Francis Masères, 1766 Considérations sur la nécessité de faire voter un acte par le Parlement pour régler les difficultés survenues dans la province de Québec |
Francis Masères (1731-1824) fut un avocat, un juge, un mathématicien et un historien britannique. Il fut procureur général de la province de Québec, du 26 septembre 1766 jusqu'à l'automne 1769, et membre de la Société royale de Londres. En mars 1768, le gouverneur Guy Carleton (1768-1778) lui commanda un rapport sur la réforme du système de lois, qui devrait s'appliquer dans la province; il remit son rapport en février 1769. Masères sera en partie responsable de l'adoption de l'Acte constitutionnel de 1791. Le texte original du rapport fut rédigé en anglais par Francis Masères, sous le titre de Considerations on the expediency of procuring an act of parliament for the settlement of the province of Quebec. Cependant, le gouvernement canadien dispose aussi d'une version française, dont en voici un extrait.
Les difficultés qui sont survenues au sujet du gouvernement de la province de Québec et qui vraisemblablement se produiront encore, en dépit des meilleures intentions de ceux que Sa Majesté a chargés de l'administration des affaires de cette colonie, sont si multiples et si sérieuses qu'elles causent les plus grands embarras et les plus grandes craintes aux officiers auxquels Sa Majesté a confié la charge des principaux départements de ce gouvernement et qu'ils désespèrent d'y apporter une solution, sans l'aide d'un acte du Parlement pour appuyer et justifier leur conduite. Il s'agit de maintenir dans la paix et l'harmonie et de fusionner pour ainsi dire en une seule, deux races qui pratiquent actuellement des religions différentes, parlent des langues qui leur sont réciproquement étrangères et sont par leurs instincts portées à préférer des lois différentes. La masse des habitants est composée ou de Français originaires de la vieille France ou de Canadiens nés dans la colonie, parlant la langue française seulement et formant une population évaluée à quatre-vingt dix milles âmes, ou comme les Français l'établissent par leur mémoire, à dix milles chefs de famille. Le reste des habitants se compose de natifs de la Grande-Bretagne ou d'Irlande ou des possessions britanniques de l'Amérique du Nord qui atteignent actuellement le chiffre de six cents âmes. Néanmoins si la province est administrée de manière à donner satisfaction aux habitants, ce nombre s'accroitra chaque jour par l'arrivée de nouveaux colons qui y viendront dans le dessein de se livrer au commerce ou à l'agriculture, en sorte qu'avec le temps il pourra devenir égal, même supérieur à celui de la population française. Les Français sont presque tous catholiques romains; à l'époque de la conquête de cette province il ne s'y trouvait que trois familles protestantes et ce nombre n'a sans doute pas augmenté, car il ne s'est fait aucun travail de conversion parmi les Français. Mais ce qu'il y a de plus à déplorer c'est qu'ils sont fanatiquement attachés à la religion du pape et regardent tous les protestants avec un œil de haine. Cet état de choses regrettable a été et sera encore vraisemblablement une cause d'inimitié et de désunion entre les anciens et les nouveaux habitants. Les Français insistent pour obtenir, non seulement la tolérance de l'exercice public, de leur culte religieux, mais aussi une part de l'administration de la justice en qualité de jurés et de juges de paix ou autre chose semblable; et aussi le droit de remplir, en commun avec les Anglais, toutes les charges du gouvernement. Les Anglais, au contraire, affirment que les lois d'Angleterre promulguées contre les papistes doivent avoir leur application dans cette colonie et qu'en conséquence, les Canadiens d'origine, à moins qu'ils ne croient devoir embrasser le protestantisme, doivent être exclus de toutes les charges de l'administration; en outre, une partie de la commission du gouverneur semble corroborer cette opinion : je veux parler de celle qui lui confère le pouvoir de convoquer et de constituer une assemblée générale des francs-tenanciers et des colons de la province, car il y est expressément déclaré qu'aucune personne élue pour faire partie de cette assemblée ne pourra y siéger et y voter avant d'avoir au préalable fait et signé la déclaration contre la papauté, prescrite par le statut "25 Car. 2" ce qui exclurait effectivement tous les Canadiens.
Les Français demandent la tolérance de la religion catholique en
s'appuyant d'une part sur la justice d'une telle réclamation, étant
donné qu'ils appartiennent presque tous à cette religion, et d'autre
part sur la stipulation énoncée à cet égard dans le quatrième
article du traité de paix définitif, laquelle se lit comme suit: "Sa
Majesté Britannique convient de Son Côté, d'accorder aux Habitants
du Canada la Liberté de la Religion Catholique; En conséquence Elle
donnera les Ordres les plus précis et les plus effectifs pour que
ses nouveaux Sujets Catholiques Romains puissent professer le Culte
de leur Religion selon le Rite de l'Élise Romaine, en tant que le
permettent les Loix de la Grande-Bretagne." Ces derniers mots "en
tant que le permettent les Loix de la Grande-Bretagne" rendent la
stipulation, prise dans son ensemble, bien douteuse en faveur de
cette tolérance, car il peut être raisonnablement soutenu que les
lois de la Grande-Bretagne ne permettent nullement l'exercice de la
religion catholique. En second lieu, supposons que ces mots ne font pas allusion à la tolérance actuelle de la religion catholique, en vertu des lois de la Grande-Bretagne, mais qu'ils indiquent seulement que la religion catholique pourrait être tolérée à un certain degré (bien qu'elle ne le soit actuellement dans aucune partie des possessions britanniques, en vertu des lois de la Grande-Bretagne) sans violation des lois de la Grande-Bretagne, il y aurait néanmoins de sérieuses raisons de croire que les lois de la Grande-Bretagne ne permettent cette tolérance à aucun degré. En effet le statut "I Eliz., c. i" pour restituer à la couronne la suprématie dans les affaires ecclésiastiques, s'applique expressément à toutes les possessions futures de la reine, comme à celles appartenant déjà à la couronne au moment de la sanction de l'acte. Les mots de la section 16 se lisent comme suit: "il est décrété qu'aucun prince étranger, aucun prélat et aucune personne exerçant un pouvoir spirituel ou temporel, ne pourra par la suite remplir ou exercer en aucune façon les fonctions attachées à une juridiction ou à un pouvoir spirituel ou ecclésiastique dans les limites de ce royaume ou dans les limites d'aucune autre possession ou contrée de Sa Majesté, attachée présentement à la couronne ou qui le sera à l'avenir, attendu que tel pouvoir ou telle juridiction est clairement aboli dans ce royaume et dans les autres possessions de Votre Altesse." Dans le paragraphe suivant, toute juridiction ou suprématie ecclésiastique est transférée et attachée à la couronne à perpétuité. Il est donc clair que le roi, en vertu des lois de la Grande-Bretagne, se trouve le chef suprême de l'Église de la province de Québec comme de celle du royaume lui-même. Maintenant il est de l'essence même de la papauté que le pape et non le roi constitue l'autorité suprême, en matière spirituelle. Donc, cet attribut essentiel de la papauté ne peut être toléré en vertu de la stipulation ci-dessus du traité définitif, et par suite tous les appels au pape, toutes les charges des dignitaires ecclésiastiques de Québec conférées par le pape lui-même, par ses légats ou d'autres personnes relevant de son autorité, de même que toutes les collations de bénéfices ou les nominations d'évêques pour la province qui constituent un pouvoir que le pape a exercé jusqu'ici, au moins en autant qu'il fallait son approbation avant l'entrée en fonction de l'évêque, doivent ,être actuellement illégaux et nuls.
Mais ce statut va beaucoup plus loin, car il oblige toute personne
remplissant des fonctions ecclésiastiques et tout laïque occupant une
charge quelconque ou faisant partie du service de la couronne, de même que toute personne tenant des terres de la
couronne pour lesquelles elles rendent hommage, à prêter te serment
de suprématie à la reine ou à ses successeurs sous peine de perdre
leur bénéfices ou charges, etc., non seulement clans le royaume
d'Angleterre mais dans toutes les possessions de Son Altesse la
reine. En sorte que, conformément à ce passage de l'acte, tout le
clergé canadien et une grande partie des laïques pourraient être
appelés à prêter le serment de suprématie, bien qu'il soit reconnu
que les catholiques, même les plus modérés, ne pourraient se
soumettre à cette injonction contraire au principe fondamental de
leur religion. Or la différence entre les catholiques modérés et les
papistes plus violents et zélés qui sont guidés surtout par les
jésuites, consiste en ce que ceux-ci attribuent au pape un pouvoir
illimité, en matière temporelle comme en matière spirituelle, et
affirment qu'il peut déposer les rois, relever les sujets de leur
allégeance et commettre de la même manière d'autres méfaits aussi
extravagants, tandis que ceux-là refusent de reconnaître son pouvoir
temporel et n'admettent que sa suprématie spirituelle. |