes françaises parlaient à l'époque un français régional, pas
les patois. Cela signifie que les deux tiers des émigrants connaissaient déjà le
français à leur arrivée au Canada, aussi régional qu'il fût! On sait aussi que
les villes portuaires d'embarquement, telles que
Bordeaux, La Rochelle, Rouen ou
Dieppe (d'où partirent la majorité des émigrants), constituaient des centres
urbains très francisés (entre 80 % à 90 %) et que les patoisants qui venaient y
vivre devenaient rapidement des semi-patoisants bilingues. Bref, le «choc des
patois» s'est généralement passé dans les ports d'embarquement. Il ne faut pas
oublier qu'à cette époque les voyageurs pouvaient attendre des semaines, voire
quelques mois, avant d'embarquer sur les navires. Cela devenait une occasion
incontournable de passer au français.
Les historiens
croient aussi que la connaissance du français a pu servir de critère de
sélection des candidats à l'émigration pour le Canada. Bref, les candidats à
l'émigration pour le Canada ont généralement fait un
long séjour en milieu urbain avant leur départ et avaient par conséquent acquis
une bonne connaissance du français, ce qui ne signifie pas que le français était
pour tous leur langue maternelle.
4.2 Entre les francisants
et les patoisants
|
Cela étant dit, on peut supposer que, dans l'hypothèse la plus favorable, le
tiers des émigrants ruraux arrivant au Canada aurait pu conserver encore leur
patois d'origine, ce qui ne signifie guère qu'ils ignoraient le français. En réalité, même les
ruraux qui voulaient partir pour le Canada avaient une certaine
connaissance du français, car ils n'habitaient jamais très loin des centres
urbains qui furent les plus grands réservoirs d'émigrants. Selon toute vraisemblance, les
pionniers d'origine rurale étaient majoritairement des francisants ou des semi-francisants (ou
semi-patoisants), rarement de purs patoisants, à l'exception des émigrants
provenant du sud de la France, ainsi que les Bretons en Bretagne. Quoi qu'il en
soit, la plupart des ruraux étaient de toute façon en contact avec le français.
Dans les faits, très rares devaient être les unilingues patoisants parmi la portion
du tiers des émigrants
ruraux connaissant encore leur parler régional (voir le
tableau 2).
De façon générale, les émigrants qu'on pourrait appeler
des francisants (38,4 %) comprenaient et parlaient l'une
ou l'autre des variantes du français de l'Île-de-France ou d'une autre région
importante.
À part les nobles,
les membres du clergé, les officiers militaires, les administrateurs et quelques
grands négociants, les francisants ne parlaient pas la «langue du roy», mais
un français populaire parsemé de provincialismes et d'expressions argotiques.
Puisqu'il s'agit de la langue parlée, nous n'avons pas de trace de cette langue. |
D'après le tableau ci-dessous (Marcel Trudel,
La population du Canada en 1663,
Montréal, Éditions Fides, 1973, p. 29-43), les locuteurs
semi-francisants
(31,4 %) parlaient leur patois maternel,
soit le normand, le poitevin, le bourguignon ou le lorrain, mais ils pouvaient
comprendre l'une ou l'autre des diverses variétés du français;
leur connaissance passive du français permettait donc une compréhension
minimale. Les nouveaux arrivants qui parlaient le français du roy (nobles,
fonctionnaires, membres du clergé, officiers militaires, et grands négociants)
ainsi que les francisants et les semi-francisants ont nécessairement fait le
poids sur les purs patoisants, car ils dépassaient au moins les 70 % des locuteurs.
Année 1663
(2500 hab.) |
Immigrants francisants |
N |
Immigrants semi-patoisants |
N |
Immigrants patoisants |
N |
Province d'origine |
Perche
Paris
Maine
Anjou
Île-de-France
Orléanais
Champagne
Touraine
Berry
Nivernais
|
142
90
65
61
40
32
27
14
4
3
|
Normandie
Poitou
Bourgogne
Lorraine
|
282
95
8
8
|
Aunis
Saintonge
Bretagne
Angoumois
Picardie
Guyenne
Auvergne
Gascogne
Languedoc
Flandre
Lyonnais
Limousin
Provence
Foix
Béarn
Marche |
204
65
27
22
22
10
5
4
4
3
3
2
2
2
1
1 |
Total |
478 |
393 |
377 |
Pourcentage |
38,4% |
31,4% |
30,3% |
Les patoisants (30,3 %), pour leur part, ignoraient en
principe le français commun; lorsqu'on leur parlait en français, ils devaient recourir aux services d'un interprète.
Toutefois, les archives
canadiennes ne révèlent qu'un seul cas connu de l'emploi d'un patois lors d'un
procès qui a eu lieu dans les années 1660. Cela signifie que l'usage d'un tel
patois pouvait être seulement possible, sans que l'on en sache davantage. Dans
ce cas, il ne pouvait s'agir que d'émigrants du sud de la France. Selon toute
probabilité, la présence des patois au Canada fut quasiment nulle ou, en tout
cas, pas du tout significative.
Le professeur Lothar Wolf, de
l'Université d'Augsburg en Allemagne et l'un des grands spécialistes du français
québécois, conclut que la majorité des colons français qui sont arrivés en
Nouvelle-France avaient déjà une connaissance du français:
Le provenance
géographique des colons de la Nouvelle-France, leur condition
sociale et leur instruction concordent avec le portrait linguistique
global qui se dégage des témoignages cités et permettent
raisonnablement de conclure que la majorité d'entre eux parlaient le
français ou utilisaient le français avant d'émigrer. Cette situation
n'aurait fait que se renforcer au sein même de la colonie, à la
faveur des échanges, des mariages ou de l'instruction. («Les colons
de la Nouvelle-France» dans Le français au Québec, 400 ans
d'histoire et de vie, Publications du Québec, 2003, p. 25-27).
|
Le français canadien semblait donc
correspondre au français courant alors en usage dans la région de Paris et parlé
par le peuple de Paris. Ce n'est qu'après la Conquête anglaise que les Canadiens
évolueront différemment.
4.3 Les causes de l'unification
linguistique
Très tôt, le français s'est assuré la
dominance en Nouvelle-France sans qu'aucune politique linguistique n'ait été
élaborée ni même pensée; ce n'était pas dans les habitudes de l'époque.
Néanmoins, un certain nombre de facteurs, indéniables, ont favorisé cette
unification.
- Le français du roy
Le français était la langue de l'administration royale,
celle des fonctionnaires, des officiers, des milices et de l'armée. Chaque
année, en janvier, le gouverneur général et toute sa cour, de même que
l'intendant, quittaient Québec pour Montréal (en passant par la rive nord, avec
des relais à Neuville, à Trois-Rivières et à Berthier) et y séjournaient deux ou
trois mois, amenant avec eux les bagages du personnel, les archives, les
vêtements, la vaisselle et les abondantes provisions de bouche. Il fallait
rassembler une quarantaine de chevaux et de voitures sur patins pour mener les
dignitaires aux différentes étapes du voyage; s'ajoutaient aussi les soldats qui
accompagnaient le convoi. Puis Montréal
devenait une capitale coloniale provisoire. C'est ainsi que le français du roy était
répandu et entendu dans presque toute la vallée du Saint-Laurent. Tous les documents
administratifs étaient rédigés en français
et les ordres étaient donnés en «français du roy» aux soldats,
dont un bon nombre de mercenaires (allemands et suisses). C'était également la langue du clergé,
premier ordre social de la colonie: les ecclésiastiques, hommes
ou femmes, ne s'exprimaient qu'en français, à l'exception
des missionnaires, qui évangélisaient les Amérindiens
dans leur langue. Tous les marchands, commerçants et entrepreneurs français ne
parlaient généralement que le français de France.
Dans les écoles, on enseignait la religion, les
mathématiques, l'histoire, les sciences naturelles et le français,
lequel, rappelons-le, n'était pas encore enseigné en France
aux «petites gens». Cet enseignement
primaire ouvert à tous les habitants, même dans les campagnes,
constituait une première pour l'époque et a certes joué
un rôle non négligeable dans le processus d'une francisation généralisée, surtout dans le
développement de la norme parisienne.
On doit souligner aussi que l'arrivée des militaires au Canada fut
certainement l'une des causes la plus importante ayant favorisé la francisation
incontournable du pays. Lorsque
le régiment de Carignan-Salières débarqua à Québec à l'été de 1665, la
colonie ne comptait que quelque 3200 habitants. Or, la venue subite de 1200
soldats et d'environ 80 officiers ne put qu'avoir un impact considérable sur le
développement de la colonie, notamment en matière linguistique, car les
communications
dans l'armée royale se déroulaient exclusivement en français. Une fois la guerre finie avec
les Iroquois en 1667, on estime que 30 officiers, 12 sergents et 404 soldats se
prévalurent de l'offre du roi et se sont établis au Canada; plusieurs épousèrent
des filles du roy déjà francisées. Entre 1683 et 1760,
quelque 10 000 soldats et officiers des troupes de la Marine furent envoyés au
Canada. Plus de la moitié des militaires sont retournés en France, mais les autres se sont
établis au Canada.
Il convient d'ajouter aussi les immigrants de passage tels les artisans, les négociants, les marchands, ceux qui exerçaient des métiers
spécialisés et les «manouvriers» (des «hommes à tout faire») en forte demande au Canada. Avec les militaires, tous ces
immigrants n'étaient au Canada que de passage. Eux aussi sont certainement
responsables en partie de l'uniformisation linguistique dans ce pays.
- L'étroitesse des zones habitées
Le problème également, c'est d'expliquer comment les
francisés et les francisants majoritaires, les semi-patoisants et les rares patoisants
minoritaires en sont venus
rapidement à n'utiliser qu'une variété de français parlée au Canada. Tout se
serait joué entre 1663 et 1700, soit une période de quarante ans. Il s'agit d'un
délai trop court pour des changements linguistiques majeurs, sauf si la
population concernée est de taille très réduite et est installée dans un
environnement restreint. Or, c'était le cas au Canada! À cette époque, la population canadienne était
concentrée dans trois centres: Québec (zone régionale de 120 km),
Trois-Rivières (une zone d'à peine 30 km) et Montréal (une zone d'environ 80 km). On peut même parler de
deux véritables pôles d'habitation, puisque Trois-Rivières ne constituait qu'un
bourg de transition entre les deux villes. Une autre zone s'était développée
antérieurement: l'Acadie.
Pour les historiens et les démographes, il est évident
que le petit nombre des immigrants et l'étroitesse des zones habitées ont assuré
rapidement une cohésion non seulement sociale et spirituelle, mais aussi linguistique. C'est pourquoi les patois n'ont
pu laisser de traces dans
le parler des Canadiens; ils ont disparu presque aussitôt arrivés. Les rares patoisants sont
rapidement devenus bilingues (souvent au cours du long voyage sur le navire) parce
que leurs patois n'ont pu être utilisés de façon suffisamment fonctionnelle, le
français prenant toute la place.
Bref, les quelques centaines de patoisants éventuels n'ont eu
aucune chance de perpétuer leur langue au Canada, et ce, d'autant plus
qu'ils provenaient de nombreuses provinces de France, dont les patois
étaient différents. Non seulement le combat était perdu d'avance, mais il
n'y a jamais eu de véritable «choc des patois».
Ce n'est qu'après 1700 que les Canadiens se sont dispersés dans
toute la vallée du Saint-Laurent. La langue qui s'est disséminée le long du
Saint-Laurent, le français, était issue soit de Québec soit de
Montréal. Ces distinctions proviennent de l'origine de l'émigration française au
Canada.
En 1631, l'Acadie fut intégrée en tant que colonie autonome de
la Nouvelle-France sous le nom d'Acadie; dans sa plus vaste
extension (voir la carte),
l'Acadie de la Nouvelle-France couvrait la Gaspésie (Québec), la baie des
Chaleurs, le Nouveau-Brunswick actuel et une partie du Maine, l'île Saint-Jean
(île du Prince-Édouard), la Nouvelle-Écosse, l'île Royale (Cap-Breton). Au
début du XVIIIe siècle, la plupart des
émigrants français qui s'étaient établis en Acadie étaient installés tout le
long du littoral de la Nouvelle-Écosse (voir
la carte de 1700).
La grande majorité d'entre eux
venaient de l'ouest de la France et étaient arrivés avant ceux qui se sont
établis dans la région de Québec.
Au moins la moitié était originaire de
la
province
française du Poitou et ces émigrants sont géographiquement
circonscrits à quelques villages : Martaizé, Aulnay, Angliers, La Chaussée
et Guesnes, auxquels il convient d'ajouter le village d'Oiron. Ces villages sont tous situés dans le nord-est du Poitou,
ce qui fait partie aujourd'hui du
département de la Vienne (86).
Ils sont tous localisés à quelques kilomètres les uns des autres.
Il n'est pas dû au hasard si quelques
centaines de colons ont quitté la région du Loudunais pour l'Acadie. C'est Isaac
de Razilly, gouverneur de l'Acadie de 1632 à 1635, ainsi que l'un de ses
successeurs,
Charles de Menou d'Aulnay (de 1642 à
1650), étaient originaire du Loudunais. Ce sont eux qui entraînèrent de jeunes
paysans de la région à fonder une colonie française en Nouvelle-France.
Par contre, dans la vallée du
Saint-Laurent, les émigrants venaient de trois noyaux relativement équilibrés
rattachés aux régions du nord (Normandie et Bretagne), du centre (Île-de-France
et Paris) et de l'ouest (Poitou et Saintonge) de la France. De plus, les
recherches historiques dans le domaine linguistique ont permis d'établir que la
région de Québec a reçu proportionnellement davantage d'émigrants originaires du
centre de la France, surtout le région parisienne, que celle de Montréal où
l'influence des parlers ruraux de l'ouest de la France a été plus marquée. La
région parisienne a donc exercé à Québec a une plus grande influence tant
de la part du français populaire que du «français du roy», en raison de la
présence du gouverneur et de sa cour, des fonctionnaires, des officiers et de
l'armée, des ecclésiastiques, etc. À l'opposé, le français de la région de
Montréal serait plus tributaire des usages français populaires et régionaux que
celui de la région de Québec.
|
C'est pourquoi les linguistes (Claude
Poirier, 1994) constatent encore aujourd'hui trois grandes zones dans le
parler des Canadiens de langue française:
1) le «parler
acadien» avec l'Acadie au Nouveau-Brunswick, en Nouvelle-Écosse, à l'île
du Prince-Édouard et à Terre-Neuve, ainsi que la Gaspésie et une partie de la Côte-Nord du
Québec;
2) le «parler de l'Est»: le Nord-Est avec Québec comme pôle, auquel le Saguenay-Lac-Saint-Jean est
rattaché;
3) le «parler de l'Ouest»: le Sud-Ouest avec Montréal comme pôle, Trois-Rivières constituant la zone de
transition (parler du Centre).
|
Ces trois «parlers» ne sont guère
différents entre eux tout en étant distinctifs, et l'intercompréhension demeure très aisée. Il est vrai que le
«parler
acadien» est légèrement plus différencié, mais les différences entre le «parler de
l'Est» et le «parler de l'Ouest» sont aujourd'hui mineures. Tout au plus peut-on
déceler un certain accent plus «montréalais» et une tendance des Montréalais à
emprunter plus massivement à l'anglais. Les individus très observateurs peuvent
parfois distinguer un certain accent chez les locuteurs du
Saguenay-Lac-Saint-Jean ou ceux du Bas-Saint-Laurent, mais il faut parfois
disposer de plusieurs
minutes pour distinguer l'accent «montréalais» (Montréal) de l'accent
«québécois» (Québec). Certains individus n'y arrivent jamais. Il est plus aisé
de distinguer un
«accent»
chez certains habitants de la Gaspésie, de Havre-Saint-Pierre (Côte-Nord) et des
îles de la Madeleine parce que l'origine de beaucoup d'entre eux est acadienne.
Quoi qu'il en soit, au cours de la
seconde moitié du
XXe
siècle, le Québec et l'Acadie ont connu
aussi des changements importants de population. En raison de sa grande force
économique, la région de Montréal a attiré des citoyens de toutes les régions du
Québec (Québec, Saguenay-Lac-St-Jean, Gaspésie), des citoyens des autres
provinces (Ontario, Nouveau-Brunswick et Manitoba) et des immigrants
internationaux. Au
XXIe
siècle, Montréal internationalise
davantage son français que la région de Québec, puisque Montréal reçoit 90 % des
immigrants internationaux, lesquels parlent un français plus européen. Au
Nouveau-Brunswick, les Acadiens se sont «déruralisés» et urbanisés
: beaucoup se sont installés dans la région de Moncton, notamment à Dieppe, sans
oublier que des Québécois et des immigrants francophones habitent maintenant la
grande région de Moncton. Les francophones du Nouveau-Brunswick ne sont plus
tous des Acadiens.
- La langue des «filles du roy»
En Nouvelle-France, le «marché
matrimonial» des habitants fut
un terrain de conquête presque entièrement gagné au
français au moment où s'ouvrit la décennie 1663-1673,
marquée par l'arrivée massive de quelque 800 filles du roi (ou «filles du Roy»). Au plan linguistique, les filles du roi ont joué un rôle
non négligeable au Canada, car c'est également par ces
femmes que s'est
propagée la langue française.
Les filles du roi n'ont pu qu'accélérer le processus d'assimilation
des immigrants plus ou moins francisants. En effet, quelque 80 % d'entre elles avaient déjà
le français (populaire) comme langue maternelle; parmi les Parisiennes (la moitié
de l'effectif), certaines parlaient même le «français
du roy», un phénomène plutôt exceptionnel. Le reste
du contingent féminin (environ 20 %) était formé probablement de semi-patoisantes
(surtout de la
Normandie, mais aussi de l'Aunis et de la
Picardie), de toute façon déjà
familiarisées avec le français régional.
L'action conjuguée des femmes
francisées et francisantes de la première génération, ainsi que de leur
progéniture, a sûrement hâté l'usage du français au Canada vers les
années 1680-1689. À partir de ce moment, la population canadienne disposait d'une seule langue promue au rang de langue maternelle, qu'elle
allait ensuite façonner à son image et à celle de l'Amérique. Il faut donc souligner que les anciens
Canadiens ont constitué la première population francophone du monde à réaliser
son unité linguistique, et cela, deux siècles avant la France, et sans véritable
intervention étatique.
4.4 La langue de l'Église
catholique
Si les colons français ont certes apporté
avec eux la langue française, ils ont aussi amené de France la langue latine, la
langue de leurs prières. Jusqu'à la toute fin du
XVIIe siècle, le latin était
aussi une langue internationale, ne l'oublions pas. C'était généralement, du
moins en Europe, la langue des traités internationaux. Les États n'acceptaient
pas la dominance d'une quelconque langue nationale quand il s'agissait de
transiger entre eux. Le français viendra au siècle suivant remplacer le latin
dans les instances internationales. Dans l'Église de France, les membres du haut
clergé utilisaient fréquemment le latin entre eux. Au Canada, les jésuites
parlaient couramment le latin. Mais les prêtres séculiers le parlaient peu, bien
que tous leurs livres de prières ne soient écrits que dans cette langue.
|
Le naturaliste suédois
Pehr Kalm vint
passer plus de quatre mois au Canada en 1749. Il parlait couramment le suédois,
l'anglais et le latin, et s'était initié au français avant son voyage au Canada.
Sa maîtrise du français était suffisante pour communiquer avec les Canadiens et
pour saisir leurs différences phonétiques locales.
Il rédigea en suédois un
récit de son voyage en trois volumes, qu'il publia quelques années plus tard à
Stockholm, sous le titre de
En Resa til Norra America.
L'ouvrage sera traduit d'abord en allemand, puis en néerlandais, en anglais (Travels
into North America) et en
français (Voyage de Pehr Kalm au Canada en 1749). |
Selon ce fin
observateur, seuls quelques ecclésiastiques formés en France pouvaient
s'exprimer en latin, mais même pas tous :
Les prêtres ont
beau avoir à dire en latin toutes leurs prières et à lire chaque
jour leur bréviaire en cette langue [...], un petit nombre d'entre
eux sont seuls capables de s'exprimer dans cette langue ou osent s'y
aventurer. |
Pehr Kalm soupçonnait même l'évêque de
Québec, Mgr
de Pontbriand, de ne pas parler le latin couramment: «Le peu de fois
qu'il s'est entretenu avec moi, il le fit toujours en français, sans que je
puisse tirer de lui un seul mot latin.»
Pour communiquer avec leurs ouailles,
les prêtres n'utilisaient évidemment que le français, mais le latin n'était
jamais très loin lorsqu'il s'agissait de prier à partir de textes écrits ou
appris. Dès leur plus tendre enfance,
les anciens Canadiens apprenaient leurs prières en latin. Kalm trouvait amusant
de voir les «Canadiens» (qui ne l'étaient pas encore) réciter des prières sans comprendre:
La plupart des
prières, même les plus courantes, se disent en latin, langue qu'une
grande partie des gens ne comprennent pas. Et c'est une chose
comique que d'entendre un homme dire sa prière en latin, une langue
qu'il ne comprend pas, et il ne semble même pas savoir lui-même ce
qu'il dit en priant. |
Même les soldats priaient en latin durant
les offices religieux. La cérémonie finie, les soldats crient en français :
«Vive le roi!» Et Kalm de conclure: «C'est là à peu près tout ce qu'ils
comprennent de ce qu'ils ont récité.» Pehr Kalm fut un observateur bienveillant
envers les Canadiens, la Suède étant alors une alliée de la France.
Toutefois, comme il
était luthérien, il ne pouvait que trouver fort répréhensibles des individus qui
priaient sans savoir ce qu'ils récitaient par cœur. Pour ce Suédois de religion
luthérienne, le plus grand défaut des Canadiens étaient d'être catholiques et
non pas protestants comme les Britanniques de la Nouvelle-Angleterre. Il s'offusquait
de voir que la religion chez les Canadiens semblait correspondre à des pratiques
strictement extérieures et que la Sainte Vierge y recevait plus d'hommage que
Dieu lui-même.
5 Le français parlé au Canada
Le français parlé au Canada par les anciens habitants ne pouvait
pas être très différent de celui utilisé en
France à la même époque. La «langue du roy»
devait être identique des deux côtés de l'océan:
les nobles et les fonctionnaires de la colonie parlaient la même
variété de français. Quant au peuple, une fois l'unité
linguistique réalisée, il utilisait la même variété
de français que les classes populaires, qui ne correspondait vraiment ni au
français parisien ni à celui d'aucune région de France en particulier, si ce
n'est un amalgame du français populaire de Paris ainsi que des variétés
populaires du nord et de l'ouest de la France.
5.1 Un français similaire à celui de la
France
La variété parlée par les anciens Canadiens
se caractérisait par une prononciation populaire influencée toutefois par les
origines du français régional des habitants, une syntaxe simple apparentée à
celle de Montaigne et de Marot, un vocabulaire légèrement archaïque, teinté de
provincialismes,
surtout de la Normandie et du sud-ouest de la France. Bref,
rien qui puisse vraiment distinguer le «francophone» de la Nouvelle-France de
celui de la mère patrie.
D'ailleurs, les témoignages des contemporains de l'époque sont unanimes sur
cette question.
En 1691, le père
Chrestien Le
Clercq (1641-vers 1685) disait qu'«un grand homme d'esprit» lui a appris que le
Canada possède «un langage plus poli, une énonciation
nette et pure, une prononciation sans accent»:
J'avois peine à
concevoir qu'une peuplade formée de personnes de toutes les provinces de
France, de mœurs,
de nation, de condition, d'interest, de genie si differents & d'une
manière de vie, coûtumes, éducation si contraires fut aussi accomplie
qu'on me la représentoit [...], mais il est vray que lorsque je fus sur
les lieux, je connus qu'on ne m'avoit rien flatté.
|
Le père Pierre
François-Xavier de Charlevoix
(1682-1761)
est très élogieux lorsqu'il parle en 1720 du français des «Créoles du Canada», les
Canadiens:
On politique sur
le passé, on conjoncture sur l'avenir; les sciences et les beaux arts
ont leur tour et la conversation ne tombe point. Les Canadiens,
c'est-à-dire les Créoles du Canada respirent en naissant un air de
liberté qui les rend fort agréables dans leur commerce de la vie, et
nulle part ailleurs on ne parle plus purement notre langue. On ne
remarque même ici aucun accent.
|
Le témoignage
du contrôleur général de la Marine au Canada en 1698,
le sieur Le Roy Bacqueville de La Potherie
(1663-1736) est assez significatif à cet égard
(1702):
Les personnes du sexe de ce dernier Etat [la ville et la région de
Québec] ont des manieres bien differentes de celles de nos bourgeoises
de Paris & de nos provinciales. On y parle ici parfaitement bien sans mauvais accent.
Quoiqu'il y ait un mélange de presque toutes les Provinces de France,
on ne sauroit distinguer le parler d'aucune dans les Canadiennes.
|
Le sieur Bacqueville de La Potherie parle d'un
groupe restreint de personnes: les bourgeoises de la ville et de la région de Québec.
Jean-Baptiste
d'Aleyrac (1737-1796), un officier français
qui vécut au Canada de 1755 à 1760, écrivait en 1755 que les Canadiens parlaient «un français pareil au
nôtre»:
Il n'y a pas de patois
en ce pays. Tous les Canadiens parlent un français pareil au nôtre.
Hormis quelques mots qui leur sont particuliers, empruntés d'ordinaire au langage des matelots, comme
amarrer pour attacher, hâler pour tirer non seulement une corde mais quelque autre chose. Ils en
ont forgé quelques-uns comme une tuque ou une fourole pour dire un
bonnet de laine rouge... Ils disent une poche pour un sac, un
mantelet pour un casaquin sans pli... une rafale pour un coup de
vent, de pluie ou de neige; tanné au lieu d'ennuyé, chômer pour
ne manquer de rien; la relevée pour l'après-midi; chance pour
bonheur; miette pour
moment; paré pour prêt à. L'expression la plus ordinaire est
de valeur, pour signifier qu'une chose est pénible à faire ou trop fâcheuse.
Ils ont pris cette expression aux sauvages. Les Canadiens donnent au mot
sot la signification d'homme trompé par sa femme. Si employant
cet adjectif, ils n'ajoutent: «honneur à ta femme ou ta mère» — réserve
qui montre qu'il s'agit d'un badinage —, il est tenu pour l'insulte la
plus grave qui soit. |
Quant au
marquis Louis-Joseph de Montcalm
(1712-1759), il ne put s'empêcher de reconnaître en
1756 que «les paysans canadiens parlent très bien le françois».
Il ajoutait: «Comme sans doute ils sont plus accoutumés à
aller par eau que par terre, ils emploient volontiers les expressions prises
de la marine.»
Le comte
Louis-Antoine de Bougainville (1729-1811) a fait carrière au Canada comme aide de
camp de Montcalm entre 1756 et 1760. Après la mort de Montcalm en 1759, il
dirigea la retraite et fut promu colonel, puis fut fait prisonnier lors de la
capitulation de Montréal; il rentra en France au début de 1761. En 1757, il a
rédigé un «Mémoire sur l'état de la Nouvelle-France à l'époque de la guerre de
Sept Ans», qui parut seulement en 1867 dans Relations et
mémoires inédits pour servir à l'histoire
de la France dans les pays
d'outre-mer chez l'éditeur Pierre Margry. Bougainville y a écrit ces
commentaires sur la langue des Canadiens:
Il faut convenir que, malgré de
défaut d'éducation, les Canadiens ont de l'esprit naturellement; ils
parlent avec aisance, ils ne sçavent pas écrire, leur accent est aussi
bon qu'à Paris, leur diction est remplie de phrases vicieuses,
empruntées de la langue des sauvages ou des termes de marine, appliqués
dans le style ordinaire. |
Bougainville semble être le premier
Français à porter un jugement normatif sur la langue des Canadiens en parlant
des «phrases vicieuses», c'est-à-dire des mots incorrectement employés (cf. la
marine) ou empruntés (cf. les sauvages).
Rappelons les précieux commentaires du
botaniste suédois Pehr Kalm
sur la langue des Canadiens de l'époque. Kalm parlait le français avec un fort accent étranger.
Il fit rire
de lui par «les dames canadiennes, celles de Montréal surtout»,
à cause de ses «fautes de langage» et il s'en montra
fort choqué. Voici ce qu'il dit à ce sujet:
Les dames canadiennes, celles de Montréal surtout, sont très portées à
rire des fautes de langage des étrangers; mais elles sont excusables
jusqu'à un certain point, parce qu'on est enclin à rire de ce qui paraît
inusité et cocasse, et, au Canada on n'entend presque jamais parler le
français que par des Français, les étrangers n'y venant que rarement.
Quant aux sauvages, ils sont trop fiers pour s'exprimer dans une autre
langue que la leur, et les Français sont bien obligés de l'apprendre. Il
suit de là, que les belles dames du Canada ne peuvent entendre aucun
barbarisme ou expression inusitée sans rire. |
Le point de vue de Pehr Kalm
sur la langue des Canadiens est très clair:
Tous ici tiennent pour
assuré que les gens du commun parlent ordinairement au Canada un
français plus pur qu'en n'importe quelle Province de France et qu'ils
peuvent même, à coup sûr, rivaliser avec Paris. Ce sont les Français de
Paris, eux-mêmes, qui ont été obligés de le reconnaître. La plupart des
habitants du Canada, hommes et femmes, peuvent lire un texte, mais aussi
écrivent assez bien. J'ai rencontré des femmes qui écrivaient comme le
meilleur des écrivains publics et je rougis, pour ma part, de n'être pas
en mesure de le faire de la sorte. |
Kalm nous apprend comment on prononçait
«Montréal»: «Les
Français de la région et ceux qui habitent dans cette ville prononcent ce mot "Moreal",
en mettant l'accent sur la dernière syllabe.» Aujourd'hui, on dit très
majoritairement [mont-réal], mais on entend parfois [mò-réal].
Ces divers témoignages peuvent paraître un peu trop élogieux,
mais ils ont le mérite de concorder. Étant donné que ces témoignages proviennent
de personnes instruites et ayant séjourné assez longtemps en Nouvelle-France, il
est préférable de leur accorder un certain crédit. C'est pourquoi, malgré
certaines réserves, ces témoignages demeurent précieux et utiles pour connaître
la perception qu'on avait de l'état de la langue des anciens Canadiens.
Quoi qu'il en soit, ces témoignages
confirment ce que les historiens de la langue peuvent constater à partir de
leurs recherches. On sait qu'au XVIIe
et au XVIIIe
siècle il existait deux types de français
employés à Paris: le style familier et le style soutenu. Le style
familier correspondait à celui de la cour et des salons (la noblesse), alors que
le style soutenu était rattaché au barreau (justice), à la chaire (prédication
et enseignement) et au théâtre, c'est-à-dire à la bourgeoisie. Durant au moins
un siècle et demi, les deux usages se concurrenceront, jusqu'à ce que le style
soutenu commence à supplanter le style familier à partir de la seconde moitié du
XVIIIe
siècle. Le français employé en Nouvelle-France était
celui de la cour et
des salons, mais le style familier des colons était également en usage. Le français
soutenu, celui de l'aristocratie,
tombera en désuétude à la Révolution française, mais les Canadiens, eux, en
conserveront un certain usage.
Ainsi, les témoignages des voyageurs en Nouvelle-France sont tout à
fait plausibles, car ils confirment une communauté d'accent et de prononciation
entre les Parisiens et les Canadiens. Par exemple, autant à Paris qu'à Québec,
on disait «ste femme-là», «cré moé», «yé ben adret», «not' seigneur», «leux
cousins», etc. Dans le style soutenu parisien, pas encore à la mode, on disait
plutôt: «cette femme-là», «crois-moi», «il est ben adroit», «notr' seigneur»,
«leurs cousins», etc. Après la révolution de 1789, c'est le style soutenu qui
triomphera, facilité en cela par la quasi-disparition de la noblesse. De plus,
le trait le plus marquant semble être le fait qu'en Nouvelle-France les
Canadiens parlaient une langue commune autant chez l'élite que chez le peuple,
sans distinction de classes.
5.2 La langue des tribunaux
Les tribunaux de la Nouvelle-France ont
laissé des témoignages écrits sur la vie des Canadiens de cette époque. Ce sont
surtout des procès pour les voies de faits, les insultes, les meurtres, les vols
et la fabrication de fausse monnaie qui ont occupé les magistrats. Près de la
moitié des causes devant les tribunaux concernait les violences verbales telles
les injures, la diffamation, la calomnie, les menaces, etc. Or, les accusations
d'injures sont révélatrices de la langue employée en Nouvelle-France, notamment
dans la vallée du Saint-Laurent. Aujourd'hui, ces violences verbales seraient
considérées comme sans importance, mais en Nouvelle-France elles occupaient
considérablement le personnel judiciaire des tribunaux, soit la «prévôté de Québec»,
ainsi que les «juridictions royales» de Montréal et de Trois-Rivières. Une
simple bousculade pouvait entraîner un lot d'insultes et de poursuites
judiciaires. Les procès se déroulaient à huis clos, sans la présence du public,
et l'accusé était présumé coupable jusqu'à ce qu'il soit innocenté.
Les injures variaient selon qu'elles
étaient adressées à des hommes plutôt qu'à des femmes. Pour injurier une femme,
il n'y avait rien de mieux que de l'accuser de prostitution. Les insultes les
plus graves étaient les suivantes : «putain», «putain publique», «putain
d'ivrognesse», «fausse putain de ménagère», «garce», «maquerelle», «coureuse de
garçon», etc. Pour les hommes, les injures les plus infamantes étaient
celles-ci: «fripon», «bougre de fripon», «gueux», «maraud», «coquin», «faquin»,
«canaille», «cartouche», «voleur», etc. On croirait entendre des personnages de
Molière! Traiter quelqu'un de «race de pendu», de
«repris de justice», de «reste de gibet», de «sorcier», etc., entraînait
nécessairement une poursuite
judiciaire, car il fallait un réparation publique de la part de la personne
diffamée. Les noms d'animaux étaient aussi fréquents: «cochon», «bougre de
chien», «vilaine bête», «cavale», «élan», etc. Toutes ces injures étaient les
mêmes qu'en France à cette époque. Mais, vers la fin du Régime français, on
entendit des insultes nouvelles du genre «bougre de Canadien», «foutre de Canadien»,
«femme de Panis» (esclave indien).
Il y
avait aussi les paroles blasphématoires qui étaient considérées comme un
attentat à la majesté divine. Le roi Louis XIV émit même en 1666 un édit à ce
sujet à la demande des autorisés religieuses : l'Édit du roy contre les jureurs et blasphémateurs.
Les paroles blasphématoires
étaient passibles d'amendes importantes
et de punitions corporelles pouvant aller jusqu'à la langue coupée: «nom de
Dieu», «sacre Dieu», «grand Dieu», «mort Dieu», «ventre de Dieu», «Dieu n'est
pas juste», «que Dieu me tue si je ne dis vrai», «mille dieux», etc.
Les autorités coloniales
encourageaient les habitants des villes (Québec, Montréal et Trois-Rivières) à
dénoncer les blasphémateurs en leur promettant de toucher le tiers de l'amende
que ceux-ci auraient à payer.
Malgré la proclamation et la rigueur de l'Édit du roy contre les jureurs et blasphémateurs,
beaucoup de
Canadiens ne s'y conformèrent pas. Ils manifestèrent à cet égard une
indiscipline manifeste et conservèrent leurs habitudes langagières.
Très peu de Canadiens, ni aucun noble ni aucun bourgeois, furent condamnés à
avoir la langue coupée pour avoir blasphémé.
Tous ces petits délits se réglaient
généralement par une réprimande et les frais du procès, qui s'élevaient à
l'équivalent de trois ou quatre jours de travail pour un individu du commun. Si
les insultes venaient autant des femmes que des hommes, les blasphèmes étaient
une caractéristique masculine, et les soldats étaient plus nombreux que les
autres à être traduits en justice pour avoir blasphémé.
La peine capitale était imposée en
Nouvelle-France pour punir les meurtre, la fabrication de faux billets,
plusieurs types de vols, le viol, la désertion, la trahison, la bestialité et
l'homosexualité. En 1663 et 1760, on pense qu'un peu plus de 80 personnes furent
exécutées de la main d'un bourreau. On donnait la mort par pendaison aux gens
ordinaires, mais aussi par le bûcher ou au supplice de la roue. Pour les nobles,
c'était la décapitation.
5.3 Des divergences
dans le vocabulaire
On pourrait donc affirmer qu'on parlait en Nouvelle-France une langue française qui n'avait rien à envier à celle
de
Paris ou des grandes villes françaises. On sait aussi que, à la fin du Régime français, les Français et les
Canadiens avaient une prononciation et un accent assez identiques, mais que le
vocabulaire commençait à diverger quelque peu, le témoignage de l'officier Jean-Baptiste d'Aleyrac
étant le plus significatif à cet égard; Bougainville et Montcalm
mentionnent aussi la question du vocabulaire de la marine. Ainsi, ce qui
distinguait déjà les Canadiens des Français, ce n'était pas la prononciation,
mais le vocabulaire qui commençait à se différencier, ce qui signifiait que l'identité
canadienne était née.
En 1743 et 1752, le père
Louis-Philippe Potier (1708-1781), un missionnaire
d'origine belge, a rapporté dans Façons de parler proverbiales, triviales,
figurées, etc., des Canadiens au
XVIIIe siècle près
de deux
milliers d'expressions inusitées pour lui et employées par les Canadiens. Le
père L.-P. Potier voulait décrire les expressions et les mots qui se différenciaient
du français de l'époque. En voici seulement quelques-uns des termes relevés :
abrier (couvrir),
affalé
(arrêter sur la côte), être allege (vide, sans charge), attisée
(bon feu), bredasser (faire mille petits ouvrages), bûcher du bois
(abattre, couper), calé (chauve), chiard (hachis de bœuf
bouilli et de pommes de terre), chicot de bois (morceau), corder le bois (empiler),
éjarré (avoir les jambes écartées), embouveté (enchâssé),
garrocher (jeter, lancer), gratte
(grattoir), gravois (gravier), mouiller (pleuvoir), se
mouver (agir), poudrerie (fine neige chassée par le vent), raser (frôler),
ripe de bois (copeaux de bois), solage d'une
maison (fondations), tuque (bonnet pointu en laine), de valeur
(c'est dommage). |
Ces quelques exemples révèlent que la plupart de
ces mots sont encore employés aujourd'hui (sauf bredasser, gravois
et affalé qui a changé de sens). D'autres mots sont complètement sortis
de l'usage des Canadiens: fourgailler (remuer), mandacable
(mangeable), tympaniser (railler), etc. En réalité, la plupart des ces mots proviennent
généralement de termes empruntés aux anciens patois ou à un ancien français
régional normand, angevin, saintongeais,
etc. Le corpus rassemblé par le père Potier offre également de nombreux
témoignages de la créativité lexicale des Canadiens en incluant de nouvelles
constructions, généralement aujourd'hui disparus: barricotier («faiseur
de barils»), crépissage («crépir une muraille, une maison»),
débiscarié («délabré»), diabolicités («diableries, jongleries»),
jouailler («jouer souvent») et rafaleux («qui souffle par rafales»). En raison de leur ancienneté, les notes recueillies par Louis-Philippe Potier constituent
le premier et le seul lexique du français parlé en Nouvelle-France. Évidemment,
le document du père Potier demeure une précieuse source pour l'étude de
l'histoire de la langue en Amérique septentrionale, non seulement notamment
dans le Pays-d'en-Haut (région de
Détroit). mais aussi dans la vallée du Saint-Laurent, sans oublier que la
plupart de ces termes étaient aussi employés en Acadie et en Louisiane.
Ces légères différences dans la langue
entre la Nouvelle-France et la France témoignaient des distorsions qui commençaient à se manifester entre les
Canadiens et les Français. Les rivalités entre les deux groupes devenaient de
plus en plus fréquentes à la fin du Régime français. L'exemple le plus manifeste
concerne la rivalité entre le gouverneur Vaudreuil et le général Montcalm. La
conduite parfois arrogante et le mépris de certains officiers français
affermissaient les Canadiens dans leur désir de se différencier de la France.
Les miliciens canadiens se vantaient de pouvoir affronter «au moins trois
Anglais» chacun.
5.4 Les influences amérindiennes
Pour ce qui est des
influences amérindiennes sur la langue française des premiers Canadiens, elles
furent de peu d'importance, sauf en ce qui a trait à la toponymie. Parmi les
plus anciens amérindianismes, on peut relever achigan (poisson, 1656), atoca
(airelle canneberge, 1656), babiche (lanière de cuir cru, 1669), cacaoui
(canard, 1672), carcajou (mammifère, 1685), etc. Ces emprunts aux
langues amérindiennes se poursuivirent au cours du
XVIIIe
siècle,
mais ils demeurèrent toujours relativement modestes, ne dépassant guère une
centaine de termes; ces emprunts seront un peu plus nombreux au
XIXe
siècle et au début du
XXe siècle. Par contre, les colonisateurs
empruntèrent massivement à la toponymie amérindienne (plusieurs centaines de
mots à cette époque). Voici une description de la linguiste contemporaine Marthe Faribault
à ce sujet:
Lors de son deuxième voyage (1535-1536), Jacques Cartier remonte pour la première fois le Saint-Laurent.
Il rencontre des Iroquoiens à Stadaconé («grande falaise» dans leur langue, aujourd'hui Québec) et nomme la région le «Royaume de Canada», du mot iroquoien
kanata qui signifie «village», tandis que la région de Montréal reçoit le nom de «Royaume
d'Hochelaga».
À la fin du XVIe siècle, les Iroquoiens laurentiens se retirent de la vallée du Saint-Laurent. Les Micmacs des Maritimes, qui y venaient déjà depuis longtemps par une route de portages le long des rivières
Restigouche, Matapédia et Matane ou, plus au sud, par le bassin des rivières Etchemin et Chaudière, se firent alors plus présents dans la vallée. Ce sont donc les toponymes de la langue micmaque qui seront adoptés par les Français à la fin du
XVIe siècle et au début du XVIIe. Ainsi, Gaspé, du mot micmac
gespeg signifiant «extrémité», remplace le toponyme Honguedo, d'origine iroquoienne et employé par Cartier. De même,
Québec, du mot micmac gepèg signifiant «détroit», remplace
l'iroquoien Stadaconé. Quant à Anticosti, du toponyme micmac
Natigosteg («terre avancée»), il remplace le nom d'île de l'Assomption donné par Cartier. Enfin, le site de
Tadoussac, du toponyme micmac Giatosog signifiant «entre les rochers», est ainsi nommé par les Français autour de 1600.
|
De façon générale, les emprunts aux langues amérindiennes,
que ce soit pour des mots ou des toponymes, proviennent presque tous des
langues
algonquiennes et concernent les mêmes champs sémantiques (faune, flore,
coutumes locales). Les emprunts à la toponymie amérindienne seront encore plus
massifs dans les siècles à venir au point où ils constitueront une part
importante de la toponymie québécoise.
6
L'instruction au Canada
À l'époque de la Nouvelle-France,
l'instruction demeurait entre les mains des autorités religieuses. Comme en
France, l'instruction devait être au service de la religion catholique. L'objectif
fondamental de l'Église étant la christianisation de la population,
l'enseignement de la lecture et de l'écriture visait avant tout à permettre aux
fidèles de lire les textes religieux et de bien suivre la messe dans le
missel, le livre liturgique officiel. Quant à l'État, il y trouvait son compte, car l'instruction prônait le
respect des autorités.
Au Canada, l'enseignement était donné dans les petites écoles primaires et quelques
rares écoles secondaires. Le Collège de Québec et le Petit Séminaire de Québec
sont demeurés les seuls établissements d'enseignement supérieur au Canada.
6.1 Les petites
écoles
Ce n'est qu'à
l'automne 1635 que fut fondée à Québec, par les jésuites, la première école
primaire en Amérique du Nord. D'autres initiatives du genre furent reprises à
Montréal où les sulpiciens et les frères hospitaliers de la Croix de
Saint-Joseph (frères Charon) fondèrent en 1666 et en 1694 des
établissements de niveau primaire. Dans les décennies qui suivirent, une
trentaine de petites écoles furent ouvertes et parfois fermées sous l'autorité
des communautés religieuses.
Au
début du XVIIIe
siècle, la ville de Québec comptait au moins six écoles primaires où l'on
enseignait en «français du roy» les savoirs de base qu'étaient la lecture, l'écriture et
le calcul. Les jésuites s'occupaient de l'enseignement à Québec pour les
garçons; les ursulines, dès 1639, enseignaient aux filles. À Montréal, c'étaient les
sulpiciens pour les garçons, les sœurs de la Congrégation de Notre-Dame pour
les filles. Les communautés religieuses ouvrirent des petites écoles non
seulement à Trois-Rivières, mais aussi dans les environs de
Montréal (Lachine,
Boucherville, etc.) et de Québec (île d'Orléans, Château-Richer, etc.).
Le taux d'analphabétisme en Nouvelle-France «normal» pour l'époque
variait autour de 60 % pour les femmes et de 40 % pour les hommes.
À la fin du Régime français, alors que
la population était à son maximum, il y avait environ une cinquantaine de
petites écoles le long du fleuve Saint-Laurent. La plupart de ces écoles
consistaient en de petites pièces attenantes au presbytère de la paroisse; en
général, une dizaine d'enfants pouvaient se présenter en même temps. Rares
étaient les bâtiments de pierre prévus spécifiquement à des fins d'enseignement,
sauf dans les trois villes principales (Québec, Trois-Rivières et Montréal). Bien que ces écoles fussent gratuites et ouvertes à tous,
elles sont demeurées peu fréquentées. Évidemment, Québec occupa pendant
plusieurs décennies le rôle de «centre intellectuel» au Canada du fait de son
poids démographique plus important et de la fonction qui lui fut attribuée en
tant que capitale politique, économique et religieuse de la Nouvelle-France.
Le naturaliste suédois
Pehr Kalm (1716-1779), rappelons qu'ils avait passé quelque cent trente jours au Canada, dont sept à
Montréal et trois semaines à
Québec, donna ce témoignage dans Voyage de Pehr Kalm au Canada en 1749,
en parlant des fillettes du Couvent des ursulines de Québec: «Quand elles
ont appris à lire et qu'elles connaissent les éléments du christianisme, leurs
parents les retirent du couvent et les reprennent à la maison.» La plupart des
enfants entraient à l'école vers l'âge de onze ou douze ans, mais ils pouvaient
le faire dès l'âge de six ans, rarement après quinze ans.
En Nouvelle-France, il était interdit aux
hommes d'enseigner aux filles et interdit aux femmes d'enseigner aux garçons,
quel que soit l'âge des écoliers. Les garçons et les filles ne fréquentaient
jamais les mêmes locaux, ni les mêmes lieux de récréation. La ségrégation des
sexes demeurait la norme.
Les manuels, tous rédigés en français, étaient rares et provenaient
exclusivement de France. Les enseignants, généralement des membres des communautés
religieuses, s'inspiraient d'un livre publié en 1654: L'Escole paroissiale ou
la manière de bien instruire les enfans dans les petites escoles. Au début
du XVIIIe siècle, on trouvait aussi
la Conduite des écoles chrétiennes
(1706) de Jean-Baptiste de La Salle et le Catéchisme du diocèse de Québec
(1702) de Mgr
de Saint-Vallier, évêque
de Québec.
Dans les campagnes, la plupart des parents ne voyaient pas la
nécessité d'apprendre à leurs enfants à lire et à écrire pour exploiter le
patrimoine familial. La population était rurale à plus de 75 % et s'étendait sur
un immense territoire sillonné de routes en fort mauvais état. C'est pourquoi, de
façon générale, les élèves restaient à l'école primaire
quelques mois, deux ans au maximum. Les autorités coloniales
jugèrent préférable de ne pas construire d'établissements scolaires dans les
campagnes éloignées des trois grands centres. Par contre, dans les villes, la
durée des études pouvait s'étendre à deux ans pour les hommes et à quelques
années supplémentaires pour les femmes qui devaient
apprendre en plus les travaux ménagers.
Qu'enseignait-on dans les écoles ?
L'objectif premier de l'instruction primaire était beaucoup plus de former de
bons citoyens catholiques aux mœurs exemplaires que de les préparer à études
avancées. Dans un tel contexte, les leçons de religion occupaient une
partie importante de l'horaire quotidien des élèves. C'est pourquoi on y
enseignait la lecture en français pour pouvoir lire les livres pieux, rarement
l'écriture qui demandait plus d'efforts et coûtait plus cher (papier, plumes,
encre, etc.). On ajoutait aussi quelques rudiments d'arithmétique. Dans
ces petites écoles, on n'y offrait généralement aucun cours d'histoire ni de
géographie, encore moins de science. Bref, les connaissances acquises
demeuraient plutôt sommaires. Toutefois, contrairement à la mère patrie, la
langue française était un objectif d'apprentissage pour l'Église de la
Nouvelle-France dans la mesure où
cette langue, et non pas les patois, servait à transmettre les valeurs
chrétiennes aux enfants.
Tant pour les autorités
royales que religieuses, comme c'était d'ailleurs courant à l'époque dans toute
l'Europe, la fréquentation scolaire en zone rurale était souvent perçue par
l'État et l'Église comme inutile et dangereuse parce qu'elle détournait les
enfants des travaux agricoles.
Voici à ce sujet l'opinion d'un intendant de Provence (1782),
opinion très révélatrice de l'attitude générale qu'on partageait alors face aux
écoles:
Non seulement le
bas peuple n'en a pas besoin, mais j'ai toujours trouvé qu'il n’y en eût
point dans les villages. Un paysan qui sait lire et écrire quitte
l'agriculture sans apprendre un métier ou pour devenir un praticien, ce qui
est un très grand mal!
|
Dans l'esprit de l'époque, il
apparaissait plus utile d'apprendre aux paysans comment obtenir un bon rendement
de la terre ou comment manier le rabot et la lime que de les envoyer à l'école.
Dans cette perspective, l'instruction
était considérée comme un luxe. Malgré
tout, les régions isolées du Canada furent périodiquement visitées par des
maîtres ambulants qui offraient, d'une paroisse à l'autre, un enseignement
rudimentaire à la jeune population rurale. Pour la plupart des enfants, la
petite école restait la phase terminale de leurs études.
6.2
Les grandes écoles
Les élèves
qui poursuivaient des études secondaires ou supérieures appartenaient à la
bourgeoisie ou à l'aristocratie. La plupart des enseignants qui enseignaient au
Collège des jésuites (Québec) ou au Petit Séminaire de Québec étaient formés en
France. Les manuels étaient français et la pédagogie était tout à fait similaire
à celle pratiquée en France.
|
Dans toute la Nouvelle-France, le
Collège des
jésuites de Québec était le seul établissement à offrir les deux niveaux d'enseignement:
le primaire, comme dans les petites écoles, et le secondaire (ou collégial). Ce
second niveau correspondait au cours classique donné à la même époque en France:
trois années de français et de grammaire, une année d'humanités, une année de
rhétorique et deux années de philosophie. On estime qu'environ 150 élèves
fréquentaient chaque année le Collège des jésuites, principal foyer culturel du
Canada en Nouvelle-France. Les diplômés du Collège des jésuites se dirigeaient
généralement après leurs études vers les professions libérales ou militaires, ou
bien ils devenaient marchands dans la colonie. Le Petit Séminaire de Québec, le seul
établissement d'enseignement supérieur, formait des clercs pour assister les
prêtres, mais préparait également ceux qui se destinaient à la menuiserie, à la
charpenterie, à la dorure, à la peinture, à la sculpture, à l'arpentage, à l'hydrographie
et à la cartographie (pour les pilotes et navigateurs); on y enseignait le français,
puis les mathématiques, la physique, la géométrie, la chimie et
l'astronomie.
|
Il est important de
noter que l'emploi du français était interdit dans les classes de lettres,
car les cours s'y donnaient uniquement en latin, mais les cours de sciences
pures étaient offerts uniquement en français. Ceux qui se destinaient à la prêtrise étaient formés au
Grand
Séminaire de Québec pour des études de théologie. Quant aux médecins et aux
notaires, ils étaient tous formés en France; les médecins ne travaillaient que pour
les établissements hospitaliers, alors que les notaires étaient recyclés dans
l'enseignement ou l'administration judiciaire. La profession d'avocat était
interdite en Nouvelle-France.
Il
existait d'autres types d'établissements d'enseignement. Il y avait trois
écoles des arts et métiers : une à Québec,
une à Montréal et un autre Saint-Joachim. Ces établissements étaient destinés à
ceux qui désiraient acquérir des connaissances en sculpture, en menuiserie, en
maçonnerie, en cordonnerie, etc. À ces écoles s'est ajouté au Cap-Tourmente une
ferme modèle gérée par la séminaire de
Québec qui offrait aux fils d'agriculteurs une initiation aux métiers de la
terre. Mentionnons aussi à partir de 1671 les écoles de mathématiques et
d'hydrographie à Québec et à Montréal, qui offraient des cours
d'hydrographie et de mathématiques dans le but de former des hommes aux
techniques d'arpenteurs, de cartographes, d'explorateurs et d'officiers de
marine. L'accès à l'ensemble des établissements d'enseignement était gratuit,
mais les coûts inhérents au pensionnat étaient aux frais des parents.
6.3 La qualité de
l'instruction
Bien que peu
poussée, l'instruction au Canada semble cependant d'un degré presque
«remarquable» pour l'époque. En se fondant sur les études les plus sérieuses
portant sur la période 1680 à 1765, il semble que 25 % des adultes étaient en
mesure d'apposer leur signature sur leur contrat de mariage. Il s'agit là d'une
moyenne, car le taux de signature des couples lors du contrat de mariage étaient
de 41 % dans les villes et de 10 % dans les campagnes. Chez les fils et les filles
des officiers militaires, des hauts fonctionnaires, des bourgeois et des grands
marchands, le taux de signature était de 90 %. Chez les soldats, les petits
fonctionnaires et les artisans, le taux de signature ne dépassait jamais les 30%.
Cela dit, il faut comprendre que
lire et écrire étaient à l'époque deux activités différentes. Il était en effet
plus facile d'apprendre à lire qu'à écrire. Lire pouvait ne nécessiter que
quelques mois d'apprentissage, surtout si la lecture demeurait rudimentaire.
Mais écrire, autrement que signer son nom, demandait des études plus prolongées et
exigeait du papier, de l'encre et des plumes, ce qui nécessitait un effort
financier important pour les gens du commun. C'est ainsi que les citadins, même
parmi les peu instruits, pouvaient aisément lire les enseignes des boutiques de
commerçants, d'artisans ou des cabarets. Si tous savaient déchiffrer les
quelques mots des enseignes commerciales, la plupart comprenaient aussi les
affiches d'ordonnance, les convocations en justice, les mandements du clergé,
etc. Beaucoup de Canadiens, qui étaient inaptes à signer leur nom, comprenaient
la signification de tous ces écrits publics.
En 1737, l'intendant
Gilles Hocquart donna une
description de l'éducation reçue au Canada dans un Mémoire :
Toute l'éducation que reçoivent la plupart des enfans
d'officiers et des gentilshommes se borne à
très-peu de chose ; à peine sçavent-ils lire
et écrire ; ils ignorent les premiers
élémens de la géographie, de l'histoire ; il
seroit bien à désirer qu'ils fussent plus
instruits. Le Professeur d'Hydrographie à
Québec est si occupé de sa charge de
Principal de Collège, même des fonctions de
Missionnaire, qu'il ne peut vaquer autant
qu'il est nécessaire à sa charge, de
Professeur.
A
Montréal, la jeunesse est privée de toute
éducation; les enfans vont à des Ecoles
publiques qui sont établies au Séminaire de
St. Sulpice et chez les Frères Charrons, où
ils apprennent les premiers élémens de la
Grammaire seulement. Des jeunes gens qui
n'ont d'autres secours, ne peuvent jamais
devenir des hommes utiles. |
Bref, si l'instruction au Canada
correspondait à peu de choses, elle était encore plus réduite en Acadie, à Louisbourg
et en Louisiane. Quoi qu'il en soit, cette instruction était comparable à celle
offerte en France ou dans les colonies britanniques à la même époque. Le degré
d'instruction était différent selon la classe sociale, le sexe et la richesse,
comme c'était le cas en France, en Nouvelle-Angleterre ou en Angleterre. On peut le texte
complet de Gilles Hocquart (voir le document).
L'éducation relevait des autorités
religieuses. Ce sont donc avant tout les membres des communautés religieuses qui
enseignaient les connaissances élémentaires aux jeunes coloniaux. Mais il y
avait aussi des laïcs érudits qui avaient le droit d'exercer la profession
d'enseignant dans les villes, tels les notaires. Dans les régions éloignées, il
y avait des «maîtres ambulants» qui offraient leur savoir en se promenant d'une
paroisse à une autre, De toute façon, pour pouvoir enseigner, il fallait détenir
une autorisation du gouverneur certifiant les compétences nécessaires en la
matière et surtout faire preuve d'une haute moralité.
7
La croissance démographique
Entre 1635 et 1760, plus de 300 000 Français ont quitté la France pour les
colonies, mais la plupart ont préféré les Antilles ou ce qu'on appelait
alors les «Indes occidentales» (Martinique, Guadeloupe,
Dominique, Sainte-Lucie, Saint-Domingue, Guyane, etc.). Par
exemple, alors que 7000 émigrants français sont arrivés aux Antilles entre 1635 et
1642, seulement 2400 Français avaient choisi le Canada entre 1632 et 1644. Plus tard,
entre 1749 et 1763, le port de La Rochelle enregistra en moyenne quelque 98 départ annuels
de navires pour
les Antilles, mais seulement 16 pour le Canada et 14 pour la Louisiane. En 1663,
on comptait 8000 Français aux Antilles, mais seulement 2500 au Canada.
7.1 Le déficit
démographique
Entre 1635 et
1760, plus de 300 000 Britanniques (Anglais, Écossais, Gallois et Irlandais) ont
quitté la Grande-Bretagne pour la seule Amérique du Nord. Par ailleurs, les deux
tiers des Français sont repartis en France après quelques années, alors que plus de 90 %
des colons anglais sont restés en Nouvelle-Angleterre. Un sujet britannique sur
six vivait dans les colonies, contre un sujet français sur 300! De son côté, le
ministre
Colbert a toujours cru naïvement que pour peupler le Canada il fallait dépeupler
la France! Voici ce qu'il écrivait à l'intendant
Jean Talon le 5 janvier 1666
(«Correspondance entre la cour et l'intendant Talon»):
Le Roi ne peut convenir
de tout le raisonnement que vous faites sur les moyens de former au
Canada un grand et puissant État, y trouvant divers obstacles qui ne
sauraient être surmontés que par un très long espace de temps, parce que
quand même il n'aurait pas d'autre affaire, et qu'il pourrait employer,
et son application, et sa puissance à celle-là, il ne serait pas de la
prudence de dépeupler son Royaume comme
il faudrait faire pour peupler le Canada. |
Pour le ministre Colbert, la population
est comme la monnaie : elle ne doit sortir du royaume que le moins possible. On ignore sur quelles données
précises reposait cette idéologie, puisque l'exemple britannique démontre que ce raisonnement était
erroné: l'Angleterre ne semble pas avoir beaucoup souffert de l'émigration d'une
partie de ses ressortissants vers l'Amérique. Si, au cours du règne de
Louis XIV
(1661-1715), la France n'avait envoyé chaque année que 500 émigrants au Canada, la population aurait atteint en 1760 plus de 500 000 habitants,
de quoi tenir tête aux Britanniques! Il aurait sans doute fallu une série de cataclysmes en France ou
de vastes opérations de racolage manu militari étendues sur plusieurs
années pour drainer un grand nombre d'émigrants vers la lointaine
Nouvelle-France (Acadie, Canada,
Plaisance,
Louisiane et
Louisbourg). À cette époque, on croyait
(sans aucune preuve) qu'il y avait plus de Français à l'étranger que d'étrangers en
France. Toute la politique coloniale de peuplement se résume en ces quelques
lignes du
ministre Colbert et elle
vaudra pour toute l'histoire de la Nouvelle-France:
Vous connaîtrez assez
par ce discours que le véritable moyen de fortifier cette colonie est
d'y faire régner la justice, d'y établir une bonne police, de bien
conserver les habitants, de leur procurer la paix, le repos et
l'abondance, et de les aguerrir contre toutes sortes d'ennemis, parce
que toutes ces choses, qui sont les bases et les fondements de tous les
établissements, étant bien observées, le pays se peuplera
insensiblement, et avec la succession d'un temps raisonnable, pourra
devenir fort considérable, d'autant plus qu'à proportion que Sa Majesté
aura plus ou moins d'affaires au dedans de son royaume, elle lui donnera
les assistances qui seront en son pouvoir. |
Beaucoup de Français à l'époque
croyaient que les colonies lointaines étaient une cause d'affaiblissement pour
la mère-patrie. Or, la Nouvelle-France ne constituait qu'une toute petite pièce
sur l'échiquier politique de Louis XIV. La colonie du Canada ne devait compter que
sur elle-même pour se peupler. L'objectif de la France était de limiter
l'émigration tout en favorisant l'accroissement de la population, une politique
contraire à celle suivie par l'Angleterre. La politique française de peuplement ne
changea pas d'un iota durant tout le Régime français: le peuplement de la Nouvelle-France
ne devait se faire aux dépens de la Métropole. Il s'agissait donc d'un
expansionnisme contrôlé reposant sur quatre principes fondamentaux:
1) l'assimilation religieuse et culturelle
des «Sauvages»;
2) la conversion volontaire des soldats en colons défricheurs;
3) l'émigration d'hommes et de femmes dûment identifiés de la colonie;
4) l'augmentation naturelle de la population grâce à une politique des
mariages.
Les mariages entre les jeunes gens fut
encouragé: l'âge des filles fut fixé à 14 ans, celui des garçons à 16 ans.
En France, les hommes se mariaient généralement à 27 ou 28 ans en moyenne, et à
25 ou 26 pour les filles. Toutefois, en Nouvelle-France, l'accroissement démographique par l'augmentation des naissances avait
ses limites. Si plusieurs mesures mineures, surtout à partir de 1663, n'étaient
venues redresser la situation, on n'aurait probablement jamais parlé
de la Nouvelle-France par la suite. Considérée en
elle-même, la Nouvelle-France avait fait un progrès remarquable entre 1663 et
1754: l'Acadie française comptait 10 000 habitants, le Canada 55 000 et après
1713 Louisbourg 4000 (incluant l'île Saint-Jean). Le
recensement officiel de la lointaine Louisiane en date de 1735 révélait que la
colonie comptait 2450 Français et 4225 esclaves noirs, pour un total de 6675
habitants; selon les historiens, ces chiffres, qui ne tiennent pas compte des
militaires (environ un millier d'hommes), seraient inexacts et certainement
en deçà de la réalité démographique.
D'une étendue démesurée, l'empire français
d'Amérique du Nord était bien fragile, puisqu'il était à peine habité le long
des rives du Saint-Laurent et des côtes acadiennes et terre-neuviennes (colonie
de Plaisance), sans oublier la lointaine Louisiane. De fait, en 1698, 15 965 individus sont recensés dans les
gouvernements de Québec, de Montréal et des Trois-Rivières, seulement 814 dans
la péninsule acadienne et moins de 200 dans la région de Plaisance sur l'île de
Terre-Neuve. Or, en 1700, cet «empire» de quelque 16 500 habitants d'origine
européenne devait faire face à douze (puis treize) colonies britanniques en
pleine croissance démographique et économique, lesquelles comptaient plus de 250
000 habitants en 1700. Quoi qu'il en soit, le déficit
démographique entre la Nouvelle-France et la Nouvelle-Angleterre entraînera
en grande partie la perte de l'Amérique française, mais aussi l'incompétence de
certains officiers français et la quasi-indifférence de la France.
Les
dimensions considérables d'une Nouvelle-France inoccupée constituaient un
casse-tête en soi. Que faire d'une telle coquille vide? L'intendant Talon avait
écrit à Colbert en 1672 que la Nouvelle-France pouvait «devenir un jour un
Royaume très considérable» si le roi le voulait. Mais un État autosuffisant
capable d'en imposer aurait nui à sa gloire! C'est pourquoi
Louis XIV se
disculpait ainsi le 17 juin 1712: «C'est en party la fainéantise et la paresse
des habitans qui empeschent cette colonie d'estre peuplée come elle devroit
l'être.» Non seulement Louis le Grand a
sous-évalué les besoins de sa colonie en hommes et en femmes face à l'avance
prise par les colonies rivales de la Nouvelle-Angleterre, mais il a surévalué
l'aide financière qu'il lui a apportée, lui qui n'hésitait pas à dépenser sans
compter pour son palais de Versailles et ses guerres européennes, pour se
montrer chiche à l'endroit de ses colonies. Comme le pays était souvent en guerre et
que Louis XIV partait avec le Trésor pour soutenir son armée, la réduction
permanente des dépenses était de mise pour les colonies.
7.2 La population
résidente temporaire
Non
seulement il est venu peu d'émigrants français au Canada, mais la plupart de
ceux-ci sont retournés en France et n'ont résidé au Canada que de façon provisoire. En effet, au total, plus de 27 000
émigrants se sont embarqués pour le Canada. De ce nombre, seulement 9000 sont
restés de façon définitive. Cela signifie qu'au moins les deux tiers des immigrants du Canada
retournaient en France ou encore quittaient la colonie septentrionale pour les Antilles
méridionales. La présence
d'une clause de retour dans tous les contrats d'engagement —
on les appelait d'ailleurs les «36 mois» — signifiait bien que
l'immigration définitive au Canada constituait davantage une exception qu'une
pratique courante. En 1672, le
ministre
Colbert écrivait à
l'intendant
Talon:
À l'égard des
Français qui repassent en France tous les ans, Sa Majesté estime que
c'est un désordre considérable auquel il faut tâcher de remédier.
Pour cet effet, elle écrit à M. de Frontenac pour lui défendre de
permettre à aucun Français de repasser en ce royaume, si ceux qui
lui demandent cette permission n'ont femme et enfant, et un
établissement considérable en ce pays-là, Sa Majesté se remettant
toutefois à sa prudence d'user de cet ordre ainsi qu'il estimera à
propos de le faire pour le bien et l'avantage de la colonie, étant
important que les Français ne croient pas être retenus par force au
dit pays, parce que cela empêcherait peut-être un grand nombre d'y
passer, et n'étant pas à propos d'avoir recours à la force que
lorsque tous les autres moyens manquent. |
Autrement dit, le ministre défendait
une chose et son contraire. C'est pourquoi la recommandation n'eut jamais
d'effet. C'était là, entre autres, l'une des grandes différences entre
les colonies de la Nouvelle-France et celles de la Nouvelle-Angleterre: alors
que la plupart des émigrants français arrivaient en Amérique sur une base
temporaire, les émigrants britanniques s'amenaient en Nouvelle-Angleterre pour y
demeurer définitivement.
On se rend compte aujourd'hui que la croissance démographique de la
colonie canadienne dépendait essentiellement de la
seule croissance naturelle, et non pas de l'émigration française. Les Canadiens
de l'époque affichaient des taux de
natalité plus élevés qu'en France, comme c'était aussi le cas immigrants de la Nouvelle-Angleterre. Alors qu'on dénombrait 40 naissances par
1000
habitants dans la France du XVIIe siècle, ce
taux était de 55 au Canada (contre 10 aujourd'hui). Le taux élevé de fertilité des couples
canadiens s'expliquait par le fait d'une meilleure alimentation, de mariages
plus précoces et d'une espérance de vie plus longue. En 1740, le Canada
d'origine française comptait plus de 50 000 habitants, dont 5000 à Québec et
3500 à Montréal. Québec restait la capitale politique, militaire et spirituelle
non seulement du Canada, mais de toute la Nouvelle-France (Canada,
Île-Royale ou Louisbourg, Louisiane). Montréal jouait le rôle de centre névralgique de la traite des
fourrures.
7.3 Une faible population
La France contrôlait un immense territoire qui s'étendait du
Labrador au lac Winnipeg jusqu'à la Nouvelle-Orléans et dont l'économie, assez
florissante, était axée sur la fourrure, la pêche et les sociétés d'État (l'armée, les
forges de Saint-Maurice, les chantiers navals, la pêche). Ainsi, à la fin du
XVIIIe siècle, le territoire qu'on appelait
la Nouvelle-France couvrait une superficie considérable et s'étendait de la
terre de Baffin au nord jusqu'au Mexique au sud et comprenait pratiquement la
moitié du Canada et des États-Unis actuels. Mais la Nouvelle-France du
milieu du
XVIIIe siècle était déjà réduite par rapport à celle de 1712 (avant le
traité d'Utrecht:
voir la carte).
Selon l'article 10 du traité d'Utrecht, la France cédait tout le bassin versant
de la baie d'Hudson à l'Angleterre. Selon l'article 11; elle s'engageait aussi à
rembourser les torts faits à la Compagnie de la Baie d'Hudson en temps de paix.
De plus, selon les articles 12 et 13, la France cédait à l'Angleterre la porte
d'entrée de son empire, soit les colonies de l'Acadie (Nouvelle-Écosse) et de
Plaisance (île de Terre-Neuve et une partie du Labrador).
À la fin du Régime français, en regard des colonies anglaises, le Canada
se révélait bien peu de chose.
La colonie menaçait constamment d'être
étouffée par des territoires anglais au nord (la région de la Baie d'Hudson et
Terre-Neuve) et au sud (les
Treize Colonies de la Nouvelle-Angleterre), lesquels opposaient une population globale d'un million d'habitants,
sans compter une main-d'uvre de nombreux esclaves, probablement plus de 300 000. Néanmoins, vers
1750, la ville de Québec (6000) constituait l'une des quatre villes les plus
importantes de l'Amérique du Nord, avec celles de Boston (16 000), de
Philadelphie (13 000) et de New York (11 000). À cette époque, la population
urbaine du Canada
comptait environ 10 000 habitants, dont 6000 à Québec et 4000 à Montréal, ce qui
équivalait à près de 20 % de la population de toute la colonie. Cependant, dans
la
colonie de l'Île-Royale, la ville de
Louisbourg comptait à elle seule près de 10 000 habitants, civils et militaires
confondus.
En 1745,
l'intendant Gilles Hocquart,
l'un des plus remarquables intendants que la Nouvelle-France ait connu, faisait
part à Louis XV de ses observations d'ordre démographique sur la
Nouvelle-France, qui comprenait alors le Canada, la Louisiane et la colonie de
l'Île-Royale (Louisbourg), mais qui ne comptait que 55 000 habitants par
comparaison au million d'habitants des colonies anglaises de la
Nouvelle-Angleterre :
Québec 1745,Votre Majesté Louis XV,
Malgré tous nos efforts, la population en Nouvelle-France augmente moins rapidement que dans les colonies anglaises. L’an dernier, il y avait environ 55 000 personnes en Nouvelle-France. Trois habitants sur quatre vivent à la campagne. L’autre partie habite dans les villes de la colonie : Québec, Trois-Rivières et Montréal. Québec est la capitale et la ville principale avec 4600 habitants et il y a 3700 personnes à Montréal. Seuls les voyageurs du commerce des fourrures ont un mode de vie plus nomade, les autres sont sédentaires.
La population est toujours concentrée dans la vallée du Saint-Laurent, entre Vaudreuil et l’île-aux-Coudres. Notre territoire de la Louisiane se développe encore plus lentement et seulement 4000 personnes y habitent.
Beaucoup moins de colons que prévu sont venus s’installer dans la colonie. Les familles canadiennes nombreuses sont responsables de l’accroissement de la population. Chaque famille compte en moyenne sept enfants. C’est la venue des filles du roi qui a permis cette croissance importante de la population. En conséquence, la plupart des habitants de la colonie sont nés ici et beaucoup d’entre eux se considèrent Canadiens plutôt qu’immigrants français.
Votre fidèle et très dévoué intendant,
Gilles Hocquart
|
En 1745,
l'intendant Hocquart avait
constaté que la plupart des habitants de la colonie étaient nés au Canada et que
beaucoup d'entre eux se considéraient davantage comme des Canadiens plutôt que
comme des immigrants français. À la veille de la Conquête, ce sentiment
identitaire s'accentuait davantage. Hocquart fut l'un des rares personnages
de la colonie à avoir écrit sur le caractères des «Canadiens»; il en a fait une
description en 1737 dans un Mémoire sur le Canada (voir
le document).
7.4 La vision de Vauban pour le
Canada
|
Pourtant, en 1699, un personnage
prestigieux avait élaboré un plan audacieux pour développer le Canada et la
Nouvelle-France: Sébastien Le Prestre de Vauban
(1633-1707), maréchal de France. On le connait aujourd'hui comme le grand
commissaire des fortifications du royaume de France. Il a consacré sa vie à
rendre la France plus forte. Au lendemain du
traité de Ryswick
(1697), il s'inquiétait déjà de l'état des colonies, notamment du Canada. Vauban
considérait que, après 160 ans de colonisation, le Canada aurait dû avoir une
population de 1,5 million d'habitants dans de belles villes avec des citadelles,
alors que présentement on en comptait 16 000 et aucune ville vraiment fortifiée:
«C'est une très grande honte entre nous... c'est une très grande honte, dis-je,
pour nous que cette colonie soit encore dans l'enfance et qu'elle ne puisse
subsister par elle-même et sans le secours de la vieille France.» Pendant ce
temps, la Nouvelle-Angleterre comptait plus de 230 000 Britanniques. |
Vauban voyait dans la colonie du Canada trois grandes failles : la faible
population, le trop grand nombre de prêtres et la «tyrannie des Compagnies»
qui, composées d'une société de marchands privilégiés, ne songeraient qu'à
leur profit particulier.
Dans son volumineux mémoire de 1699 intitulé Moyen de rétablir nos colonies de l'Amérique et
de les accroître en peu de temps, le marquis de Vauban proposait diverses mesures propres
à assurer à la Nouvelle-France un brillant avenir. Il fallait d'abord «pouvoir
peupler commodément le pays […] et défricher la terre». Vauban croyait qu'il
suffirait de cinq ou six bataillons
à la condition que l'on fournisse à ces hommes
les outils nécessaires, et qu'ils soient accompagnés de charpentiers, de maçons,
de maréchaux, de menuisiers et de serruriers en nombre suffisant. Vauban voyait
grand: il englobait aussi non seulement le Canada, mais aussi la Louisiane et
Saint-Domingue. Il proposait de «désauvaginer» le pays et le rendre «praticable» en bâtissant
des moulins et des scieries, des huileries, des battoirs à chanvre, des fours à
chaux, etc. Vauban croyait qu'il pourrait y avoir au Canada plus de 51 millions
d'habitants vers l'an 2000:
Il est
donc certain qu'il n'y a point d'entreprise plus glorieuse, plus
juste et de moindre dépense, ni qui soit plus digne d'un grand
roi, ni qui, par la suite, puisse être si utile à ses
descendants que l'établissement de ces colonies. Faisons voir
présentement que l'accroissement de ces monarchies (car voilà
comme on les peut appeler) ne serait pas d'une si longue attente
qu'on pourrait se l'imaginer. Pour cet effet, il faut supposer
que le roi, prenant goût à cette proposition, en eût résolu
l'exécution, et qu'il y envoyât des troupes dès la première
année du siècle où nous allons entrer; il est sûr qu'au lieu de
13 à 14,000 âmes qu'il y a présentement dans le Canada, trente
ans après, c'est-à-dire vers l'an 1730, il y en pourrait avoir
100,000, que si nous supposons tout ce nombre-là marié, et le
renouvellement des générations se faire de trente en
trente ans, donnant seulement quatre enfants à chaque mariage,
il se pourrait très bien sans miracle que deux cent-quarante ans
après, c'est-à-dire vers l'an 1970, il se trouverait plus de
monde au Canada qu'il n'y en a jamais eu dans toutes les Gaules,
qui étaient d'une bien plus grande étendue que la France ne
l'est aujourd'hui. Examinons-en la progression plus naturelle,
en supposant l'établissement des colonies suivant l'ordre
ci-devant proposé jusqu'à l'an 1730. Il y aurait pour lors cent
mille personnes mariées au Canada, faisant cinquante mille
mariages que nous posons pour fondement. Total
25 millions 600 mille personnes en neuf générations de trente
années chacune, à compter du commencement du siècle prochain,
qui est beaucoup plus qu'il n'y en a jamais eu dans le vieux
royaume; que si on poussait cela jusqu'à la dixième génération,
on trouverait qu'entre ci et 300 ans, c'est-à-dire vers l'an
2000 du Seigneur, elle pourrait produire 51 millions de
personnes, qui est encore plus qu'il n'y en a dans toute
l'Europe chrétienne. Cependant il n'y a rien là de forcé ni
d'exagéré, étant bien certain que tout cela peut
très-naturellement arriver; car la production de quatre enfants
par mariage est simple et naturelle, si les peuples étant bien
gouvernés et non tourmentés de guerre, de peste et de famine, on
prenait soin de faire marier les jeunes gens de bonne heure. A
quoi il faut ajouter qu'on ne compte rien ici pour la vie des
pères et mères après trente ans passés, bien qu'ils soient
encore jeunes et en état d'avoir des enfants, ni pour les
survenants et nouveaux convertis et désauvaginés, les uns et les
autres passeront pour ceux qui meurent en jeunesse et sans avoir
été mariés. Il ne faut pour tout cela que les assister dans les
commencements, les gouverner avec douceur et les empêcher de se
dissiper par des guerres et par des entreprises hors de portée. |
Sous les conseils du secrétaire à la Marine
Maurepas,
Louis XIV n'a jamais voulu
retenir les propositions de Vauban, étant alors tout préoccupé par la
succession
d'Espagne. Après avoir repoussé presque toutes les propositions de Vauban
sous prétexte que cela occasionnerait des dépenses beaucoup trop élevées,
Maurepas lui avait répondu dans une lettre du 21 janvier 1700 qu'il avait trouvé ses suggestions «très
judicieuses».
En dernière analyse, la France, contrairement à l'Angleterre,
investissait peu dans ses colonies et rechignait à y envoyer des colons.
L'objectif était de faire un maximum de profits avec un minimum
d'investissements de façon à augmenter le pouvoir fiscal de la monarchie qui
pouvait ainsi mener une politique expansionniste en Europe. Bref, ce sont
les colonies françaises qui payaient pour les dépenses somptuaires en Europe.
7.5 Les moyens
réduits de la
politique d'expansion
Pour les colons de
la Nouvelle-Angleterre, l'implantation française au nord (Canada) et à l'ouest (Pays-d'en-Haut
et
Pays des Illinois) était devenue
insupportable, d'une part, parce qu'elle établissait à l'ouest une barrière pour
leur expansion géographique en raison de la possession de la Louisiane, de la
vallée de l'Ohio, sans oublier l'implantation d'une série de forts (voir
la carte des forts) qui servaient
de postes de défense pour le Canada, d'autre part, parce qu'à partir de ces
points d'appui il était possible de la part des Canadiens de mener des raids
meurtriers contre les colonies anglaises.
Par exemple, lorsque
Louis XIV désigna
à nouveau le comte de Frontenac comme gouverneur de la Nouvelle-France en 1698,
il lui ordonna, dans une instruction datée du 7 juin, d'attaquer la
Nouvelle-York (New York), car Sa Majesté «est persuadée que lorsque les troupes
iroquoises ne recevront plus de secours des Anglois, elles seront obligées d'en
passer où Sa Majesté voudra». Conquérir New York signifiait la fin de l'alliance
entre Iroquois et Anglais. Finalement, le projet échouera pour des problèmes
logistiques, sans qu'on ait pensé ce qui serait advenu d'une Nouvelle-York
«française» coincée entre la Nouvelle-Angleterre au nord et les Virginies, puis
les Carolines au sud. Pour remplacer cette conquête, en plein hiver de 1690 (fin
janvier), Frontenac décida d'organiser trois raids contre la
Nouvelle-Angleterre. Pour les commander, il nomma uniquement des Canadiens, plus
propres à la guérilla que les officiers de France; les troupes étaient formées
de Canadiens et d'Amérindiens. Elles pillèrent
Casco (près de l'actuelle ville de
Portland dans le Maine),
Salmon Falls
entre Boston et Casco, puis
Corlar au
sud du lac Champlain, près d'Albany. Les troupes canado-amérindiennes ne prirent
jamais possession des lieux et n'installèrent aucune garnison. Ils s'enfuirent
après les pillages et les massacres de colons anglais.
D'après un ministre du culte puritain,
Cotton Mather (1663-1728), mais aussi l'un des chefs religieux les plus
influents de Boston, ces massacres ont été perpétrés par «des Français à moitié
indianisés et des Indiens à moitié francisés». Quoi qu'il en soit, ces raids
constituaient toujours des coups d'épée dans l'eau avec en prime, le
désir de revanche des Britanniques. Dès la même année, ceux-ci entreprirent une
attaque simultanée sur Québec et sur Montréal, qui échoua.
Par la suite, durant deux ans, de 1708
à 1710, le gouverneur Philippe de Rigaud de Vaudreuil lancera à son tour des
raids sur le Maine, le Massachussetts et le New Hampshire. Vaudreuil
sauvegardait ainsi les alliances avec les Abénakis et les Indiens des missions,
mais la «petite guerre» et les ravages qu'elle causait exaspérèrent à tel point
les habitants de la Nouvelle-Angleterre qu'ils décidèrent de tenter la conquête
de la Nouvelle-France.
Au milieu du
XVIIIe
siècle, la France n'avait plus
les moyens de sa politique d'expansion territoriale. Les
dirigeants de la Nouvelle-France avaient toujours rêvé de chasser les Britanniques
hors du continent. Leur grand rêve était d'étendre la domination française sur
toute l'Amérique du Nord. Embourbée dans des problèmes
financiers constants et des guerres sans fin, la France de Louis XIV, puis de
Louis XV, revendiquait
un vaste territoire sous-peuplé qu'elle ne pouvait contrôler. Elle
croyait alors qu'il suffisait d'arpenter de long en large les grands espaces de
l'Amérique pour en revendiquer ensuite la propriété. Des explorateurs avaient découvert
les Rocheuses à l'ouest et le Mississipi au sud, mais le fait de parcourir un continent ne
signifie pas le posséder, pas davantage qu'un marin n'a des droits sur
l'Atlantique parce qu'il en a fait la traversée. De plus, la Métropole décidait
de tout, alors que les colonies devaient payer ensuite pour les pots cassés
d'une France ruinée. Autrement dit, les Français de
l'époque étaient probablement de meilleurs conquérants que de bons colonisateurs.
Quant aux autorités coloniales de la Nouvelle-France, elles n'avaient jamais cessé,
avec la complicité des Canadiens, des Acadiens et des Indiens, de harceler les
établissements britanniques de la Nouvelle-Angleterre, ce qui constitue pour beaucoup
d'historiens l'une des causes directes du soulèvement généralisé des habitants
de la Nouvelle-Angleterre. Les Britanniques avaient du ressentiment à l'égard
des Français (Canadiens ou Acadiens, sans distinction) qui avaient terrorisé,
pendant des décennies, les colons de la Nouvelle-Angleterre. D'ailleurs, dans
son
Manifeste de 1759, Wolfe souleva
cette question à deux reprises.
Pendant ce temps, en Grande-Bretagne, les
généraux anglais connaissaient depuis 1755 l'imminence de la rébellion des
Treize Colonies et de
leur éventuelle indépendance. C'est pourquoi il fallait que la Grande-Bretagne
élimine au plus tôt
la Nouvelle-France avant que ne commence la guerre de l'indépendance. Militairement, la conquête du Canada offrait aux Britanniques une
voie de retraite sûre vers l'Atlantique et une tête de pont utilisable dans
l'éventualité d'une guerre de reconquête des Treize Colonies. C'est pourquoi la Grande-Bretagne avait décidé de prendre les
grands moyens pour satisfaire ses ambitions: bouter définitivement les Français hors
d'Amérique. Il lui fallait d'abord prendre Louisbourg pour couper les
communications avec la France, puis prendre le contrôle de la vallée de l'Ohio
(le
Pays des Illinois) entre les Grands Lacs
(le
Pays-d'en-Haut) et la
Louisiane, et finalement prendre Québec et Montréal.
La Grande-Bretagne mit sur pied un plan d'ensemble qui comprenait l'envoi de
23 000 soldats et d'une formidable flotte navale. Après la défaite totale des
Français en Amérique du Nord, l'attention des Britanniques pourrait ensuite se
porter dans les Antilles où ils prendront la Guadeloupe, puis la Dominique, la
Martinique, ainsi que toutes les autres îles, françaises ou espagnoles.
Quant à la France,
elle semblait accepter de perdre sa colonie du Canada. Dans une missive
adressée au général Montcalm, datée du 19 février 1659, le maréchal de
Belle-Isle (1684-1761), alors secrétaire d'État à la Guerre, écrivait que le
Canada ne devait plus attendre de recevoir des renforts de la France:
Quant à la besogne que vous
aurez pendant cette campagne, je suis bien fâché d'avoir à vous mander
que vous ne devez point espérer de recevoir des troupes de renfort.
Outre
qu'elles augmenteroient la disette des vivres que vous n'avez que trop
éprouvée jusqu'à présent, il
seroit fort à craindre qu'elles ne fussent interceptées par les Anglois
dans le passage. Comme le roi ne pourroit jamais vous envoyer des
secours proportionnés aux forces que les Anglois sont en état de vous
opposer, les efforts que l'on feroit ici n'auroient d'autre effet que
d'exciter le ministère de Londres à en faire de plus considérables pour
conserver sa supériorité qu'il s'est acquise dans cette partie du monde. |
Or, selon Louis-Antoine de
Bougainville, l'aide de camp du général Montcalm, la France aurait dû envoyer
8000 soldats supplémentaires pour défendre adéquatement la Nouvelle-France
contre la puissante invasion britannique. Parce que
Louis XV avait envoyé 100
000 hommes en Autriche, il n'en disposait que de 1200 en renforts pour le
Canada.
Montcalm en pourparlers avec des
Indiens |
Montcalm n'a pu que répondre au maréchal Belle-Isle:
«J'ose vous répondre de mon entier dévouement à sauver cette malheureuse
colonie ou à mourir.» Les historiens ont beaucoup reproché au général
Montcalm un certain défaitisme, car dès son arrivée au Canada il n'a cessé de
prédire la défaite et de l'annoncer comme inéluctable. Il ne devait pas sauver la colonie et
allait décéder le 14
septembre 1759 lors de la prise de Québec.
La réponse du
ministre Berryer
(alors secrétaire d'État à la Marine) à
Bougainville venu solliciter des renforts pour la Nouvelle-France ne laisse
pas de doute sur les intentions de la France: «Quand le feu est à la maison,
on ne doit pas chercher à sauver les écuries.» Ce à quoi Bougainville aurait
rétorqué: «On ne dira pas, du moins, que vous parlez comme un cheval.» À ce
moment, la colonie du Canada ne constituait qu'un partie de l'immense
Nouvelle-France, l'empire français en Amérique du Nord.
|
À peine débarqué,
Montcalm se trouva en conflit sur la stratégie à employer avec
le gouverneur général de la Nouvelle-France, un Canadien, Pierre
Rigaud de Vaudreuil, ce qui s'annonçait mal pour la suite des
événements. Au même moment, Catherine la Grande
montait sur le trône de Russie et rêvait d'un empire qui comprendrait tout
l'ouest de l'Amérique du Nord. Elle voulait étendre le commerce russe des
fourrures le long de la côte occidentale de l'Amérique et affirmer sa
souveraineté sur cette région en y établissant des colonies russes. Mais la
Russie allait devoir se contenter de l'Alaska où elle installera des colonies de
peuplement à partir de 1784 jusqu'à la vente du territoire aux États-Unis en
1867.
En résumé, la langue française s'est imposée
très tôt dans
la colonie canadienne. Et ce français ressemblait grandement à celui qui était parlé en
France, sans nécessairement être celui de la région parisienne, ni d'aucune
autre région en particulier. Mais, déjà à la fin du Régime français, certains
termes commençaient à diverger au point où certains voyageurs français
pouvaient lui trouver une couleur «provinciale», sans pouvoir déceler une
province plutôt qu'une autre. Le français du Canada se comparait donc à celui
parlé en France, même s'il était fortement influencé par les divers français
régionaux de la Métropole. Il n'était pas encore imprégné des influences anglaises
et reflétait une tendance nettement archaïsante.
Toile du marquis de
Montcalm:
Council with the Allies, de Robert
Griffing.
Griffing un
peintre américain né en 1940 à Linesville en Pennsylvanie. Il
s'est spécialisé dans l'illustration de la vie des Indiens des
Grands Lacs et des Indiens de l'Est. Ses peintures reflètent
l'époque du XVIIIe siècle, qui a marqué le début des années
d'incertitude pour les autochtones, alors qu'ils luttaient pour
survivre à l'empiètement des Européens.
La toile
Council with the Allies ("Conseil avec les alliés")
représente le général Louis-Joseph, marquis de Montcalm, alors
qu'il rencontre leurs alliés indiens près du fort Carillon sur
la rive du lac Champlain; aujourd'hui, ce fort est connu comme
le fort Ticonderoga. Certains Amérindiens sont venus d'aussi
loin que les Grands Lacs pour à joindre à Montcalm qu'ils
considéraient comme un grand chef. Le seul fait de parler avec
le général français était considéré comme un grand honneur pour
les autochtones.
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Dernière mise à jour:
12 septembre, 2024
Bibliographie portant sur
la Nouvelle-France
|
(1) La Nouvelle-France
(1534-1760)
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La Nouvelle-France et ses
colonies
Bibliographie
portant sur la Nouvelle-France