Histoire du français
Chapitre 1

(1) L'expansionnisme linguistique
du monde romain

 


Plan du présent article

1. Les origines latines
2. La Gaule romaine

    Les peuples soumis
    La langue des Gaulois
3. Les méthodes romaines de latinisation
    Le rôle du grec dans l'Empire
    Les facteurs de latinisation
    Le bilinguisme latin-langues locales
4. Les grandes invasions germaniques et le morcellement du latin
    La victoire des «Barbares»
    Les suites de l'effondrement de l'Empire romain d'Occident
    Le morcellement du latin
 

Le vexilllum était dans l'armée romaine un étendard fait d'étoffe en forme carrée et attachée par le haut à une traverse horizontale. Il fut toujours l'enseigne unique et particulière de la cavalerie romaine. Il pouvait être surmonté d'un aigle, le plus important et le plus respecté des symboles d'une légion romaine, et sa perte était ressentie comme un déshonneur. Le sigle SPQR (Senatus populusque romanus) signifie «le Sénat et le peuple romain»; il fut l'emblème de la République romaine, puis par tradition de l'Empire romain. Plus encore que tout autre symbole, ces quatre lettres représentaient le pouvoir politique romain.

1 Les origines latines

Bien avant l'arrivée des Romains, soit au début de l'âge du fer (entre le VIIIe et le VIe siècle avant notre ère), la civilisation celtique, originaire de ce qui est aujourd'hui l'Allemagne du Sud et la France du Nord-Est, s'était implantée en Autriche, dans l'est de la France et le nord de l'Italie, en Espagne et dans l'île de Grande-Bretagne. C'est également à cette époque que s'établirent les relations commerciales entre les Celtes et les peuples de la Méditerranée (voir la carte de l'aire celtique entre le Ve siècle avant notre ère et le début des conquêtes romaines). On sait aussi qu'au IIIe siècle des tribus celtes envahirent le monde gréco-romain en s'emparant de l'Italie du Nord, de la Macédoine et de la Thessalie.

Entre 1000 et 500 avant notre ère, l'Italie était habitée par trois types de peuples différents: les Étrusques (un peuple d'Asie mineure) au nord de Rome, les Grecs au sud de Rome et en Sicile, ainsi qu'un grand nombre d'ethnies latines: Vénètes, Samnites, Osques, Ombriens, Sabins, Péligniens, Lucaniens, Bruttiens, Volsques, etc. (voir la carte). Les Étrusques fondèrent Rome en -753 avec une coalition de Romains et de Sabins. Cette petite bourgade prit de l'expansion et repoussa les Étrusques, les peuples italiques et les Celtes, qui tous furent finalement soumis par les Romains au IIe siècle (avant notre ère). La Gaule Transalpine (la majeure partie du sud de la France) fut soumise par Jules César (100-44 avant notre ère), et la majeure partie de la Bretagne passa sous domination romaine au Ier siècle de notre ère, le tout après plus de deux cents ans de guerres sanglantes. 
 

Après 800 ans de guerres, Rome avait réussi à soumettre à peu près toute l'Italie (Italia), la Corse (Corsica), la Sardaigne (Sardinia) et la Sicile (Sicilia). Entre 200 et 146, Rome avait acquis l'Espagne (Hispania), la Lusitanie (Lusitania), la côte adriatique (Pannonia, Dalmatia, Thracia, Moesia), la Tunisie appelée alors Africa (toute l'Afrique du Nord), la Grèce (Graecia), la Macédoine (Macedonia) et la Turquie appelée Asia. Puis, en quelques années, les Romains acquirent la Syrie (Syria) en 64, Chypre (Cyprus) en 58, la Belgique (Belgica) en 57, la Gaule (Gallia) en 52 et l'Égypte (Aegyptus) en 32; s'ajoutèrent, durant les 150 années suivantes, une grande partie de la Germanie, les Alpes, la Judée, la Grande-Bretagne (Britannia), la Dacie (Dacia ou Roumanie actuelle), l'Arménie, la Mauritanie (ou Maroc actuel), la Mésopotamie, l'Assyrie et même une partie de l'Arabie. La romanisation de l'Afrique du Nord, commencée au IIIe siècle avant notre ère, ne se termina qu'au IIIe siècle de notre ère. Après les invasions des Vandales au Ve siècle, l'Afrique redevint romaine sous l'empereur Justinien (482-565).

Cependant, à partir du VIIe siècle, l'invasion arabo-musulmane et l'avènement de l'islam mettront un terme à la survivance de la romanisation de l'Afrique du Nord. Néanmoins, Rome devint un empire colossal qui, en l'an 200 de notre ère, s'étendait de la Grande-Bretagne en passant par l'Europe, puis jusqu'à l'Arabie, l'Arménie et toute l'Afrique du Nord (d'est en ouest: Aegyptus, Cyrenaica, Numidia, Africa, Mauretania).

On peut consulter une carte plus précise des provinces romaines vers 120 de notre ère en cliquant ICI. Pour administrer ce vaste empire, Rome s'inspira de la pratique grecque et établit, en 286, deux chancelleries: l'une d'expression latine à Rome, pour l'Occident, l'autre d'expression grecque à Constantinople, pour l'Orient. L'Empire romain se trouva donc partagé en deux : un empire latin et un empire grec. Constantinople, la nouvelle Rome, administra la partie grecque (incluant l'Asie, la Syrie, la Judée et l'Égypte), qui survécut près de 1000 ans après l'Empire d'Occident (jusqu'en 1453).

2 La Gaule romaine

La conquête de la Gaule (Gallia) s'est étendue sur plusieurs décennies. En 120 avant notre ère, les Romains fondèrent d'abord la Gaule transalpine, celle qui correspondait à la Gaule «au-delà des Alpes» (vue de Rome), par opposition à la Gaule cisalpine (Italie du Nord) qui était située «avant les Alpes» (vue de Rome). Cette nouvelle province romaine fut appelée Provincia (d'où le nom ultérieur de «Provence»). Les Romains installèrent aussitôt des colonies de peuplement.

Entre 58 et 51 avant notre ère, Jules César, alors consul, entreprit la conquête du nord de la Gaule avec ses 11 légions (6000 hommes par légion): ce fut la célèbre «guerre des Gaules».

César réorganisa ensuite l'ensemble de la Gaule transalpine qu'il divisa en quatre provinces : la Narbonnaise (ex-Provincia), l'Aquitaine (Gallia Aquitania), la Lyonnaise (Gallia Lugdunensis) et la Belgique (Gallia Belgica). La conquête des «Trois Gaules» (Aquitaine, Lyonnaise et Belgique) intervint une soixantaine d'années après la fondation de la Provincia, qui deviendra la Gaule narbonnaise), la Gaule entière étant conquise en 51 avant notre ère.

Rome nommait des gouverneurs qui ignoraient tout de la langue gauloise pour chacune des provinces; ils étaient chargés, entre autres, de lever les impôts que devaient payer les Gaulois et, en même temps, ils veillaient à l'entretien des voies romaines. De Lugdunum (Lyon) partaient les trois voies principales: l'une s'orientait vers le sud et longeait le Rhône en direction de Rome, une autre se dirigeait vers le nord et la dernière vers l'océan Atlantique. Lugdunum était également la ville où se réunissaient les représentants des trois Gaules: chaque année, ils élisaient un grand prêtre, chargé du culte de Rome et de l'empereur, mais le latin qu'ils employaient entre eux n'atteignait pas encore les peuples conquis.

Finalement, la présence romaine se révéla efficiente grâce aux gouverneurs des provinces, aux voies romaines, aux légions et aux cités. Étant donné que les administrateurs et les soldats envoyés par Rome étaient relativement peu nombreux et les impôts peu élevés, les Gaulois ne se révoltèrent que très occasionnellement et toujours localement.

2.1 Les peuples soumis

Après la conquête romaine, les envahisseurs trouvèrent en Gaule plusieurs peuples qui parlaient des langues différentes, dont le gaulois (et ses multiples variantes), mais aussi le grec, l'ibère, le ligure et le germanique. Le Sud (la Narbonnaise), occupé plus tôt par les Romains, abritait des Ligures et des Grecs dans l'Est, ainsi que des Ibères dans l'Ouest.

Les Grecs étaient installés dans la région de Marseille (Massalia) dès 650 avant notre ère. C'est par la ville de Massalia que se développa l'influence grecque dans la région, car la colonie avait créé de nombreux comptoirs sur tout le long de la côte méditerranéenne. C'est ainsi que les Grecs avaient hellénisé une partie de la côte, mais dans la ville de Marseille le grec, le latin et le gaulois étaient couramment employés. Sur la côte est, le ligure était aussi utilisé, surtout entre Marseille et Gènes (aujourd'hui en Italie).

Les Ligures, un peuple non indo-européen, occupaient avant l'arrivée des Romains une partie de la Provence actuelle, ainsi que les Alpes, l'Isère et une partie du territoire de l'Italie d'aujourd'hui. Dans l'ouest de la Narbonnaise (ainsi qu'en Espagne), habitaient les Ibères, un autre peuple non indo-européen; ils parlaient l'ibère, mais leur langue disparut très tôt après la conquête romaine de 120.

De plus, la Gaule abritait aussi des Germains, aux confins des territoires: Chérusques, Bataves, Bructères, Chamaves, Chattuaires (ou Chattes), Ubiens, Sicambres, etc. Il y avait une Germanie romaine à l'ouest du Rhin et une Germanie non romaine à l'est et en Scandinavie. Tous ces peuples parlaient diverses variétés du germanique. À l'arrivée des Romains, environ deux à trois millions de Germains vivaient à l'est de la Gaule, alors que de 600 000 à 800 000 autres habitaient encore en Scandinavie. Nombreux furent les Germains qui servirent dans l'armée romaine comme «auxiliaires». À partir du IIIe siècle, des Germains vinrent s'installer dans le nord-est de la Gaule, avec l'accord des Romains. Ces Germains furent soumis à l'influence de la langue latine. Le grec, l'ibère, le ligure et le germanique n'ont laissé de traces réelles que dans la toponymie locale, mais au début de la Gaule romaine ces langues étaient employées par les populations locales. 

Toutes ces langues avaient pratiquement disparu à la fin de l'Empire romain. Les Grecs, les Ibères et les Germains furent entièrement romanisés. Quant aux Ligures, leur langue avait tellement été celtisée que, dès le début du Ve siècle, on ne la distinguait à peu près plus du gaulois.

Il y eut, bien sûr, les Gaulois, un peuple celte. Les premiers Celtes apparurent en Gaule dès le IXe ou le VIIIe siècle avant notre ère dans ce qui constitue aujourd'hui la Champagne. Ils ont rapidement conquis de vastes territoires, même si le Sud fut occupé plus tardivement, soit vers le IIe siècle avant notre ère. Le mot «Gaulois» est attesté, vers 168 avant notre ère, sous la forme de Galli par Caton l'Ancien pour désigner les habitants de la Gaule cisalpine (Italie du Nord).

À l'époque de la conquête romaine par César (58-51), les Gaulois occupaient tout le nord et le sud-ouest de la Gaule, mais ils étaient moins présent dans le Sud, alors une colonie romaine (la Provencia).

On pouvait dénombrer près d'une centaine de peuples gaulois, mais les Romains n'en avaient recensé formellement que 44 (voir la liste des peuples gauloise ou la carte). On distinguait néanmoins les Belges (en Belgique), les Armoricains (en Armorique), les Aquitains (en Aquitaine) et les Gaulois proprement dits et appelés «Gaulois chevelus» parce qu'ils habitaient la Gallia comata ou «Gaule chevelue», une dénomination étrange de la part de Jules César en raison de l'étendue des forêts où poussaient le hêtre, le chêne, le pin et le sapin. Les Éduens, Bituriges, Séquanes, Arvernes, Lingons, Carnutes, Cadurques, etc., faisaient partie des «Gaulois chevelus».

Les Gaulois formaient donc une myriade de peuples divisés. Par exemple, les Éduens du Morvan détestaient les Lingons du plateau de Langres, lesquels étaient les pires ennemis des Séquanes du Jura. Ce sont d'ailleurs ces rivalités interethniques qui donnèrent le prétexte de l'intervention romaine. Le concept de «nation gauloise» n'existait pas à l'époque. Des historiens ont estimé à cinq ou six millions le nombre d'habitants de la Gaule qui faisait près de 100 000 km² de plus que la France actuelle, mais d'autres spécialistes pensent que la Gaule celtique comptait environ 10 millions d'individus. Toutefois, d'autres croient que les Gaulois atteignaient même les 20 millions.

La célèbre expression «nos ancêtres les Gaulois» ne remonte qu'au XIXe siècle pour des raisons de propagande. S'il est vrai que les Gaulois sont les ancêtres lointains de beaucoup de Français, des dizaines d'autres peuples le sont tout autant. Par exemple, les Grecs, les Phéniciens, les Germains, les Romains, les Ibères, les Basques, les Francs, les Ligures, les Aquitains, les Arabes, etc. Jusqu'à la Renaissance, les Français croyaient qu'ils descendaient des Francs. Autrement dit, les Français sont les descendants de nombreux peuples, pas seulement des Gaulois ni des Francs.

2.2 La langue des Gaulois

Tous les peuples gaulois parlaient une même langue, le gaulois, bien s'il existait des variantes locales importantes dans le temps et l'espace. Dans ses Commentaires sur la guerre des Gaules (Commentarii de Bello Gallico), Jules César décrit le peuple gaulois en affirmant qu'il était composé de «nations» différentes qui parlaient des langues distinctes :

La Gaule et ses habitants

Toute la Gaule est divisée en trois parties, dont l'une est habitée par les Belges, l'autre par les Aquitains, la troisième par ceux qui, dans leur langue, se nomment Celtes, et dans la nôtre, Gaulois. Ces nations diffèrent entre elles par le langage, les coutumes et les lois. Les Gaulois sont séparés des Aquitains par la Garonne, des Belges par la Marne et la Seine. Les Belges sont les plus braves de tous ces peuples, parce qu'ils restent tout à fait étrangers à la politesse et à la civilisation de la province romaine, et que les marchands, allant rarement chez eux, et, par conséquent, n'y introduisent pas ce qui est propre à amollir les cœurs, enfin parce qu'ils sont les plus voisins des Germains qui habitent sur l'autre rive du Rhin, et avec qui ils sont continuellement en guerre. Par la même raison, les Helvètes surpassent aussi en valeur les autres Gaulois ; car ils engagent contre les Germains des luttes presque journalières, soit qu'ils les repoussent de leur propre territoire, soit qu'ils envahissent celui de leurs ennemis. Le pays habité, comme nous l'avons dit, par les Gaulois, commence au Rhône, et est borné par la Garonne, l'océan et les frontières des Belges ; du côté des Séquanes et des Helvètes, il va jusqu'au Rhin ; il est situé au nord. Celui des Belges commence à l'extrême frontière de la Gaule, et est borné par la partie inférieure du Rhin ; il regarde le Nord et l'Orient. L'Aquitaine s'étend de la Garonne aux Pyrénées, et à cette partie de l'océan qui baigne les côtes d'Espagne ; elle est entre le Couchant et le Nord.

Toutefois, il semble bien que Jules César ait manqué d'informations pertinentes. Il est possible aussi qu'on interprète mal les propos de César qui ne mentionne ici que les Belges, les Aquitains, les Gaulois et les Helvètes. Or, il s'agit de peuples celtes situés géographiquement aux deux extrémités du territoire: les Belges étaient au nord-est et les Aquitains au sud-ouest, avec les «Gaulois» au centre; quant aux Helvètes, ils étaient installés au nord de l'Italie (voir la carte). De fait, il est probable que le gaulois des Belges et le gaulois des Aquitains soient plus ou moins différenciés, mais il est tout aussi probable que les connaissances de Jules César sur la langue gauloise soient très rudimentaires, pour ne pas dire à peu près nulles, même si on sait que César parlait le latin et le grec, mais il ignorait tout de la langue gauloise et de ses variétés possibles.

Contrairement à César, les linguistes contemporains croient plutôt que la langue gauloise était relativement unifiée, à l'exception des régions situées aux extrémités du domaine celtique, notamment chez les Belges probablement plus influencés par les langues germaniques, et les Aquitains, par les langues ibère et basque. Bien que le gaulois puisse être fragmenté en variations dialectales plus ou moins distinctes, cette langue présentait sans aucun doute une homogénéité rare pour l'Antiquité, et ce, pour un territoire aussi vaste que la Gaule.

Les Gaulois ne disposaient pas d'une écriture propre; il n'a jamais existé d'alphabet commun chez les Gaulois, les druides s'étant toujours opposés à un enseignement écrit des traditions religieuses, ce qui d'ailleurs constituera l'une des causes de la disparition de la langue gauloise. Dans les rares transcriptions préromaines en langue celtique, les Gaulois recouraient à des alphabets étrangers sans les transformer, en particulier l'alphabet grec.

En somme, le territoire gaulois conquis par les Romains renfermait surtout des Gaulois, mais aussi des Grecs, des Ligures, des Ibères et des Aquitains, des Germains (le long du Rhin) et, bien sûr, des colons romains. La Gaule était alors peuplée d'une dizaine de millions d'autochtones et par environ 200 000 colons, fonctionnaires et soldats originaires de l'Italie, surtout dans la Gaule narbonnaise et la ville de Lyon (Lugdunum). Or, on le sait aujourd'hui, tout ce beau monde va changer de langue et passer progressivement au latin entre le IIe siècle et le Ve siècle. 

3 Les méthodes romaines de latinisation

Les Romains implantèrent partout leur système administratif et transformèrent profondément les peuples conquis. Ils n'imposèrent pas vraiment le latin aux vaincus; ils ignorèrent simplement les langues «barbares» et s'organisèrent pour que le latin devienne indispensable pour les élites locales. Bref, dès le début du IIe siècle, les peuples de l'Empire romain pouvaient parcourir la totalité de l'Empire et se limiter à deux langues de communication: le latin et le grec. Aujourd'hui, il faudrait parler l'italien, le français, l'espagnol, le portugais, le roumain, l'allemand, le grec, le serbe, le croate, le slovène, le turc, l'arménien, l'arabe, le berbère, etc. Évidemment, la diffusion du latin dans les territoires conquis visait surtout à imposer la domination romaine, certainement pas à favoriser le tourisme. C'est ainsi que la civilisation gauloise se transforma sous la domination romaine. Il en résulta un mélange d'éléments gaulois et romains, que l'on appellera la «civilisation gallo-romaine».

3.1 Le rôle du grec dans l'Empire

Il faut savoir aussi que le latin n'était pas l'unique langue administrative utilisée par les Romains. En fait, l'Empire romain était pratiquement bilingue: le latin et le grec se partageaient le statut de langue dominante. L'élite romaine connaissait la langue grecque parce que cette langue avait un grand prestige dans l'Empire. C'était la langue de la littérature et de la philosophie. Selon les régions de l'Empire, notamment en Asie Mineure et en Égypte, les Romains utilisaient normalement le grec avec leurs administrés. Les documents officiels, d'abord rédigés en latin, étaient systématiquement traduits dans les provinces hellénophones. Les documents destinés aux représentants de l'administration et aux gestionnaires du pouvoir impérial étaient uniquement en latin, mais les réponses faites aux cités grecques et à de nombreux ambassadeurs étaient généralement rédigées en grec. Au cours des deux premiers siècles de l'Empire, la pratique du grec était courante de la part du pouvoir romain et de l'administration. Ce n'est qu'à partir des règnes de Dioclétien et de Constantin que le latin a pris le pas sur le grec. Les documents officiels uniquement rédigés en latin étaient ceux destinés à l'armée et ceux relatifs à la citoyenneté romaine (actes de naissance, actes de décès, testaments, etc.), car le droit demeurait romain (latin).

- Le bilinguisme latin-grec

Dès le début du IIe siècle avant notre ère, la classe dirigeante romaine a exercé sur la langue un interventionnisme réfléchi et déterminant. Le bilinguisme gréco-latin fut contrôlé par une forte pression sociale pour limiter l'emploi du grec dans certaines circonstances précises. Les Romains qui employaient, sciemment ou par inadvertance, le grec s'attiraient la réprobation de tous. Par exemple, Cicéron (- 106 - 43) lui-même, fut violemment critiqué par ses adversaires pour avoir parlé grec à des Grecs au Conseil de Syracuse. Voici son témoignage dans les Verrines (en latin : In Verrem, «Contre Verrès», Livre quatrième) à propos du procès contre Caius Licinius Verrès:

Il [Verrès] considère comme un comportement indécent le fait d'avoir pris la parole devant un sénat grec : s'être exprimé en grec devant des Grecs, voilà qui est absolument inadmissible. Je lui ai fait là réponse que je pouvais, que je voulais et que je devais lui faire.

Tous les notables romains parfaitement bilingues étaient jugés sévèrement s'ils employaient trop souvent le grec, une action répréhensible au point de vue social. Pour résumer, on peut affirmer que la langue du commandement restait le latin qui était la langue véhiculaire, mais le grec était utilisé auprès des nombreuses populations locales. Il était très rare que des documents officiels soient communiqués en grec dans les provinces d'Occident (Espagne, Lusitanie, Gaule, etc.). De même, il était peu fréquent que des documents officiels soient envoyés en latin dans les provinces hellénophones. Malgré l'importance du grec, c'est le latin qui s'est perpétué dans l'Empire, parce que c'était la langue des soldats et des colons romains.

De plus, le règne de Justinien (527-565) instaura une nouvelle procédure dans l’histoire du statut des langues dans l’Empire romain. L'empereur fit une nouvelle tentative pour réaffirmer la primauté du latin comme langue du droit. Tous les textes juridiques durent dorénavant être rédigés en latin. Quant aux testaments rédigés en grec, ils furent frappés de nullité. La politique linguistique de l'Empire romain se résume en un compromis entre le latin et le grec tout en laissant une certaine part aux autres langues parlées dans les différentes contrées conquises.

- Le latin vulgaire

Cependant, il ne faudrait pas croire que c'est le latin de César et de Cicéron, qui s'imposa dans les colonies. Le latin employé par les fonctionnaires, les soldats, les colons romains, de même que celui des autochtones assimilés, était différent du latin classique littéraire. Dès la fin du IIe siècle avant notre ère, le latin classique parlé avait commencé à décliner. Au Ier siècle de notre ère, ce latin n'était plus parlé par le peuple. D'ailleurs, des historiens de la littérature latine ont vu apparaître une décadence et une dégradation de la littérature et de la langue latines au IIe siècle. Ainsi, les auteurs Odile Morisset, Jean-Claude Thévenot dans Lettres latines (1966) remarquent que «les empereurs Hadrien, Antonin et Commode (117-192) réussirent à maintenir des conditions politiques favorables», mais que ces mesures n'empêchèrent pas «une décadence des lettres latines profanes». Pour sa part, Jean Barbet, dans Littérature latine (1965), considère que la littérature des deux premiers siècles de notre ère est archaïsante: «Les écrivains ont continué à écrire une langue classicisante, artificielle [...]; ils ont même au IIe siècle lu et imité de préférence les auteurs archaïques, cédant à une tendance déjà fort notable au temps de Cicéron.»

Parallèlement à cette langue classique réservée à l'aristocratie et aux écoles, il s'était donc développé un latin plus «populaire» dit «vulgaire (du latin vulgus: «peuple», «commun des hommes»), essentiellement oral, dont les colorations régionales étaient certes relativement importantes en raison des contacts entre vainqueurs et vaincus de l'Empire. Cependant, contrairement au latin classique, le latin vulgaire n'était pas du tout uniforme. Il était différent selon les régions, les classes sociales, les situations, etc. D'ailleurs, ces différences ainsi qu'avec d'autres facteurs démographiques (immigration, invasions, guerres) on donné lieu à de nombreuses langues romanes toutes issues du latin vulgaire.

  

Le latin vulgaire parlé n’étant pas une langue littéraire, il ne nous est parvenu que de façon sporadique. Quant à la transcription de la prononciation, elle est très difficile à traiter et à observer: elle ne peut être représentée à l’oralité qu’à titre exceptionnel, par exemple dans les transcriptions du latin en lettres grecques, des graffitis et des traités techniques dans lesquels des indices nous laissent croire à certaines prononciations.

Progressivement, ce latin parlé fut employé par les clercs et les scribes pour la rédaction des actes publics et d'une foule de documents religieux ou civils. En fait, après l'effondrement de la gigantesque structure impériale, c'est le latin populaire qui allait triompher définitivement du latin classique. Le français, l'espagnol, le catalan, ainsi que toutes les langues romanes, sont donc issus de ce latin populaire parlé.

3.2 Les facteurs de latinisation

On peut résumer les facteurs de latinisation des habitants de l'Empire romain, notamment en Gaule, à un certain nombre de considérations externes.

1) Le latin: langue de la promotion sociale

Les individus qui aspiraient à la citoyenneté romaine de plein droit devaient adopter les habitudes, le genre de vie, la religion et la langue de Rome. Dion Cassius, un historien romain, écrit que, déjà à l'époque de l'empereur Claude (10-47), le latin était obligatoire pour accéder au rang de «citoyen». C'étaient là les conditions pour bénéficier de tous les avantages de la citoyenneté romaine, indispensable à qui voulait gravir les échelons de la hiérarchie sociale.
 

Il ne fait aucun doute que les élites gauloises durent apprendre le latin pour obtenir cette citoyenneté. Il faut aussi se rappeler que les Romains avaient imposé partout le latin comme langue officielle dans l'administration, sauf en Grèce. En pratique, cela revient à dire que le latin est nécessaire à quiconque souhaitait s'associer aux services publics, que ce soit pour se hisser dans l'échelle sociale ou simplement demander des services publics.

Comment gouverner un empire aussi vaste, alors qu'il se parlait une multitude de langues différentes? En réalité, les Romains n'ont jamais tenté d'éradiquer les langues locales: ils se sont contentés de les ignorer, et de s'organiser pour que le latin devienne indispensable au moins auprès des élites autochtones. Dans le cas contraire, celles-ci pouvaient passer pour des «irréductibles»!

2) La langue de la puissance financière

La monnaie romaine s'imposa dans tout l'Empire; les compagnies financières géraient l'administration romaine, en employant uniquement le latin. Un nombre incroyable de percepteurs et d'employés subalternes étaient nécessaires: les «autochtones» qui voulaient accéder à des postes plus élevés apprenaient le latin. Les marchés publics, les écoles, les temples, les théâtres, les thermes (bains), etc., constituaient autant de services utiles qui attiraient la population gauloise, surtout dans les villes. De plus, il est arrivé que les Romains envoient de force des notables gaulois à Marseille ou à Rome afin qu'ils apprennent le latin. Il y eut certainement une assimilation de la culture romaine par les élites gauloises, bien que son impact sur la langue de la masse fût, du moins durant un certain temps, assez négligeable.

3) La langue de l'armée

L'armée constituait un autre puissant moyen de latinisation. À partir de l'an 300 avant notre ère, les peuples vaincus devaient payer un lourd tribut aux Romains en fournissant d'importants effectifs militaires, qui étaient commandés en latin. Ainsi, César incorpora massivement des Gaulois dans ses armées, et cette pratique fut poursuivie par ses successeurs. Les Gaulois, les Ibères, les Ligures et les Germains furent particulièrement touchés par ces mesures. Les soldats à la retraite recevaient un lopin de terre et devenaient des colons. Après 375, les soldats germaniques, tous mercenaires et relativement bilingues, seront plus nombreux que les soldats romains, ce qui finira par perdre les Romains. En 423, plus de 40 000 Huns seront incorporés comme mercenaires dans l'armée romaine. À la fin de l'Empire, un sénateur aura raison de croire que «l'ennemi était dans la place avant même que les invasions eussent commencées».

4) Les colonies de peuplement

En guise de récompense pour services rendus, de nombreux Romains recevaient gratuitement des terres. Ces colons avaient droit aux meilleures terres, celles situées à des points stratégiques en vertu d'un plan précis. Les autochtones qui se révoltaient étaient simplement vendus comme esclaves. Ces colonies de peuplement furent importantes parce qu'elles contribuèrent à étendre le latin jusque dans les campagnes. On sait, par exemple, que la Narbonnaise fut beaucoup plus latinisée et plus tôt que les trois Gaules. Les colonies romaines étaient relativement nombreuses en Narbonnaise: Narbonne (Narbon), Nîmes (Nemausus), Arles (Arelatae), Orange (Arausio), Vienne (Vienna), etc.  L'une des rares autres colonies au nord fut Lyon (Lugdunum). Les élites locales exerçaient des fonctions municipales, souvent honorifiques, mais qui constituaient des sources de privilèges et permettaient d'accéder à des postes administratifs plus importants. Dans les colonies de peuplement et les villes, c'est le latin parlé qui servait de langue véhiculaire. Il est indéniable que l'urbanisation et la municipalisation des cités furent des facteurs de romanisation et de latinisation.

5) Un réseau routier efficace

Les Romains construisirent un vaste réseau routier fait de chaussées dallées qui permettaient d'atteindre rapidement les régions les plus reculées de l'Empire. Ces routes servaient au transport des troupes militaires, des marchandises et des messageries de la poste impériale. Un tel réseau nécessitait un ensemble complexe de relais disposant de chevaux, de mulets et de bœufs publics, ainsi que de voitures légères, de chariots lourds et d'ateliers de réparation. En Gaule, un vaste réseau routier était axé sur la capitale lyonnaise (Lugdunum), les chefs-lieux et les camps militaires disséminés le long des routes, et tous ces éléments formèrent autant de points d'ancrage de la romanisation et de la latinisation.

6) L'écriture latine

Rappelons que les Gaulois de disposaient pas d'une écriture propre. Avec la conquête romaine, l'alphabet latin se généralisa dans toute la Gaule. Les seuls textes écrits étaient soit en grec soit en latin. Il ne fait aucun doute que la colonisation romaine favorisa l'emploi de l'écriture latine, du moins chez les élites qui savaient écrire.

7) Le début des invasions germaniques

Vers 250-275, des hordes germaniques traversèrent la Rhin afin de s'emparer du butin des Gallo-Romains. Des Alamans et des Francs ravagèrent ainsi la Gaule. Dès lors, les populations locales virent arriver en masse des étrangers ne parlant ni le latin ni le gaulois. Le seul moyen de communiquer avec la population locale était d'utiliser le latin. En revanche, ces mouvements de population entraînèrent une augmentation considérable de germanophones qui s'installèrent en Gaule. La fréquence des contacts entre les Germains, les Gaulois romanisés (mais pas latinisés) et les Romains aurait créé une situation de bilinguisme ou de trilinguisme à l'est de la Gaule.  

8) La christianisation

La christianisation commença dans le Sud de la Gaule à la fin du Ier siècle. Au début, les premiers chrétiens étaient de langue grecque et c'est dans cette langue que naquit la religion chrétienne en Gaule. Au cours du IIIe siècle, de nouvelles églises apparurent dans tout le Sud, et elles utilisaient le latin. Les persécutions entreprises par les empereurs romains ne furent pas appliquées avec beaucoup de zèle en Gaule. Avec Constantin, premier empereur chrétien (306-337), la situation évolua considérablement. L'expansion de la nouvelle religion s'étendit dans toute la Gaule. Non seulement la christianisation renforça la sentiment d'appartenance à la «romanité», mais elle favorisa aussi l'usage de plus en plus généralisé du latin populaire. Les conséquences linguistiques de la christianisation furent majeures: le latin devint la langue véhiculaire entre les prêtres et les fidèles, alors que le lexique du latin parlé se transforma radicalement. Par voie de conséquence, en faisant le choix du latin plutôt que du grec (une langue toute aussi répandue), l'Église catholique a sauvé le latin de l'oubli, car il deviendra durant huit cents ans la langue véhiculaire de l'Europe instruite. 

9) Le latin oral et le bilinguisme

Cependant, les communautés chrétiennes se rendirent compte assez rapidement des différences entre leur latin parlé et le latin véhiculé par l'Église catholique. C'est que le christianisme a d'abord touché les couches peu élevées de la société gauloise. Les prêtres furent dans l'obligation d'adopter une forme de communication différente de la langue orale de prestige utilisée à Rome. D'ailleurs, des hommes d'Église influents recommandaient de recourir à une langue simple (sermo humilis) apte à atteindre les masses, plutôt qu'au latin commun. On distinguera bientôt le «latin chrétien» et le «latin scolaire». Le premier sera ouvert aux innovations, le second défendra la pureté de la langue! En même temps, l'usage du gaulois continua de se maintenir partout dans les campagnes, et ce, jusqu'au Ve siècle. Seule l'élite urbaine employait systématiquement le latin qui demeurait la langue de la culture, de l'administration, de l'armée, de l'école et de la promotion sociale.

3.3 Le bilinguisme latin / langues locales
 
Si l'Empire romain reconnaissait que le latin et le grec dans son administration, il ne tenait pas compte de la multitude des autres langues parlées dans les territoires conquis.  Les Romains n'utilisèrent pratiquement jamais les autres langues locales telles l'araméen, le gaulois, le copte, etc. Toutes les autres langues étaient considérées comme «barbares» et peu dignes d'intérêt, même les langues latines comme l'osque, l'ombrien, le vénète, etc. (voir la carte).

Cependant, l'importance et le rôle des langues dites «barbares» ont évolué selon les époques. Au début de l'Empire, le gaulois et autres langues celtiques, le basque, les langues germaniques (angle, saxon, jute, lombard, ostrogoth, wisigoth, burgonde, francique, etc.), le copte, le berbère, l'araméen, l'arménien, etc., étaient parlées par les populations conquises.

Cependant, peu à peu, la plupart de ces langues ont perdu de leurs locuteurs qui se sont bilinguisés et ont adopté le latin comme leur langue maternelle.  Ils se sont latinisés après s'être romanisés. Ainsi, toute l'Afrique du Nord était romanisée et en partie latinisée avant l'invasion arabo-musulmane.

- Romanisation et latinisation 

Il convient de faire la différence entre les mots «romanisation» et «latinisation». La romanisation implique une appartenance politique à l'Empire romain, mais pas nécessairement une assimilation par la langue. La latinisation suppose la romanisation suivie d'un changement de langue des peuples conquis. De même, plus tard, dans les pays arabes, l'islamisation n'impliquera pas obligatoirement l'arabisation. Dans le monde chrétien, la christianisation n'entraînement pas nécessairement la latinisation.
 

Tout l'Empire romain, y compris l'Afrique du Nord, connut une longue période de bilinguisme latino-celtique ou, selon le cas, latino-germanique ou gréco-latin, qui commença dans les villes pour gagner plus tard les campagnes. Mais l'implantation du latin ne s'est pas réalisée partout en même temps. Il est certain que c'est en Gaule narbonnaise que cette langue s'implanta d'abord parce que la latinisation y a été plus profonde qu'ailleurs, alors que les colonies romaines y étaient très importantes et très influentes. Ainsi, la plus grande partie du vocabulaire occitan d'aujourd'hui est due à la latinisation précoce de cette province plus ancienne.

En général, la latinisation fut plus lente au nord de la Gaule, notamment en Belgique et en Afrique du Nord; elle ne s'est jamais réalisée en Britannia (Grande-Bretagne), en Germanie, en Grèce, en Asie mineure, bref nulle part dans l'Empire romain d'Orient où le grec fut utilisé à la place du latin.

En général, les Gallo-Romains parlaient leur langue celtique, mais dans les villes ils apprenaient le latin comme langue seconde pour pouvoir communiquer avec les autorités. La langue gauloise a commencé par ne plus être utilisée dans les villes à partir du IIe siècle, pour gagner ensuite progressivement les campagnes. Vers le Ve siècle, au moment de la dislocation de l'Empire romain, le gaulois était pour ainsi dire disparu, mais il est possible qu'il ait été employé par de petites communautés durant près d'une centaine d'années dans les régions très éloignées de l'Empire. En mai 1888, le philologue Gaston Paris (1839-1903), spécialiste des langues romanes, apportait ce commentaire au sujet de la langue gauloise dans une conférence intitulée «Les parlers de France» lors d'une réunion des Sociétés savantes:
 

Le gaulois a péri complètement en Gaule, et nous ne le connaissons directement que par les rares mots qu'ont cités les anciens ou que nous ont transmis quelques inscriptions. Le français n'a hérité du gaulois qu'un nombre de mots extrêmement restreint, presque tous adoptés déjà par le latin de Rome et désignant des objets fabriqués en Gaule ou des produits de notre sol.

Déjà au IVe siècle s'étaient amorcées des aires linguistiques latines quelque peu différentes entre le nord et le sud de la Gaule, avec Lyon comme pivot, sans que la communication n'en soit vraiment altérée. Certains documents de l'époque laissent croire qu'il existait un latin septentrional distinct d'un latin méridional dès cette époque.   

- La conservation des langues locales

En même temps, les ethnies vassales associées à la défense de l'Empire réussirent plus aisément à conserver leur langue. Rome garantissait l'autonomie administrative à certains peuples en échange de leur participation à la défense militaire contre des ennemis insaisissables tels que les pirates, les pillards et les nomades. Ainsi, les Gallois en Grande-Bretagne, les Basques en Espagne et en France, les Berbères en Afrique, les Arméniens, les Albanais, les Juifs en Orient et plus tard les Bretons en Bretagne furent chargés de la police locale, et purent ainsi utiliser leur langue comme instrument véhiculaire. C'est ce qui explique en partie la survivance des langues comme le gallois, le basque, le berbère, etc. Partout ailleurs, la latinisation s'est accomplie, sauf dans l'Empire romain d'Orient où le grec allait remplacer le latin. La majorité des populations conquises allait délaisser peu à peu leur propre langue pour adopter celle de Rome. Quoi qu'il en soit, on ne saura jamais combien de langues il se parlait dans l'Empire romain, mais elles étaient certainement fort nombreuses, car elles étaient utilisées par une mosaïque de peuples divers.

4 Les grandes invasions germaniques et le morcellement du latin

En 375, se produisit le choc des Huns contre les Ostrogoths germaniques, qui vivaient au nord de la mer Noire entre le Danube et le Dniepr (Ukraine). Les Huns étaient des tribus guerrières qui avaient été chassées de Mongolie par les Chinois quatre siècles auparavant; établis dans l'actuelle Hongrie, ils avaient décidé de partir vers l'ouest et avaient soumis les Ostrogoths. C'est cette année de 375 que l'on considère comme marquant le début des grandes invasions et le commencement de la dislocation de l'Empire romain menacé de toutes parts dans ses frontières.

Après avoir vaincu les Ostrogoths, les Huns reprirent leur route vers l'ouest et s'attaquèrent aux Wisigoths, aux Burgondes, aux Alains, déclenchant ainsi des déplacements en cascades: Goths, Ostrogoths, Wisigoths, Vandales, Francs, Saxons, Burgondes, Alamans, etc., se butèrent les uns aux autres d'un coin à l'autre de l'Europe et se déversèrent sur l'Empire romain d'Occident. C'était la première fois que l'Occident est envahi par des populations asiatiques et est menacé de voir s'établir une civilisation étrangère à la sienne. On peut comparer les grandes invasions des IVe et Ve siècles à un jeu de billard: la première bille (les Huns) dispersa le système en place et chaque bille en repoussa une autre. Il en fut de même avec les tribus germaniques qui, poussées par l'est, partaient vers l'ouest, contraignant ainsi le voisin à quitter son pays.

En 447, le roi des Huns, Attila (395-453), avait étendu son empire de la mer Caspienne jusqu'en Gaule, après avoir mis l'Europe à feu et à sang et pillé l'Italie du Nord. Après sa mort, son Empire allait se disloquer et disparaître, non sans avoir fait exploser toute l'Europe.

4.1 La victoire des «Barbares»

Dès la fin du IIIe siècle, les empereurs romains avaient accueilli de plus en plus de mercenaires germaniques comme soldats. Ils enrôlaient des Francs, des Goths, des Saxons, des Alamans, etc., afin de grossir l'armée parce que les Romains d'origine se désintéressaient de la guerre. Ces soldats germaniques offraient évidemment une plus faible barrière de protection contre les incursions des autres tribus germaniques, qui pénétraient de plus en plus dans l'Empire. En outre, Rome concédait des territoires à des Germains agréés comme alliés à des fins de colonisation.
 

En 395, à la mort de l'empereur Théodose, qui avait fait du christianisme la religion d'État, l'Empire, trop vaste pour être gouverné, fut partagé en deux : l'Orient revint à Flavius Arcadius (395-408), l'Occident à Flavius Honorius (384-423). Théodose a organisé le partage de l'empire selon une stricte ligne droit: elle passe, au nord, au milieu des actuels Serbie et Monténégro et, au sud, au milieu de la Libye.

 À cette époque, cette division ne devait être qu'administrative. L'empire d'occident gardait Rome comme capitale; l'empire d'Orient avait Constantinople du nom de l'ancien empereur Constantin (272-337).  Néanmoins, l'unité de l'empire était définitivement brisée, alors que celui-ci se trouvait divisé entre l'Empire romain d'Occident et l'Empire romain d'Orient (voir la carte). En un siècle ou deux, cette division allait ouvrir la voie à deux mondes distincts: d'un côté, le monde latin et la religion catholique (dite «universelle») romaine; de l'autre, le monde grec et la religion orthodoxe («celle qui défend les vrais dogmes»). Alors que l'empire d'Occident allait s'effondrer, l'empire d'Orient avait encore plusieurs siècles devant lui. À partir du XVIe siècle, on parlera de l'Empire byzantin plutôt que de l'empire romain d'Orient.

À partir de l'an 407, Rome ne pouvait plus faire face à la pression venue de l'Est. Plusieurs centaines de milliers de Barbares germaniques déferlèrent successivement sur la Gaule, l'Espagne et l'Italie. Terrorisés par les Huns, les peuples germaniques, qui cherchaient depuis des décennies à entrer plus ou moins pacifiquement dans l'Empire, se trouvèrent brutalement poussés en dehors de leurs terres. Motivés autant par la peur que par le gain, les Germains pénétrèrent dans l'Empire et mirent à sac les villes trouvées sur leur passage. Même la ville de Rome n'échappa pas à la grande vague germanique quand elle fut pillée en 410 par les Wisigoths.

Ne pouvant lutter contre les envahisseurs, les Romains optèrent pour la négociation. C'est ainsi que, après quelques traités (foedus), les Burgondes, les Goths et les Vandales s'implantèrent durablement dans l'Empire qui leur offrait des terres en échange de leur collaboration militaire. Bref, ces «invasions» ont souvent été «pacifiques», car beaucoup résultaient de traités entre les Romains et un peuple germanique particulier. Il y eut certes des conflits militaires, mais ce ne fut pas toujours le cas. L'arrivée des Germains fut le commencement de la fin pour l'Empire. Les empereurs devinrent des personnages fantoches à la solde des hordes germaniques. Les principaux postes du gouvernement et de l'armée furent même attribués à des Germains.

Si les premiers empereurs romains avaient régné par l'armée, aux IVe et Ve siècles, c'est l'armée qui régnait par les empereurs: elle les désignait, les défaisait ou les supprimait pour divers motifs, futiles ou non. À la fin du VIe siècle, les «Barbares» s'étaient romanisés, mais au courant du Ve siècle le monde romain finit par se «barbariser», c'est-à-dire se germaniser.

Du point de vue linguistique, ces «invasions» peuvent être décrites comme des phénomènes d'expansion linguistique où s'affrontèrent des langues au dynamisme variable. Alors que les transferts de population des peuples germaniques étaient appelés par les Romains des «invasions barbares», ces derniers les considéraient comme de simples mouvements migratoires : les Völkerwanderungen (la «migration des peuples»). Au moment des grandes invasions, le latin était déjà devenu la langue maternelle de pratiquement tous les peuples de la partie occidentale de l'Empire romain, dont les Gaulois, mais avec des différences notables, selon les régions.

En raison de la loi de réadaptation au milieu, la langue latine populaire parlée dans les différentes provinces de Rome commença à se différencier peu à peu en fonction des conditions politiques, sociales et géographiques particulières. Dans les régions éloignées de Rome, comme le nord de la Gaule, et dans celles où il y avait des contacts avec des populations germaniques, il se développa une forme de latin parlé encore plus différente.

En 476, le roi des Hérules, Flavius Odoacre, ancien officier de l'armée romaine, s'empara de la ville de Ravenne, alors la capitale de l'empire d'Occident, et déposa le dernier empereur romain, Romulus Augustule, qui n'avait régné que dix mois, et renvoya les insignes impériaux à l'empereur d'Orient Zénon qui le gratifia en retour du titre de «roi d'Italie». On considère aujourd'hui cet acte comme la fin de l'Empire romain d'Occident. À la fin du Ve siècle, l'Empire romain d'Occident avait laissé la place à la fondation de nombreux empires germaniques (voir la carte ci-dessous). Pour sa part, l'Empire romain d'Orient devait survivre jusqu'en 1453.

4.2 Les suites de l'effondrement de l'Empire romain d'Occident
 

En Occident, les Ostrogoths s'installèrent en Italie, en Sardaigne et dans ce qui est aujourd'hui le Monténégro et la Serbie; les Wisigoths occupèrent l'Espagne et le sud de la France; les Francs prirent le nord de la France et de la Germanie; les Angles et les Saxons traversèrent en Grande-Bretagne après avoir chassé les Celtes en Armorique (Bretagne); les Burgondes envahirent le centre-ouest de la France (Bourgogne, Savoie et Suisse romande actuelle); les Alamans furent refoulés en Helvétie, les Suèves en Galice, alors que les Vandales conquirent les côtes du nord de l'Afrique et se rendirent maîtres de la mer par l'occupation des Baléares, de la Corse et de la Sardaigne.

En cette fin du Ve siècle, l'Empire romain d'Occident se trouvait morcelé en une dizaine de grands royaumes germaniques. Mais la plupart de ces royaumes ne purent constituer d'États durables, à l'exception de ceux des Francs et des Anglo-Saxons.

Quoi qu'il en soit, ces invasions germaniques ont contribué à bâtir l'Europe moderne, notamment en raison de certains rois francs, dont Clovis, qui allait fonder le Royaume franc et imposer le catholicisme, ainsi que Charles Ier des Carolingiens, mieux connu sous le nom de Charlemagne.

En Orient, les peuples hellénisés par les Romains furent balayés par les Goths, les Vandales, les Arabes et les Turcs. La langue grecque ne fut maintenue que dans son foyer d'origine: la Grèce aux montagnes arides et aux archipels isolés, mais elle continua comme langue officielle de l'Église orthodoxe dans l'Empire romain d'Orient. Sur le continent africain, le passage des Vandales et surtout des Arabes est venu à bout des populations latinisées qui se sont islamisées et arabisées. En 550, le christianisme byzantin marqua ses différences avec la religion du pape de Rome, en fondant la religion orthodoxe. L'Empire romain disparut, de même que le latin comme langue parlée. Cependant, les Romains allaient laisser un héritage considérable : l'alphabet latin utilisé aujourd'hui par la moitié de l'humanité. 

4.3 Le morcellement du latin

Du point de vue linguistique, l'effondrement de l'Empire romain d'Occident accéléra le processus de morcellement du latin parlé ou vulgaire (populaire) amorcé dès le IIe siècle. Les communications avec l'Italie étant coupées, les échanges commerciaux périclitèrent, les routes devinrent peu sûres, les écoles disparurent, le tout entraînant une économie de subsistance rurale et fermée sur elle-même. Si bien qu'au VIIe siècle la situation linguistique était extrêmement complexe dans l'ancienne Gaule romaine :

1) les langues germaniques étaient devenues indispensables aux populations qui voulaient jouer un rôle politique puisque tous les rois ne parlaient que des langues germaniques;
2) le latin classique n'était plus utilisé que pour les écrits et les peuples gallo-romains ne le parlaient plus;
3) la langue parlée par les Gallo-Romains était un «latin chrétien», strictement oral, relativement éloigné du latin classique et soumis par surcroît aux variations géographiques particulières.

Par ailleurs, au Ve siècle, de nouveaux immigrants étaient arrivés en Armorique (Bretagne): les Celtes des îles britanniques, contraints de quitter leur territoire en raison des pressions des Saxons, s'étaient réfugiés dans le nord-ouest de la Gaule. Profondément romanisés tout en ayant conservé leur langue celtique (le breton, sinon le gallois), les nouveaux arrivés devinrent rapidement alliés des Romains et surveillèrent les frontières en tant qu'«auxiliaires» (mercenaires). Ils implantèrent le breton en Armorique d'autant plus facilement que la région s'était fortement dépeuplée à cause de la désertification. Après la prise du pouvoir par les Francs, les «Bretons» demeurèrent toujours autonomistes.

Mais la fragmentation des royaumes germaniques en Europe et l'absence de centralisation bureaucratique empêchèrent les vainqueurs germaniques d'imposer leur langue aux différentes populations conquises. Pourtant, par rapport à la population autochtone, les envahisseurs germaniques ont été encore plus nombreux que les Romains ne l'avaient été lors de la conquête des Gaules. Néanmoins, les peuples germaniques ont été linguistiquement assimilés par les Gallo-Romains. Les invasions des Ve et VIe siècles se soldèrent en effet par la latinisation et la christianisation des paysans francs et wisigoths sur l'ensemble du territoire gallo-romain. Seule l'aristocratie franque continuera d'utiliser sa langue germanique jusqu'à l'avènement de Hugues Capet en 987.   

On peut expliquer ce phénomène par une certaine latinisation préalable chez les envahisseurs ou, du moins, des prédispositions à leur latinisation. Rappelons que le latin était une grande langue véhiculaire en Europe et que nombre de Germains devaient connaître cette langue seconde, surtout au sein des armées et des commerçants; d'autres étaient familiarisés à la langue latine véhiculaire en raison du commerce et des contacts avec les populations locales. Aussitôt installés en Gaule, les Germains ont adopté les systèmes administratif et fiscal romains, puis ils ne tardèrent pas à se christianiser, ce qui ne pouvait que favoriser la propagation du latin tel qu'il était parlé à l'époque. Étant donné que les Germains se sont retrouvés avec une population massivement latinisée, de telle sorte que, les mariages mixtes aidant, ils ont lentement perdu leur langue d'origine pour passer au latin parlé, le tout après une période de bilinguisme germano-latin.

Une sorte de fusion s'est produite entre les Germains et les peuples romanisés: Gallo-Romains et Germains commencèrent à parler une autre langue qui n'était plus le latin, mais pas encore le français, le picard, le normand, l'artois, le champenois, l'orléanais, etc., ni l'italien, l'espagnol ou le catalan et leurs variétés, mais le roman (ou plus précisément le gallo-roman pour la France), c'est-à-dire une langue aux variantes infinies, selon qu'elle était parlée dans les différentes régions de la France du Nord (en pays franc) ou du Sud (en pays wisigoth ou burgonde), sinon de l'Italie (en pays ostrogoth), de la Suisse (en pays alaman), de l'Espagne (en pays wisigoth), du Portugal (en pays suève), des îles de la Méditerranée (en pays vandale), etc.

Le latin des Romains a fini par disparaître dans le secteur central de l'ancien Empire romain (Bavière, Suisse, Autriche), en Illyrie (Albanie) et en Pannonie (Monténégro et Serbie), en Bretagne insulaire (Grande-Bretagne), en Armorique (Bretagne française) et en Afrique du Nord (éradiquée par la conquête arabe). Par contre, le latin parlé s'est maintenu de la péninsule ibérique jusqu'en Italie (et la Roumanie) en passant par la Gaule gallo-romaine, mais ce n'était plus le latin du Ier siècle qui était utilisé. Cette nouvelle langue latine se maintiendra jusqu'au VIe siècle de notre ère en se transformant sans cesse pour ne plus être du latin. Cela étant dit, jamais les Gallo-Romains ne se rendirent compte qu'ils ne parlaient plus le latin, alors devenu le «gallo-roman» (le "romanz"). Pour eux, c'était encore du latin, même s'ils avaient conscience de parler diverses variétés de «latin» selon les régions, notamment entre le Nord et le Sud.

Dans le cas particulier de la France du Nord, les langues issues du latin se modifièrent davantage qu'ailleurs (Occitanie, Italie, Espagne, Portugal, etc.) en raison des contacts fréquents avec les langues germaniques, notamment le francique, qui devint la langue de l'aristocratie franque. Par ailleurs, la latinisation des Germains en Gaule ne se fit jamais complètement, puisque la classe dirigeante continua d'utiliser sa langue (le francique), tout en étant bilingue. Ce n'est qu'en 987 que Hugues Capet deviendra le premier souverain de France à ne pas savoir s'exprimer en francique, mais en «françois» (prononcé [franswé]).  De plus, les nouveaux venus allaient amener avec eux tout un vocabulaire technique, politique et juridique, qui se greffera au latin parlé des populations locales. Ajoutons aussi que les Francs entraînèrent de nouvelles façons de prononcer le latin tardif, ce qui allait être hautement valorisé chez les Gallo-Romains.

Dernière mise à jour: 24 août 2024

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