Les domaines d’oc, si et oïl,
selon Dante

par

Jean Lafitte et Guilhem Pépin

(Collaboration spéciale, août 2008)

S’il est une erreur très communément répandue, c’est celle qui fait de Dante l’inventeur de l’opposition entre langues d'oïl, d'oc et de si. On la trouve, au conditionnel il est vrai, chez Pierre Bec (La langue occitane, 1963, p. 66); naguère, l’abbé Georges Passerat, professeur de langue et littérature occitanes à l’Institut catholique de Toulouse et Majoral du Félibrige, l’a reprise dans un article, «Trésors de langue d’oc: des troubadours aux félibres» dans Bibliothèques, n° 14, 2004, pp. 30-32 : «Le poète Dante distingue alors [fin du XIIIe siècle ] les trois langues qui dominent l’Europe : la langue d’oïl (le français), la langue d’oc (l’occitan) et la lingua del si (l’italien)». Et plus encore, Internet conditionne l’opinion mondiale avec Wikipedia, l’«Encyclopédie libre »: «L’expression “langue d'oc” fut créée par Dante vers 1290», en désaccord avec le Wiktionary, le «dictionnaire libre» : «Ce terme [langue d’oc] a été créé par Dante dans son ouvrage De vulgari eloquentia (1303-1304), dans lequel il distingue trois langues romanes selon leur manière de dire oui: la langue d'oc (lingua d’oco dans son ouvrage; voir oc) [etc.].»

Pourtant, Paul Meyer avait dénoncé cette erreur dès 1889 («La langue romane du midi de la France et ses différents noms» dans Annales du Midi, n° 1, 1889, pp. 1-15.). De fait, l'emploi de cette opposition par le poète sans précautions particulières montre qu'elle devait être banale dans son environnement. Il le fait dans trois de ses œuvres :

- vers 1293, dans un passage de Vita nuova, il oppose en italien la littérature en «lingua d'oco» à celle en italien, langue «di sì»;
- vers 1305, c'est en latin, dans son De vulgari eloquentia, qu'il donne l'exposé le plus complet de ses vues, objet de cette étude;
- entre 1306 et 1308, il écrit Il Convivio («Le Banquet»); il y reproche à ses compatriotes de mépriser leur propre langue pour lui préférer les parlers «vulgaires» «di lingua d'ocho» ou encore «lo parlare […] precioso […] di Prouenza» (I-XI).

Dans tous les cas, son approche est essentiellement littéraire : il est à la recherche de la langue la plus apte à l'écriture poétique, avec l'idée sous-jacente que le «vulgaire» d'Italie vaut bien les autres pour cela. L'essai de cartographie des espaces linguistiques qu'il décrit va nous confirmer ce point de vue.

Pour cela, il nous parait essentiel d'avoir sous les yeux le texte latin du De vulgari eloquentia et une traduction, ici celle de Frédéric Magne, (1985, Paris : La Délirante, p. 16). Nous localisons les citations : partie et paragraphe en chiffres romains, page de la traduction en chiffres arabes.

Et d'abord, voyons où Dante situe ce qu'on appelle aujourd'hui les langues germaniques :

Nam totum quod ab hostiis Danubii sive Meotidis paludibus usque ad fines occidentales Anglie Ytalorum Franco­rumque finibus et Oceano limitatur, solum unum obtinuit ydioma, licet postea […] fuerit per diversa vulgaria dirivatum, hoc solo fere omnibus in signum eiusdem principio remanente, quod quasi predicti omnes jo affermando respondent.

[…]
 
Sed loquentes oil […] ab oriente Alamannos habent…

En effet tout ce qui est limité par les bouches du Danube ou les paludes de la Méotide [mer d’Azov] jusqu’aux limites occidentales de l’Angleterre, et par les frontières des Italiens et des Français et par l’océan, était dominé par un seul idiome; même si par la suite il s’est divisé en divers vulgaires […]; le seul signe qui reste peut-être de leur origine commune est que presque tous ces peuples disent «yo» pour affirmer.

[…]

Et ceux qui disent «oïl» […] ont en effet les Allemands à l’Orient…

Le domaine des langues qui disent jo se situe donc au nord des frontières des Italiens et au nord et à l'est de celles des Francs / Français. Ceci précisé, passons à l'essentiel du texte de Dante :

Totum vero quod in Europa restat ab istis, tertium tenuit ydioma, licet nunc tripharium videatur: nam alii oc, alii oil, alii sì affirmando locuntur, ut puta Yspani, Franci et Latini.

Istorum vero proferentes oc meridionalis Europe tenent partem occidentalem, a Ianuensium finibus incipientes.

Qui autem sì dicunt a predictis finibus orientalem tenent, videlicet usque ad promuntorium illud Ytalie qua sinus Adriatici maris incipit, et Siciliam.

Sed loquentes oil quodam modo septentrionales sunt respectu istorum : nam ab oriente Alamannos habent et ab occidente et settentrione anglico mari vallati sunt et montibus Aragonie terminati; a meridie quoque Provincialibus et Apenini devexione clauduntur.
Tout ce qui reste en Europe en dehors de ces territoires est occupé par un troisième idiome, même si celui-ci est aujourd'hui à l'évidence triparlier; en effet les uns disent «oc», les autres «oïl», et les autres encore «si» pour affirmer, comme par exemple les Espagnols, Français et Italiens. […]

Entre ces peuples, ceux qui disent «oc» tiennent la partie occidentale de l'Europe [méridionale], à partir des frontières des Génois.

Ceux qui disent «si»" tiennent la partie orientale de ces frontières, soit jusqu'à ce promontoire d'Italie, d'où commence le golfe de la mer Adriatique jusqu'à la Sicile.

Et ceux qui disent «oïl» sont en quelque sorte septentrionaux par rapport à ceux-ci; ils ont en effet les Allemands à l'orient, ils sont protégés au septentrion et à l'occident par la mer anglaise ou gauloise et ils sont bornés par les montagnes d'Aragon; au sud ils sont enfermés par les Provençaux et la courbe des Apennins.

Écartons le si qui est sans problème : la république de Gênes confinant avec ce qui fut le comté de Nice, le si va de l’actuelle frontière française à la Sicile, donc toute la péninsule italique. Notons au passage que Dante appelle ses locuteurs Latini et non Ytali, employé ailleurs, sans doute pour y compter également les Siciliani et autres territoires extérieurs, car les parlers de Sicile et de Sardaigne, par exemple, se rattachent à ceux de la moitié droite de l’Italie (I-X, 20). Notons également que la région d’Alguer en Sardaigne est encore du si, car cette ville fut prise par le roi d'Aragon Pierre IV en 1353, début de son repeuplement par des Catalans, donc bien après le De vulgari eloquentia.

L'oc, c’est tout le sud-ouest de l’Europe. Pour l’Ouest, pas de problème, c’est à partir des frontières des Génois, donc de la frontière entre Menton et Vintimille; mais où commence le Sud? À partir de la frontière sud de l’oïl, puisque «ceux qui disent “oïl” sont en quelque sorte septentrionaux par rapport à ceux-ci», c’est-à-dire les gens de oc et de si.

Or, à l’évidence, la frontière sud de l’oïl, ce sont expressément «les Provençaux et la courbe des Apennins», mais aussi «les montagnes d’Aragon», comme on va le voir bientôt.

Comme les Apennins du Nord se relient aux Alpes occidentales, on peut penser que Dante a voulu désigner ces dernières, et non les Apennins proprement dits, tout entiers dans la péninsule, domaine du si. À moins que Dante ou l’un des copistes successifs n’ait écrit Apenini pour Penini (montis), les Alpes Pennines, portion du massif entre les cols aujourd’hui nommés du Saint-Bernard et du Saint-Gothard; or, c’est précisément là que la chaine s’infléchit de la direction sud-nord à la direction ouest-est.

Mais qui sont ces Provençaux ? Pour les Italiens médiévaux, étaient provençaux (au sens large) les habitants de l’ancienne Narbonnaise ou Provincia Romana qui parlaient oc, et parfois les Catalans. Ainsi, par un acte du 1er novembre 1169, les consuls de Pise, en Toscane, accordent à des marchands de Montpellier une indemnité de 1440 livres en réparation de dommages qu’ils ont subis dans leurs biens du fait de gens de Pise; pour cela, ils percevront à due concurrence des droits sur les transports pisans «in omnes et per omnes Provincialium partes a Massilia usque ad Barchinonam», dans toutes les régions des Provinciales de Marseille à Barcelone [i]. La Provincia en question s’étend donc jusqu’à la Catalogne. Mais nous n’avons pas connaissance de textes italiens d’alors qui l’aient étendue aux Auvergnats, aux Limousins ou aux Gascons.

Or, tout justement, c’est surtout à l’ouest de cette Provincia que se situent les montagnes d’Aragon, comme pour compléter la frontière sud de l’oïl. Certes, au temps de Dante, l’Aragon n’allait pas jusqu’à l’océan, mais cela avait été vrai de 1076 à 1134, quand la Navarre fut incluse dans l’Aragon, et cette courte période a suffi pour banaliser l’extension à toutes les Pyrénées occidentales de la dénomination de «monts (ou montagnes) d’Aragon». Le développement à cette époque du pèlerinage vers Saint-Jacques-de-Compostelle, qui intéressait toute l’Europe, a dû contribuer à répandre cette dénomination. Ainsi, d’après le livre V du Codex Calixtinus (rédigé dans la première moitié du XIIe siècle à Compostelle et appelé à tort Le guide du pèlerin de St Jacques), les Pyrénées séparaient «la Gaule, la Castille et l’Aragon». De même, au XIVe siècle, un texte gascon bordelais place la frontière sud de la Gascogne sur les «monts d’Aragon», soit tout simplement sur les Pyrénées.

Et si Dante fait arriver l'oïl jusqu’aux Pyrénées, c’est peut-être à cause du trouvère Thibaud de Champagne, qui fut roi de Navarre de 1234 à 1253, puisque la Navarre s’étendait sur les deux versants de la chaîne. Mais ce roi était avant tout comte de Champagne et, dans ses trois citations (I-IX, 17; II-V, 43; VI, 47), Dante n’a fait que lui donner son titre le plus important suivant un usage perpétué jusqu’à nos jours.

Dès lors, on voit se préciser les contours du domaine d'oïl de Dante : le Nord-Ouest et l’Ouest sont bordés par la mer, le Sud-Ouest par les Pyrénées, et le Sud-Est par les Alpes (prolongeant les Apennins) et la Provincia romaine. Restent indéterminées les frontières nord et est, puisque le voisinage des Allemands n’est précisé par aucun repère géographique; nous supposerons qu’elles étaient ce qu’elles sont aujourd'hui, puisque Dante désignait des peuples en non des États, comme nous le verrons bientôt.

Il n’en reste pas moins étonnant que Dante situe l'oc chez les Yspani. Pour le linguiste catalan Germán Colón: «Lorsque Dante affirme que les Yspani disent oc, il fait allusion aux Catalans.» Ces Catalans, rappelle-t-il, ont usé de oc jusqu’au XVe siècle inclusivement («La dénomination lengua d’oc en deçà des Pyrénées» dans Mélanges […] offerts au Pr. Jean Rychner de Neuchâtel, Strasbourg, 1978, p. 87).

Pourtant, la localisation de l'oc dans tout le sud-ouest de l’Europe, à l’ouest des frontières des Gênois, ne peut se limiter aux Catalans; de plus, au sujet du vers hendécasyllabe (II-XII, 56) Dante écrit : «Hoc etiam Yspani usi sunt - et dico Yspanos qui poetati sunt in vulgari oc

Ce latin autorise au moins deux interprétations :

– celle de F. Magne : « Les Espagnols aussi ont usé de ce vers; je parle des Espagnols qui ont poétisé en vulgaire d'oc»;
– mais aussi, suivant la 5
e des 10 acceptions de dico dans le Gaffiot : « […] j’appelle Espagnols ceux qui ont poétisé en oc».

Or, la première interprétation suppose que Dante aurait eu connaissance d’autres Espagnols qui auraient poétisé dans une autre langue, mais il n’en fait nulle part mention. Au contraire, la seconde lecture est cohérente avec l’attribution explicite de l'oc aux Espagnols, et avec la suite immédiate : Dante cite comme « Espagnol » usant de ce vers le troubadour N’Aymeric de Belenoy né à Lesparre en Médoc (même s’il est mort en Catalogne après 1243).

Il en résulte que la façon dont Dante localise d’abord le jo, puis l'oc, l'oïl et même le si, est éminemment subjective et étroitement liée à leur usage littéraire : encore peu connu à ce titre, le si de l’Espagne et du Portugal a été ignoré, derrière l’écran du oc des Catalans, premiers rencontrés sur la route menant d’Italie en Espagne.

Nous voilà donc en mesure de tenter une cartographie de ces domaines linguistiques. Bien évidemment, nous devons nous efforcer de nous placer au temps de Dante, et donc de représenter les frontières étatiques des environs de 1305. Ainsi, la France incluait l’actuelle Flandre belge et était approximativement limitée à l’est par l’Escaut, la Meuse, la Saône et le Rhône; au sud, la Navarre et l’Aragon (Catalogne) débordaient au nord des Pyrénées.

Nous devons aussi tenir compte du fait que Dante nomme des peuples et non des États. Ainsi, il sépare bien les Latini de si des Alemanni de jo, alors que les Italiens du Nord appartiennent à l’empire romain germanique aussi bien que les Allemands. On peut alors supposer que cette façon de voir ne faisait pas obstacle, dans l’esprit de Dante, à la présence de locuteurs d’oïl en dehors du royaume de France, par exemple en Lorraine, Bourgogne, Franche-Comté, pays de parlers franco(-)provençaux et dans ce qui est aujourd’hui la Suisse romande et la Wallonie; et réciproquement, des locuteurs de jo en Flandre, au nord du royaume de France.

Par contre, en donnant au si tout l’est de la frontière de Gènes, Dante ne semblait pas avoir en vue les hautes vallées alpines de parler provençal, où l'on dit oc.

Voici donc la carte (à gauche) qui nous parait la plus fidèle à la lettre des descriptions de Dante, complétée par ce que sous savons aujourd’hui et qui n’est pas contraire à l’écrit du poète. Pour être complets, rappelons que Dante a cité des poètes d'oc issus de régions qu’il attribue à l'oïl. Nous en avons dénombré sept d'oc, ainsi répartis [ii]:

Auvergnat : Pierre d’Auvergne (I-X, 19);
Limousins : Bertrand de Born (II-II, 38), Arnaud Daniel (II-II, 38; VI, 46; X, 53; XIII, 58) et Giraut de Borneilh (II-II, 38; V, 43; VI, 46);
Provençal : Fouquet de Marseille (II-VI, 46);
Gascons : N’Aymeric de Belenoy (II-VI, 46; XII, 56) et N’Aimeric de Péguilhan (II-VI, 47).

Mais ces citations ne sont là que comme exemples de composition poétique pris ici dans l'oc littéraire, comme d’autres dans l'oïl et le si, toute référence géographique étant oubliée. Il nous a donc paru raisonnable de nous en tenir aux propos explicites de Dante sur la localisation des langues, déjà suffisamment complexe, sans qu’il y ait à prendre en compte l’origine des poètes cités.

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[i] Germain (A.), Histoire du commerce de Montpellier. Montpellier, 1861, 1, p. 180, «Pièces justificatives», II, cité par Germán Colón, «Limousin et langue d’oc dans la Catalogne médiévale», Via Domitia, tome XIV, Toulouse, 1978 - n° spécial Hommage à Jean Séguy, tome I, p. 204

[ii] Province d’origine d’après Geneviève Brunel-Lobrichon et Claudie Duhamel-Amado, Au temps des troubadours XXe-XIIIe siècles, 1997.

Dernière mise à jour: 01 janv. 2016

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