Histoire du français
Chapitre 4
 

[France Modern]

(4) Le moyen français 

Une période sombre

(XIVe et XVe siècles)


Plan du présent article

1. L'emploi du français dans les actes officiels
2. Les conséquences de la guerre de Cent Ans
    L'éviction du français d'Angleterre
    La progression du français en France
3. L'état du moyen français
    Une langue simplifiée
    Une langue écrite latinisante


 

Avec les XIVe et XVe siècles, s'ouvrit une période sombre pour la France, qui sombra dans un état d'anarchie et de misère. C'est l'une des époques les plus agitées de l'histoire de ce pays au point de vue sociopolitique: guerre de Cent Ans avec l'Angleterre, guerres civiles, pestes, famines, etc.

Hors de France, l'Église était compromise par des abus de toutes sortes et des désordres scandaleux, qui lui firent perdre son crédit, pendant que l'Empire ottoman mettait fin à l'Empire romain d'Orient. Évidemment, la langue française ainsi que le latin allait subir les contrecoups de ces bouleversements. La période du moyen français sera avant tout une période de transition, c'est celle qui allait permettre le passage de l'ancienne langue au français moderne.

1 L'emploi du français dans les actes officiels

Dès l'époque de Philippe le Bel (1268-1314), on avait commencé à employer plus ou moins régulièrement le «françois» au lieu du latin dans les actes officiels, dans les parlements régionaux et à la chancellerie royale. Ainsi, dès 1300, dans le Nord, il s'était constitué une langue administrative et judiciaire qui faisait déjà concurrence au latin: la lingua gallica. Cependant, on employait la lingua occitana en Occitanie, mais après 1350 l'administration royale expédiera de plus en plus des actes rédigés en «françois». À cette époque, les ouvrages des juristes romains et des philosophes grecs furent traduits en «françois», en même temps que naissait une littérature comique ou satirique plus adaptée à un public moins instruit. Quant aux savants, clercs et autres lettrés, à défaut de franciser leur latin, ils continuaient de latiniser leur français, mais le moyen français allait aussi mettre un frein aux latiniseurs, ceux qu'on a appelé les «escumeurs du latin».

Cela étant dit, le «françois de France» était déjà employé en Angleterre dans les actes et les documents royaux. Le plus ancien manuel de «françois», le Traite sur la langue françoise, a été composé par un Anglo-Normand, Walter de Bibbesworth, entre 1240 et 1250. Il était destiné aux nobles anglais, qui avaient déjà des notions de «françois» et désiraient parfaire leurs connaissances dans cette langue.

Les enfants de l'aristocratie anglaise durent apprendre le «françois», probablement jusque vers le milieu du XIVe siècle. Par exemple, dans ses célèbres Contes de Canterbury écrits vers 1380, Geoffrey Chaucer (v. 1343-1400) met en scène une prieure qui s’efforce d’avoir les belles manières de la haute société anglaise en parlant le «françois»:

Elle avait pour nom Dame Églantine,
Chantait à merveille hymnes et matines
Qu’elle entonnait savamment par le nez.
Elle parlait un françois des plus raffinés,
Le françois qu’on apprend à Stratford-atte-Bow
Car elle ignorait du françois de Paris le moindre mot.

La ville de Stratford-atte-Bow était située près de Londres et on y apprenait le «françois d'Angleterre». À l'époque, il existait en Angleterre deux types de langue française: l'un correspondait à une langue vernaculaire parlée spontanément, sans égard à la langue écrite, alors que l'autre était une langue seconde qu’on allait apprendre en France. Sinon, il fallait se contenter du «français d'Angleterre», moins prestigieux. En même temps, il se développa en Angleterre une série de traductions françaises de traités spécialisés, que ce soit sur la médecine, les mathématiques ou la religion.

2 Les conséquences de la guerre de Cent Ans

Avant la Peste noire de 1348, la France comptait 25 millions de citoyens, soit près du tiers de tous les Européens. Compte tenu de la division linguistique entre le Nord (langues d'oïl) et le Sud (occitan), le français était déjà la langue la plus parlée en Europe au milieu du XIVe siècle. Divers facteurs vont favoriser la progression du français en France, mais en limiter l'expansion en Angleterre.

En 1328, le dernier des Capétiens (Charles IV) mourut sans héritier. Le roi d'Angleterre fit valoir ses droits à la succession au trône de France, mais Philippe VI de Valois (qui régna de 1328 à 1350) fut préféré par les princes français (1337). C'est alors que deux rois de langue française, Philippe VI de Valois et Édouard III d'Angleterre, se disputèrent le royaume de France à partir de 1337, mais la guerre s'éternisa jusqu'en 1453: ce fut la guerre de Cent Ans, qui évolua en d'innombrables petites guerres, lesquelles s’éternisèrent pour en déclencher d'autres, sans fin.

On peut décrire cette longue guerre comme une sempiternelle série de campagnes militaires, entrecoupée de trêves et de traités de paix. Mais cette guerre de Cent Ans affaiblit la monarchie française, qui perdit plusieurs provinces (Bretagne, Normandie, Guyenne, Gascogne, etc.) au profit de l'Angleterre. La défaite française de Poitiers en 1356, alors que le roi Jean II le Bon fut capturé, offrit à la monarchie anglaise la Guyenne, la Gascogne et une grande partie du Poitou. Après une nouvelle défaite française à Azincourt (1415), les Anglais, avec l'aide de leurs alliés bourguignons, prirent Paris et s'installèrent en Île-de-France, en Normandie et en Bretagne.

La carte de gauche illustre jusqu'à quel point le royaume de France était «grugé» par les prétentions du roi d'Angleterre, qui devint d'autant plus puissant que les Bourguignons étaient ses alliés contre la France. Pour redresser l'image de la France et venger Azincourt (5000 morts français), il faudra attendre l'année 1429. Cette année-là, une petite paysanne de la Lorraine libéra Orléans de la tutelle anglaise, Jeanne d'Arc. C'est elle qui, sous Charles VII redonnèrent définitivement l'avantage au roi de France; ce dernier reprit progressivement Paris (1436), la Normandie (1450), la Guyenne (1453), etc. 

La France paya très cher sa victoire sur les Anglais pour récupérer son territoire. Les guerres ravagèrent le pays tout entier et ruinèrent l'agriculture, occasionnant la famine et la peste, décimant le tiers de la population. La noblesse elle-même perdit près des trois quarts de ses effectifs, permettant ainsi aux bourgeois enrichis par la guerre d'acheter des terres et de s'anoblir. La vieille société féodale se trouva ébranlée et un nouvel idéal social, moral et intellectuel commença à naître.

2.1 L'éviction du français d'Angleterre

La guerre de Cent Ans contre les Anglais fit naître un fort sentiment nationaliste, tant en France qu'en Angleterre. Paradoxalement, c'est en pleine guerre de Cent Ans contre les Français que les Anglais choisirent une devise en français («Honi soit qui mal y pense», avec un seul n) pour l'ordre de la Jarretière officiellement appelé Ordre très Noble de la Jarretière (en anglais: The Most Noble Order of the Garte).

En réaction contre la France, le Statute of Pleading du Parlement anglais reconnut dans un texte rédigé en français l’anglais comme langue unique des tribunaux, mais dans les faits le français restera une langue employée jusqu'en 1731, malgré la déclaration du Parlement de 1362, qui décidait de faire de l'anglais la langue juridique du pays. Voici un extrait de la déclaration de 1362 rédigé en «français d'Angleterre» (et en traduction française contemporaine):
 

Item, pur ce qe monstré est soventfois au Roi les grantz meschiefs qe sont advenuz as plusours du realme de qe les leyes, custumes et estatuz du dit realme ne sont paa conuz comonement par cause q'ils sont  pledez, monstrez et juggez en la lange Franceis, q'est trop desconue en dit realme les dites leyes et custumes seront le plus tost apris et conuz et mieultz entenduz en la lange usee en dit realme. Le roi ad ordeigné et establi qe toutes plees soient pledez, monstrez, defenduz et juggez en la lange engleise, et q'ils soient entrez et enroullez en latin. [De même, parce qu'il a été souvent montré au roi les grands dommages qui sont arrivés à plusieurs personnes du royaume parce que les lois, coutumes et statuts dudit royaume ne sont pas communément connus, parce qu'ils sont plaidés, exposés et jugés en langue française, qui est très méconnue dans le royaume, lesdits lois et coutumes seront plus vite apprises et sues et mieux comprises dans la langue utilisée dans ledit royaume. Le roi a ordonné et établi que toute plaidoirie soit plaidée, exposée, défendue et jugée en langue anglaise, et qu'elle soit enregistrée et transcrite en latin.]

Le texte dit clairement que le français était une langue méconnue dans le royaume et que «le roi a ordonné et établi que toute plaidoirie soit plaidée, exposée, défendue et jugée en langue anglaise, et qu'elle soit enregistrée et transcrite en latin». La même année, c'est donc en anglais que le chancelier ouvrit les séances du Parlement, mais le changement de langue ne se fit pas instantanément, au contraire. Les résultats parurent sans doute décevants, car ce ne fut qu'une vingtaine d'années plus tard, soit à partir de 1386, que les registres et débats du Parlement furent rédigés en anglais; qui plus est, le français continua d'être utilisé avec l'anglais jusque vers 1430. Par la suite, le français perdit graduellement la place privilégiée qu’il avait dans l’enseignement. À partir de 1349, l'université d'Oxford dispensa son enseignement en anglais, alors qu'auparavant c'est en français que se faisait l'enseignement universitaire. On commença à enseigner l'anglais dans quelques «grammar schools», puis toutes les écoles finirent par suivre le mouvement. Néanmoins, les manuels utilisés pour le commerce, par exemple à l'université d'Oxford, furent rédigés en français jusqu'au milieu du XVe siècle. 

Après la défaite d'Azincourt (1415), le traité de Troyes (1420) reconnut Henry V d'Angleterre comme héritier du royaume de France. Mais Henry V fut le premier roi d'Angleterre à utiliser l'anglais dans les documents officiels; il écrivit son testament en anglais. Le français continua d'être employé oralement à la cour anglaise, car la plupart des reines d'Angleterre venaient de France. Henry V avait épousé Catherine de Valois, fille du roi de France Charles VI. Quant aux Français, s'ils étaient instruits, ils n'écrivaient plus en français dialectal, c'est-à-dire dans les langues d'oïl, mais en français ou en latin.
 

C'est la linguiste Henriette Walter qui affirme dans son livre Honni soit qui mal y pense que, sans l'intervention de Jeanne d'Arc, les Anglais restés en partie francophones auraient pu adopter définitivement le français et transporter plus tard cette langue dans les futurs États-Unis d'Amérique et ailleurs. Même s'il ne s'agit là que d'une hypothèse, les chances du français de s'implanter en Angleterre auraient été incontournables. Ou bien le duc de Bourgogne ou bien le roi d'Angleterre aurait occupé le trône de France en lieu et place des Valois; or, ces deux prétendants parlaient le français. Ayant conservé la moitié de leurs terres en France, les «rois-anglais-de-langue-maternelle-française» n'auraient certainement pas eu cette réaction anti-française qu'ils ont développée par la suite, une fois «boutés hors de France».

Autrement dit, la conquête de la France par les Anglais aurait assuré la pérennité du français en Angleterre grâce à la fusion des deux royaumes. Dans ce cas, le français aurait certainement dominé sur l'anglais. Par la suite, la répartition mondiale des langues aurait aujourd'hui une toute autre apparence.   

2.2 La progression du français en France

Mais en France même, le français avait pris de l'expansion. Les vastes opérations militaires et les conquêtes territoriales dans la «France anglaise» avaient diffusé le «françois» dans toute la France. Le brassage des populations et des troupes avaient favorisé l'emploi du «françois» dans toutes les classes de la société, même dans le Sud, car l'intervention du roi en Occitanie avait accéléré la francisation de cette partie du royaume. En 1490, Charles VIII (1470-1498) prescrivit une ordonnance pour imposer l'usage du «langage François» ou «maternel»:

Outre y est ordonné que les dicts & depositions des tesmoins qui seront ouys & examinez d'oresnavant esdites cours & en tout le pays de Languedoc, soit par forme d'enqueste ou information & prinse sommaire, seront mis redigez par escrit en langage François ou maternel, tels que lesdits tesmoins puissent entendre leurs depositions, & on les leur puisse lire & recenser en tel langage et forme qu'ils auront dit & deposez.

L'objectif était de limiter l'emploi du latin et favoriser la langue maternelle, soit le «françois» soit la langue locale. Quelque cinquante ans plus tard, François Ier, dans l'ordonnance de Villers-Cotterêts (1539), reprendra à peu près les mêmes termes, ce qui signifiait aussi que les ordonnances royales précédentes n'avaient pas été très efficaces.  

À partir du milieu du XVe siècle, le français comme langue administrative s'introduisit partout en Occitanie, sauf à Avignon, qui servait alors de résidence pour les papes. Au milieu du XVe siècle, si les divers parlements régionaux de Toulouse (1444), de Bordeaux (1462) et d'Aix-en-Provence (1501) continuaient de rédiger leur arrêts en latin, ils tenaient leurs registres en français. Dans la pratique, l'occitan demeurait la seule langue parlée dans la vie quotidienne des gens, sauf pour ceux qui pratiquaient le droit, ainsi que les clercs, les ecclésiastiques, certains marchands et des nobles, qui tous devaient s'exprimer aussi en français.

Le prestige de l'Université de Paris avait attiré non seulement un auditoire couvrant toute la France, mais également un auditoire international, car au milieu du XIVe siècle près de la moitié des étudiants venaient hors de France. Les pèlerinages dans les grands sanctuaires de la chrétienté (Jérusalem, Rome et Saint-Jacques-de-Compostelle) avaient même contribué à la diffusion du «françois» hors de France. De plus, les ½uvres littéraires françaises, comme les chanson de geste et les romans, étaient diffusées en Angleterre, mais aussi en Allemagne, aux Pays-Bas et en Italie. 

Rappelons que le «françois» n'était encore parlé que par une faible partie de la population en France. Ce sont dans les villes que l'on entendait parler cette langue, notamment à notamment Paris (env. 300 000 habitants), Rouen (env. 45 000), Orléans (20 000), Reims (env. 10 000), Dijon, Lyon, etc. Paris était devenue vers 1550 la plus grande ville du monde chrétien d'Europe, ce qui fait que la langue «françoise» parisienne ne pouvait que rayonner dans tout le pays, sinon ailleurs en Europe. Mais, dans le reste du pays, on continuait de parler le breton en Bretagne, le flamand et le francique dans le Nord-Est, le savoyard en Savoie (alors un État indépendant), le catalan dans le Roussillon, le basque dans le Béarn, etc. Au cours de cette période, la population paysanne, qui constituait 90 % de la nation, n'avait pas besoin d'autre langue pour communiquer que le patois, ce qu'on appelle aujourd'hui les «langues régionales de France» (voir la carte).

Certaines villes de France vivaient un bilinguisme assez généralisé, quasi impensable aujourd'hui. Ainsi, la ville de Lyon s'était développée grâce à une importante immigration venue d'Italie; on y trouvait une communauté italophone (toscan) avec ses marchands, ses banquiers, ses prêtres, etc. Dans une ville comme Bayonne (Béarn), le basque, le gascon, le françois et l'espagnol étaient partout utilisés. À Bordeaux, c'étaient le gascon, le françois (ou françoys) et l'anglais. Dans la plupart des villes portuaires, on pouvait entendre toutes sortes de langues.

3 L'état du moyen français

Cette longue période d'instabilité politique, sociale et économique favorisa un mouvement de «relâchement linguistique».

3.1 Une langue simplifiée

Tout le système de l'ancien français se simplifia. Les nombreuses diphtongues et triphtongues disparurent, se réduisant à des voyelles simples dans la langue parlée. Les «lettrés» de l'époque réagirent en exigeant de conserver des graphies qui ne correspondaient plus à la langue orale; seule la langue écrite conserva les traces de la prononciation de l'époque précédente dans des mots comme oiseau, peau, fou, fleur, coeur et saoul. On eut aussi tendance à restituer des consonnes doubles disparues en ancien français (p. ex., belle pour bele d'après le latin bella, flamme pour flame d'après flamma, etc.). Pour lutter contre les confusions dues, à l'initiale des mots, à l'alternance entre la lettre [u] et [v] dans la graphie, on ajouta un [h] initial, ce qui permit de distinguer des mots tels que huis de vis, huître de vitre, etc. Plus tard, au XVIe siècle, on introduisit la cédille pour distinguer la lettre [c] prononcée [k] de celle [c] prononcée [s], ainsi que les accents tels que à, â, ê, ô. L'orthographe se compliqua, malgré les efforts de certains pour la rationaliser. On observe aussi l'effritement des consonnes finales (par exemple grand prononcé antérieurement gran-ntt devint gran) et la contraction des mots (serment pour serement). Il n'en demeure pas moins que l'orthographe commença à se fixer, comparativement à l'ancien français, tout en se compliquant en même temps, et ce, malgré les efforts de certains pour la rationaliser.

La déclinaison issue du latin et réduite à deux cas en ancien français tomba également, favorisant ainsi une stabilisation de l'ordre des mots dans la phrase (sujet + verbe + complément); les prépositions et les conjonctions se développèrent beaucoup, ce qui rendit la phrase plus complexe. Les conjugaisons verbales se régularisèrent et se simplifièrent. Par rapport à l'ancien français, de nombreux mots disparurent, notamment les termes locaux. 

Afin de se faire une idée des différences entre l'ancien français et le moyen français, on peut comparer ces transcriptions des Serments de Strasbourg, l'un étant une graphie du XIe siècle (ancien français), l'autre, celle du XVe siècle (moyen français):

 

Ancien francais (XIe siècle)

Por dieu amor et por del crestiien poeple
et nostre comun salvement, 
de cest jorn en avant, quan que Dieus saveir 
et podeir me donct, 
si salverai jo cest mien fredre Charlon,
et en aiude, et en chascune chose, 
si come on par dreit son fredre salver deit, 
en ço que il me altresi façet,
et a Londher nul plait onques ne prendrai, 
qui mien vueil cest mien fredre Charlon 
en dam seit.

Moyen français (XVe siècle)

Pour l'amour Dieu et pour le sauvement du chrestien peuple
et le nostre commun, 
de cest jour en avant, quan que Dieu savoir 
et pouvoir me done, 
si sauverai je cest mien frere Charle, 
et par mon aide et en chascune chose, 
si comme on doit par droit son frere sauver, 
en ce qu'il me face autresi, 
et avec Lothaire nul plaid onques ne prendrai,
qui, au mien veuil, à ce mien frere Charles
soit à dan.

L'une des caractéristiques du moyen français consiste à employer le pronom on en se substituant à toutes les autres personnes grammaticales, notamment avec la première personne du pluriel (nous). Ainsi, il était alors courant d'employer, par exemple, on aurions tort. Le type j'allons était aussi très répandu, même à la cour du roi. Dans les siècles à venir, ce type d'emploi sera éliminé à la cour pour se limiter à des usages  ruraux. En français populaire, la construction on + verbe à la 3e personne du singulier au lieu de nous + verbe à la 1re personne du pluriel se maintiendra au XXe siècle dans la langue parlée.

3.2 Une langue écrite latinisante


Si la langue parlée était laissée à elle-même, il n'en fut pas ainsi pour la langue écrite. L'orthographe française demeurait encore très proche du latin, même si linguistiquement le français s'en est considérablement écarté. On peut même parler de «latin francisé».

En revanche, il existe peu de textes rédigés en français populaire, mais en voici un exemple trouvé dans le Journal d'un Bourgeois de Paris (de l'année 1416) écrit par un notable membre de l'Université:

Les pauvres gens mangeaient ce que les pourceaux ne daignaient manger: ils mangeaient trognons de choux sans pain, ni sans cuire, les herbettes de champ sans pain et sans sel. Bref il était si cher temps que peu de ménagers de Paris mangeaient leur soûl de pain; car de chair ne mangeaient-ils point, ni de fèves, ni de pois; que verdure, qui était merveilleusement chère.

Les traits les plus marquants du moyen français concernent le lexique et l'orthographe. Le français se répandit de plus en plus en France et gagna des positions réservées naguère au latin, mais celui-ci prit sa revanche en envahissant la langue victorieuse. 

Dès le XIIIe siècle, le latin savant faisait son apparition dans le vocabulaire français, mais, au XIVe siècle, ce fut une véritable invasion de latinismes. Au terme de ce siècle, les emprunts au latin devinrent tellement nombreux que les termes français parurent ensevelis sous la masse des latinismes. Un grand nombre de ces mots ne connut qu'une existence éphémère (intellectif; médicinable, suppécliter), mais d'autres réussirent à demeurer (déduction, altercation, incarcération, prémisse). Ce vaste mouvement de latinisation (ou de relatinisation) commença au milieu du XIVe siècle et allait se poursuivre jusqu'au milieu du XVIe siècle. On peut la considérer comme l'un des faits marquants de toute l'histoire du français. 
 

Il faut voir, dans cette période du français, l'influence des clercs et des scribes instruits et puissants dans l'appareil de l'État ainsi que dans la vie économique de la nation. Ces gens, imprégnés de latin, éblouis par les chefs-d'½uvre de l'Antiquité et désireux de rapprocher la langue parlée, c'est-à-dire celle des «ignorants», de celle représentant tout l'héritage culturel du passé, dédaignèrent les ressources dont disposait alors le français. Si les latiniseurs avaient été formés à la philologie romane, ils auraient sans doute habillé les mots «à la mode romane» (ou vulgaire: «peuple»), mais ce ne fut pas le cas.

Ces «écumeurs de latin», comme on les a appelés, connurent un succès retentissant auprès des grands de ce monde, qui leur prodiguèrent maints encouragements. Ces érudits latiniseurs transcrivirent et/ou traduisirent les textes anciens en les accommodant à l'état du français. Ce faisant, ils éloignèrent la langue française de celle du peuple: ce fut le début de la séparation (ségrégation?) entre la langue écrite et la langue parlée.

Le français perdit la prérogative de se développer librement, il devint la chose des lettrés, des poètes et des grammairiens. Voici comment se justifiait un latiniste de l'époque, Nicolas Oresme (v. 1320-1382):
  

Une science qui est forte, quant est de soy, ne peut pas estre bailliee en termes legiers à entendre, mes y convient souvent user de termes ou de mots propres en la science qui ne sont pas communellement entendus ne cogneus de chascun, mesmement quant elle n’a autrefois esté tractée et exercée en tel langage. Parquoi je doy estre excusé en partie, si je ne parle en ceste matière si proprement, si clarement et si adornéement, qu'il fust mestier.

Autrement dit, il convient d'user non pas de «termes légers à entendre», mais souvent de «mots propres de la science qui ne soient communément entendus ni connus de chacun». Oresme professait ainsi que plus les termes étaient difficiles et rares, mieux ils convenaient à des écrits savants.

En 1501, à la toute fin du moyen français, un traité anonyme, Le Jardin de Plaisance et fleur de rhetorique, dénonçait déjà cette nouveauté à outrance qui consistait à écumer le latin :
 

Quint vice est d'innovation
De termes trop fort latinisans
Ou quant l'on fait corruption
D'aucuns termes mal consonants,
Trop contrains ou mal resonans
Ou sur le latin escumez;
Ainsi ilz sont moult dissonans,
Indignes d'estre resumez.
[Le cinquième vice est l'invention
de mots nouveaux, trop latinisants,
ou quand on corrompt
des termes mal consonants,
trop forcés ou sonnant mal
ou empruntés au latin;
c'est ainsi qu'ils sont trop dissonants,
indignes d'être repris.]

En supposant que 20 millions de Français étaient des sujets du roi, on peut penser que quelque 40 000 d'entre eux savaient lire et que le tiers (presque tous les clercs) de cette mince fraction trouvait l'occasion de lire les textes que nous avons aujourd'hui sous la main. On peut estimer que pas plus d'un cinquantième de la population pouvait pratiquer ce français écrit. 

Le français s'est développé librement entre les IXe et XIVe siècles, mais le XVe siècle annonce déjà l'époque du «dirigisme linguistique», caractéristique du français qui va suivre. Durant ce temps, en 1452, l'Empire romain d'Orient (Byzance) était envahi par Memeth II, empereur ottoman (avec un seul canon, le premier de l'histoire), et Constantinople devenait Istanbul. La population fut massacrée et les églises, transformées en mosquées.

 


Dernière mise à jour: 25 août 2024

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