Le
Pays des Illinois était une
subdivision administrative et politique de la
Louisiane à l'époque de la
Nouvelle-France. Sous le Régime français, la Louisiane comptait deux
zones appelées, d'une part, la «Haute-Louisiane» ou
«Pays des Illinois» (au nord de la rivière Arkansas et au
centre de la vallée du Mississippi),
d'autre part, la «Basse-Louisiane», au sud, le fleuve
Mississippi constituant l'épine dorsale de la colonie.
Mais la distance entre la Haute-Louisiane et la
Basse-Louisiane demeurait considérable: plus de 1000
kilomètres.
Évidemment, le Pays des Illinois est un espace colonial beaucoup moins connu que les territoires de la vallée du Saint-Laurent (le Canada) et de l'Acadie, et même de la région du Mississipi avec les villes de La Nouvelle-Orléans et de Mobile. La Haute-Louisiane, située à la charnière du Canada et de la Basse-Louisiane, fut appelée «Pays des Illinois» en raison de la présence d'une puissante confédération autochtone, les Illinois. |
Cette confédération était composée des peuples suivants: les Cahokia, les Kaskaskia, les Moingwena, les Michigamea, les Peoria et les Tamaroa, mais aussi les Albiui, les Amonokoa, les Chepoussa, les Chinkoa, les Coiracoentanon, les Espeminkia, les Maroa, les Matchinkoa, les Michibousa, les Negawichi et les Tapouara. Dans une carte dressée en 1755 par le cartographe Jacques-Nicolas Bellin (voir le document), la «Partie occidentale» de l'Amérique française était divisée en plusieurs «pays» : «pays des Renards», «pays des Mascoutens», «pays des Illinois», «pays des Miamis», «ancien pays des Hurons», etc. Autrement dit, selon la tradition française de l'époque, il existait autant de «pays» que de «nations» amérindiennes.
2.1 La situation stratégique de la région
Le Pays des Illinois, à l'origine uniquement habité par la confédération des Illinois, fut découvert en 1673 par l'explorateur canadien Louis Jolliet (1645-1700) et le jésuite français Jacques Marquette (1637-1675); ils décrivirent la région comme une «terre d’abondance». En passant par les Grands Lacs (ou Pays-d'en-Haut) Louis Jolliet et le père Marquette découvrirent aussi le Mississipi (désigné alors sous le nom de fleuve Colbert) en juin 1673, mais les deux explorateurs jugèrent leur mission accomplie avant d'arriver au golfe du Mexique. Encore aujourd'hui, plusieurs historiens estiment que l'on doit considérer Jolliet et Marquette comme les véritables découvreurs du Mississipi et ne reconnaissent à Robert Cavelier de La Salle que le mérite d'avoir descendu le fleuve jusqu'au golfe du Mexique. De La Salle (1643-1687) gagna le confluent de l'Illinois et du Mississippi en 1682, puis donna le nom de Louysiane aux régions traversées durant cette expédition, en l'honneur du roi Louis XIV, mais c'est la graphie Louisiane qui resta (avec un «i» en lieu et place du «y»). La prise de possession officielle de la nouvelle colonie eut lieu le 9 avril 1682.
Au cours des première décennies, la présence française dans le Pays des Illinois se limita à des activités entreprises par les coureurs des bois et les missionnaires. Les premiers établissements français furent simplement des missions destinées aux Amérindiens. En 1699, les prêtres des Missions étrangères fondèrent la mission de Cahokia, sur le Mississipi. En 1703, les jésuites fondèrent une autre mission qui deviendra le village de Kaskaskia, sur la Kaskaskia. À partir des années 1690, d'anciens coureurs des bois commencèrent à s'établir dans le Pays des Illinois. En 1712, la population du Pays des Illinois atteignait 6730 habitants, en grande majorité des Amérindiens.
Au début des années 1710, les autorités françaises constatèrent que le Pays des Illinois revêtait un intérêt stratégique pour la défense du Canada et de la Louisiane. En effet, la région constituait la voie de communication par excellence entre le Canada et la Basse-Louisiane. C'est pourquoi elle ne pouvait être laissée à la merci d'une nation amérindienne trop belliqueuse, comme les Renards et les Outagamis (voir la carte des autochtones), ou au pire être laissée aux Britanniques de la Nouvelle-Angleterre. Ceux-ci faisaient justement construire des forts à différents points névralgiques du réseau hydrographique du fleuve Mississippi dans le but précis d'empêcher toute communication entre le Canada au nord et la Louisiane au sud.
2.2 L'implantation de la colonie
Il fallut cependant attendre les années
1720 pour noter un effort concerté dans la construction
des forts, l'installation des postes de traite et l'établissement des foyers de peuplement au
Pays des Illinois. En 1717, la région fut officiellement rattachée à
la Basse-Louisiane. En 1718, le territoire, aussi appelé la
Haute-Louisiane, devint l'un
des neuf districts administratifs et militaires de la colonie
louisianaise. Le fort de Chartres fut érigé en 1719; la construction du premier fort, en bois,
fut terminée en
1721, et le troisième fort, fait de pierres, n'allait être construit que dans les
années 1750, donc à la fin du Régime français. Ce fut la seule fortification de pierres jamais construite
par les Français dans la région. Au cours de l'année 1719
naquirent trois autres villages: Kaskaskia, Prairie-du-Rocher et
Saint-Philippe. Enfin, un autre établissement, Sainte-Geneviève,
allait être créé vers 1750 et plus tard Saint-Louis (1764), alors
sous Régime espagnol.
Le chef-lieu du Pays des Illinois était Fort-de-Chartres, au point de rencontre du fleuve Mississippi et de la rivière Meramec, affluent du Mississippi. La région, peu peuplée de colons français, connut une effervescence plus marquée entre les confluents du Mississippi, de la rivière Meramac et de la rivière des Kaskaskias. Vivant en étroite fréquentation avec les Amérindiens, la population française était regroupée en plusieurs villages : Cahokia (1699), Saint-Philippe (vers 1723), Prairie-du-Rocher (vers 1721), Fort-de-Chartres (1719), Kaskaskia (1703), Sainte-Geneviève (vers 1732) et Vincennes (1732) situé un peu plus à l'est, aux abords de la rivière Wabash (principal affluent de la rive droite de la rivière Ohio). Ce territoire comprendrait aujourd'hui les États de l'Ohio, de l'Indiana, de l'Illinois et d'une partie du Kentucky (voir la carte). |
Au cours de la décennie de 1720, des colons venant de la France et d'autres parties de la Nouvelle-France, comme la vallée du Saint-Laurent et le Pays-d'en-Haut, vinrent grossir les rangs des villages de la Haute-Louisiane (ou «Pays des Illinois»). Le premier recensement effectué en juin 1723 dénombrait 110 habitants, dont des femmes et des enfants, à Kaskaskia, à Cahokia et à Fort-de-Chartres. En 1718, la population du Pays des Illinois était estimée à 4980 habitants, presque tous des Amérindiens. Mais en 1723, les Illinois et autres peuples apparentés n'étaient plus que 3800.
L'augmentation rapide du nombre de Français dans le Pays-d'en-Haut fit craindre des débordements dans le Pays des Illinois. De fait, en août 1702, Étienne de Carheil, missionnaire à Saint-Ignace de Michilimakinac depuis 1686, écrivit une lettre au gouverneur général Louis-Hector de Callières pour lui exprimer ses récriminations contre les soldats et les marchands français qui exerçaient le commerce de l'eau-de-vie et des «femmes sauvages». L'évêque de Québec, Mgr de Saint-Vallier, décida en 1719, sur recommandation des jésuites, de séparer les Français des autochtones. C'est ainsi que les Kaskaskias quittèrent leur village pour s'établir à une lieue et demie au nord du village français, tandis que les Michigameas s'installaient à une lieue au nord de Fort-de-Chartres. Vers 1720, la population des Français surpassait celle des autochtones dont le nombre avait diminué de 80 %. D'abord un espace administratif et défensif, la région allait subir d'importantes modifications pour devenir un centre de production de céréales. Durant tout le Régime français, le territoire fut le grenier agricole de la Basse-Louisiane: les Français, aidés d'esclaves noirs, cultivaient surtout le froment et le maïs.
2.3 La population
Au début des années 1730, la population coloniale au centre de la vallée du Mississippi atteignit environ 1000 habitants. Vingt ans plus tard, soit à l'apogée du Régime français, la colonie de l'Illinois comptait quelque 3000 habitants. Le Pays des Illinois comprenait des Français, des Canadiens, des Noirs, des Amérindiens, voire des Afro-Amérindiens, mais le «français du roy» servait de langue véhiculaire pour tout ce beau monde. Certains Canadiens qui habitaient le Pays des Illinois s'unirent avec des Amérindiennes, ce qui favorisa des liens de parenté avec les populations locales, liens qui s'avéraient très profitables pour les activités commerciales. Les jésuites décidèrent d'officialiser les «concubinages» et de marier chrétiennement ces couples par le sacrement du mariage. Plus réceptives à la parole des missionnaires, les épouses illinoises participèrent activement à la christianisation et à la francisation de leurs enfants. Quels qu'ils soient, tous les habitants s'associèrent à diverses activités, dont la production de sel, l'extraction du plomb, le transport fluvial, la traite des fourrures et la production agricole. Les individus et les familles continuaient d'entretenir des liens commerciaux et familiaux avec la France, ainsi qu'avec le Canada et la Basse-Louisiane. Déjà occupée par de nombreux Canadiens qui possédaient des terres très fertiles, le Pays des Illinois apparaissait comme une solide assise pour le développement de l'empire français en Amérique du Nord.
2.4 Le métissage
Le Pays
des Illinois fut une terre privilégiée pour les mariages mixtes et
le métissage. Les mariages entre Français et Indiennes furent
perçus par les autorités comme un excellent moyen pour encadrer et
assimiler les indigènes. Il faut préciser que l'absence totale de
femmes blanches au Pays des Illinois a incité les Français à se
trouver des «compagnes» indiennes dans les villages autochtones. C'est donc
l'extrême rareté des Française dans cette région, qui a entraîné la croissance
du métissage entre Français et Indiennes. Les missionnaires ont certes critiqué
«le libertinage des François avec les Sauvagesses», mais ils n'ont pu convaincre
les coureurs des bois, les voyageurs et les colons de pratiquer l'abstinence sexuelle, surtout que les femmes
indiennes manifestaient une sexualité peu marquée par la honte et les interdits,
comme c'était le cas en France et dans la vallée du Saint-Laurent. À l'exception
des missionnaires, tous les Français ou presque vivaient avec une
compagne indienne, et ce, malgré l'indignation des missionnaires.
Afin de minimiser le nombre des «concubinages scandaleux», les
autorités coloniales incitèrent les Français à accepter au moins le
mariage chrétien officiel plutôt que l'union libre «à l'indienne».
Il convenait aussi que la mère et les enfants soient baptisés et
deviennent catholiques. Un officier français, qui voyagea en
Louisiane au milieu du XVIIe
siècle, fit ce constat sur les origines du Pays des Illinois:
Je me suis informé de la manière dont l'émigration des François s’est faite ici. Le pays des Illinois fut d'abord découvert par des coureurs de bois ; [...] ils s’y fixèrent, & firent alliance avec les naturels du pays. Plusieurs d’entr'eux épousèrent des filles Sauvages, dont la plupart se firent Chrétiennes. |
Les
missionnaires croyaient alors que les «Sauvagesses illinoises»
allaient transformer par un mariage chrétien les Français débauchés
en de fervents pratiquants. C'est pourquoi le jésuite Julien Binneteau put faire ainsi l'éloge des femmes illinoises, même
lorsqu'elles étaient mariées à un «Sauvage» («Mémoire
concernant les Illinois», 1732)
:
Il y a des femmes mariées à nos François qui seroient d’un bon exemple dans les maisons de France les mieux réglées. Quelques unes de celles qui sont mariées aux sauvages ont un soin extraordinaire d’entretenir la piété dans les familles ; elles instruisent elles mesme leurs enfants ; elles exhortent leurs maris à la vertu, leur demandent le soir s’ils ont fait leurs prieres, les portent à frequenter les sacrements. |
Très réceptives au message chrétien, beaucoup d'Illinoises ont effectivement aidé les jésuites à imposer cette forme du mariage religieux. Toutefois, tous ne partageaient pas ce point de vue. D'abord, les jésuites ne parvinrent pas à mettre fin réellement au concubinage, à tel point que certains d'entre eux se crurent obligés de demander aux autorités louisianaises d'envoyer des officiers accompagnés de soldats pour empêcher «les crimes scandaleux» de plusieurs Français qui débauchaient «les filles et les femmes des Illinois», surtout dans les villages de Cahokia et de Kaskaskia.
Un autre problème se présenta. Même catholiques, les Illinoises élevaient leurs enfants métis «à l'indienne», donc en leur apprenant la langue indienne locale, ce qui contribuait à l'«ensauvagement» des maris français. Les enfants restaient dans la tribu et devenaient des Indiens à part entière. Ainsi, le missionnaire français François Le Maire (1675-1748), qui avait œuvré en Louisiane, déclarait pour sa part : «Toute sauvagesse est toujours sauvagesse, c'est a dire, volage, et de tres difficile retour quand elles sont une fois dereglées.»
Les sources sont presque inexistantes sur la francisation des Indiennes, mais il est probable que peu d'entre elles se soient francisées, du moins dans le Pays des Illinois ainsi que dans le Pays-d'en-Haut, car c'est seulement dans la vallée du Saint-Laurent que l'assimilation des autochtones a été importante. Les historiens croient cependant que les Illinoises furent davantage christianisées que les Indiennes du Pays-d'en-Haut et qu'en conséquence elles eurent plus la possibilité d'adopter la culture française. À partir des années 1730, les autorités louisianaises firent la différence entre les «Métis légitimes» et les «Métis bâtards». Si les premiers étaient baptisés et s'assimilaient progressivement aux Français, les seconds s'intégraient aux cultures autochtones. Il est donc probable que, dans le Pays des Illinois, les maris français ont pu assimiler leur compagne indienne, mais ce fut certainement l'inverse au Pays-d'en-Haut. Malheureusement, les sources historiques demeurent extrêmement discrètes sur la francisation des Illinoises et il faut se rabattre sur des hypothèses.
3 La langue française au Pays des Illinois
Entre le Canada, c'est-à-dire la vallée du Saint-Laurent et la Louisiane, et la Louisiane, plus particulièrement la Basse-Louisiane, le français servait de langue véhiculaire dans le Pays des Illinois. En raison du contexte très particulier, le français qu'on utilisait dans le Pays des Illinois témoignait d'une certaine spécificité par rapport à celui employé dans la vallée du Saint-Laurent. C'est surtout le lexique qui a été touché, car les Français et les Canadiens qui vivaient en Haute-Louisiane utilisaient certains termes particuliers inconnus à Montréal et à Québec, notamment des termes liés au climat, à la géographie, à la faune et à la flore.
En 1743 et 1752, le père Louis-Philippe Potier (1708-1781), un missionnaire d'origine belge, a rapporté dans Façons de parler proverbiales, triviales, figurées, etc., des Canadiens au XVIIIe siècle près de deux milliers d'expressions inusitées pour lui et employées par les Canadiens, incluant les emplois du Pays-d'en-Haut et de la Haute-Louisiane. Le père L.-P. Potier voulait décrire les expressions et les mots qui se différenciaient du français de l'époque. Dans son ouvrage, le père Potier ne signale pas explicitement de différences entre le français de la vallée laurentienne et celui de la colonie de l'Illinois (Haute-Louisiane). Cependant, il note des emplois qu'il a remarqué à Détroit (Pays-d'en-Haut) et ailleurs, sans les distinguer s'ils sont spécifiques ou non dans une région en particulier.
Pour sa part, le linguiste Peter W. Halford (1942-2002), spécialiste de la francophonie franco-américaine à l'Université de Winsor, a étudié le français de la colonie de Détroit et de celle du Pays des Illinois; il décrit (dans «En route vers le Pays des Illinois et le pays d'en Haut: quelques aspects du vocabulaire du Détroit») le français en usage dans cette colonie comme «un bel exemple de continuité et de modification, de maintien et d’innovation». Halford mentionne que, selon les sources consultés, le vocabulaire «de l'intérieur» (ou de la «frontière») est clairement celui du français de la Nouvelle-France du XVIIIe siècle, avec uniquement quelques éléments lexicaux qui auraient surpris les habitants des anciens centres dans la vallée laurentienne.
Mais Peter W. Halford signale qu'il est néanmoins possible de relever un certain nombre de désignations qui sont inusitées ou rares ailleurs en Amérique septentrionale, en raison de l'importance des voies d'eau dans les «voyages» de l'époque. Il cite quelques exemples: coulée («chenal»), chenail («chenal, canal»), raccros («petite anse»), rigolet («petit chenal») et roulin d'eau («vague»). Des termes relatifs à la flore et à la faune ont été répertoriés avant l’arrivée du père Potier, et ils le sont encore de nos jours. Parmi les plantes particulières, signalons les suivantes: assimine («fruit de l'assiminier), citron («pomme de mai, fruit du podophile pelté), noyer ou noix de France («noyer» ou «fruit du noyer noir»), noyer blanc («noyer tendre»). La faune aussi a ses particularités : boeuf sauvage («bison»), boeuf illinois («bovin de race européenne»), rat des bois («opossum»: marsupial d'origine algonquienne, oposon), caille des prairies («alouette»), canard de France ou canard français («canard colvert» ou «canard malard»), faon («peau de chevreuil remplie d'huile»). On trouve aussi quelques termes spécifiques à la traite des fourrures: bateau du cent (canot capable de transporter cent paquets des voyageurs»), brasse de tabac («mesure de tabac roulé»), couteau boucheron («sorte de couteau de boucher»), piroguée («contenu d'une pirogue»), paquet («bale de fourrures»), souliers sauvages («mocassin à l'indienne»). Il y avait aussi plusieurs autres mots employés à l'époque dans ce français régional, mais qui sont aujourd'hui complètement sortis de l'usage.