Histoire des Acadiens
Partie II


Drapeau acadien adopté en 1884

La Nouvelle Acadie

De 1755 à aujourd'hui

Plan de l'article
 


1.1 La Nouvelle-Angleterre
1.2 L'Angleterre
1.3 Le Canada («province de Québec»)
1.4 La France
     - Le statut des rapatriés
     - Boulogne-sur-Mer
     - Belle-Île-en-Mer
     - L'île de Corse
     - Le Poitou
     - Les causes de l'échec du projet d'implantation en France
     - Le port de Nantes
1.5 Le salut par les colonies
     - Saint-Pierre-et-Miquelon
     - La Guyane
     - Les îles Malouines (Falkland Islands)
     - Les Antilles: Martinique, Guadeloupe, St-Domingue, Ste-Lucie
1.6 Les Acadiens réfugiés en Louisiane
     - Les réticences du gouvernement français
     - Une vision mythique
     - La colonie espagnole
     - L'accueil des Acadiens
     - La Louisiane américaine
     - Le déclin du français
 
2. La Nouvelle-Écosse après la déportation

2.1 La Nouvelle-Écosse de 1763
2.2 Le retour des Acadiens en Nouvelle-Écosse
 
3. L'arrivée des loyalistes dans les colonies canadiennes

3.1 La création de la colonie du Nouveau-Brunswick (1784)
3.2 Des politiques répressives

4. L'entrée dans la Confédération canadienne

 - Le Canada de 1873 et les garanties constitutionnelles
 - Les députés acadiens
 - Les écoles et le français
 - Les médias
 - L'assimilation
4.1 La province du Nouveau-Brunswick
4.2 La province de l'Île-du-Prince-Édouard
4.3 La province de la Nouvelle-Écosse

Avis: cette page a été révisée par Lionel Jean, linguiste-grammairien.

La présente partie fait suite à la première intitulée «La colonie française de l'Acadie, 1604-1755». Après la déportation, l'Acadie a pu revivre et se transformer dans une forme autre que coloniale ou celle d'un État autonome ou souverain. L'Acadie contemporaine ne forme pas un État, mais elle existe néanmoins. C'est la suite de l'Histoire des Acadiens qui est présentée ici: la Nouvelle Acadie, celle d'après la déportation de 1755,et de ce qu'elle deviendra avec le retour des Acadiens dans les Maritimes (voir les cartes sur l'évolution des établissements acadiens). Mais la Nouvelle Acadien n'est pas géographique, elle est culturelle et historique.

1 Les lieux de déportation ou d'exil des Acadiens

Les forces anglaises, les ''New Englanders'', expulsèrent, selon les sources, 12 600 Acadiens, sur un total de 13 500. Elles déportèrent 3600 Acadiens en Nouvelle-Angleterre, 3500 en France, 1100 en Grande-Bretagne, essentiellement en Angleterre, et quelque 300 autres en Louisiane. En tout, une quinzaine de destinations différentes. Certaines sources évaluent les pertes de vies humaines entre 7500 et 9000, de 1755 jusqu'à 1763.

Dans un premier temps, les Britanniques déportèrent les Acadiens en Nouvelle-Angleterre et en Angleterre. Selon l'idéologie de l'époque, il paraissait inconcevable d’imaginer renvoyer en France une population (acadienne) qui aurait ainsi contribué à renforcer l’ennemi. C’est pour cette raison que les déportés furent d'abord envoyés en Nouvelle-Angleterre en raison de la proximité de la région. Mais la plupart des exilés quittèrent ces lieux inhospitaliers à la fin de la guerre (1763). Ils trouvèrent alors refuge dans la «province de Québec», aux îles Saint-Pierre-et-Miquelon ou en Louisiane. Les déportés en Angleterre furent rapatriés en France.

Dans les années qui suivirent, la majorité de ces Acadiens réfugiés en France allaient repartir pour la Guyane, les Antilles (surtout Saint-Domingue), les Malouines ou la Louisiane. Il faut aussi tenir compte de ceux qui réussirent à s'enfuir au Canada ou ailleurs avant 1759 (voir la carte de la dispersion des Acadiens). 

Malgré le nombre impressionnant de destinations différentes pour les Acadiens déplacés, il demeure que, après bien des pérégrinations, les survivants s'établiront essentiellement au Nouveau-Brunswick, au Québec et en Louisiane. Aujourd'hui, il reste plus de descendants d'Acadiens au Québec que partout ailleurs, y compris au Nouveau-Brunswick. Sauf que ceux du Québec ont perdu leur identité, au contraire de ceux du Nouveau-Brunswick et des «Cadiens» de la Louisiane (voir le tableau complet).  

1.1 La Nouvelle-Angleterre

Quelque 3600 Acadiens, considérés comme des «sujets britanniques», furent déportés dans les colonies britanniques d'Amérique du Nord (voir le tableau complet), puisque ces individus relevaient de la juridiction de la Grande-Bretagne qui avaient le droit d'en disposer à sa guise. Le sort des survivants à la déportation allait être atroce. D'abord, pour les colons de la Nouvelle-Angleterre, les Acadiens étaient des «ennemis» traditionnels, pire des «papistes» et des «antéchrist». De plus, les autorités locales, à l'exception du gouverneur William Shirley du Massachusetts, n'avaient jamais été prévenues de l'arrivée des Acadiens, ni n'avaient au préalable donné leur accord sur les modalités pour les recevoir. Dans la hâte de l'opération de 1755, Charles Lawrence n'avait même pas pris la peine d'aviser les fonctionnaires de la Nouvelle-Angleterre de l'arrivée inopinée des Acadiens. Une simple lettre accompagnait les contingents d'Acadiens, laquelle expliquait les circonstances de la déportation. On comprend que, dans ces conditions, les 3600 Acadiens exilés dans ces colonies furent très mal accueillis. C'est pourquoi certaines de ces colonies, par ailleurs très puritaines, refusèrent catégoriquement de recevoir ces Acadiens catholiques, la charité chrétienne étant totalement hors de question dans une telle situation.
 

Charles Lawrence avait misé sur la capacité des colonies britanniques à absorber d'un seul coup les familles acadiennes. Pour diverses raisons, cette absorption n'eut pas lieu, ce fut le rejet. Les colonies de la Nouvelle-Angleterre estimèrent que la responsabilité de réintégrer des «sujets britanniques» relevait de la Métropole.

La colonie du Massachusetts reçut 1043 Acadiens; celle du Maryland, 810; celle du Connecticut, 666; celle de la Pennsylvanie 383; celle de la Caroline du Sud, 280; celle de New-York, 249; celle de la Géorgie, 185. La carte de gauche illustre le mouvement de déportation des Acadiens entre 1755 et 1757 seulement; elle ne tient pas compte des déportations ultérieures. Les Britanniques poursuivirent de plus bel les déportations après 1760, et ce, jusqu'en 1763. En même temps, on procéda  à la destruction complète des villages acadiens.

Le fait de répartir systématiquement les Acadiens en petits groupes afin de les disperser dans les colonies de la Nouvelle-Angleterre laisse croire que les Britanniques désiraient réellement forcer leur assimilation par les anglophones des autres colonies du continent. Il s'agissait d'une première dans une vaste opération de nettoyage ethnique, destinée à favoriser l'absorption des Acadiens dans la paysannerie britannique.

Ceux-ci n'ont pas eu le choix: ils durent s'embarquer dans des navires sans même connaître leur destination.

C'est le Massachusetts qui en reçut le plus, en raison de la proximité avec l'Acadie et de la complicité du gouverneur William Shirley, l'un des principaux instigateurs de la déportation des Acadiens. Quel sort réservèrent les habitants de ces colonies aux exilés acadiens? Il ne pouvait être que lamentable, compte tenu du fait que ces colonies abritaient de nombreux puritains qui exécraient la religion catholique et les catholiques romains («papistes»). Recevoir des exilés impliquait aussi des bouches à nourrir. Voici la répartition des Acadiens dans les colonies britanniques de la Nouvelle-Angleterre:

Colonie de la Nouvelle-Angleterre Population des déportés
Connecticut
New-York
Maryland
Pennsylvanie
Caroline du Sud
Géorgie
Massachusetts
666
249
810
383
280
185
1043
Total 3616

La Virginie refusa catégoriquement de recevoir les 151 déportés qu'on lui expédiait. Elle les envoya aussitôt en Angleterre où ils furent emprisonnés dans des entrepôts jusqu'à la fin de la guerre de Sept Ans (1763). Pour comble de malheur, ces Acadiens furent ravagés par une épidémie de petite vérole en 1756; à peine la moitié y survécut.

La Géorgie ne reçut que 185 Acadiens. Comme il s'agissait d'une colonie pénitentiaire, les Acadiens furent totalement ignorés et laissés à eux-mêmes, avant d'être tous arrêtés en 1756 pour croupir pendant plusieurs années en prison. On ne les relâcha qu'en 1763 en leur donnant dix-huit mois pour quitter la colonie. La plupart se dirigèrent vers Saint-Domingue pour y mourir.

Le Massachusetts reçut un gros contingent de plus de 2000 Acadiens, mais une épidémie de variole les décima et il n'en resta qu'un peu plus d'un millier. Pendant l’hiver 1756-1757, des centaines de personnes moururent de faim, de misère et d’épidémie. Comme ailleurs, ils ne reçurent aucune aide de la part du gouvernement local dirigé par l'extrémiste William Shirley, qui avait lui-même collaboré à la déportation des Acadiens et qui méprisait ouvertement ces derniers. Comme il savait que sa colonie était la mieux armée de toute la Nouvelle-Angleterre, il avait tenu à recevoir plus de déportés, de façon à mieux les asservir. De fait, quelques Acadiens furent embauchés comme "indentured servants" («servitude à contrat d'une durée limitée»), mais en général ils ne purent que difficilement trouver du travail.

En 1757, le gouvernement du Massachusetts leur interdit de quitter les villes où ils étaient assignés à résidence. Ceux qui étaient trouvés en dehors de ces villes étaient emprisonnés et, s'ils récidivaient, étaient fouettés sur la place publique. Après le traité de Paris (1763), la plupart des Acadiens du Massachusetts se réfugièrent au Canada devenu la «province de Québec» ou bien allèrent s'installer en Louisiane.

La Caroline du Sud reçut quelques 280 Acadiens. Étant donné que cette colonie comptait un bon nombre de huguenots, les Acadiens furent très mal accueillis. Ces papistes d'Acadiens furent forcés de rester à bord des navires surpeuplés. Aussitôt, les habitants organisèrent une campagne de financement pour défrayer leur expulsion en Nouvelle-Écosse. Comme la guerre ne faisait que commencer en Nouvelle-Écosse, ils furent pourchassés par les Britanniques, parfois fusillés comme rebelles.

Le Connecticut vit arriver 666 Acadiens qui furent gardés sous surveillance policière jusqu'à la fin de la guerre. En 1763, la colonie expédia les survivants (peut-être 230) vers Saint-Domingue, une colonie française, où un sort pire attendait la majorité d'entre eux : ils y trouvèrent la mort. En 1767, plusieurs Acadiens quittèrent l'île pour s'installer en Nouvelle-Écosse continentale (l'actuel Nouveau-Brunswick). 

En Pennsylvanie, les 380 Acadiens furent placés sous garde armée. La moitié fut décimée par les maladies infectieuses et mise en quarantaine. Les Acadiens finirent par se rassembler dans un bidonville de Philadelphie. Tout travail leur fut interdit, pendant que leurs enfants étaient tenus de fréquenter les écoles anglaises. De plus, tous les enfants âgés de moins de 21 ans furent séparés de leurs parents et placés dans des foyers d'accueil destinés à les assimiler. Les adultes durent trouver des emplois serviles pour survivre. En général, ces Acadiens partirent ensuite pour la Louisiane.

Dans la colonie de New-York, les 300 Acadiens furent gardés en captivité, séparés de leurs proches, puis dispersés. Le tiers des déportés fut employé dans les travaux serviles. En 1756, les autorités décrétèrent que tout Acadien de moins de 21 ans devait s'établir dans une famille locale, l'objectif étant d'assimiler la jeune génération. Certains obtinrent l'autorisation de quitter la colonie pour la Louisiane après le traité de Paris (1763). 

Près de 900 Acadiens aboutirent au Maryland. Ce furent les Acadiens les moins maltraités parmi tous les exilés en Nouvelle-Angleterre. Cette colonie avait été nommée Maryland («terre de Marie») en l'honneur de la reine Henrietta Maria (1609-1669), épouse de Charles Ier d'Angleterre et fille de Henri IV de France. C'était une catholique et Cecilius Calvert (1605-1675), second baron de Baltimore, avait fondé en 1633 une colonie de catholiques sur la péninsule de Delmarva, aujourd'hui partagée par le Delaware, le Maryland et la Virginie. En 1756, la l'Assemblée législative du Maryland adopta une loi qui prévoyait la prison pour ceux qui n'avaient pas d'emploi. Tout Acadien qui désire s’éloigner de plus de 10 milles de sa résidence doit avoir un passeport. À la frontière ouest, les troupes reçurent l'ordre de tirer à vue sur ceux qui tenteraient de quitter la colonie. Néanmoins, les habitants de la colonie du Maryland furent les seuls Néo-Angleterriens à témoigner une certaine sollicitude à l'égard des Acadiens, mais la plupart finirent quand même par quitter le Maryland pour la Louisiane. Ceux qui choisirent de rester au Maryland s'établirent à proximité de Baltimore dans une banlieue qu'on baptisa "Frenchtown".

En général, les Acadiens déportés dans les Treize Colonies connurent la misère et le dénuement, comme en font foi les nombreuses requêtes qu'ils ont adressées aux autorités pour tenter d'améliorer quelque peu leur sort. À la fin de la guerre de Sept Ans, la plupart quittèrent ces terres trop hostiles et vinrent s'installer en Louisiane espagnole, alors que d'autres choisirent la «province de Québec» ou retournèrent dans les Maritimes, généralement dans la partie continentale de la Nouvelle-Écosse, aujourd'hui le Nouveau-Brunswick. En somme, pour les Acadiens, la déportation vers les colonies de la Nouvelle-Angleterre fut un véritable désastre.

1.2 L'Angleterre
 

Il y eut plus de 1000 Acadiens expédiés dans les ports de Grande-Bretagne, tous en Angleterre, dans la seule année de 1756 : ils arrivèrent dans les ports de Bristol (289), Portsmouth (296), Liverpool (243) et Falmouth ou Penryn (204). Les Anglais n'avaient pas pris le risque d'envoyer les Acadiens en Écosse ou au pays de Galles, encore moins en Irlande catholique. Les déportés vécurent donc en «territoire ennemi», détenus comme des criminels de guerre, hommes, femmes, enfants étant entassés comme du bétail et attendant qu'on statue sur leur sort. Il s'agissait de véritables camps de concentration surveillés par des gardes armés. Leur attente dura des années, de 1755 jusqu'en 1763.

Les autorités anglaises finirent par trouver encombrants et coûteux ces Acadiens qui refusaient de s'assimiler, de devenir des citoyens anglais et d'abjurer leur religion catholique. C'est pourquoi les Anglais décidèrent d'entamer des négociations avec les Français afin de se débarrasser de ce lourd fardeau et de les expédier en France, et ce, d'autant plus que quelques-uns de ces Acadiens réclamaient à «repasser sous le gouvernement français», à défaut de ne pouvoir retourner en Acadie.

Les Acadiens se trouvaient dans un dilemme: d'une part, ils demeuraient réticents à l'idée de retourner en Acadie britannique (la Nouvelle-Écosse) sous un régime dont ils n'avaient maintenant aucune confiance, d'autre part, aller France signifiait renoncer à leur pays natal. Autrement dit, les Acadiens semblent surtout avoir été fortement divisés sur ce qu'il convenait de faire. De façon générale, les Acadiens restaient attachés à leur religion et à leur roi; c'est pourquoi ils désiraient «passer en France» ou «en quelqu’une des colonies françaises» afin de pouvoir jouir de toutes les libertés de leur religion et de vénérer leur roi.

Les Anglais exigèrent que le gouvernement français rembourse tous les frais de séjour des Acadiens en Angleterre. Le montant total des dettes contractées par les Acadiens en Angleterre s’élevait à environ 15 000 livres tournois, une somme que les réfugiés étaient hors d’état de payer eux-mêmes. Les négociateurs français, Louis-Jules Mancini-Mazarini, duc de Nivernais (1716-1798) et ambassadeur de France à Londres (1763), et son secrétaire aux Colonies, Alexandre-Robert Hillaire de La Rochette, acceptèrent, mais ils refusèrent de défrayer le transport de la Nouvelle-Écosse vers l'Angleterre, compte tenu de la nature de leur déportation forcée. En 1763, le ministre Choiseul entreprit d’inciter fortement les Acadiens à venir en France :

L’avantage que vous procurerez à l’État en engageant [les familles acadiennes] à passer dans le Royaume est d’autant plus agréable à sa Majesté qu’elle a depuis longtemps des vues sur elles pour une nouvelle colonie dans le cas où elles voudront répondre à ses intentions, mais quand bien même elles se détermineraient à rester dans le Royaume, cette peuplade est trop précieuse pour ne pas la recevoir avec plaisir.

Puis, en mai et en juin 1763, quatre navires français (L'Ambition, Le Dorothée, Le Fauvette et L'Esturgeon) vinrent chercher les Acadiens pour les amener en France dans les ports bretons de Saint-Malo et de Morlaix. Les ports anglais n'avaient été pour eux que des prisons en transit pour la France. Ces Acadiens qui allèrent se réfugier en France ne le faisaient pas par choix: ils regrettaient sans doute leur Acadie natale, mais ils ne pouvaient faire autrement. Ils savaient aussi qu'ils risquaient, comme groupe, d'être absorbés par la population métropolitaine, mais qu'ils conserveraient leur religion et leur langue.

1.3 Le Canada («province de Québec»)

Aucun Acadien ne fut déporté au Canada, qui deviendra officiellement en 1763 la «province de Québec». Tous les Acadiens qui sont arrivés au Canada avaient réussi à fuir l'Acadie au moment de la déportation de 1755. Une fois la guerre terminée en 1763, d'autres Acadiens vinrent trouver refuge dans la «province de Québec», après avoir transité par la Nouvelle-Angleterre ou ailleurs. Dès 1755, plus de 2000 Acadiens avaient réussi à se réfugier au Canada, encore une colonie française, notamment en Gaspésie, dans les villes de Québec et de Montréal, ainsi que dans ces régions appelées aujourd'hui la Mauricie, la Montérégie, etc. Contrairement à ce qui se passait dans les colonies de la Nouvelle-Angleterre, les Acadiens arrivés au Canada avaient simplement fui la chasse à l'homme en Acadie. Les fuyards arrivèrent cependant durant la guerre, alors que beaucoup de fermes avaient été détruites, les récoltes perdues, la disette menaçant à peu près tout le monde. L'hiver de 1757-1758 fut un désastre pour les réfugiés.

Les Acadiens n'avaient aucune raison de se réjouir de l'occupation britannique. Non seulement le général Wolfe avait arrêté tous ceux qu'il avait trouvé durant les exactions de 1759, mais la capitulation de Montréal 1760 les excluait des garanties données aux Canadiens. Ils furent encore sous le coup de l'ordonnance de déportation et considérés collectivement non comme des ennemis vaincus, mais comme des traîtres. En 1761, plus de 330 d'entre eux furent capturés en Gaspésie et transportés en Nouvelle-Écosse pour y être détenus. D'autres groupes réussissent à se cacher dans la région de Bonaventure. Le colonel Burton signala la présence d'environ 200 Acadiens vivant «dans des huttes» près de Trois-Rivières. Le recensement de 1762 donna quelques noms d'Acadiens dans la région, mais beaucoup plus nombreux sont ceux qui refusèrent de se déclarer, craignant d'être déportés.

Quant aux Canadiens, ils ne furent apparemment guère pressés de dénoncer la présence des réfugiés acadiens aux autorités britanniques. En fait, les vaincus donnèrent même asile aux déserteurs de l'armée britannique, ce qui a l'heur d'irriter fortement les officiers qui émettaient des ordonnances à ce sujet, sans beaucoup de résultats.

C'est après 1758 que de nombreux Acadiens trouvèrent refuge en Gaspésie dans la baie des Chaleurs à l'embouchure de la rivière Ristigouche où se trouvait le poste français de Petite-Rochelle. Celui-ci était situé à l'est du village actuel de Pointe-à-la-Croix au bord de la Ristigouche. Entre 1758 et 1760, plus de 1000 Acadiens rescapés de la déportation s'y réfugièrent. Certains, devenus corsaires, attaquèrent les bateaux britanniques. Après la bataille navale de la Ristigouche de 1760, les troupes du général James Wolfe détruisirent les 200  maisons du village avec le résultat que les Acadiens s'établirent dans d'autres endroits de la baie des Chaleurs; ils fondèrent les villages de Bonaventure et de Carleton. En Gaspésie, les Acadiens constitueront l'essentiel de la population permanente jusqu'aux années 1780. En 1766, arriva en Gaspésie Charles Robin (1743-1824) de l'île anglo-normande de Jersey; celui-ci y installa un commerce de la pêche et fut surnommé «le roi de la morue» en exploitant ses employés. Il fit venir en Gaspésie (Paspébiac) deux bateaux d'Acadiens (en tout: 81) recrutés en France parmi les déportés. Plus tard, des Acadiens de Rustico de l'île Saint-Jean (île du Prince-Édouard) s'installèrent dans le village de Saint-Alexis dans la vallée de la Matapédia. D'autres paroisses acadiennes surgirent: Saint-François-d'Assises et l'Ascension à l'ouest, Saint-Laurent et Saint-André-de-Ristigouche à l'est.

Ce sont des Acadiens qui peuplèrent les îles de la Madeleine. Ils venaient de l'île Saint-Jean (St. John Island, aujourd'hui l'île du Prince-Édouard) à partir de 1765 comme engagés de Richard Gridley, un colonel de l'armée britannique devenu le seigneur des Îles. Connaissant bien les Acadiens pour les avoir déportés, Gridley embaucha 22 engagés pour faire la chasse aux loups marins et la pêche aux homards. La présence de quelques anglophones à l'est des îles contribua à rassurer les habitants dans le fait qu'ils ne seraient pas importunés par les autorités britanniques. Ces Acadiens furent ainsi à l'origine du peuplement des Îles.

Un siècle plus tard, de nombreux Acadiens, désirant fuir le système d'exploitation et de répression du seigneur des Îles, Isaac Coffin, émigrèrent au Québec pour fonder de nouveaux villages, notamment sur la Côte-Nord (Natashquan, Havre-Saint-Pierre, Kégaska, etc.), en Beauce (Chaudière-Appalaches) en 1885, dans la vallée de la Matapédia en 1896, etc. Certains s'expatrièrent vers la baie Saint-Georges à Terre-Neuve en 1849. L'île d'Anticosti fut également peuplée par des Acadiens qui s'établirent à l'Anse-aux-Fraises en 1873. Ils formaient plus de 25 % de la population lors de l'achat (125 000 $ ou près de 95 000 €) de l'île, en 1895, par le riche chocolatier français Henri Menier. Sans titres de propriété, les Acadiens durent partir et s'installer sur la Côte-Nord.

En 1758, des Acadiens s'enfuirent vers le lac de Témiscouata et atteignirent après plusieurs mois Cacouna et Kamouraska dans le Bas-Saint-Laurent. D'autres se rendirent en 1759 à Bécancour, à Gentilly, à Nicolet et à Saint-Grégoire en face de Trois-Rivières. En Mauricie, d'importants groupes d'Acadiens arrivèrent à Trois-Rivières, à Yamachiche, à Pointe-du-Lac, à Louiseville et à Batiscan.

Quelque 2000 Acadiens trouvèrent refuge dans la ville de Québec dès 1755; certains participèrent à la bataille des plaines d'Abraham le 13 septembre 1759. Après 1765, de nombreux Acadiens de la Nouvelle-Angleterre virent s'établir à Québec, principalement dans le quartier de Limoilou, mais beaucoup repartirent en région après 1767 en raison d'une épidémie qui décima la communauté acadienne de cette ville. Ces Acadiens s'installèrent dans les régions à proximité de Québec, soit dans les quatre paroisses de l’île d’Orléans et dans celles longeant le Saint-Laurent en amont de Québec, soit Saint-Augustin, Batiscan, Deschambault, Cap-Santé, Champlain, Neuville et Donacona (Jacques-Cartier). Ils s’installèrent aussi en face de Québec et fondèrent quatre villages surnommés les «P’tites Cadies» à Saint-Gervais-de-Bellechasse.

Peu d'Acadiens s'installèrent à Montréal, parfois seulement au début du XIXe siècle, principalement dans les quartiers (ou arrondissements) de Pointe-aux-Trembles, de Verdun et de Côte-Saint-Paul. Aujourd'hui, on compterait plus de 200 000 Montréalais de descendance acadienne.

La région de Lanaudière, parfois encore appelée «la Nouvelle Acadie», reçut quelque 125 familles acadiennes entre 1759 et 1767, dont plusieurs du Massachusetts et du Connecticut. Les Acadiens s'installèrent à Saint-Jacques-de-la-Nouvelle-Acadie qui devint Saint-Jacques-de-l'Achigan (aujourd'hui Saint-Jacques-de-Montcalm), puis à Joliette, à Sainte-Marie-Salomé, à Sainte-Julienne, à Saint-Alexis, à Saint-Ligouri, à L'Assomption et à Saint-Sulpice. Jusqu'à la fin du XVIIe siècle, la région de Lanaudière reçut des Acadiens, qui cherchaient à se regrouper en familles; ils venaient d'à peu près partout, y compris de France, de la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-Brunswick, de l'Île-du-Prince-Edouard, etc. On compterait aujourd'hui plus de 30 000 descendants d'Acadiens dans cette seule région. Sainte-Marie-Salomé et Saint-Jacques-de-Montcalm constituent le foyer des Acadiens dans Lanaudière. Près de 40 % des habitants de Lanaudière auraient des origines acadiennes.

De nos jours, lorsqu'on parle de la «Nouvelle-Acadie» (le titre du présent article), on fait allusion aux municipalités de Saint-Jacques de Montcalm, de Saint-Alexis, de Sainte-Marie-Salomé et de Saint-Liguori. Ces municipalités ont conservé un fort sentiment d'appartenance à l'Acadie de leurs ancêtres, de même qu'à ses valeurs et traditions. Depuis 2001, un festival acadien est tenu tous les ans, dont voici la chanson «Paradis sur terre».

Chanson officielle du Festival acadien
de la Nouvelle-Acadie

Cette chanson se veut un hommage aux Acadiens de la région de Lanaudière au Québec, en particulier ceux de la Nouvelle-Acadie.

Paradis sur terre

Nous sommes partis gaillards, sur trois grands bâtiments
Du port de La Rochelle, deux lunes les voiles au vent
Bravant l'Atlantique nord, au gré d'la providence
Traversant l'autre bord, le cœur plein d'espérances.

Ces nouveaux horizons, gages d'un avenir meilleur
Une terre d'abondance où fonder nos demeures
Notre nouveau pays, ce nom lui sied si bien ;
Le Paradis sur terre, foyer des Acadiens!

Mais qui cogne à la porte si tôt de bon matin?
Des hommes en livrée rouge, criant le sabre au poing :
«Laissez là tous vos rêves, vous serez déportés!»
Un destin, si soudain, grandement dérangé!

Ils nous ont exilés vers de lointains rivages
Déracinant nos vies, séparant nos ménages
Quinze années ont passé sans pouvoir rien nous prendre
Laissez-nous partir là, où l'on se fait comprendre.

Promesse de bons temps, après un long voyage
Le curé nous accueille, arrivant au Portage :
«Bienvenue mes bien chers frères, l'bon Dieu vous offre ici
Le Paradis sur terre en Nouvelle-Acadie!

Après 1767, quelque 500 Acadiens déportés s'établirent dans la vallée du Richelieu (située en Montérégie), notamment à Saint-Denis, à Saint-Charles, à Saint-Marc, à Saint-Roch-de-Richelieu et à Saint-Jean, puis fondèrent le village de L'Acadie. D'autres iront à Saint-Ours, à Saint-Antoine, puis à Laprairie et à Yamaska.

La région de Chaudière-Appalaches vit arriver des Acadiens de Miramichi et de l'île Saint-Jean pour échapper à la déportation. Ce sont les villages de Lotbinière, de Beaumont, de Cap-Saint-lgnace, de Montmagny, de Saint-Charles, de Saint-Joseph et de Saint-Vallier. La Beauce (située dans la MRC de Chaudière-Appalaches) reçut aussi des Acadiens: Sainte-Marie-de-Beauce, Vallée-Junction, Beauceville et Kennebec où ils y fondèrent la paroisse de Saint-Théophile, le long de la frontière du Maine.

Enfin, de nombreux Acadiens vinrent trouver refuge dans les Cantons-de-l'Est (qui fait partie de la région administrative de l'Estrie): Saint-Wenceslas, Sainte-Eulalie, Saint-Léonard, Saint-Valère, Saint-Samuel, Sainte-Monique, Sainte-Gertrude, Sainte-Perpétue, Sainte-Clothide, Saint-Sylvère, Sainte-Marie-de-Blanford, Sainte-Sophie-de-Lévrard.

Selon les historiens, environ 10 % de la population francophone du Québec serait d'origine acadienne, ce qui correspondrait à plus de 700 000 individus, voire un million, soit plus que le total actuel des Acadiens dans toutes les Maritimes.  Dispersés dans l'ensemble du Québec, les descendants des Acadiens ont conservé certaines caractéristiques linguistiques particulières, notamment dans la région de la baie des Chaleurs (Pasbébiac, Bonaventure, Carleton, Chandler, Pabos, etc.) et aux îles de la Madeleine. Ailleurs, les descendants des Acadiens sont devenus des Canadiens, puis des Québécois. En un sens, ils ont été assimilés culturellement, n'ayant survécu que dans les arbres généalogiques, mais ils ont conservé leur langue.

L'intégration des Acadiens à la paysannerie canadienne fut une réussite dans la mesure elle s'est faite sans douleur, de façon naturelle, en raison des liens historiques qui unissaient les Canadiens et les Acadiens. Ce sont les seuls «Acadiens» à entrevoir pour eux et leurs enfants une avenir en français. Aujourd'hui, bien que beaucoup de Québécois soient fiers de leurs origines acadiennes, ils se distinguent des «Acadiens de la mer» (Nouveau-Brunswick, Nouvelle-Écosse, etc.) du fait qu'ils sont complètement intégrés à la culture québécoise. Ils n'ont pas ce fort sentiment d'appartenance à une culture distincte comme chez les «Acadiens de la mer».

Au Québec, près de 400 toponymes et lieux, au moins, ont un lien direct ou indirect avec les gens, les lieux ou l’histoire de l’Acadie. La présence acadienne dans la nomenclature géographique du Québec, et donc dans sa mémoire collective, est relativement forte.

1.4 La France

Après la chute de Louisbourg (1758), les premiers navires anglais arrivèrent en novembre à Saint-Malo, plus précisément au port de Saint-Servan, avec des rapatriés de l'île Saint-Jean et de l'île Royale, c'est-à-dire des «sujets français». En mars 1759, dix bateaux y débarquèrent entre 1500 et 2000 personnes. D'autres aboutirent à Cherbourg, Boulogne-sur-Mer, Rochefort ou La Rochelle (voir la carte des Acadiens dans les ports de France). La plupart de ces déportés ne venaient donc pas de la Nouvelle-Écosse ou de l'Acadie de 1755, parce dans ce cas ils auraient été considérés comme des «sujets britanniques» (depuis 1713). Ce n'était pas en principe des Acadiens, même s'ils pouvaient y en avoir, mais des Français ou des «sujets français». D'abord, ce furent les victimes de la seconde déportation de 1758 (celles de l'île Saint-Jean, de l'île Royale et de l'Acadie continentale), qui arrivèrent immédiatement en Europe comme citoyens français; ensuite, ce furent les déportés de 1755, qui avaient transité par la Nouvelle-Angleterre et par l'Angleterre comme sujets britanniques, avant d'être autorisés à passer en France.

Un peu plus tard, soit après la guerre, quelques centaines d'Acadiens vinrent d'Halifax, de Boston (Massachusetts) et de la Virginie. Ils arrivèrent dans les ports de France: Havre, Cherbourg, Morlaix, Quimper, Nantes, Belle-Île-en-Mer, La Rochelle, Rochefort et accidentellement Boulogne-sur-Mer. Après 1763, plus de 1000 Acadiens ayant transité par les ports de Liverpool, de Bristol, de Portsmouth et de Falmouth arrivèrent dans les ports de Saint-Malo et de Morlaix. Finalement, des familles ayant transité par les îles de Saint-Pierre et de Miquelon ou par les îles de la Madeleine arrivèrent encore de façon irrégulière dans les années qui suivirent, avec un plus grand nombre en 1767 et 1768. Au total, la France accueillit ainsi quelque 3000 Acadiens.

Les rapatriés furent répartis dans les paroisses environnantes de Saint-Malo, du Havre, de Cherbourg, de Rochefort et de La Rochelle (voir la carte). Généralement, les Acadiens furent regroupés autour d’une même paroisse, une façon de mieux survivre en Métropole et d'être entourés de leurs familles. Si le régime monarchique français se montrait intraitable sur la diversité religieuse, il tolérait en revanche la diversité culturelle et linguistique, et ne s’inquiétait pas des différences linguistiques ou vestimentaire dans le royaume; ce sera différent lors de la Révolution. Les Acadiens vécurent en transit dans les villes situées à proximité des ports, en attendant que le roi Louis XV daigne bien statuer sur leur sort. La plupart des paroisses de Saint-Malo abritèrent des Acadiens: Saint-Briac, Saint-Lunaire, Saint-Servan, Paramé, Ploubalay, Pleurtuit, Saint-Suliac, etc. En les regroupant, il devenait plus aisé de renvoyer plus aisément les réfugiés outre-mer au moment voulu. Ajoutons que beaucoup d'exilés, en raison des nombreuses privations dont ils furent victimes, allèrent mourir dans les hôpitaux de Saint-Malo, de La Rochelle, du Havre ou de Cherbourg. Au début, les Acadiens ne désiraient pas repartir pour la Louisiane, au contraire. Plus du tiers pensait retourner en Nouvelle-Écosse, mais le quart préférait Saint-Pierre-et-Miquelon et un autre quart la Louisiane; les autres, une minorité, étaient prêts à s'installer dans les Antilles françaises.

- Le statut des rapatriés

Les «Acadiens de France» se trouvèrent dans une situation délicate en regard du droit français, puisqu'ils étaient majoritairement nés en territoire étranger, en Nouvelle-Écosse (la Nova Scotia). En effet, cette colonie était britannique depuis 1713. C'est pourquoi les Acadiens furent parfois désignés comme «étrangers» et non comme des «naturels Français», selon l'expression consacrée à l'époque. Mais l'administration française employait fréquemment les termes de «Français d'origine», «Français acadiens», «Français qui occupaient l'Acadie et l'île Saint-Jean», «originaires français»,«Français revenus de l’Acadie», ainsi que «Français neutres». On précisait aussi qu'ils étaient des «sujets du roi» et étaient reconnus comme des «nationaux». Dans des dizaines de documents d'époque, on trouve aussi les mots «peuple» et «nation» pour désigner les Acadiens, mais les points communs avec les Français étaient tout aussi souvent soulignés que les différences. Les autres termes fréquemment utilisés pour désigner les Acadiens furent «colons», «habitants des colonies», «peuplade», «réfugiés» ou «fugitifs». 

En somme, le statut des Acadiens ne se présentait pas très clairement, mais à peu près personne ne remettait en question le statut de «naturels Français» des Acadiens: ils étaient tous des «régnicoles», c'est-à-dire des ressortissants possédant la nationalité française des habitants du Royaume. Tout ce que l'on peut dire, c'est qu'ils étaient décrits à la fois comme des «fidèles sujets du roi», des «Français» et aussi comme des «étrangers», mais ce dernier terme était généralement pris dans le sens d'une personne qui ne fait pas partie d'une communauté donnée (village, ville, région, etc.). Au final, les Acadiens étaient des «naturels Français» pour les autorités françaises, mais des «étrangers» (n'appartenant pas à la communauté locale) pour les petites gens du peuple et les paysans locaux. Quoi qu'il en soit, la réaction des populations locales semble avoir été celle de la compassion à l'égard des Acadiens expatriés.

- L'attribution d'une pension

Quoi qu'il en soit, le gouvernement français ne savait que faire des 3500 ou 3700 Acadiens, dont la valeur résidait dans le fait qu'ils voulaient tous «repasser dans les colonies» après la guerre, le gouvernement gardant l'espoir de reconquérir le Canada, espoir qu'il entretiendra jusqu'à la Révolution américaine. Le ministre Berryer écrivait en 1759 : «Leur séjour n’est actuellement que momentané ; ils sont destinés à repasser à l’Amérique.» En attendant, il fallait assurer leur subsistance. En 1763, le nouveau ministre des Colonies, le duc de Choiseul, considérait que les Acadiens qui transitait en France avaient le mérite de ne pas augmenter pendant ce temps la population des colonies britanniques:

Il est important pour l’État de ne pas perdre cette peuplade qui peut composer le nombre de 4000 personnes […]. Nous perdrions cette peuplade qui augmenterait d’autant celle des Anglais ; vous en sentez comme moi toutes les conséquences.

Choiseul ne voulait pas «renforcer l'ennemi» en perdant les Acadiens. Ce sont ces considérations qui justifiaient la prise en charge des Acadiens par l’administration française, qui comptait bien se servir plus tard de ces colons «volontaires», sans pour autant dépeupler la France.

Le gouvernement français s'engagea donc à fournir une pension aux réfugiés. Celle-ci était fixée à six sols (sous) par jour par tête, ce qui correspondait à peu près à ce que pouvait coûter une poule (10 euros aujourd'hui ou 12 $ US); cette pension était généralement émise tous les trois mois, quand il n'y avait pas de retard; le total de la pension équivalait à 108 livres par année. En général, les petites gens en Nouvelle-France (Acadie et Canada) gagnaient de 40 à 120 livres annuellement. Pour une famille acadienne complète, cette solde pouvait atteindre facilement les 50 soldes. À cette époque, un ouvrier français gagnait en général de 9 à 12 sols par jour, 20 sols équivalant à une livre tournois du XVIIIe siècle, ce qui pourrait correspondre aujourd'hui à environ de 15 à 20 euros, soit de 18 $ à 24 $ US. Mais un maître charpentier pouvait gagner 80 sous par jour (soit quatre livres). Les officiers français ayant servi au Canada touchaient, pour la plupart, entre 300 et 600 livres par an, soit six fois plus qu'un Acadien. La pension de six sols par jour a commencé à être distribuée à partir de 1758 et s'est étalée après 1785, donc durant près de trente ans, bien que les prix à la consommation aient augmenté en France durant toutes ces années. Les contemporains qualifiaient généralement la solde des Acadiens de «paye médiocre». En un sens, la France assurait le minimum vital, tout juste pour ne pas mourir de faim.

Les autorités avaient interdit le cumul du travail et de la solde, car pour certains administrateurs, les secours qui permettaient aux Acadiens de vivre sans travailler pouvaient constituer un grand danger. On les considérait comme des «assistés» sociaux. Des administrateurs français croyaient (à tort) que les payer «à ne rien faire» les conduisait à la paresse et au refus systématique d'emplois, de crainte de perdre les secours du gouvernement. Dans les faits, les Acadiens n'ont pas tous touché six sous par jour par tête. Par ailleurs, la pension de six sols par jour n’incitait pas les Acadiens à travailler, car en général le salaire de leur travail n’excédait guère la solde. Mais la politique établie s'est assouplie, car le successeur de Choiseul à la Marine et aux Colonies, le duc de Praslin, écrivit à son prédécesseur en 1767: «Les six sous par jour que le roi fournit à ces familles n’étant pas à beaucoup près suffisants pour les faire subsister, elles sont obligées de travailler pour se procurer le surplus de ce qui leur est nécessaire.»  Ce témoignage laisse entendre que les conditions de vie des Acadiens étaient précaires. C'est aussi ce qui explique que certains Acadiens se soient livrés à la contrebande du tabac et de la morue avec les Jersiais. 

Le commissaire Antoine-Philippe Lemoyne, responsable de l'installation des Acadiens, estimait en 1763 que «la subsistance que le Roi accorde aux Acadiens est une indemnité de l'abandon qu'ils ont fait de leurs propriétés en Acadie». Il suggérait même de leur accorder des terres pour compenser celles qu'ils avaient perdues en Acadie. Il est certain par ailleurs que le gouvernement français désirait se montrer moralement «supérieur» aux Anglais, eux qui avaient infligé un sort aussi tragique aux Acadiens, des «sujets français». Le gouvernement français pouvait se vanter qu'il réparait, avec beaucoup de compassion et de sollicitude, les torts subis par les malheureux exilés.

En même temps, la distribution de la solde favorisait la concentration des réfugiés en des lieux précis, ce qui permettait aussi de mieux les contrôler et de s'assurer qu'ils se conduisaient bien. Le ministre Choiseul ne s'est d'ailleurs jamais privé de menacer les Acadiens d'interrompre le versement des pensions s'ils ne se prêtaient pas à ses points de vue. Il lui arriva de supprimer la solde d'Acadiens récalcitrants. Pour les Acadiens, le versement de la pension était considéré comme la juste récompense de leur patriotisme et de leurs sacrifices pour la France. Ils estimaient aussi que si le gouvernement arrêtait de leur donner des secours sans les avoir établis dans les colonies ou en France, il fallait qu’il les autorise à partir.

Mais les secours distribués par le gouvernement ne sont pas seulement d'ordre pécuniaire. D'autres types d’aide furent apportés aux Acadiens, surtout lorsqu'ils débarquaient dans les ports: distribution de vêtements, d'ustensiles de cuisine, prix réduits pour des services ou certains produits (sel et tabac), etc.

- La stagnation

Mais les années passèrent sans résultats tangibles, ce qui mit Louis XV dans un certain embarras parce que ses instructions demeuraient sans effet. Avec les années, la grogne s'installa chez les Acadiens qui affluèrent vers les ports de Rochefort, de Nantes, de Morlaix, de Saint-Malo, etc., en demandant au roi l'autorisation de «passer en Louisiane», une destination perçue comme mythique et idyllique. La Louisiane était considérée comme une solution préférable à la stagnation. Mais il n'en était pas question pour le gouvernement français, car la Louisiane était devenue une colonie espagnole.

C'est alors que le gouvernement promit aux Acadiens de les installer sur de «bonnes terres». Mais les bonnes terres disponibles en France étaient rares, surtout pour des paysans sans fortune. Il fallait être riche pour posséder des terres dans un pays encore organisé selon les règles du système féodal, avec des censitaires et des métayers. Les Acadiens furent désignés comme des «agriculteurs» et devaient, en principe, se fondre dans la paysannerie française. Le ministre de la Marine et des Colonies, le duc de Choiseul, reçut de nombreuses propositions de la part de particuliers, mais elles demeurèrent sans suite en raison d'innombrables difficultés administratives. En général, les Acadiens n'étaient pas les bienvenus lorsqu'on demandait aux paysans locaux déjà installés de faire de la place aux nouveaux arrivants, et de rapetisser les terres de tout le monde de façon à les redistribuer avec les Acadiens. De leur côté, lorsque les Acadiens voyaient les conditions de vie misérable des paysans français avec leurs fermes délabrées, leurs granges vides, aux prises avec des corvées, des tailles (redevances), des gabelles (impôts sur le sel), etc., ils revenaient déçus, croyant qu'on s'était moqué d'eux. Ils étaient encore plus offensés lorsqu'on leur proposait de devenir des métayers (censitaires), alors qu'ils étaient habitués d'être propriétaires de leurs terres. Le 5 septembre 1772, le commissaire à la Marine de Saint-Malo, Frédéric-Joseph Guillot, adressait cette lettre au commissaire général de la Marine de Rochefort, Antoine-Philippe Lemoyne:

Je crois en vérité que la tête tourne aux Acadiens. Ils ont le tête prise d'idées aussi creuses (?) qu'il soit possible. Ils ont besoin d'être remis sur la route du vrai. S'imagineraient-ils qu'on les fera des seigneurs ? L'intention du gouvernement est de les mettre en état de gagner leur vie, et les mettre au niveau des cultivateurs des provinces où on pourra les établir ; en leur donnant des moyens de subsister de leur travail et d'espérer de l'aisance de leurs travaux assidus.

Il convient aussi de souligner certaines tentatives pour installer les colons acadiens en France: Boulogne-sur-Mer en Artois, Belle-Île-en-Mer en Bretagne et les seigneuries d'Archigny et de Châtellerault dans le Poitou. En 1772-1773, selon les chiffres fournis par le commissaire de la Marine Antoine-Philippe Lemoyne, chargé spécialement du dénombrement des Acadiens, il y avait à ce moment-là autour de 2500 individus.

- Boulogne-sur-Mer

Le 26 décembre 1758, arrivèrent en catastrophe 179 Acadiens à Boulogne-sur-Mer, une petite ville portuaire située dans le nord de la France (département Pas-de-Calais, no 62). Ces Acadiens venaient de l'île Saint-Jean et, en route pour l'Angleterre, avaient dû accoster à Boulogne-sur-Mer à cause d'une violente tempête. Cette petite ville de quelque 8000 habitants n'était pas prête à recevoir autant de réfugiés de la mer. Les Acadiens, considérés comme des «troupes de garnison», reçurent une solde du roi de six sols par tête et furent logés chez les habitants, comme l'étaient les soldats. Puis la maladie atteignit tour à tour chaque famille exilée et épuisa les modestes ressources de ces gens. Comme il y avait des réfugiés de tout âge, depuis les vieillards septuagénaires jusqu'aux nourrissons, plusieurs Acadiens moururent, soit environ 70 dans les deux années qui suivirent. Le 22 novembre 1764, plus de la moitié des survivants partirent pour la Guyane à Cayenne (voir la carte), où la plupart trouvèrent la mort, tandis que les survivants furent renvoyés à l'île d'Aix et à Rochefort en attendant de repartir pour la Louisiane. Les quelques familles qui demeurèrent à Boulogne-sur-Mer y firent leur vie et devinrent des Boulonnais à part entière.

- Belle-Île-en-Mer

En 1765-1766, un premier contingent d'Acadiens déportés en France, soit 78 familles (363 personnes), se vit proposer par l'abbé Jean-Louis Le Loutre (qui avait œuvré en Acadie) un établissement à Belle-Île-en-Mer (voir aussi la carte ci-dessous), une petite île dans le sud de la Bretagne. Cette île de 83,7 km² avait été occupée depuis 1761 par la Grande-Bretagne, puis rendue à la France en 1763 lors du traité de Paris. Comme les Acadiens étaient «habitués» de vivre avec les Anglais sur leur dos, les autorités considéraient qu'ils constituaient un bon choix, puisque l'île était encore exposée aux Anglais en cas de guerre. De plus, celle-ci était peu habitée et appartenait en propre à Louis XV. Les Acadiens furent donc invités en 1765 à s'installer à Belle-Île-en-Mer: ils représentaient en 1765 quelque 7 % de la population insulaire, puis 10 % en 1766. L'abbé Le Loutre, leur protecteur, intervint pour qu'on leur procure des terres, des maisons, des bâtiments de ferme, du bétail et des outils. Mais l'installation des Acadiens traîna en longueur avec des résultats médiocres, au grand déplaisir de l'abbé Le Loutre.

En 1772, après six ans de labeur, les Acadiens présents sur l'île ne pouvaient encore produire que l’équivalent de leur propre consommation. Par malheur, l'île avait connu trois années de mauvaises récoles, ce qui avait découragé ces nouveaux résidents. Des 78 familles acadiennes (auxquelles étaient venues s'ajouter trois autres familles) qui s'étaient installées sur l'île, plus de 40 % des Acadiens n'ont pu s'adapter, car on leur aurait donné des terres médiocres plus exposées aux intempéries.

La carte de gauche présente la répartition géographique des installations acadiennes entre 1766 et 1791, ainsi que les exploitations abandonnées dans les paroisses de Sauzon, du Palais, de Bangor et de Locmaria. Les Acadiens qui sont restés sur l'île, les Leblanc, les Trahan, les Granger, les Landry, les Hébert, les Daigre, les Mélanson, etc., se sont fondus dans la société insulaire bretonne.

Les États de Bretagne, qui administraient l'île, ont toujours refusé de regrouper les Acadiens dans certaines localités, afin de mieux les intégrer parmi la population belliloise. Belle-Île semble constituer la première tentative d’assimilation des Acadiens de la part d'une population locale: moins français qu’eux, les Bellilois parlaient breton.

La perspective d’être mélangés à la population belliloise contribua certainement à limiter le nombre d'Acadiens «volontaires» pour s'installer à l'île. 

D'ailleurs, ce fut seulement à Belle-Île-en-Mer que de rares documents de l'époque mentionnent la question de la langue des Acadiens avec celle des Français. Les Acadiens se sont rendu compte que la langue des Bellilois, le breton, leur était totalement inconnue ou étrangère. De leur côté, les Bellilois répugnaient à «céder leurs villages à des étrangers».

En 1786, il ne restait sur l’île que 109 Acadiens sur les 363 arrivés dans l’île et encore présentes, soit moins d’un tiers. Beaucoup d'Acadiens déçus étaient repartis vers différentes régions de France, surtout le long du littoral breton où ils furent bien accueillis. D'autres décidèrent de se rendre éventuellement en Louisiane et allèrent attendre durant plusieurs années au port de Nantes.

Aujourd'hui, la plupart des anciennes familles belliloises encore présentes sur l'île (population de 4500 habitants en 1999) possèdent des Acadiens dans leur généalogie: 31 familles dans la paroisse de Bangor, 12 familles dans la paroisse du Palais, 20 familles dans la paroisse de Sauzon et 15 familles dans la paroisse de Locmaria. 

- L'île de Corse

En mai 1768, la France avait acheté l'île de Corse (en Méditerranée) de la république de Gênes pour 200 000 livres tournois, somme devant être payée chaque année pendant dix ans. Choiseul eut l'idée d'y envoyer des Acadiens, question de franciser plus rapidement les habitants de l'île, qui parlaient le corse, mais pas le français ni d'ailleurs l'italien. Il demanda un rapport à l'intendant en fonction, Marc-Antoine Chardon. Celui-ci lui écrivit une lettre fort encourageante en date du 30 décembre 1769. En voici un extrait:

L'utilité des familles acadiennes en Corse est une vérité trop démontrée pour que je m'arrête ici, Monsieur, à vous en retracer les avantages. Le sol de la Corse est très bon. Il est propre à tout. [...] Il faut donc introduire dans cette île des gens propres à la féconder, surtout si on ne veut pas faire des dépenses qu'elle a occasionnées l'objet incertain d'une utilité très éloignée. Si le sol agreste de la Corse a besoin d'être fécondé par le bras des Acadiens et d'autres cultivateurs, le caractère sauvage des habitants n'a pas moins besoin d'être changé par le mélange d'individus plus policés. Ainsi l'utilité de l'établissement des Acadiens se trouvant évidemment démontrée sous tous les rapports possibles, il ne s'agit plus que de discuter les différentes propositions qu'ils font.

Les autorités françaises espéraient ainsi envoyer des familles acadiennes sur l'île afin de «policer» les Corses, une «nation rustique et à demi sauvage». De son côté, l'abbé Jean-Louis Le Loutre, qui s'était enquis des possibilités d'y établir les Acadiens dès 1771, constatait non seulement que l’île offrait peu d’avantages, mais il craignait aussi que ses protégés se fassent «égorger par cette nation qui ne les verrait qu'avec regret et d'un œil jaloux». Prudents, les Acadiens y envoyèrent leurs propres délégués afin d'examiner les terres et les conditions qu'on leur offrait. À la suite du rapport de leurs représentants, ils refusèrent, alléguant la médiocrité du traitement, les trop grandes redevances, la mauvaise qualité de la plupart des terres et l'insalubrité de l'air dans les cantons proposés. Il faut préciser aussi que les Acadiens avaient toujours demandé de les placer tous ensemble sur l'une des côtes de Corse; il était quelque peu malaisé de regrouper en un même lieu 400 familles acadiennes. Quoi qu'il en soit, la proposition de relocalisation des Acadiens en Corse demeura sans suite, le projet ayant été mis de côté en raison de sa complexité.

- Le Poitou

La région du Poitou revêtait un caractère extrêmement symbolique pour les Acadiens. C'est de là qu'étaient parties les premières familles françaises pour aller s'installer en Acadie, cent cinquante ans auparavant. Le fait de se voir offrir des terres dans la patrie de leurs ancêtres ne pouvait que susciter de l'intérêt et un sentiment d'appartenance. En 1772, le renommé abbé Le Loutre avait organisé une tournée dans le Poitou afin de faire visiter les terres du marquis de Pérusse à Archigny et à Châtellerault. Il fit à ce sujet une proposition aux Acadiens qui l'acceptèrent. Cependant, Le Loutre ne put jamais s'y rendre, car il décéda à Nantes, le 30 septembre 1772.
 

Le ministre Choiseul trouvait ainsi une issue pour les Acadiens, avec le Poitou. Mais il aura fallu que les Acadiens attendent jusqu'en 1773-1774 pour qu'ils soient autorisés à aller s'y établir. Seuls ceux qui s'étaient déclarés laboureurs ou agriculteurs furent acceptés. Plus de 300 familles vinrent habiter ainsi dans la seigneurie de Châtellerault, bien que les installations n'étaient pas prêtes pour les recevoir. Les déficiences et les lenteurs s'accumulèrent au grand mécontentement des 1500 Acadiens. Plus tard, ils furent assignés à une cinquantaine de fermes, toutes semblables, construites sur la «ligne acadienne», qui regroupait un ensemble de 57 maisons de ferme (sur 150 de prévues) destinées aux Acadiens déportés dans les villages situés entre Archigny et La Puye.

La colonie acadienne s’étendait sur quatre grandes seigneuries, dont trois étaient des seigneuries ecclésiastiques. Dès le début, les autorités religieuses se montrèrent hostiles à l'établissement des Acadiens sur leur territoire. Par contre, l'attitude des populations locales semble avoir été celle de compatir au sort des malheureux exilés.

Mais la situation se dégrada rapidement lorsque les paysans locaux, eux-mêmes pauvres, se rendirent compte que ces «étrangers» acadiens qu'on voulait installer sur leurs terres ne travaillaient pas, tout en continuant à toucher leurs six sols par jour par tête.

La solde devait prendre fin pour tous les Acadiens le 30 juin 1776, mais ceux qui continuaient les défrichements sur les terres de Pérusse touchèrent des sommes de plus en plus modiques jusqu’en janvier 1781. Les Acadiens furent ouvertement jalousés, et ce, d'autant plus que certains documents révèlent que les Acadiens allaient continuer de recevoir leur solde jusqu'en 1785.

Puis la mort de Louis XV, le 10 mai 1774, arrêta tout développement dans la cause des Acadiens. Le nouveau ministre de Louis XVI, Anne Robert Jacques Turgot, baron de l'Aulne, dit aussi Turgot, ne comprit guère les Acadiens, sauf pour constater qu'ils coûtaient cher au Trésor royal, soit au moins dix millions de livres en vingt ans, alors que la France était ruinée. Il se mit à négliger de payer les sommes nécessaires à l'établissement des titres de propriété.

Devant cet état de choses, les Acadiens décidèrent de refuser carrément de labourer et de défricher la terre, tant et aussi longtemps qu'ils ne seraient pas nantis de leurs titres de propriété en bonne et due forme. Mais ce n'était pas la seule raison. Selon le marquis de Pérusse, le problème principal était de vouloir forcer des familles à vivre ensemble sous un même toit. Le contrôleur général avait voulu, pour des raisons d'économie, regrouper tous les Acadiens par «familles» de dix personnes, avec la promiscuité que l'on imagine. Or, les Acadiens se montrèrent très réticents devant une telle situation.

Attirés par les promesses d'un retour en Amérique, huit familles acadiennes s'enfuirent vers l'île de Jersey en 1772, ce qui mit le gouvernement dans l'embarras. C'est pourquoi le commissaire de la Marine Antoine-Philippe Lemoyne craignit que cet exemple soit suivi par d'autres Acadiens et que le gouvernement en soit trouvé responsable parce qu'il ne peut conserver ses sujets. Le gouvernement se montra préoccupé par la crainte d’une fuite massive des Acadiens hors de France, ce qui constituerait un échec honteux pour la diplomatie française. Pour Lemoyne, il fallait faire connaître «dans les papiers publics» tout ce que le roi avait fait pour les Acadiens:

Le refus que forment les Acadiens d'accepter les grâces du Roi, refus qui peut devenir constant si ces gens ont le projet formé de quitter la France et de s'évader, me fait penser qu'il pourrait convenir d'annoncer dans les papiers publics ces grâces que le Roi leur accorde. Ils ne manqueraient pas pour colorer leur faute, si elle avait lieu, de se plaindre du gouvernement; leur dire s'accréditerait ; il faut je crois prévenir cet inconvénient, il faut instruire la France et l'Europe avec les détails et l'emphase qu'il convient, en publiant les bontés du Roi pour ce peuple, qui les a méritées par les preuves de son attachement à sa personne et à l'État. (Bordeaux, 1773).

En 1776, plus de 1300 Acadiens désabusés avaient déjà quitté la région pour le port de Nantes, espérant partir un jour pour les colonies. À partir de cette année-là, il ne restait plus, à la colonie du Poitou, que 25 familles acadiennes, totalisant 183 personnes. Quelques départs suivirent encore, au cours des années ultérieures, mais ils furent compensés rapidement par des mariages contractés entre Acadiens et «gens du pays». Après l'échec de l'établissement du Poitou, le contrôleur général du roi envisagea de revoir à la baisse la politique de distribution des soldes au Acadiens.

L'une des causes majeures du mécontentement des Acadiens dans l'installation du Poitou fut sans aucun doute la complexité bureaucratique de l'administration française devant émettre les titres de propriété. C'est le point de vue de l'historien Ernest Martin dans un livre publié en 1936 et intitulé Les exilés acadiens au XVIIIe siècle et leur établissement en Poitou

On avait promis aux Acadiens, dès le début, des lettres patentes qui fixeraient leur sort et leur garantiraient tous les avantages par lesquels on les avait attirés en Poitou. Or, on s’en rendit compte très vite, ce n’était pas chose simple d’insérer dans un Royaume, encore soumis au système féodal en matière de propriété foncière, une importante communauté de propriétaires roturiers jouissant de toutes sortes de privilèges.

Finalement, les fameux titres de propriété ne parviendront aux Acadiens démotivés qu'en 1793, soit une vingtaine d'années plus tard, au lendemain de l'abolition de la monarchie, ce qui témoigne du fait que la question acadienne n'était plus la priorité du nouveau gouvernement français. Cette année-là, douze familles, composées de 73 personnes qui demeuraient à «l'Établissement d'Archigny», devinrent propriétaires de leur ferme de 17 hectares. Le petit groupe d'Acadiens se fondit rapidement dans la population poitevine et perdit ses attaches avec les familles restées en Acadie ou parties en Louisiane. Ils épousèrent des Français ou des Françaises de la région et eurent beaucoup de descendants français. Néanmoins, dans le département de la Vienne (86), le souvenir des Acadiens est demeuré vivant jusqu'à aujourd'hui.

- Les possibles causes de l'échec du projet d'implantation en France

Certains historiens proposent l'explication selon laquelle les Acadiens n'avaient pu s'adapter à la vie européenne, plus policée et soumise à la rigidité administrative. Pour l'historien louisianais Carl Brasseaux, c'est l'identité acadienne qui était en cause. Il en donne une explication dans The Founding of New Acadia (Baton Rouge, University Press, 1987) :

Their misery was compounded by the growing realisation that governmental inertia doomed them eventually to assimilation. (…) Bureaucrats were perplexed by the exiles’ unshakable commitment to cultural preservation, an objective incompatible with the government's goal of integrating yeoman farmers into a rigid, feudalistic economy. [Leur misère a été aggravée par la prise de conscience croissante que l'inertie gouvernementale les vouait finalement à l'assimilation. [...] Les bureaucrates étaient perplexes devant la volonté inébranlable des exilés à vouloir préserver leurs valeurs culturelles, un objectif incompatible avec le but du gouvernement d'intégrer des propriétaires fermiers (yeoman) dans une économie féodale rigide.]

Pour cet historien comme pour bien d'autres, la question de la «survivance» de la culture et de l’identité acadiennes serait la cause fondamentale de l'échec des Acadiens en France. Il est vrai que les Acadiens refusèrent de devenir des métayers (censitaires), alors qu'ils étaient habitués d'être propriétaires de leurs terres en Acadie. Néanmoins, si les traditions, les valeurs et les attitudes des Français d'Europe avaient rendu difficile l'intégration des Acadiens, il n'en demeure pas moins que la moitié des Acadiens a quand même décidé de s'installer définitivement en France, notamment à Archigny, à Châtellerault et à Boulogne-sur-Mer. Ce fait, considéré comme une réussite, est aussi indéniable que les échecs: on peut parler d'une demi-réussite aussi bien que d'un demi-échec. Voilà trente ans que les Acadiens s'étaient adaptés aux pires privations en France. Il est tout aussi probable qu'ils aient éprouvé d'énormes difficultés à entrer dans un marché du travail hautement compétitif, mais en même temps la société française souffrait d'une grave pénurie de main-d’œuvre. La compétitivité du travail rendait les Acadiens moins indispensables à la France. Par ailleurs, beaucoup de Français considérèrent les Acadiens comme des «enfants gâtés» qui refusaient les offres qu'on leur proposait et abusaient des fonds publics.

L'un des rares points positifs du transit des Acadiens en France fut de garder le contact avec leur langue maternelle dans la mère patrie, de façon à la conserver et la maintenir vivante. Les Acadiens qui transitèrent par la France ou qui s'y sont installés ne s'assimilèrent pas, du moins linguistiquement. Ce contact du français avec la France, les Canadiens de la «province de Québec», eux, l'auront perdu durant plusieurs décennies.  

- Le port de Nantes

Presque tous les Acadiens qui quittèrent les établissements du Poitou se rendirent à Nantes et dans ses environs, où ils arrivèrent vers la fin de l'année 1775. Nantes servait de point de rassemblement pour ces réfugiés en attente de partir pour la Louisiane. Entre 1775 et 1785, il y eut en moyenne entre 1300 et 1400 Acadiens dans les environs du grand port. Ils en avaient assez de toute cette incessante migration à travers la France et de ces attentes continuellement déçues. Le fait de s'installer à Nantes était une façon pour eux de refuser le chantage des autorités et de protester à leur manière.
 

Ces Acadiens se souvenaient que la France les avait laissés défricher leurs terres en Acadie sans aucun soutien, qu'elle avait rendu leur pays aux Anglais, qu'elle les menaçait de les envoyer dans de lointaines colonies tropicales où ils ne voulaient pas aller vivre; ils entretenaient donc très peu d'espoir pour l'avenir. Leur séjour à Nantes se prolongeait dans des conditions extrêmement précaires. Alors qu'ils avaient vécu en Acadie des fruits de leur labeur, ils devaient dorénavant subsister de l'aumône des autres et d'une pension de six sols par jour, bien que des retards dans le paiement de leur solde de six mois, de neuf mois ou d'un an soient monnaie courante, l'État étant en dette continuelle; mais les fonds destinés à secourir les Acadiens pouvaient être en partie détournés. Plusieurs administrateurs et de nombreux religieux chargés de s'occuper des Acadiens témoignèrent des difficultés causées par ces retards. Les Acadiens devaient aussi effectuer régulièrement des corvées sous le contrôle de la municipalité qui surveillait leurs déplacements. Certains, plus chanceux, s'étaient trouvés du travail dans les chantiers navals à proximité de leurs habitations.

Comme ils étaient pauvres, ils habitaient dans des maisons en mauvais état et généralement insalubres. Beaucoup d'Acadiens estimaient qu'ils n'étaient pas mieux traités par le gouvernement français qu'ils ne l'avaient été par le gouvernement anglais. Il semble que ce soit là un point de vue plutôt excessif, car la France avait fait de réels efforts et avait dépensé beaucoup d'argent (dix millions de livres en vingt ans), mais l'amertume s'était installée chez les Acadiens depuis trop longtemps. L'attente allait durer dix autres interminables années, avec bien souvent une solde réduite à trois sols par jour par personne, ce qui a obligé beaucoup d'Acadiens à contracter des dettes importantes.

Ce n'est qu'en 1785, après trente ans d'exil, que des navires français, sous contrôle espagnol, vinrent chercher quelque 1600 Acadiens pour leur destination finale. Ils repartaient pour l'Amérique, non pas en Nouvelle-Écosse (l'ancienne Acadie), mais pour la Louisiane devenue espagnole, où ils croyaient pouvoir pratiquer librement leur religion catholique et continuer à parler leur langue.
   

Il existe aujourd'hui à Nantes un plaque commémorative rappelant le sort des Acadiens. Il y est écrit ce qui suit : «1775-1785 - À la mémoire des Acadiens déportés du Canada par les Anglais et réfugiés à Nantes attendant pour la plupart leur embarquement pour la Louisiane.»

On y trouve aussi une grande fresque intitulée «Port de Nantes 1785» représentant des Acadiens ainsi qu'une rue nommée «rue des Acadiens» (photo Blog Flickr).

On peut se demander pourquoi les Acadiens ont-ils attendu si longtemps à Nantes, soit trente années, avant de partir. C'est que les réfugiés ne pouvaient guère quitter la ville avant d'avoir acquitté leurs dettes. Or, le gouvernement français n'était prêt à régler celles-ci que s'ils s'engageaient formellement à «passer dans les colonies». Et la Louisiane n'était plus une colonie française, puisqu'elle était devenue espagnole ! De leur côté, les Acadiens se disaient incapables de rembourser leurs «emprunts». Ils durent donc attendre, le gouvernement étant incapable financièrement de leur venir en aide, et ce, parce qu'il dépensait déjà des centaines millions de livres en soutenant les insurgés américains dans leur guerre d'indépendance. La France faisait face à des soucis plus urgents, tout en se voyant techniquement en faillite. Les Acadiens, forcément, ne constituaient pas à ce moment une préoccupation de premier ordre pour le gouvernement français. Néanmoins, le ministère des Finances avait fini par trouver les Acadiens fort onéreux, alors que ceux-ci s'affligeaient de se voir si longtemps à charge de l’État.

Beaucoup d'Acadiens décidèrent de rester à Nantes. Ce fut le cas de ceux et celles qui ont avaient épousé une Française ou un Français, car les conjoints n'ont pas nécessairement voulu suivre leur mari ou leur femme «dans les colonies». C'est pourquoi, de façon générale, les Acadiens eurent beaucoup de réticences à se marier à l'extérieur de leur communauté, car ils vivaient toujours dans l'imminence de partir. Une autre raison bassement matérielle paraît évidente: plusieurs Acadiens ne désiraient pas épouser une Française parce qu’ils risquaient de perdre la solde du roi pour leur épouse (ou une Acadienne pour un mari français).
 

Il n'en demeure pas moins que, entre 1758 et 1785, il y eut de nombreux mariages exogames (ou mixtes). De façon générale, il y eut moins de mariages exogames là où les Acadiens demeurèrent peu longtemps, mais il a en eu davantage lorsqu'ils résidèrent plusieurs années à certains endroits, par exemple, à Belle-Île-en-Mer, dans le Poitou et à Nantes. De plus, les filles acadiennes furent un peu plus nombreuses à s’unir à des Français (23 %) que des Acadiens à des Françaises (18 %). D'après J.-F. Mouhot, le mariage entre deux Acadiens s'est élevé à 59 %. 

Le tableau de gauche indique le nombre des mariages mixtes (acadiens/français). Dans la plupart des années, le taux des mariages exogames est demeuré relativement faible: entre 5 et 10 par année. Mais en 1760, 1763, 1771 et 1785, il y en eut jusqu'à 40 ou 45. Au début de l'exil, les mariages mixtes ont été plus fréquents à Boulogne-sur-Mer, à Belle-Île-en-Mer et à Saint-Malo; il faudra attendre ensuite à Nantes vers 1781 pour voir les mariages exogames augmenter.


1.5 Le salut par les colonies

En pleine guerre de Sept Ans, personne n'envisageait sérieusement que les Acadiens allaient demeurer définitivement en France. Le ministre des Colonies de 1758 à 1761, Nicolas René Berryer, témoignait en 1759 du sentiment général qui prévalait alors: «Leur séjour n'est actuellement que momentané; ils sont destinés à repasser à l'Amérique.» On disait «passer à l'Amérique» comme «passer à la Louisiane» ou «passer en Canada». Cette opinion était partagée par les Acadiens eux-mêmes. Il fallait envisager pour eux un nouvel exil. Après être partis de la Nouvelle-Écosse, après avoir transité par l'Angleterre, puis par la France, les Acadiens «volontaires» devaient maintenant aller vivre dans des colonies lointaines, dont la plupart se trouvaient dans des régions tropicales. Compte tenu des conditions déplorables et des risques dans les transports maritimes à l'époque, chaque voyage devenait une opération périlleuse. On pouvait y laisser la vie.

Le duc de Choiseul, le successeur de Berryer, connaissait très bien l'état de désenchantement des Acadiens exilés en France et il le comprenait. Mais les autorités françaises ne savaient plus quoi faire de ces réfugiés récalcitrants, dont personne apparemment ne voulait et dont la France n'avait pas vraiment besoin. C'est pourquoi il apparut plus judicieux de les renvoyer dans les autres colonies françaises. Après tout, les Acadiens avaient toujours vécu dans une colonie et, compte tenu de leur expérience, ne valait-il pas mieux envoyer ces «Français d'outre-mer» dans des colonies plutôt que de les garder en Métropole? Avec le ministre Choiseul, la politique de colonisation allait se renforcer davantage. En vertu du traité de Paris (1763), la France avait perdu la plupart de ses colonies, dont toutes celles situées en Amérique du Nord, à l'exception du minuscule archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon.

Comme autres colonies, il ne restait à la France que la Martinique, la Guadeloupe, Sainte-Lucie et Saint-Domingue (Haïti) aux Antilles; la Guyane en Amérique du Sud; l'île de France (aujourd'hui l'île Maurice), l'île de Bourbon (aujourd'hui La Réunion) et l'archipel des Seychelles dans l'océan Indien.

Le principal souci du ministre Choiseul, responsable des Colonies, était de faire oublier l'affaiblissement de la France en procédant à la réforme de son empire colonial. Or, les Acadiens étaient nécessairement les premiers «volontaires» pressentis pour participer au peuplement des colonies envisagées, le recours à ces derniers permettait, selon le principe de Colbert, d'éviter «de dépeupler la France au profit des colonies». Et au moment où Choiseul exerçait ses fonctions de ministre de la Marine et des Colonies, ces Acadiens paraissaient d'autant plus précieux qu'ils pouvaient, presque providentiellement, contribuer à aller peupler des colonies où la pénurie de population blanche et européenne était manifeste. Voici les intentions du gouvernement énoncées dans une lettre de Choiseul aux intendants en 1762:

[Les familles acadiennes] qui voudront […] passer à Cayenne, à la Martinique, à Sainte-Lucie, à la Guadeloupe ou à Saint-Domingue continueront d’y jouir de la même grâce que Sa Majesté leur faisait en France [six sous par jour] et qu’on leur fera trouver les vivres au même prix indépendamment des petits secours et de la protection particulière que je leur ferai accorder; […] Sa Majesté leur accorde de plus 50 livres en argent par famille composée du père, de la mère et d’un enfant, laquelle gratification sera augmentée de 10 livres par chaque tête d’enfant qu’il y aura de plus, afin de pouvoir les mettre en état d’acheter en France les petits habillements qui pourraient leur être nécessaires avant leur départ. Vous les préviendrez aussi qu’elles auront leur passage et leur nourriture à bord gratis, qu’à leur arrivée dans la colonie elles y seront logées et nourries pendant un mois aux dépens de sa majesté, sans qu’il leur soit fait aucune retenue sur les six sols qui leur sont accordés, afin de leur donner le temps de s’arranger dans les lieux que le gouverneur leur indiquera, lequel aura soin de leur procurer des travaux pour les mettre en état de vivre plus commodément. Sa Majesté espère qu’au moyen que vous ferez de cette instruction d’ici au premier avril, vous parviendrez à déterminer ces familles d’accepter les offres qui leur seront faites de votre part.

Choiseul avait promis aux Acadiens de ne pas les obliger à aller vivre dans les colonies lointaines s'ils ne le désiraient pas. Cependant, les nécessités de la politique l'avaient contraint à tenir un double discours. D'une part, il déclarait aux commissaires ordonnateurs des ports qu'il ne fallait pas contraindre les Acadiens à se rendre aux colonies; d'autre part, de nombreuses lettres attestent qu'il employait des moyens coercitifs pour y enrôler ces derniers. Certains agents de l'État incitèrent même des Acadiens à partir pour la Corse, la Guyane ou l'île de France (l'île Maurice), sous peine de se voir supprimer «les bontés que leur accordait Sa Majesté», c'est-à-dire leurs six sols par jour. Dans une lettre en date du 14 avril 1764, Choiseul encouragea Jean-Louis Roch Mistral (1720-1792), le commissaire de la Marine au Havre de 1762 à 1792, à ne plus payer la «subsistance» aux Acadiens qui refusaient de se rendre en Guyane (Cayenne):

J'ai rendu compte au Roi de la répugnance que les Acadiens qui sont dans votre département témoignent pour passer à Cayenne. Sa Majesté a été fort surprise d'apprendre qu'ils persévèrent dans un refus si obstiné malgré qu'elle leur offre de les nourrir et vêtir pendant deux ans, de leur fournir tous les outils et ustensiles qui leur seront nécessaires pour la culture du terrain qui leur sera concédé en propriété et en proportion de ce qu'ils en pourront mettre en valeur. Sa Majesté vous charge de leur faire sentir de sa part combien cette obstination est déplacée puisque d'un côté le pays où on les envoie est excellent, que leurs concitoyens de Cherbourg, du Havre et de Morlaix n'ont fait aucune difficulté d'accepter des offres aussi avantageuses, que de l'autre il n'y a pas de moyen de les placer ailleurs et qu'il sera impossible de leur continuer leur subsistance s'ils persistent à rester sans rien faire et sans prendre de parti. Sa Majesté espère qu'après avoir réfléchi sur ces objets ils se détermineront à lui donner de nouvelles preuves de leur obéissance en ce point et elle attend une réponse plus satisfaisante de leur part.  

Cette lettre s'avère très importante, car elle révèle le chantage du ministre et les moyens «incitatifs» qu'il utilisait pour attirer les Acadiens: vêtements et vivres pour deux ans, terres cultivables, ustensiles et outils gratuits, etc. Il est clair aussi qu'il ne désirait pas installer les Acadiens en France.

Si la proposition de la Corse avait été simplement refusée, celle de l'île de France (île Maurice) souleva un tollé de protestations lorsque les Acadiens comprirent que le roi voulait les utiliser à la place des esclaves. La grande majorité des Acadiens refusa de s'expatrier dans les lointaines colonies «tropicales», alléguant que le climat les ferait mourir. Il n'en demeure pas moins que les incitations du gouvernement français à les transférer dans ces colonies paraissent avoir connu un certain succès, car beaucoup d'Acadiens tentèrent leurs chances en Guyane, aux Antilles ou aux Malouines (voir la carte). Malheureusement, la plupart de ceux qui acceptèrent allaient y laisser la vie.

En fait, les Acadiens n'avaient qu'une seule possibilité dans les colonies «septentrionales», s'ils voulaient demeurer «citoyens français»: c'était le minuscule archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon, surtout l'île de Miquelon. Sinon, ils devenaient des «citoyens britanniques» en Nouvelle-Écosse ou des «citoyens espagnols» en Louisiane. Pour leur part, les autorités françaises ont eu tôt fait de les décourager d'aller à Saint-Pierre-et-Miquelon en justifiant l'exiguïté des lieux (242 km²). Par comparaison, les autres îles coloniales paraissent vraiment très grandes : l'île de Corse avec 8681 km²; la Martinique avec 1100 km² ; la Guadeloupe avec 1710 km² ;  Saint-Domingue avec 27 750 km². Les Acadiens se regroupèrent alors à Nantes, en attendant de partir pour la Louisiane.

- Saint-Pierre-et-Miquelon

En 1763, l'archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon était la destination préférée des Acadiens parce la colonie ressemblait davantage à celle qu'ils avaient quittée. D'après les «sondages» de l'administration française, la Louisiane constituait le «second choix», faute de mieux.

Il est difficile de dénombrer avec exactitude les Acadiens qui sont retournés en Amérique du Nord, particulièrement à Saint-Pierre-et-Miquelon, parce qu'il y eut beaucoup d'exilés clandestins.

En 1763, quelque 800 Acadiens choisirent de s'établir dans l'archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon, le seul territoire demeuré français en Amérique du Nord après le traité de Paris. La plupart s’installèrent sur l'île de Miquelon. Certains d'entre eux avaient été déportés en Virginie en 1755, puis expédiés en Angleterre en 1756 et redirigés vers la France en 1763, avant de venir s'installer dans le petit archipel français. C'était tout un itinéraire pour l'époque, chaque voyage étant déjà une expédition hasardeuse. C'est ainsi que Miquelon connut une croissance démographique qui finit par inquiéter les autorités françaises, les réfugiés acadiens risquant, jugeaient-elles, de mettre en péril l'industrie française de la pêche dans le golfe du Saint-Laurent.

Dès 1767, le gouvernement français rapatria de force quelque 1000 Acadiens (sur 1200), sous prétexte que les ressources des îles ne suffisaient pas pour subvenir aux besoins des nouveaux habitants. Deux cents Acadiens ont préféré retourner en Nouvelle-Écosse. Puis, l'année suivante, le gouvernement français changea d’avis et les renvoya à Saint-Pierre-et-Miquelon. Et c'était loin d'être terminé pour ces Acadiens! 

En effet, la Grande-Bretagne envahit l'archipel en 1778, alléguant que la France avait aidé les insurgés de la Nouvelle-Angleterre au moment de la guerre d'Indépendance (1775-1782). L'escadre anglaise, alors dirigée par l’amiral John Montagu, gouverneur de Terre-Neuve, s'empara des îles de Saint-Pierre-et-Miquelon, détruisit toutes les installations de l’archipel et déporta tous les habitants (au nombre d’environ 1300), y compris les Acadiens, vers la France.

Après le traité de Versailles de 1783, le petit archipel fut restitué à la France et quelque 600 Acadiens retournèrent à Saint-Pierre. Au moment de la Révolution française (1789), le père Jean-Baptiste Allain, chef spirituel des Acadiens, qui ne voulaient pas prêter le serment de fidélité à la nouvelle République, en décida plus de 200 à s'embarquer avec lui pour les îles de la Madeleine (dans la province de Québec). En mai 1793, les Britanniques attaquèrent à nouveau l’archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon. La population de 1200 habitants, dont forcément tous les Acadiens, fut encore une fois déportée, d’abord en Nouvelle-Écosse (à Halifax) ainsi qu'aux îles Anglo-Normandes et en Angleterre, puis partiellement rapatriée en France. L'archipel redevint britannique pour quelques années, c'est-à-dire jusqu'en 1796, lorsque l’amiral français Louis-Eugène Gaultier de la Richerie (1820-1886) en reprit possession, puis chassa à son tour les occupants anglais et détruisit toutes les installations des pêcheurs. Le traité d'Amiens de 1802 rendit à nouveau l'archipel à la France, qui le perdit en 1803 parce que, cette fois, la Grande-Bretagne était en guerre contre la France de Napoléon. Après la chute de Napoléon, le traité de Paris de 1815 rétrocéda définitivement l'archipel à la France. En juin 1816, les anciens colons et leurs familles revinrent s’installer à Saint-Pierre-et-Miquelon, mais ils débarquèrent sur «une terre aussi nue qu’au jour de sa découverte», car tout avait été rasé par les Britanniques.

On peut donc affirmer que la population actuelle de Saint-Pierre-et-Miquelon tire son origine de la recolonisation de 1816 et que les Acadiens constituent la souche la plus ancienne de la population. On peut aussi soutenir que les Acadiens des îles Saint-Pierre-et-Miquelon furent ceux qui subirent le plus grand nombre de déportations. En effet, il furent délogés quatre fois, en 1767, 1778, 1789 et 1793, et revinrent autant de fois.

- La Guyane

La Guyane était demeurée française à la faveur d'une violente tempête qui avait empêché les Britanniques de s'en emparer. Elle restait donc sur la liste des rares colonies françaises à développer. C'était même le premier choix du ministre Choiseul qui croyait que la perte du Canada pouvait être compensée en quelle sorte par la colonisation de la Guyane. Choiseul voulait en faire un «nouveau Canada» sous le nom de France équinoxiale, parce que la durée des jours et des nuits y reste approximativement la même tout au cours de l'année. Une campagne de publicité fut entreprise sur ce projet de colonisation.

Le ministre Choiseul avait promis, on s'en souvient, d'énormes avantages aux Acadiens qui acceptaient de partir en Guyane. Il vantait les infrastructures, le climat agréable, les facilités de travailler la terre, les soldes durant deux ans, etc. Le ministre des Colonies, le duc de Choiseul, avouait qu'«il n’y a pas moyen de les placer ailleurs», ce qui signifiait qu'il n'était pas dans ses intentions d'installer les Acadiens en France et qu'il semblait préférable de les envoyer à la Guyane. 

De plus, en mai 1780, la Compagnie de Guyane («Propositions faites à Paris aux députés acadiens de Nantes pour l'établissement des familles acadiennes à la Guyane»), sous la plume du sieur de Rosembourg, promettait aux Acadiens de les regrouper par familles dans des villages ou paroisses desservies par des prêtres:

Les familles acadiennes seront établies à la Guyane, autant que faire se pourra, sur des hauteurs ou collines et à proximité des rivières, en un ou plusieurs villages, suivant leur nombre et la situation des terrains qui leur seront accordés afin qu'elles demeurent unies entre elles pour former une ou plusieurs paroisses qui seront desservies par les curés ou vicaires que la compagnie fournira et à la subsistance desquels elle pourvoira.

Bref, c'était un véritable paradis sur terre! Pourtant, la plupart des Acadiens se montrèrent réticents à ce projet, car ils craignaient d'avoir à endurer des températures trop élevées. Ils croyaient aussi que la Guyane était une île des Antilles (voir la carte), leurs connaissances en matière de géographie, comme celles de tous les Français peu instruits de l'époque, étant plutôt limitées.

Finalement, le ministre des Colonies réussit à convaincre quelque 600 Acadiens d'aller coloniser la Guyane, située juste au nord du Brésil. Ceux-ci partirent pour les tropiques entre 1763 et 1765. Les Acadiens n'étaient pas seuls en Guyane. Il y avait aussi des Français, mais davantage d'Allemands, de Lorrains, d'Alsaciens la Lorraine et l'Alsace n'appartenaient alors pas à la France et même des Maltais (l'île de Malte étant alors sous influence française), pour une population totale de Blancs atteignant 1500, ce qui rendait la population acadienne proportionnellement fort importante.

Puis, très rapidement, la France envoya des milliers de Français, de 10 000 à 15 000 résidents supplémentaires. Tous ces démunis s'installèrent sur le littoral à Iracoubo, à Sinnamary et à Kourou. Mais il y avait un problème! Contrairement aux promesses des autorités, absolument rien n'avait été prévu pour accueillir un nombre aussi important de personnes en un si court laps de temps. Ces milliers d'immigrants demeurèrent sans vivres, sans médicaments ni soins, et furent laissés complètement à l'abandon.

Ne pouvant travailler sous un climat tropical, ils se contentèrent de consommer les provisions qu'ils avaient la chance de recevoir parfois. Le climat tropical insalubre et les épidémies décimèrent la moitié de tous ces nouveaux colons en l'espace de quelques mois, y compris les Acadiens, qui ne furent pas davantage épargnés. En 1767, sur les  quelque 15 000 immigrants au départ, environ 2000 survivants furent rapatriés en France, à l'île d'Aix et à Rochefort, dont peut-être 400 Acadiens qui s'embarquèrent aussitôt pour la Louisiane. Il ne resta qu'une poignée d'Acadiens en Guyane qui réussirent à faire leur vie à Sinnamary. Après cette pénible expérience qui n'avait en rien amélioré la gloire de Louis XV, le ministre Choiseul perdit tout espoir d'envoyer les Acadiens peupler d'autres colonies.

Quelques années plus tard, en 1772, on ne comptait plus qu'un millier de Blancs en Guyane pour une population de 8500 esclaves noirs. Le nombre de colons blancs demeura stable jusqu'à l'abolition de l'esclavage en 1848, alors que plus de 12 000 Noirs durent être affranchis. À Sinnamary, on ne dénombra tout au plus qu'entre 30 à 40 familles acadiennes. Les dernières familles blanches, toutes origines confondues, semblent avoir disparu sans laisser de trace entre 1848 et 1900. Les Acadiens se seraient volatilisés avec ce groupe, pour diverses raisons: les maladies, le métissage et la créolisation de leur langue. En raison des nombreux décès qui les décimaient, ils furent contraints à des mariages exogames avec d'autres groupes de Blancs (Allemands, Alsaciens, Créoles blancs, etc.) et avec des Noirs lorsque les conditions sociales le permettaient. Bref, l'installation des Acadiens en Guyane s'est révélée un désastre.

- Les îles Malouines (Falkland Islands)

En 1763, le mathématicien et explorateur Louis-Antoine de Bougainville (1729-1811), qui avait été l'aide de camp du marquis de Montcalm à Québec, fonda la Compagnie de Saint-Malo destinée à la colonisation des îles Malouines à 480 km des côtes de l'Argentine, une dépendance inhabitée de la vice-royauté du Pérou appartenant alors à l'Espagne. Réduit à l'inactivité après le traité de Paris (1763), Bougainville s'était donné pour objectif d'y relocaliser les Acadiens déportés de la Nouvelle-Écosse et ayant transité par la France. Il fit construire à Saint-Malo, à ses frais, deux navires, L'Aigle (de 20 canons) et Le Sphinx (de 12 canons).

Le 8 septembre 1763, Bougainville avait écrit dans son journal de bord au moment d'appareiller au port de Saint-Malo : «Nous voici sous voile, aux ordres du vent. J'embarque six familles et vingt célibataires acadiens, filles et garçons à marier. Les hommes sont laboureurs, charpentiers, pêcheurs. J'ai de plus un forgeron.» On y lit aussi : «J'embarquai plusieurs familles acadiennes, espèce d'hommes laborieuse, intelligente, et qui doit être chère à la France par l'inviolable attachement que lui ont prouvé ces honnêtes et infortunés citoyens.» 

Le 3 février 1764, Bougainville débarqua avec ses Malouins et ses Acadiens aux Malouines dans la baie de Port-Louis. Il prit possession de la Falkland orientale au nom de Louis XV et y installa les colons. Tous furent surpris de ne pas voir d'arbres ni de forêts, mais uniquement des joncs hauts et touffus. L'année suivante, 80 autres colons acadiens et malouins venus de Saint-Malo (d'où le nom de Malouines pour désigner les îles en français) s'ajoutèrent à la petite communauté naissante. Les Acadiens et les Français défrichèrent le sol, et fondèrent un petit bourg nommé Port-Louis, situé au nord-est de la Falkland orientale.

En février 1766, Bougainville amena de Saint-Malo un troisième convoi de 79 colons, tous acadiens et malouins. En 1765, les Britanniques s'étaient, de leur côté, installés sur la Falkland occidentale. On ignore la proportion des Acadiens par rapport aux Malouins (Saint-Malo), mais on croit qu'ils étaient nettement majoritaires.

Toutefois, les Espagnols protestèrent contre cette présence considérée comme «illégale» tant à l'égard des Français que des Anglais, parce que les îles Malouines (Islas Malvinas en espagnol) faisaient partie de leur vice-royaume du Pérou. Soucieux d´éviter un conflit avec l'Espagne alliée, Louis XV céda ses droits sur l'archipel en vendant la petite colonie franco-acadienne aux Espagnols, pour quelque 600 000 livres. Le 25 mars 1767, trois bâtiments de la Marine française vinrent rapatrier la colonie d'Acadiens et de Français malouins fondée par Bougainville, qui écrivit alors:

Le ler avril (1767), je livrai notre établissement aux Espagnols qui en prirent possession en arborant l'étendard d'Espagne, que la terre et les vaisseaux saluèrent de vingt et un coups de canon au lever et au coucher du soleil. J'avais lu aux Français habitants de cette colonie naissante une lettre du roi, par laquelle Sa Majesté leur permettait d'y rester sous la domination du roi catholique. Quelques familles profitèrent de cette permission ; le reste, avec l'état-major, fut embarqué sur les frégates espagnoles, lesquelles appareillèrent pour Montevideo le 27 au matin [...].

Si la plupart des colons repartirent à bord des vaisseaux français, une trentaine d'Acadiens restèrent sur l'île. Puis les colons furent évacués des îles par les Espagnols, à l'exception de quelques rares familles que le roi d'Espagne autorisa, par lettre signée de sa main, à rester sur place. Les autres colons furent regroupés à Montevideo, puis rapatriés vers la France. En 1774, les Britanniques quittèrent, eux aussi, les îles, mais ils allaient les reprendre aux Argentins en 1833 et les appeler définitivement "Falkland". On croit que des descendants d'Acadiens vivent encore aujourd'hui aux Malouines et qu'ils sont devenus des «sujets de Sa Majesté britannique».

- Les Antilles

De son immense empire qui existait avant le traité de Paris (1763), la France possédait encore quelques îles dans les Antilles: la Martinique, la Guadeloupe, Sainte-Lucie et Saint-Domingue qui allait devenir Haïti en 1804. Quant à l'île Saint-Martin, elle était occupée par les Britanniques; l'île Saint-Barthélemy allait être cédée à la Suède. Les quatre îles restées à la France étaient des colonies esclavagistes très rentables. D'ailleurs, la France avait préféré perdre le Canada afin de conserver ces colonies méridionales, surtout Saint-Domingue. Le ministre Choiseul avait alors incité les familles acadiennes à passer aux Antilles.

Dans une longue lettre adressée en 1762 aux divers intendants des colonies, le ministre Choiseul précisait ainsi les modalités du passage éventuel des Acadiens aux Antilles:

Vous pourrez pressentir d'avance [les familles acadiennes] que celles qui voudront […] passer [...] à la Martinique, à Sainte-Lucie, à la Guadeloupe ou à Saint-Domingue continueront d'y jouir de la même grâce que sa majesté leur faisait en France [c'est-à-dire six sols par jour] et qu'on leur fera trouver les vivres au même prix indépendamment des petits secours et de la protection particulière que je leur ferai accorder; à mesure qu'il se présentera de ces familles avec lesquelles vous serez convenu de leur destination, vous aurez soin de m'en faire part et ce ne sera qu'alors que vous leur annoncerez que sa Majesté leur accorde de plus 50 ª en argent par famille composée du père, de la mère et d'un enfant, laquelle gratification sera augmentée de 10 ª par chaque tête d'enfant qu'il y aura de plus, afin de pouvoir les mettre en état d'acheter en France les petits habillements qui pourraient leur être nécessaires avant leur départ. Vous les préviendrez aussi qu'elles auront leur passage et leur nourriture à bord gratis, qu'à leur arrivée dans la colonie elles y seront logées et nourries pendant un mois aux dépens de sa majesté, sans qu'il leur soit fait aucune retenue sur les six sols qui leur sont accordés, afin de leur donner le temps de s'arranger dans les lieux que le gouverneur leur indiquera, lequel aura soin de leur procurer des travaux pour les mettre en état de vivre plus commodément. Sa Majesté espère qu'au moyen que vous ferez de cette instruction d'ici au premier avril, vous parviendrez à déterminer ces familles d'accepter les offres qui leur seront faites de votre part.

Apparemment, il s'agissait de conditions fort généreuses, suffisantes en tout cas pour convaincre beaucoup d'Acadiens de partir pour les Antilles.  Plusieurs sont partis volontairement, moyennant certaines «gratifications», sans grand enthousiasme cependant. La grande majorité refusa de s'y rendre, jugeant que le climat ne leur convenait guère.

C'est la colonie de Saint-Domingue (Haïti) qui reçut le plus grande nombre d'Acadiens. Sous l'impulsion du ministre Colbert, la France avait repris cette colonie des Espagnols. Comme l'Espagne, la France avait importé, elle aussi, des milliers d'esclaves noirs pour les faire travailler dans les plantations de canne à sucre. Au moment de la déportation des Acadiens, la colonie de Saint-Domingue était l'une des colonies françaises les plus florissantes.

En 1755, quelques milliers d'Acadiens avaient été envoyés vers les colonies de la Nouvelle-Angleterre. Trois de ces colonies, celle de New York, celle de la Géorgie et celle la Pennsylvanie expédièrent à la fin de la guerre (1763) une partie de «leurs» Acadiens vers Saint-Domingue afin de s'en débarrasser, soit plus de 400 au total. En 1765, la Nouvelle-Écosse expédia 600 de «ses» Acadiens à Saint-Domingue. Enfin, seuls quelque 220 Acadiens partirent de la France; ils s'étaient laissé convaincre par les promesses du ministre Choiseul (voir la lettre ci-dessus). En tout, plus de 1200 Acadiens furent expédiés dans la colonie esclavagiste de Saint-Domingue. Certains contemporains de l'époque évaluent même leur nombre à 3000 individus présents sur le sol de Saint-Domingue (Haïti).

Malheureusement, cette colonie se révéla un tombeau pour la plupart des Acadiens. D'abord, environ 20 % des 400 Acadiens de 1763 décédèrent sur les navires avant même d'arriver à bon port; leurs corps furent simplement jetés à la mer. Dans la seule année de 1764, ce fut l'hécatombe, à en juger par le nombre des décès consignés dans les registres paroissiaux. La moitié des 300 Acadiens de la Nouvelle-Angleterre trouvèrent la mort en raison du climat tropical, des maladies (scorbut, variole, etc.), de la malnutrition et des mauvais traitements. Il en fut de même pour les Acadiens de la Nouvelle-Écosse et de la France. La population chuta de moitié en une seule année. Le gouverneur de Saint-Domingue, Charles Henri Théodat (1764-1766), mit enfin à contribution les Acadiens survivants en les faisant participer à des travaux forcés pour la construction d'une forteresse.

En général, le climat tropical s'avéra désastreux pour des hommes et des femmes qui avaient grandi dans l'atmosphère nordique de la baie de Fundy (alors la baie Française). Dès 1765, la plupart des Acadiens demandèrent aux autorités de quitter l'île. Certains réussirent à obtenir l'autorisation, mais d'autres s'enfuirent par leurs propres moyens. Finalement, il ne resta que quelques familles acadiennes dans l'île. Peu d'Acadiens avaient accepté de travailler dans les plantations de canne à sucre, mais quelques-uns sont devinrent des caféiers ou des vivriers afin d'alimenter la colonie. En 1791, lorsque débuta la révolte des 400 000 Noirs, les Acadiens, qui avaient survécu jusque là, s'enfuirent en Louisiane ou aux États-Unis. Cette fois-ci, la Géorgie les accueillit correctement — la France était devenue l'alliée des États-Unis —, et ils purent s'installer à St. Mary's dans le comté de Camden. En somme, l'installation des Acadiens à Saint-Domingue fut un cuisant échec.

Après le traité de Paris (1763), des Acadiens exilés en France acceptèrent de s'expatrier en Martinique, en Guadeloupe ou à Sainte-Lucie, redevenues des colonies françaises. Quelque 130 Acadiens arrivèrent en Martinique en 1764; d'autres s'amenèrent en Guadeloupe et à Sainte-Lucie. Des familles acadiennes se regroupèrent dans quelques villes et villages de la Martinique: Saint-Pierre, Fort-Royal (aujourd'hui Fort-de-France), Le Carbet, La Trinité, Le Diamant, Case-Pilote, Le Lamentin, Basse-Pointe, Macouba, Trou-au-Chat (aujourd'hui Ducos) et Cul-de-Sac François (aujourd'hui Le François). Pour la Guadeloupe, ce furent Pointe-à-Pitre, Port-Louis, Les Abymes, Baillif, Morne-à-l'Eau, Petit-Bourg, et Capesterre sur l'île de Marie-Galante. Dans l'île de Sainte-Lucie, certains s'installèrent au Carénage (aujourd'hui Castries). Les Acadiens étaient des agriculteurs, non des planteurs de canne à sucre. Les hommes furent «engagés dans les travaux du roy» comme charpentiers, forgerons, taillandiers, tailleurs de pierre ou aux travaux de l'artillerie. D'autres finirent par travailler dans les sucreries, mais comme subalternes. Quelques-uns s'adonnèrent à la culture du café. Étant donné le climat tropical qui leur était insupportable, la plupart des exilés finirent par quitter les Antilles à destination de la Louisiane. Une minorité est restée et dut se fondre à la population locale. Les hommes épousèrent des Créoles, les femmes s'unirent plutôt à des militaires et à des commerçants français ou à de petits artisans. Les Acadiens n'ont pas laissé de trace de leur passage.

Un mot sur la petite île néerlandaise de Sint Eustatius (Saint-Eustache, en français). En 1756, l'un des bateaux des déportés acadiens, qui se dirigeait vers la colonie britannique de New York, fut pris dans une tempête et repoussé jusque dans les Antilles. Le navire débarqua sa petite cargaison de quelques dizaines d'Acadiens dans l'île britannique d'Antigua, au nord de la Guadeloupe. Mais le gouverneur d'Antigua les renvoya aussitôt à l'île de Saint-Christophe (devenue aussi une colonie britannique) située un peu plus à l'ouest, où ils séjournèrent quelques mois, soit du 25 janvier 1756 au 1er avril 1756. De là, ils furent réexpédiés dans l'île hollandaise de Saint-Eustache, où ils arrivèrent le 8 avril. Désireux d'économiser des frais de nourriture, le gouverneur de l'île, Jan de Windt (1754-1775), présenta une requête auprès des autorités de la Martinique pour recevoir de l'aide. Celle-ci n'accepta que 28 personnes: un homme âgé de 75 ans, avec ses quatre fils et leurs femmes, puis les 19 enfants. Les autres Acadiens demandèrent d'être renvoyés au Canada ou à l'île Royale (Cap-Breton), mais la guerre avait coupé toutes les communications maritimes. Les exilés étaient placés dans l'obligation de demeurer sur l'île; les survivants se fondirent dans la population locale restée encore aujourd'hui un territoire néerlandais.

1.6 Les Acadiens réfugiés en Louisiane

La Louisiane constitue un cas unique dans la longue pérégrination des Acadiens. En 1763, la Louisiane était devenue une colonie espagnole depuis un an. Soucieux de ne pas abandonner à la Grande-Bretagne l'ensemble de la Louisiane, le duc de Choiseul avait négocié avec l'Espagne, un pays allié, le traité secret de Fontainebleau, par lequel la rive droite du Mississippi allait revenir, avec La Nouvelle-Orléans, à la couronne de Madrid. Le 3 novembre 1762 (une année avant le traité de Paris), l'Espagne avait signé l'acte d'acceptation de la Louisiane (Acte d'acceptation de la Louisiane par le roi d'Espagne) à Fontainebleau. Le ministre Choiseul avait préféré recevoir six millions de livres de l'Espagne, comme prévu au traité de Fontainebleau, pour l'abandon de la Louisiane, plutôt que d'en dépenser le double pour la conserver.

- La Louisiane espagnole

L'arrivée des Acadiens en Louisiane espagnole constituait un événement majeur en dépit de leur petit nombre au début. En effet, à la suite du «Grand Dérangement» de 1755, seuls 300 Acadiens de la Nouvelle-Écosse avaient été expédiés en Louisiane, alors qu'ils ignoraient qu'elle allait devenir espagnole en 1762. L'Espagne ne voulait pas de la Louisiane, mais elle avait fini par se laisser convaincre. 

La prise de possession par les Espagnols fut tardive ; elle ne fut effective qu'en 1766. Bien que les Espagnols aient envoyé de l'aide militaire en Louisiane dès 1762, l'administration de la colonie demeura française pour plus de quatre autres années. La Louisiane était devenue espagnol de jure, mais demeurait française de facto. Pendant ce temps, les Louisianais développèrent une administration assez démocratique, proche des institutions républicaines américaines d'aujourd'hui.

L'immigration hispanophone demeura toujours faible dans la colonie espagnole. Par contre, l'immigration francophone se poursuivit au cours des décennies suivantes, notamment par des Acadiens déportés en Angleterre, en France et dans les colonies américaines, qui quittèrent presque tous leur «terre d'accueil», y compris une bonne partie de ceux qui s'étaient réfugiés en France (environ la moitié).


Les Natchez, Eugène Delacroix, 1832-1835

La Louisiane exerçait une certaine fascination chez les Français, y compris chez les Acadiens. Depuis le début du XVIIIe siècle, la Compagnie des Indes occidentales avait fait beaucoup de publicité à ce sujet. On présentait la Louisiane, avec estampes à l'appui, comme un endroit idyllique, un véritable paradis à la végétation luxuriante, véhiculant le mythe du «bon sauvage».

On dissimulait le fait que la moitié, voire les deux tiers des arrivants, décédait en mer ou mourait dans les mois qui suivaient leur arrivée en raison du scorbut, des fièvres et de la dysenterie. On ne mentionnait pas que, à cause des moustiques, il fallait combattre la fièvre jaune, le typhus, la malaria et le choléra, sans oublier les ouragans qui dévastaient régulièrement les côtes, puis les alligators qui hantaient les marais et les rivières, sans parler des couguars, des ours, des reptiles et des... «Sauvages». À l'instar des Français, les Acadiens pouvaient se représenter faussement la Louisiane comme un lieu de rêve. Cette vision de la Louisiane n’allait cependant pas rester longtemps aussi idyllique.


- Les réticences du gouvernement français

Le gouvernement français a toujours manifesté de grandes réticences à renvoyer les Acadiens dans son ancienne colonie de la Louisiane devenue espagnole. Avant de se résoudre à cette mesure, qui lui paraissait quelque peu honteuse, la France préférait relocaliser les Acadiens dans ses propres colonies encore existantes. Renvoyer les Acadiens en Louisiane, c'était reconnaître que le gouvernement n'avait pas réussi à les intégrer ni économiquement ni socialement, et ce, après avoir dépensé plusieurs millions de livres inutilement (dix millions de livres en dix ans pour un total de quelque trente millions après trente ans). Or, jusqu'en 1772-1774, la France espérait encore reconquérir le Canada, avec l'appui des insurgés de la Nouvelle-Angleterre. De nombreux projets avaient vu le jour en ce sens et avaient reçu l'approbation du gouvernement. Dans cette éventualité, les Acadiens pourraient être renvoyés pour repeupler leur ancien pays. Leur verser une solde de six sols par jour (par tête) était une façon de se «réserver» leur disponibilité. Pendant des années, le Conseil du roi opposa son veto à toute idée d'émigration. D'après un mémoire daté du 5 avril 1782, le gouvernement maintenait un statu quo en attendant l'issue de la guerre d'indépendance américaine avant de prendre une décision concernant les Acadiens.

Finalement, après avoir perdu tout espoir de reconquérir le Canada avec l'aide des insurgés de la Nouvelle-Angleterre, devant les refus systématiques des exilés et les échecs répétés des diverses tentatives d'installer les Acadiens dans les colonies, puis par manque d'argent, le gouvernent français dut se résigner à l'émigration en Louisiane. La décision aurait été prise en 1783, sous le règne de Louis XVI (commencé le 10 mai 1774). Il faut signaler aussi que les autorités françaises n'avaient plus guère les moyens d'empêcher l'émigration des Acadiens en Louisiane. Pour les Acadiens, la Louisiane constituait dorénavant leur ultime volonté de regroupement et de réunification avec la famille élargie. Mais il leur fallut attendre encore deux ans avant que les vaisseaux affrétés par le roi puissent quitter le port de Nantes. Le roi d'Espagne assumait les frais de transport ainsi que le versement de la solde par personne à partir du 1er janvier 1785. En autorisant les Acadiens à émigrer en Louisiane, la France sauvait les apparences parce que les exilés quittaient le royaume pour un pays allié, mais il n'en demeure pas moins que l’État français avait dépensé inutilement pendant presque trente ans des sommes importantes (au moins dix à quinze millions de livres).

Toutefois, l'élément le plus déterminant en ce qui concerne l'émigration acadienne vers la Louisiane fut sans aucun doute le rôle joué par un agent recruteur pour le compte de l'Espagne, Henri-Marie Peyroux de la Coudrenière (1743–18??).

- Un recruteur opportuniste

D'après les documents de l'époque, les Acadiens de Nantes semblaient fortement divisés pour partir en Louisiane. Il y en avait qui voulaient retourner en Acadie britannique (Nouvelle-Écosse), d'autres préféraient aller en Louisiane, mais d'autres Acadiens désiraient retourner dans le Poitou. En réalité, même ceux qui optaient pour l'Amérique hésitaient à faire le voyage d'outre-mer, alors que les gens âgés voulaient rester en France. C'est alors qu'intervint le recruteur Peyroux de la Coudrenière. Bien que ce dernier affirmait agir par pure philanthropie, il recevait de la part de l'Espagne une commission importante pour convaincre les Acadiens de s'exiler en Louisiane. Peyroux s'associa avec le fils d'un Acadien, Olivier Terriot, maître cordonnier à Nantes. Puis Peyroux fit part de son projet à Pedro Pablo Abarca de Bolea, comte d'Aranda, ambassadeur d'Espagne à Paris (de 1773 à 1784).

Après de multiples tractations entre Peyroux, Terriot et Aranda, le roi d'Espagne, Charles III (de 1759 à 1788), finit par accepter de recevoir les Acadiens en Louisiane et de payer leur transport à la condition que Versailles les autorise à quitter la France pour l'Amérique espagnole, c'est-à-dire que «Sa Majesté très chrétienne permet[te] aux Acadiens la liberté d'y aller». Pendant ce temps, Peyroux fit croire à l'ambassadeur d'Espagne que tous les Acadiens voulaient partir pour la Louisiane (ce qui était faux) et laissa entendre que les autorités françaises étaient disposées à laisser partir les Acadiens (ce qui n'était pas acquis). En fait, Peyroux manœuvrait habilement en forçant la main des uns et des autres. Non seulement il n'avait obtenu que 35 signatures pour sa pétition auprès des Acadiens, mais le roi montrait encore d'énormes réticences à laisser partir des «sujets français» pour un pays étranger, fusse-t-il allié.

L'ambassadeur d'Espagne, le comte d'Aranda, finit par être au courant des difficultés de recrutement chez les Acadiens ainsi que des méthodes quelque peu douteuses employées par Peyroux et Terriot pour recruter des «volontaires» pour la Louisiane. Rappelé en Espagne en juillet 1784, Aranda demanda à Peyroux de se conduire «sans la moindre apparence de séduction ni de violence» pour convaincre les Acadiens. Or, l'une des conditions de l'Espagne pour l'embarquement était de recruter au moins 1600 Acadiens, question de rentabiliser le transport d'outre-mer. Afin de convaincre les Acadiens hésitants, Olivier Terriot exerça des pressions en leur faisant croire qu'ils perdraient tous leur solde s'il restaient à Nantes après le départ de leurs compatriotes. Dans une lettre, Peyroux rapporta même que seules «les familles assez riches pour se passer des bienfaits du roi» ne s'étaient pas fait enregistrer pour le départ vers la Louisiane. Ce simple fait donne l'impression que le départ fut plus subi que choisi, la suppression appréhendée de la solde constituant un argument de poids.

Pour sa part, l'Espagne leur promettait qu'ils seraient transportés en Louisiane «sans qu’il leur en coûte rien» et que, une fois sur place, le roi d’Espagne offrirait de leur donner «des terres et logements en proportion au nombre de chaque famille, de même les outils propres et nécessaires au défrichement et à la culture des dites terres, et en outre de les nourrir jusqu’à ce que chaque famille soit en état de se nourrir elle-même». Force est de constater que ces promesses illustraient que les Acadiens ne se laissaient pas facilement convaincre d’aller en Louisiane. D'après de nombreux documents, ils auraient hésité jusqu'à la dernière minute de départ.

Une chose est sûre: sans les manœuvres plus ou moins honnêtes du Français Henri-Marie Peyroux de la Coudrenière, jamais les Acadiens ne seraient partis en aussi grand nombre pour la Louisiane espagnole en 1785. Pour les historiens, Peyroux est davantage considéré comme un entrepreneur opportuniste que comme un bienfaiteur du peuple acadien. Au cours de l'été et de l'automne de 1785, sept navires sous contrôle espagnol, dont cinq en provenance du port de Nantes, un autre navire venant de La Rochelle et un autre de Saint-Malo, partirent avec près de 1600 exilés acadiens pour La Nouvelle-Orléans.

- L'accueil des Acadiens en Louisiane

Les Acadiens arrivés de France reçurent de la part des autorités espagnoles un accueil qu'on pourrait qualifier de «sans précédent». Le gouvernement colonial désigna un Acadien, du nom d'Anselme Blanchard, au poste de «commissaire aux Acadiens». Celui-ci devait accueillir les exilés au nom des autorités de la Louisiane. Il devait aussi veiller à leurs besoins immédiats, consigner les noms et dates d'arrivée dans les documents officiels, et même les conseiller dans le choix des terres et la construction de leurs nouvelles maisons. Le gouvernement colonial procura aux Acadiens une aide financière, des outils et des vivres. Le tout, avec une célérité exemplaire pour l'époque! La Louisiane espagnole était alors administrée par des gouverneurs éclairés, habiles et généralement courageux. Mieux, ces derniers réussirent à assurer à la colonie une paix et une prospérité qu'aucune administration française n'avait su lui donner. 

Comme on pouvait s'y attendre, les Acadiens de France, d'Angleterre, de la Nouvelle-Angleterre ou d'ailleurs avaient entendu parler de l'excellent traitement dont bénéficiaient les membres de leurs familles déjà rendus en Louisiane. Le bouche à oreille avait fait des merveilles, car le «téléphone arabe» n'existait pas encore! Des Acadiens exilés dans cette colonie espagnole organisèrent le retour de leurs familles en Louisiane. Non seulement la religion catholique y était librement pratiquée, mais la langue française était tout aussi acceptée que l'espagnol. L'Espagne avait adopté un système de lois civiles avec un ensemble de coutumes à la fois espagnoles et françaises. En réalité, les Louisianais avaient accepté d'être administrés «comme des Espagnols» parce qu'on les laissait vivre «comme des Français». Les raisons les plus souvent invoquées par les Acadiens pour passer en Louisiane semblent être de retrouver leurs proches, de pouvoir continuer à pratiquer leur religion, de parler leur langue, de ne plus être à la charge de l'État et de pouvoir travailler. Se donner à l'Espagne n'était pas «trahir» la France et son roi, c'était au contraire perpétuer la France en Espagne.

Le plus grand contingent arriva donc en 1785 de France. Selon les navires et la date de leur arrivée, les Acadiens s'installèrent le long du bayou Lafourche, un bras secondaire de rivière en eaux peu profondes et stagnantes et dans les prairies du Sud-Ouest: Lafourche, Saint-Gabriel d'Iberville, Saint-Martinville, Bâton-Rouge (auj.: Bâton-Rouge-Est et Bâton-Rouge-Ouest), L'Ascension et le bayou des Écores (voir la carte ci-dessous) :
 

Bateau Arrivée Acadiens à bord Établissement Installation
Le Bon Papa
La Bergère
Le Beaumont
Le Saint-Rémi
L'Amitié
La Ville d'Arcangel
La Caroline
29 juillet
15 août
19 août
10 septembre
8 novembre
4 novembre
12 décembre
155
268
175
311
266
304
 77
Saint-Gabriel d'Iberville & Lafourche
Saint-Martinville & Saint-Gabriel
Bâton-Rouge & Saint-Martinville
Lafourche & Saint-Martinville
L'Ascension & Lafourche
Bayou des Écores
Lafourche & L'Ascension
124
242
145
303
224
271
 54
Total   1556   1363

Précisons que le nombre exact des Acadiens partis pour la Louisiane peut varier quelque peu en fonction des sources, mais aussi selon que l'on choisit les listes d'embarquement à Nantes ou les listes de débarquement à La Nouvelle-Orléans. Il faut tenir compte aussi si l'on dénombre ou non les passagers clandestins ou décédés au cours du voyage. Une chose est sûre: il y eut moins d'Acadiens à l'arrivée en Louisiane qu'au départ de France.

Les Acadiens fondèrent plusieurs établissements tels Saint-Jacques-de-Cabanocé (auj.: Saint-James), Saint-Martinville (auj.: Saint-Martin), Saint-Jean-Baptiste (auj.: St. John the Baptist), Saint-Gabriel d'Iberville (auj.: Iberville), etc.  

Après quelques années, la population de souche acadienne en Louisiane ne tarda pas à atteindre plus de 4000 âmes. Avec les années, les Acadiens se dissémineront dans d'autres paroisses, tels Terrebonne, Acadia, Saint-Landry, Pointe-Coupée, Avoyelles, Vermilion, Jefferson-Davis, etc. Voir la carte en cliquant ici, s.v.p. Ce sont donc ces Acadiens de l'ancienne Nouvelle-France qui, en 1785, prirent racine en Louisiane, une terre jadis française devenue alors espagnole! Qu'on se le rappelle, la plupart de ces Acadiens avaient transité par les colonies britanniques et l'Angleterre, où ils avaient dû affronter l'hostilité des populations locales.

La transplantation des Acadiens en Louisiane espagnole fut manifestement un succès. Non seulement les Acadiens survécurent, mais ils se développèrent admirablement et conservèrent leur langue, leur religion et leur identité, sans s'assimiler. Ils étaient devenus autres que des Acadiens en Louisiane : ils étaient dorénavant des Cadiens.

À cet apport important de francophones d'origine acadienne s'ajouta un nombre encore plus élevé constitué, d'une part, de colons français royalistes fuyant la Révolution française et, d'autre part, de Créoles blancs fuyant la révolution de Toussaint L'Ouverture à Saint-Domingue (aujourd'hui Haïti). Les Créoles blancs s'établirent à La Nouvelle-Orléans et Saint-Martinville, ce qui, de façon générale, augmenta le prestige du français. C'est pourquoi, à partir de 1773, la Couronne espagnole implanta des écoles de langue espagnole dans le but de favoriser l'assimilation des colons français, mais ce fut en vain. Durant tout le régime espagnol, le français se porta très bien en Louisiane. En 1803, la colonie redevint française, mais Bonaparte allait la vendre aussitôt aux Américains parce qu'il croyait qu'elle était militairement «indéfendable». 

- La Louisiane américaine

En 1804, une loi du Congrès américain divisa l'ensemble du territoire louisianais en deux, isolant les francophones (dont les Acadiens) dans les bayous du Sud et rattachant toute la partie nord à d'autres futurs États de l'Union, à la disposition des Anglo-Américains. En fait, l'ancienne Louisiane franco-espagnole fut réduite à une infime portion de ce qu'elle était le Nord devint le territoire du Missouri et le Sud devint le territoire d'Orléans correspondant à l'actuelle Louisiane (voir la carte) et à une petite partie du Texas. Seule une petite portion au sud du territoire put conserver le nom de Louisiana (voir la carte) lorsque, le 30 avril 1812, le territoire d'Orléans devint le 18e État de l'Union. Par le fait même, les Français, les Espagnols, les Noirs et les Acadiens établis dans les bayous du Mississippi devinrent des citoyens américains. La Louisiane était le premier et le seul État de l’Union dans lequel un groupe non anglophone, les descendants d'Acadiens et de Français, constituait une majorité linguistique.

Le 1er janvier 1804, la colonie française de Saint-Domingue proclama son indépendance, et devint officiellement Haïti, la première république noire libre. Aussitôt, près de 10 000 Blancs et Noirs vinrent trouver refuge en Louisiane. Les Blancs parlaient un français régional des Caraïbes, les Noirs employaient le créole qu'ils introduisirent en Louisiane. Seuls les Créoles blancs, l'élite, parlaient le «français du roy».

En 1810, la population de la Louisiane était passée à quelque 76 000 habitants, encore à grande majorité francophone. D'ailleurs, la Nouvelle-Orléans demeurait une ville francophone et réellement française. Des Français venus de France y ouvraient des restaurants, des commerces, des théâtres, et l’opéra y était florissant. On y imprimait des quotidiens et des revues en français, alors que des écrivains y apportaient une production littéraire abondante et originale. Ce fut une période prospère pour le français en Louisiane, mais la guerre civile allait porter un coup mortel au français, car les planteurs blancs allaient passer à l'anglais et s'américaniser. 

- Le déclin du français

Comme d'autres États esclavagistes, la Louisiane fit sécession en 1861, mais perdit la guerre. La Constitution louisianaise de 1868, imposée par les États-Unis, interdit l'usage de toute autre langue que l'anglais.

Article 109

The laws, publics records, and judicial and legislative proceedings of the State shall be promulgated and preserved in the English language; and no law shall require judicial process to be issued in any other than the English language.

Article 109 [traduction]

Les lois, archives publiques, procédure judiciaire et délibérations législatives de l'État doivent être rédigées et promulguées en anglais; et aucune loi n'exigera que la procédure judicaire ne soit publiée dans une autre langue que l'anglais.

L'article 109 de la Constitution stipulait que la seule langue d'enseignement devait être l'anglais. En 1870, le Code civil fut refait et adopté dans sa version anglaise seulement. Quant au Code de procédure civile, il fut refondu et toute obligation d'utiliser le français fut supprimée. Le français allait péricliter jusqu'à sa quasi-extinction. Les Acadiens sont devenus des Cadiens (en anglais: Cajuns prononcé [cadjin]), comme sont encore appelés leurs descendants. Aujourd'hui, le français en Louisiane n'est pas mort; il y reste peut-être 500 000 francophones, mais le français n'y survit d'abord que comme langue identitaire, ce qui n'en fait pas nécessairement un État francophone quant à la langue maternelle. En ce qui concerne les descendants des Acadiens, ils formeraient aujourd'hui une groupe d'environ 800 000 personnes.

2 La Nouvelle-Écosse après la déportation

La colonie de la Nouvelle-Écosse (en anglais Nova Scotia) avait été fondée après le traité d'Utrecht de 1713, alors que la France avait dû céder l'Acadie péninsulaire ainsi que la colonie de Plaisance (Terre-Neuve), ne conservant que l'île Saint-Jean et l'île du Cap-Breton, ainsi que l'Acadie continentale (Nouveau-Brunswick), qui fut un territoire disputé par la Grande-Bretagne. Mais, avec le traité de Paris de 1763, le territoire de la Nouvelle-Écosse comprenait dorénavant l'Acadie continentale, l'île Saint-Jean, l'île du Cap-Breton. On peut consulter les cartes montrant l'évolution des frontières de la Nouvelle-Écosse (cliquer ICI, s.v.p.).  À cette époque, le Maine faisait encore partie de la colonie du Massachusetts; il ne s'en détachera qu'en 1819.

Sur la plan administratif, la Grande-Bretagne avait pris la décision d'inclure tout le territoire des Maritimes dans la province de la Nouvelle-Écosse, sauf l'île de Terre-Neuve dont dépendaient les îles de la Madeleine et l'île d'Anticosti, lesquelles seraient placées par l'Acte de Québec de 1774 sous l'autorité de la «province de Québec». Ce n'est qu'en 1784 que le Nouveau-Brunswick formera une colonie distincte; il en fut ainsi pour l'île du Cap-Breton la même année, puis en 1799 pour l'Île-du-Prince-Édouard (voir les cartes).


2.1 La Nouvelle-Écosse de 1763

Les Acadiens de la Nouvelle-Écosse continentale (l'ancienne Acadie française) ne furent en principe pas déportés en 1763, car la guerre avec la France était terminée. Le plus grand rassemblement d'Acadiens en Nouvelle-Écosse continentale semble s'être formé dans la région de Miramichi, où s'étaient réfugiés de nombreux Acadiens (environ 3000). Il y en avait aussi un certain nombre près du fleuve Saint-Jean ainsi que dans les régions de Memramcook, de Chipoudy, de Petitcodiac et de Shediac, qui virent affluer de nombreuses familles. Cependant, les Acadiens du nord de la baie de Fundy furent pourchassés par les soldats britanniques et conduits en prison. Quelque 300 d'entre eux furent expédiés manu militari en France. C'est pourquoi beaucoup d'Acadiens se réfugièrent dans la baie des Chaleurs, qui fait aujourd'hui partie de la Gaspésie. Lorsque la chasse à l'homme fut terminée, certains s'approprièrent des terres situées dans des endroits hors de la portée des Britanniques et fondèrent de petites agglomérations qui sont devenues des paroisses et des villages: Barachois, Shemogue, Bouctouche, Richibouctou, L'Aldouane, Saint-Louis, Néguac, Tracadie, Shippagan, Pokemouche, Lamèque, Petit-Rocher, Campbellton, etc.

Mais les Acadiens n'étaient pas au bout de leurs peines en Nouvelle-Écosse. Ils furent privés de leurs droits civils durant de longues décennies. Parce qu'ils étaient catholiques, ils ne purent occuper des postes dans la fonction publique ni faire partie d'aucun jury. Une loi de 1758 (An Act for the quieting of possessions to the protestant grantees of the lands formerly occupied by the French inhabitants, Law of Nova Scotia, vol. 1, 32, George II, ch. 2, 1758) interdit aux catholiques, donc aux Acadiens, de posséder des terres:

[Texte original]

No papist hereafter shall have any right or title to hold, possess or enjoy any lands or tenements other than by virtue of any grant or grants from the crown, but that all deeds or wills hereafter made, conveying lands or tenements to any papist, or in trust for any papist, shall be utterly null and void;

[Traduction]

Aucun papiste dorénavant n'aura le droit d'avoir ou de posséder une terre ou une concession de la Couronne; et à l'avenir, tout titre ou testament octroyant des terres ou des propriétés à un papiste sera déclaré nul et non avenu;

Les premiers titres de propriété ne seront accordés aux Acadiens qu'en 1784 à Caraquet, en 1790 au Madawaska, en 1842 à Memramcook, etc. Partout, l'économie de marché restait aux mains des anglophones. Bientôt, les masses paysannes, adultes comme enfants, allaient commencer à peupler les usines et les chantiers industriels. Mgr Joseph-Octave Plessis (1763-1825), archevêque de Québec, alors en visite à Halifax, notait cette exclusion des Acadiens dans les postes prestigieux, ainsi que le rôle de la religion :

Par une suite des anciens préjugés du gouvernement, ils sont exclus de toutes les places brillantes, du conseil, du barreau, de la Chambre des représentants. Est-ce un malheur pour eux? Non, moins que les hommes ont de prétentions aux avantages terrestres, plus ils s'élèvent vers l'objet de la seule solide espérance, l'héritage du ciel.

En fait, c'était une façon pour le clergé catholique d'accepter la soumission des masses non instruites et exploitées, alors que tous les centres de production étaient accaparés par les anglophones. Le capitalisme marchand et industriel excluait les Acadiens.

Dès 1766, tout catholique qui osait fonder une école devait payer de lourdes amendes (An Act concerning schools and schoolmasters):

[Texte original]

If any popish recusant, papist or person professing the popish religion should be so presumptuous as to set up any school within the province, and be detected therein, such offender shall, for every such offence, suffer three months' imprisonment, without bail or main prize, and shall pay fine to the King of £10.

[Traduction]

Si quelque partisan du pape, papiste ou professant la religion du pape, est assez téméraire pour établir une école dans la province et est découvert, un tel délinquant, pour chaque manquement, subira trois mois de prison, sans privilège de sursis ou de caution, et paiera au roi une amende de dix livres.

Il faudra attendre jusqu'en 1783 pour que cette loi soit modifiée de façon moins restrictive pour les catholiques. Depuis l'époque élisabéthaine, les Anglais exigeaient de la part de toute personne occupant une fonction administrative de prêter le serment du test ("Test Oath"). Celui-ci avait pour but d’exclure les catholiques  — les papistes  — des emplois administratifs dans l'appareil de l'État. Or, les Acadiens, parce qu'ils étaient catholiques, ne pouvaient prêter ce serment qui les aurait obligés à ne plus reconnaître l’autorité du pape et à ne plus croire au dogme de l’Immaculée Conception et au culte des saints, ni à la transformation du pain et du vin en corps et sang du Christ lors de la consécration pendant la messe catholique. Évidemment, il s'agissait d'une mesure essentiellement discriminatoire, qui n'avait rien à voir avec la religion, et destinée avant tout à protéger les anglo-protestants.

2.2 Le retour des Acadiens en Nouvelle-Écosse

Après le traité de Paris de 1763, le Board of Trade (Conseil privé) de Londres autorisa les Acadiens à revenir dans leur ancienne patrie de la Nouvelle-Écosse péninsulaire (voir les cartes) à la condition qu'ils prêtent inconditionnellement le serment d'allégeance à la Couronne britannique et qu'ils se dispersent sur le territoire par petits groupes. À partir de 1764, ils revinrent d'Europe, de la Nouvelle-Angleterre et du Québec. Plus de la moitié des Acadiens exilés décidèrent de demeurer là où ils s'étaient installés, surtout ceux établis en France, en Louisiane ou dans la «province de Québec».

Cependant, la plupart des rapatriés ne retournèrent pas dans la Nouvelle-Écosse péninsulaire de 1713 (voir les cartes), car leurs terres avaient été confisquées par les colons britanniques à la suite de la déportation de 1755; ils durent trouver de nouveaux emplacements où construire leurs villages ou accepter les lieux que leur proposait l'administration coloniale britannique.

En Nouvelle-Écosse péninsulaire, les Acadiens s'installèrent dans la baie de Sainte-Marie au sud-ouest; dans l'île du Cap-Breton, ce fut la région de Chéticamp sur la côte ouest et à l'île Madame au sud-est du Cap-Breton. En général, ils préféraient s'établir sur la côte orientale de la Nouvelle-Écosse continentale (qui deviendra sous peu le Nouveau-Brunswick), dans la vallée du fleuve Saint-Jean, puis vers le nord. Entre 1764 et 1786, quelques milliers d'Acadiens se fixèrent dans ces régions. D'autres iront à l'île St. John (à Malpèque). Voir les cartes sur l'évolution des établissements acadiens.

Étant donné que plusieurs Acadiens connaissaient le métier de pêcheur, ils choisirent d'habiter dans des régions côtières ou près d'un cours d'eau navigable. La plupart des agriculteurs acadiens se transformèrent ainsi en pêcheurs. En même temps, 12 000 colons anglophones de la Nouvelle-Angleterre s'étaient établis en Nouvelle-Écosse après 1755; ils allaient être suivis par des fermiers venant de l'Angleterre. Durant quelques décennies, les autorités coloniales manifestèrent beaucoup de réticence à consentir aux Acadiens des titres de propriété. C'était une façon pour celles-ci de ne pas accorder l'égalité à leurs citoyens vaincus.

En matière de religion, les autorités coloniales acceptèrent que l'Église catholique de France approvisionne la Nouvelle-Écosse en personnel religieux. La présence du clergé catholique était basée sur une contradiction du traité d'Utrecht, lequel garantissait le libre exercice de la religion catholique «en autant que le permettaient les lois de la Grande-Bretagne». Or, ces lois n'autorisaient aucunement la pratique de la religion catholique, elles l'interdisaient même ou à tout le moins la rendaient difficile. C'était une interprétation extensive de la loi, qui fit en sorte que les autorités coloniales ne cherchèrent pas à limiter cette pratique.

En même temps, les prêtres catholiques, presque tous français au début, étaient considérés par les Britanniques comme des «agents conspirateurs» qui attisaient des sentiments anti-anglais tant chez les Acadiens que chez les autochtones, surtout les Micmacs et les Abénakis. De fait, les prêtres français œuvraient également à entretenir un vif attachement au roi de France. Le clergé catholique manqua toujours d'effectifs: en 1842, il n'y avait que 13 prêtres qui exerçaient leur ministère dans les villages acadiens, soit huit Canadiens (Québec) et cinq Irlandais. En 1850, il n'existait que deux prêtres acadiens dans les trois colonies maritimes; presque tous les autres étaient canadiens, une situation qui se prolongea jusque vers 1900. Néanmoins, les Acadiens s'adaptèrent à la pénurie de prêtres et s'en accommodèrent fort bien. Les autorités allaient ensuite favoriser le recours aux prêtres irlandais plutôt que français ou canadiens, parce qu'ils propageaient la fidélité au roi d'Angleterre. Ce sera alors un clergé plus organisé dont l'omniprésence se fera sentir jusque dans les années 1960. Le pouvoir clérical prêchera la soumission aux autorités britanniques et protestantes.

En 1769, en raison des difficultés administratives liées à la colonie de l'île St. John (Island of Saint John) à partir d'Halifax, Londres décida d'octroyer à l'île un statut de colonie autonome, donc distincte de la Nouvelle-Écosse. L'année précédente, le nom de la capitale Port-la-Joye donné par les Français fut remplacé par St-John: Holland Cowe (< Anse-aux-Sangliers), Big Pond (< Étang-du-Cap), Orwell Bay (< Grande-Anse), Langley Point (< Pointe-à-la-Marguerite), Johnson's River (< rivière des Blancs), etc. L'île avait bénéficié d'une législature provinciale convoquée pour la première fois en 1773. La population de l'île allait augmenter de 4000 habitants en 1798 à plus de 62 000 en 1850, pour la plupart des anglophones.

3 L'arrivée des loyalistes dans les colonies canadiennes
 

La Révolution américaine (1775-1783) et l'indépendance des États-Unis ne constituèrent pas un événement positif pour les Acadiens. En effet, la Nouvelle-Écosse dut accueillir des milliers de nouveaux arrivants, loyalistes à la Couronne anglaise, dépossédés de leurs terres et de leurs biens. Avant la venue des 30 000 loyalistes en Nouvelle-Écosse, la population d’origine britannique comptait environ 12 000 habitants. La plupart de ces loyalistes s'installèrent dans le sud de la Nouvelle-Écosse continentale ainsi que dans l'île du Cap-Breton. La Nouvelle-Écosse reçut plus de 80 % de tous les réfugiés dans les colonies des Maritimes.
 
Colonie Nombre des loyalistes Pourcentage
Nouvelle-Écosse 21 000 48,1 %
Nouveau-Brunswick 14 000 32,1 %
Cap-Breton (Cape Breton Island)      100 0,2 %
Île Saint-Jean (St. John Island)      500 1,1 %
Québec (vallée du Saint-Laurent)    2 000 4,5 %
Québec («pays d'en haut» ou Ontario)    6 000 13,7 %
Total des loyalistes  43 600 100 %

Ces loyalistes avaient d'abord été attirés par le potentiel économique de la colonie néo-écossaise, puis par le droit britannique et la langue anglaise. Dès 1783, la population avait grimpé à 20 000, dont quelque 3500 loyalistes noirs. En général, les réfugiés ne fraternisaient pas beaucoup avec les Néo-Écossais qui avaient conservé beaucoup d'influences celtiques (langues, traditions, musique, culture, etc.). La majorité des loyalistes s'installèrent au nord de la baie de Fundy, à l'embouchure du fleuve Saint-Jean, et 1500 autres choisirent la baie des Chaleurs. L'arrivée des loyalistes eut pour effet immédiat de chasser les Acadiens vers le nord de la colonie. Le cœur de l'Acadie se déplaça définitivement de son centre de développement naturel. Anciennement située dans la région des Mines et de Beaubassin, l'aire acadienne monta vers le nord, depuis l'isthme de Chignectou jusqu'aux rives de la baie des Chaleurs, sur le littoral atlantique. Aujourd'hui encore, le cœur de l'Acadie bat plus à Caraquet dans la baie des Chaleurs qu'à Moncton, capitale acadienne demeurée anglaise tant dans son architecture urbaine que dans sa mentalité.

Puis les loyalistes commencèrent à réclamer du gouvernement britannique la séparation des établissements loyalistes dans la région du fleuve Saint-Jean (Nouvelle-Écosse continentale) de ceux situés dans la partie insulaire, qui relevaient du gouvernement d’Halifax. En 1784, la Nouvelle-Écosse comptait 32 000 habitants considérés comme anglophones (anglais, écossais, allemands, américains), en incluant l'île du Cap-Breton; à ce nombre il faut ajouter les Acadiens de langue française dont la population était d'environ 10 000. Dorénavant, ces derniers allaient être définitivement minoritaires dans les Maritimes et partagés en trois colonies distinctes: la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick et l'Île-du-Cap-Breton. En 1799, Saint John Island deviendra une quatrième colonie sous le nom de l'Île-du-Prince-Édouard.

À l'occasion du traité de Versailles en 1783, les Britanniques et les Américains victorieux se divisèrent le territoire entre les colonies britanniques au nord — la British North America ou Amérique du Nord britannique — et les États-Unis au sud. Ceux-ci virent leur territoire doublé, alors que celui de la «province de Québec» était réduit du tiers. La colonie de cette province vit sa frontière sud-ouest passer désormais au milieu des Grands Lacs, sauf pour le lac Michigan devenu américain. Les nouvelles frontières qui régissaient la «province de Québec» faisaient en sorte que les Canadiens qui habitaient la région au sud des Grands Lacs devenaient du jour au lendemain des citoyens américains. La quasi-totalité des habitants étaient d'abord des Amérindiens, puis des Métis francisés et ensuite des Blancs francophones. Ils deviendront tous anglophones au cours des décennies suivantes. Plus au sud, la Grande-Bretagne perdait la Floride qui devenait espagnole. Il subsistait encore de nombreux points frontaliers en litige, notamment en Nouvelle-Écosse sur le territoire de l'actuel Nouveau-Brunswick. 

3.1 La création de la colonie du Nouveau-Brunswick (1784)

L'arrivée des loyalistes eut pour principal effet de faire éclater la «province de la Nouvelle-Écosse». Ce sont les loyalistes habitant la Nouvelle-Écosse continentale, qui réclamèrent une nouvelle colonie distincte, laquelle fut créée par une charte royale de George III, le 18 juin 1784. Toute la région au nord de la baie de Fundy, à partir de la rivière Missaguash jusqu'à Chignectou, c'est-à-dire toute la portion continentale de la Nouvelle-Écosse, allait dorénavant s’appeler New Brunswick (en français: Nouveau-Brunswick). Le Nouveau-Brunswick doit son nom au souverain régnant, Georges III, appartenant à la maison royale de Brunswick-Lunebourg; les souverains anglais (George I, George II et George III) étaient aussi ducs de Brunswick, de l'ancien Empire romain germanique. Les loyalistes de la nouvelle colonie ne voulaient pas être marqués par le rattachement du passé à la Nouvelle-Écosse; ils désiraient relever directement de Londres.

En même temps, l'île du Cap-Breton, elle aussi, fut détachée de la Nouvelle-Écosse en devenant une colonie distincte. L'Île-du-Cap-Breton fut une colonie britannique de 1784 à 1820, avec Sydney comme capitale. Cette ville fut fondée en 1785 par le colonel Joseph Frederick Wallet Desbarres et nommée Sydney en l'honneur de Thomas Townshend, premier vicomte de Sydney, ministre de l'intérieur dans le cabinet britannique. Or, c'est lui qui désigna le colonel Desbarres comme gouverneur de la nouvelle colonie de l'Île-du-Cap-Breton.

Au début, la colonie ne comprenait que des Anglais et des soldats britanniques démobilisés, ainsi que quelques centaines d'Acadiens. Avec la Révolution américaine, Desbarres accueillit de nombreux colons loyalistes qui venaient de l'État de New York. En 1820, la colonie de l'Île-du-Cap-Breton sera réintégrée à la Nouvelle-Écosse.

Dès sa fondation, le Nouveau-Brunswick posséda sa propre assemblée élue d'abord à Saint John, puis à Fredericton, sous prétexte que l'endroit était beaucoup moins exposé à une attaque éventuelle des États-Unis. En fait, la ville était appelée Frederick’s Town («la ville de Frédéric»), nommée ainsi en l'honneur du prince de Galles, le second fils de George III, le prince Frederick. Par la suite, le nom fut réduit à Fredericton. Un autre village fondé par les Acadiens, Le Coude, connu aussi sous le nom de Terre-Rouge ou La Chapelle, fut changé en "Monckton" en hommage au lieutenant-colonel Robert Monckton (1726-1782) qui avait fait tomber le fort Beauséjour en 1755, ce qui avait entraîné la déportation des Acadiens. C'est par inadvertance que, en 1876, un copieur de l'Assemblée législative du Nouveau-Brunswick laissa tomber le «k» dans «Monckton». C'est depuis cette époque qu'on écrit Moncton.

Le Nouveau-Brunswick fut aussitôt identifié comme «la province des loyalistes», bien que la composition de sa population fût dès cette époque assez diversifiée. En effet, en 1784, la nouvelle colonie comptait majoritairement des habitants de langue anglaise (environ 14 000), mais aussi des Acadiens (environ 4000), ainsi que, parmi les réfugiés américains, des gens qui n'étaient pas d'origine britannique (Allemands, Danois, Hollandais et Noirs). Le gouverneur Carleton s'organisa pour que les nouvelles concessions de terre fussent accordées non seulement aux loyalistes, mais aussi aux Acadiens. Ceux de la vallée du fleuve Saint-Jean furent obligés de laisser leur terres aux loyalistes et se déplacèrent plus au nord, dans le Madawaska, où Saint-Basile devint le principal établissement. Des immigrants franco-canadiens se joignirent à cette population.
 

De même, la création de Fredericton en 1785 eut pour effet de chasser la plupart des Acadiens qui y vivaient depuis plus d'une centaine d'années, alors que la localité s'appelait Sainte-Anne-des-Pays-Bas. Les familles acadiennes repartirent vers le nord-ouest et s'installèrent dans ce qui constitue aujourd'hui le comté d’Aroostook dans le Maine, un territoire qui faisait alors partie du Nouveau-Brunswick. Les Acadiens fondèrent une quinzaine de municipalités et y vécurent en français jusqu'en 1842. Pendant ce temps, le Massachusetts avait vu ses frontières rétrécir lors de la création du Maine en 1819, lequel intégra l'Union le 15 mars 1820 et devint le 23e État américain. Au terme d’une longue controverse territoriale entre les États-Unis et la Grande-Bretagne concernant le Maine et la province du Nouveau-Brunswick, la frontière fut définitivement fixée à l'occasion du traité de Webster-Ashburton (appelé aussi traité de Washington) du 9 août 1842.
Les États-Unis réclamaient 31 000 km² de territoire au Nouveau-Brunswick. Finalement, le fleuve Saint-Jean fut choisi comme limite et le Nouveau-Brunswick se vit attribuer 13 000 km². Le traité mettait fin au conflit entre le Royaume-Uni (qui représentait le Nouveau-Brunswick) et les États-Unis au sujet de la frontière entre les deux États, mais coupa en deux la communauté francophone et acadienne du Nouveau-Brunswick (les «Brayons») : les Acadiens de la  rive sud du fleuve Saint-Jean (Madawaska) devinrent des citoyens américains; ceux de la rive nord (Edmunston), des citoyens britanniques, car le Canada de 1867 n'existait pas encore.

À l'époque, beaucoup d'Acadiens se sentirent trahis par la Grande-Bretagne, représentée par le baron d'Ashburton, Alexander Baring. Ils accusèrent la Grande-Bretagne d'avoir trop cédé aux États-Unis, représentés par Daniel Webster, secrétaire d'État, et de n'avoir pas défendu leurs intérêts. De son côté, l'État du Maine n'avait récupéré que la moitié du territoire disputé. Tout compte fait, les vrais perdants seront les Acadiens devenus subitement américains et qui n'obtiendront jamais de protection linguistique. 

Au début du XIXe siècle, la population acadienne comptait probablement 12 000 personnes, dont 3700 au Nouveau-Brunswick et probablement 7000 dans la province de Québec. Toutes les terres de chaque côté du fleuve Saint-Jean avaient été prises par les colons de la Nouvelle-Angleterre. Plusieurs noms de lieu avaient changé d'appellation, et des noms français ou amérindiens étaient devenus anglais: Chipagan > Shippagan, Chipoudy > Shepody, Fort Gaspareau > Fort Elgin, Fort Sainte-Marie > St John, Chedaïque  ou Gédaïque > Shediac, Nepisiguit > Bathurst, Pentagouet> Penobscot, etc. 

3.2 Des politiques répressives

Les Acadiens vivaient donc dans des colonies britanniques. Or, toute colonie est le résultat d'une conquête en vue d'être exploitée, ses habitants  y compris. L'archevêque de Québec de 1806 à 1825, Mgr Joseph-Octave Plessis, écrivait en 1812 ce qui suit à propos des Acadiens et de leurs employeurs anglais: «Les habitants, auxquels ils se sont rendus nécessaires, sont des espèces de cerfs entièrement dans leur dépendance.» Dans son Journal de deux voyages apostoliques dans le golfe Saint-Laurent et les provinces d'en bas, en 1811 et 1812, Mgr Plessis précisait encore:

La raison est que les bourgeois qui emploient les habitants au bois de construction, les paient en marchandises et non en argent, et qu'ils usent par nécessité de choses qui seraient un luxe même chez des colons plus fortunés.

Par exemple, les travailleurs acadiens recevaient comme salaire des «coupons» échangeables seulement dans les magasins de la compagnie qui les employait; ce type de coupons n'avait aucune valeur, sauf dans ces magasins. Ce genre de rémunération était pratiqué à une grande échelle chez les Acadiens, non seulement pour le bois ou la forêt, mais aussi pour la pêche, les usines et les mines.

La plupart du temps, les travailleurs s’endettaient envers les compagnies britanniques et se plaçaient en état de dépendance de celles-ci. Il leur était impossible de sortir de leur misère économique. Comme il n'y avait pas de villes acadiennes, il n'existait pas d'élites urbaines acadiennes. Les seules villes existantes étaient anglaises et l'exploitation du territoire par les anglophones, systématique. Néanmoins, les Acadiens demeurèrent soumis aux autorités laïques et religieuses. Lord Dalhousie, alors qu'il était gouverneur général du Canada en 1820, déclarait au sujet des Canadiens français, ce qui comprenait les Acadiens: «La religion et la langue des Canadiens français sont sûrement le meilleur boulevard et le plus solide fondement de leur loyalisme envers la Couronne.»

C'est dans un tel contexte que les Acadiens durent faire face aux politiques linguistiques coloniales des gouvernements de la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-Brunswick et de l'Île-du-Prince-Édouard. En 1770, le gouvernement britannique interdit aux catholiques de prêcher, d'enseigner ou de fonder une école. Pour éviter que la langue française se perpétue, les autorités coloniales établiront des réseaux d'écoles publiques en anglais. Pour favoriser la venue d'enseignants protestants, les autorités leur offrirent de meilleurs salaires ainsi que 500 acres de terrain. Les Acadiens acquirent le droit de vote en 1789 en Nouvelle-Écosse, et seulement en 1810 au Nouveau-Brunswick et à l'Île-du-Prince-Édouard. Après 1830, ils purent siéger aux assemblées législatives des trois colonies. Simon d'Entremont fut le premier Acadien à être élu en 1836 à la chambre d'assemblée de la Nouvelle-Écosse.

Malgré tout, les Acadiens conservèrent leur langue. Dans son ouvrage Les Français en Amérique, Acadiens et Canadiens (Paris, 1859), l'écrivain français François-Edmé Rameau de Saint-Père cite sir Brenton Halliburton (1774-1860), juge en Nouvelle-Écosse, qui écrivait ce témoignage en 1829 (Memoir of Sir Brenton Halliburton, Halifax, 1864):

Tandis que les Allemands tendent à se fondre dans la masse de la population, les Acadiens demeurent ensemble autant que possible, conservant leur religion, leur langage et leurs mœurs particulières; ils ne se marient jamais avec leurs voisins protestants. Entre eux, ils parlent français, mais il s'y est mêlé quelques mots dérivés de l'indien et de l'anglais. Les hommes cependant savent en général l'anglais, mais peu de femmes et d'enfants comprennent cette langue. [...] Les Acadiens ont un attachement particulier pour leur langue et leurs habitudes, et quoique leurs affaires les amènent souvent parmi les Anglais, jamais ils ne se marient avec eux, jamais ils n'adoptent leurs manières et ne quittent jamais leurs villages.

Les Acadiens restèrent aussi fidèles à leurs lois et coutumes du fait qu'ils n'avaient que très rarement recours aux tribunaux anglais, les litiges se réglant généralement en famille, au besoin avec l'intervention d'un prêtre. Les catholiques des colonies maritimes relevèrent du diocèse de Québec jusqu'en 1817, soit avec la création du vicariat apostolique de la Nouvelle-Écosse, puis celle du diocèse de Charlottetown en 1829 et du diocèse de Saint-Jean en 1842.

Durant tout le XIXe siècle, le français dans les écoles n'obtint aucune reconnaissance officielle; la plupart des paroisses à majorité acadienne relevaient d'un curé irlandais et la carte électorale sous-représentait les Acadiens. Durant ce siècle, la plupart des évêques catholiques furent d'origine irlandaise, et ceux-ci firent des efforts considérables pour assimiler les Acadiens. Il leur fallait combattre l'injustice sur tous les fronts, sans pouvoir, sans économie, sans moyen de pression. Ce ne fut qu'en 1912 que fut nommé le premier évêque acadien en la personne de Mgr Édouard LeBlanc, nommé évêque de Saint-John au Nouveau-Brunswick (1912-1935). En 1920, ce sera Mgr Alexandre-Patrice Chiasson, évêque de Bathurst, puis Mgr Arthur Melanson en 1937 comme premier archevêque de Moncton. Dans une Acadie morcelée et sans trop de cohésion, l'Église catholique demeurait à peu près le seul cadre francophone le moindrement structuré.

En même temps, cette Église exerçait une mainmise totale sur les Acadiens. Les évêques laissaient croire aux Acadiens que la déportation et la dispersion avaient été une «grâce accordée à tout un peuple», que la pauvreté et la misère étaient la meilleure garantie d'un «bonheur à venir» (dans l'au-delà) et que la soumission constituait un moyen pour leur assurer la vie éternelle. C'est pourquoi le clergé recommandait à ses ouailles de «prier pour les Anglais». L'Église promettait en retour une «renaissance» inéluctable de l'Acadie française.

- La Nouvelle- Écosse

En Nouvelle-Écosse, une loi de 1841 instaura un système scolaire uniforme en anglais pour toutes les écoles de la colonie, mais l'enseignement du français, de l'écossais, de l'irlandais et de l'allemand était toléré. L'existence de ces écoles demeurait précaire, car elles n'étaient souvent maintenues que par les souscriptions des parents, l'État ne s'impliquant pas encore. Chacune des paroisses restait libre de choisir son maître d'école et de fixer son salaire. Puis, le Parlement adopta, en 1864, l'Education Act (en français: "Loi sur l'éducation"), dite "loi Tupper" ou "Tupper Act", qui faisait de l'anglais la seule langue d'enseignement. Cette loi instaurait un enseignement unilingue anglais et non confessionnel, alors que les catholiques auraient préféré des écoles séparées. Pour les Acadiens, cette loi équivalait à leur assimilation culturelle, religieuse et linguistique, ce qui n'était pas le cas pour les Irlandais et les Écossais en ce qui a trait à la langue. L'objectif du gouvernement était clair : assimiler les Acadiens, les Écossais et les Irlandais. 

- L'Île-du-Prince-Édouard

À l'Île-du-Prince-Édouard, les Acadiens purent bénéficier de leurs propres écoles, car la province laissait le choix des programmes aux instituteurs et aux parents. Mais, en 1830, la Législature modifia ses lois en adoptant An Act for the relief of His Majesty's Roman Catholic subjects ("Loi sur l'allégement des sujets catholiques de Sa Majesté"). Cette loi de 1830 corrigeait une situation: aucune personne professant la religion de l'Église de Rome ne devait plus être tenue de prêter le serment requis par ledit statut voté ou tout autre serment qui lui a été substitué par une autre loi. À la place, les catholiques devront prêter ce serment devant le gouverneur :

I, A. B. do sincerely promise and swear, That I will be faithful and bear true allegiance to His Majesty King George the Fourth, and will defend him to the utmost of my power against all conspiracies and attempts whatever, which shall be made against his person, crown or dignity; and I will do my utmost endeavour to disclose and make known to His Majesty, His heirs and successors, all treasons and traitorous conspiracies which may be formed against him or them. [...] So help me God. [Je, A. B., promets et jure sincèrement que je serai fidèle et porterai vraie allégeance à Sa Majesté le Roi George IV, et que je le défendrai de tout mon pouvoir contre toutes conspirations et tentatives que ce soit, qui seront faites contre sa personne, sa couronne ou sa dignité; et que je ferai de mon mieux tous les efforts pour divulguer et faire connaître à Sa Majesté, ses héritiers et ses successeurs, toutes les trahisons et les conspirations perfides qui peuvent être formés contre lui ou chacun d'eux. [...] Que Dieu me soit en aide.]

Cette loi permettait aux catholiques de voter, d'être élus ou d'exercer des fonctions publiques à la condition de prêter un nouveau serment d'allégeance, lequel dénonçait les pouvoirs temporels du pape. Le serment sera aboli en 1847. Tout professeur devait détenir un certificat de l'inspecteur des écoles reconnaissant qu'il avait enseigné au préalable dans une classe anglaise pendant une période de trois mois après l'obtention dudit certificat: «On English class for the period of 3 months immediately proceeding the granting of such certificate.»

L'enseignement était généralement assuré par des anglicans venant de la Grande-Bretagne; la préférence dans le recrutement devait être accordée à des maîtres aptes à s'exprimer en français et en anglais, mais ce n'était pas obligatoire. À partir de 1877, tous les manuels devaient être uniquement en anglais, à l'exception d'un livre de lecture.

- Le Nouveau-Brunswick

Les Acadiens n'obtinrent pas davantage de droits scolaires au Nouveau-Brunswick. Les premières lois imposèrent le statut d'établissements publics aux écoles anglicanes. En 1816, la loi sur les "Grammar Schools" autorisait la création d'une école par comté et précisait les matières à enseigner, dont la grammaire anglaise et la religion anglicane. Les catholiques protestèrent contre cet enseignement qui excluait la religion catholique. En 1823, la Grammar School Act fut modifiée, mais elle interdisait l'enseignement dispensé par des religieux, ce qui constituait une autre attaque contre l'enseignement religieux dans les écoles. Les Acadiens de cette époque vivaient dans l'isolement : ils étaient non seulement isolés entre eux, mais aussi isolés du Québec. De plus, ils étaient répartis le long de la côte est et dépourvus des instruments nécessaires à leur développement. Les Acadiens tentèrent de fonder des établissements d'enseignement privés; de nombreux prêtres furent disgraciés et persécutés pour avoir fondé de tels établissements destinés à leurs compatriotes qui désiraient recevoir une instruction dans leur langue.

Dans son livre New Brunswick publié à Londres en 1847, Abraham Gesner (1797-1864), un médecin et géologue célèbre du Nouveau-Brunswick, décrivait comme peu prestigieuse la présence acadienne dans la colonie, la plaçant sur le même pied que celle des Indiens:

In treating of the social state of New Brunswick, the inhabitants may be divided into three classes. The early British settlers, the American Loyalist, and immigrants from Great Britain […]. Besides these, there are the Acadian French and Indians. [Dans le traitement de l'état social du Nouveau-Brunswick, les habitants peuvent être divisés en trois catégories: les premiers colons britanniques, les loyalistes américains et les immigrants de la Grande-Bretagne […]. De plus, il y a les Acadiens francophones et les Indiens.]

Un historien du Nouveau-Brunswick, William Stewart MacNutt, auteur de New Brunswick, A History 1784-1867 (1963), estimait qu'à l'époque il était normal pour les autorités de considérer les Acadiens comme des «incapables»:

They are permanently poor because of their improvidence, incapable of anything important because of their ignorance. [Ils sont pauvres en permanence en raison de leur imprévoyance, incapables de quoi que ce soit d'important à cause de leur ignorance.]

Bref, les Acadiens comptaient pour bien peu dans cette société majoritairement anglophone, et ils vivaient en marge de l'évolution socio-économique de la colonie.

La colonie du Nouveau-Brunswick abolit le «serment du test» en 1810 pour les électeurs, mais celui-ci demeura en place pour les candidats, car les anglophones voulaient décourager les Acadiens à s'intéresser à la politique. Ce sont donc les Écossais et les Irlandais catholiques qui profitèrent de l'abolition du serment du test.

4 L'entrée dans la Confédération canadienne

Dès le début des années 1860, les Acadiens s'opposèrent massivement à tout projet de confédération canadienne (en fait: «fédération»). Ils ne voyaient pas d'avantages à faire partie du Canada, malgré ce que leur conseillaient leurs évêques irlandais. Le projet de Confédération ne proposait pas de mesures particulières pour les Acadiens, mesures qui auraient pu améliorer leur situation. De plus, il supprimait une grande partie des pouvoirs locaux au profit d'un gouvernement bien lointain installé dorénavant à Ottawa. Comme peu d'Acadiens participaient activement à la vie politique, ce projet ne suscita pas auprès d'eux beaucoup d'enthousiasme. À cette époque, il n'existait à peu près pas d'établissements d'enseignement ni d'institutions nécessaires au développement socio-économique de la population acadienne. Il n'y avait donc que fort peu d'Acadiens instruits qui pouvaient représenter la population francophone à l'Assemblée législative du Nouveau-Brunswick ou au Parlement fédéral, encore moins à l'Île-du-Prince-Édouard et en Nouvelle-Écosse. Voir les cartes sur l'évolution des établissements acadiens.

- Le Canada de 1873 et les garanties constitutionnelles

Quoi qu'il en soit, la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick devinrent membres de la Confédération canadienne le 1er juillet 1867, en même temps que l'Ontario et le Québec. Quant à l'Île-du-Prince-Édouard, elle en fit partie le 1er juillet 1873. Le Manitoba en faisait partie depuis 1870.

Aucune des trois provinces Maritimes ne fut soumise à l'article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 (donc ni au bilinguisme législatif ni au bilinguisme judiciaire). L'anglais était la langue officielle de facto, comme en Ontario.

Pourtant, les francophones constituaient partout, y compris dans les Maritimes, une minorité significative, entre 8 % et 20 %, selon le cas. Mais les trois provinces adoptèrent néanmoins des lois anti-françaises pouvant amener les Acadiens à la quasi-disparition, surtout en matière scolaire.
 

En éducation, le seul article qui semblait s'appliquer au Nouveau-Brunswick et à la Nouvelle-Écosse était l'article 93 de la Loi constitutionnelle de 1867:

Article 93

Dans chaque province, la législature pourra exclusivement décréter de l'éducation des lois relatives à l'éducation, sujettes et conformes aux dispositions suivantes:

1) Rien dans ces lois ne devra préjudicier à aucun droit ou privilège conféré, lors de l'Union, par la loi à aucune classe particulière de personnes dans la province, relativement aux écoles séparées (dénominational);

2) Tous les pouvoirs, privilèges et devoirs conférés et imposés par la loi dans le Haut-Canada, lors de l'Union, aux écoles séparées et aux syndics d'écoles des sujets catholiques romains de Sa Majesté, seront et sont par la présente étendus aux écoles dissidentes des sujets protestants et catholiques romains de la Reine dans la province de Québec;

3) Dans toute province où un système d'écoles séparées ou dissidentes existera par la loi, lors de l'union, ou sera subséquemment établi par la législature de la province — il pourra être interjeté appel au gouverneur général en conseil de toute loi ou décision d'aucune autorité provinciale affectant aucun des droits ou privilèges de la minorité protestante ou catholique romaine des sujets de Sa Majesté relativement à l'éducation;

4) Dans le cas où il ne serait pas décrété telle loi provinciale que, de temps à autre, le gouverneur général en conseil jugera nécessaire pour donner suite et exécution aux dispositions du présent article, — ou dans le cas où quelque décision du gouverneur général en conseil, sur appel interjeté en vertu du présent article, ne serait pas mise à exécution par l'autorité provinciale compétente — alors et en tout tel cas, et en tant seulement que les circonstances de chaque cas l'exigeront, le Parlement du Canada pourra décréter des lois propres à y remédier pour donner suite et exécution aux dispositions du présent article, ainsi qu'à toute décision rendue par le gouverneur général en conseil sous l'autorité de ce même article.

Cet article, croyait-on, était destiné à placer les droits des minorités sous la protection des autorités fédérales. Cependant, par prudence, le gouvernement fédéral prit l'habitude de ne jamais intervenir dans les conflits concernant les minorités, de peur de voir fuir son électorat anglophone. Les Acadiens allaient se rendre compte que cet article 93 n'existait pas pour eux, mais pour la minorité anglophone du Québec.

- Les députés acadiens

De façon générale, les Acadiens élus députés au Parlement fédéral appuyèrent la majorité anglaise du Canada. Ils votèrent, par exemple, en faveur de la pendaison de Louis Riel (1885), en faveur de la participation du Canada à la guerre des Boers (1899) et en faveur de la conscription en temps de guerre (1917). La stratégie adoptée était de ne pas voter comme les francophones du Québec, de façon à susciter la bienveillance de la part de la majorité anglophone. Malheureusement, au lieu de s'attirer la faveur des anglophones, les Acadiens subirent le mépris de tous, tant des anglophones des Maritimes que des francophones du Québec. Les députés fédéraux acadiens furent accusés de ne pas défendre les intérêts acadiens et d'être des «girouettes». Quant aux députés des législatures provinciales, ils n'exerçaient que fort peu d'influence, car ils ne représentaient que 6 % des Acadiens de l'Île-du-Prince-Édouard, 5 % de ceux de la Nouvelle-Écosse et 30 % de ceux du Nouveau-Brunswick. De plus, tenus de s'exprimer en anglais, ils demeuraient divisés par le bipartisme et les intérêts régionaux.

Comme toujours, les Acadiens auront tendance à vouloir se distinguer du Québec en prenant des positions qui seront contraires à celles de cette province. On verra beaucoup de leaders acadiens se durcir dans leur volonté de différenciation. Ils seront même persuadés que toute identification à la mouvance québécoise les conduira à l'assimilation. Jamais ils ne comprendront que, sans le poids du Québec francophone, les Acadiens n'existeraient plus au Canada.

- Les écoles et le français

En 1864, la Nouvelle-Écosse avait adopté une loi sur les écoles publiques, qui supprimait les subventions aux écoles catholiques et françaises. En 1871, le Nouveau-Brunswick, de son côté, supprima toute subvention aux écoles catholiques et françaises, cette mesure discriminatoire soulevant même une émeute dans la petite ville de Caraquet. En 1873, l'Île-du-Prince-Édouard interdit simplement les écoles françaises. Les élites acadiennes en appelèrent parfois aux tribunaux et au Parlement fédéral pour désavouer ces mesures, mais ce fut toujours sans succès. Les seuls privilèges consentis à la population acadienne concernaient la création d'écoles françaises privées, acquises d'ailleurs à l'extérieur de toute législation linguistique. Dans toutes les écoles publiques, l'anglais demeura la seule langue d'enseignement dans les trois provinces.

- Les premiers congrès acadiens

Les 20 et 21 juillet 1881, eut lieu à Memramcook (N.-B.) le premier congrès acadien réunissant plus de 5000 Acadiens. Comme il fallait s'y attendre, de nombreux discours suscitèrent l'éveil patriotique des participants. Après plusieurs discussions, ils refusèrent de choisir la Saint-Jean-Baptiste comme fête nationale et optèrent plutôt pour une fête distincte de celle du Québec: ce fut le 15 août, jour de la fête de l'Assomption de la Vierge Marie. Il s'agissait encore d'un désir d'opposition au courant pro-québécois. Les participants discutèrent des grandes questions de l'heure : l'éducation, l'agriculture, l'émigration, la colonisation et la presse.

Trois ans plus tard, une seconde assemblée eut lieu le 15 août 1884 à Miscouche (dans l'île du Prince-Édouard). En plus de se répartir en diverses commissions traitant d'agriculture, de colonisation, de commerce, d'industrie et d'éducation, les Acadiens voulurent se choisir un drapeau, un hymne national, un insigne et une devisapeau adopté — proposé par le curé  François-Marcel Richard — fut le tricolore révolutionnaire, en souvenir des origines françaises du peuple acadien et en hommage à ses pères fondateurs, alors que les Acadiens n'avaient manifestement rien en commun avec la France révolutionnaire et républicaine; on y ajouta une étoile dorée («stella maris» ou étoile de mer) comme signe distinctif pour le peuple acadien. Cette étoile de couleur papale devait guider le peuple à l'exemple de la situation des marins et rappeler la foi catholique romaine; c'était également le symbole de la Vierge, Notre-Dame de l'Assomption, patronne et protectrice de l'Acadie. À la levée du drapeau, les participants entonnèrent l'Ave Maris Stella, adopté aussitôt comme hymne national afin de souligner l'attachement des Acadiens à la Vierge Marie. Ils choisirent comme devise: «L'Union fait la force.» Puis ils confièrent leur destin à la Divine Providence. On le constate, tous les symboles pour unifier les Acadiens sont d'origine religieuse. À l'époque, beaucoup d'entre eux auraient préféré un drapeau fleurdelisé représentant davantage les valeurs traditionnelles d'avant la Révolution française. Ce sont les Québécois qui adopteront le fleurdelisé le 21 janvier 1948.

Il y eut par la suite de nombreux autres congrès, à Pointe-de-l'Église (1890) sur la langue d'enseignement, Arichat (1900) sur l'acadianisation de l'Église, Caraquet (1905), Saint-Basile (1908), Tignish (1913), Pointe-de-l'Église et Grand-Pré (1921), Moncton (1927), Memramcook (1937), etc.

- Les médias

L'année 1867 vit la fondation à Shédiac du premier journal francophone, Le Moniteur acadien, avec la devise «Notre langue, notre religion et nos coutumes». C'est Israël-D. Landry, un Québécois, qui fonda ce journal destiné défendre les intérêts du clergé catholique et des francophones; il cessera de paraître en 1926. Puis, en 1887, ce fut L'Évangéline, Le Courrier des provinces maritimes, fondé à Bathurst en 1885, et Le Madawaska fondé en 1913 à Edmundston. Ces journaux ont joué un rôle considérable dans l'histoire de la presse en Acadie, mais c'est L'Évangéline qui, pendant près d'un siècle, fut le principal média de la société acadienne. Aujourd'hui, c'est L'Acadie nouvelle de Caraquet, qui l'a remplacé.

- L'assimilation

De 1867, l'année de la création du Canada actuel, jusqu'à la fin des années 1960, les gouvernements successifs de ces provinces se sont tellement peu préoccupés de leur minorité francophone qu'un étranger n'aurait jamais pu soupçonner leur existence à la simple lecture des lois et règlements provinciaux. Les Acadiens commencèrent à s'intéresser à la politique fédérale lorsque Wilfrid Laurier, un Canadien français du Québec, devint premier ministre du Canada le 11 juillet 1896, poste qu'il occupa jusqu'au 7 octobre 1911. En 1961, la majorité de la population d'origine acadienne à l'Île-du-Prince-Édouard et en Nouvelle-Écosse n'avait plus le français comme langue maternelle. Et parmi ceux qui pouvaient encore parler cette langue, seuls 60 % à l'Île-du-Prince-Édouard et 70 % en Nouvelle-Écosse l'utilisaient encore à la maison en 1971. Ce n'est que dans les années 1970 que la situation des Acadiens s'améliorera lentement en matière scolaire, puis dans les services administratifs.

Rappelons que la volonté d'affirmation linguistique, politique et économique du Québec voisin, les études et les recommandations de la Commission fédérale Laurendeau-Dunton (1963-1967), la volonté d'agir de la part du gouvernement fédéral et, surtout, les revendications légitimes des Acadiens ont modifié complètement la conjoncture sociopolitique dans la province du Nouveau-Brunswick et, plus tardivement, dans les deux autres provinces.   

4.1 La province du Nouveau-Brunswick

En 1867, aucune loi du Nouveau-Brunswick ne prévoyait un enseignement en français. Dans les faits, des cours de français étaient dispensés dans une centaine d'écoles de la province, sur une base plus ou moins formelle. Le 10 octobre 1864, le père Camille Lefebvre, un Québécois de la congrégation de Sainte-Croix, fonda à Memramcook le collège Saint-Joseph, lequel obtint sa charte universitaire en mars 1868, ce qui lui permit de décerner des diplômes. Il acquit en 1888 le statut d'université. C'était un établissement bilingue contrôlé essentiellement par le clergé. Les catholiques irlandais, tous anglophones, y étaient admis, constituant ainsi jusqu'à 50 % de la clientèle scolaire. On y enseignait les valeurs de l'époque, dont la nécessité du bilinguisme pour les Acadiens de façon à accéder à la mobilité sociale.

En 1871, le gouvernement du Nouveau-Brunswick introduisit un projet de loi sur une réforme scolaire. L'article 60 énonçait que toutes les écoles devenaient non confessionnelles, alors que l'article 20 interdisait tout symbole ethnique, politique ou religieux dans la classe, sur un instituteur ou sur un élève, ce qui revenait à supprimer les écoles françaises aux Acadiens. La Common School Act (ou Loi sur les écoles communes) fut adoptée le 5 mai de la même année; elle reçut l'appui officiel de deux des quatre députés acadiens à la Législature. Les deux autres s'épuisèrent dans une lutte stérile. Bref, la nouvelle province inaugurait mal sa politique à l'égard de sa minorité acadienne.

En 1900, le Nouveau-Brunswick comptait 50 % d'analphabètes chez les Acadiens, ce qui témoignait de la portée de la loi de 1871. L'établissement des écoles reposait aussi sur la capacité de taxation des citoyens habitant une localité donnée. Or, les Acadiens étaient plus pauvres, ce qui leur imposait des charges financières au-delà de leurs possibilités. L'Église catholique récupéra à son avantage les incohérences du système d'éducation. L'intégrisme religieux frappa les Acadiens comme il toucha aussi le Québec. Le clergé irlandais en profita pour favoriser le bilinguisme et la soumission aveugle aux autorités. Cette situation perdura durant près d'un demi-siècle. Pendant la première partie du XXe siècle, les Acadiens vécurent dans la dispersion et l'isolement dans des milieux peu urbanisés et peu scolarisés, ce qui contribua néanmoins à protéger la langue française. Cependant, celle-ci était considérée comme une langue de pauvres, donc sans prestige.

En même temps, la politique pro-nataliste prônée par le clergé avait fini par rapporter des dividendes: la population francophone de la province augmentait considérablement et atteignait 33 % du total en 1941. La reconquête démographique laissait entrevoir des espoirs. Il est quand même incroyable que la première station de radio vraiment acadienne n'ait vu le jour qu'au début des années 1950, ce qui n'empêchera pas l'assimilation des Acadiens en milieu urbain. L'époque des droits linguistiques allait commencer bientôt. La volonté d'affirmation linguistique, politique et économique du Québec voisin, les études et les recommandations de la Commission fédérale Laurendeau-Dunton (1963-1967), la volonté d'agir du gouvernement fédéral et, surtout, les revendications légitimes des Acadiens ont modifié complètement la conjoncture sociopolitique au Nouveau-Brunswick.

Par la suite, c'est cette province qui réalisera les progrès les plus considérables en matière de protection linguistique dans les Maritimes, notamment avec l'adoption de la Loi sur les langues officielles de 1969, qui rendait l'anglais et le français co-officiels au plan juridique. Cette loi a été adoptée sous le mandat de Louis-Joseph Robichaud, premier ministre acadien du Nouveau-Brunswick (1960-1970) et deuxième «Acadien» à occuper cette fonction depuis Peter Veniot (1923-1925) né Pierre-Jean Vigneau, homme politique tellement assimilé qu'il en avait perdu l'usage du français. Cependant, cette première loi sur les langues officielles fut loin de faire l'unanimité: d'une part, les anglophones trouvaient qu'elle allait beaucoup trop loin, d'autre part, une partie importante des francophones considérait que la même loi aurait pu toucher les services bilingues auprès des municipalités, des corporations professionnelles, des syndicats et de la santé. Beaucoup d'anglophones ont même regardé cette loi de 1969 comme «une machination politique» pour les écarter de la fonction publique. Il fallut quand même attendre jusqu'en 1977 pour que soient mis en vigueur tous les articles de la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick. En 1993, la reconnaissance des deux communautés linguistiques du Nouveau-Brunswick fut intégrée dans la Constitution du Canada.

Puis, en 2002, le gouvernement provincial finit par refondre complètement la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick, cette loi que le premier ministre acadien Louis J. Robichaud avait fait promulguer plus de trente ans plus tôt. Fait surprenant, les 55 députés de l'Assemblée législative adoptèrent à l'unanimité, le 7 juin 2002, la nouvelle Loi sur les langues officielles. Les dispositions de la loi ainsi que la création d'un commissaire aux langues officielles ont donné à la communauté francophone du Nouveau-Brunswick (32,3 %) de nouveaux outils législatifs lui permettant d'affirmer sa présence et de poursuivre son développement. Pour plus de détails sur la province du Nouveau-Brunswick, cliquer ICI, s.v.p.

4.2 La province de l'Île-du-Prince-Édouard

À l'Île-du-Prince-Édouard, les progrès furent beaucoup plus lents pour les Acadiens qui ne constituent aujourd'hui que 3,9 % de la population.

Il fallut attendre le mois d'avril 1999 pour que le gouvernement mette en œuvre sa Loi sur les services en français, dont le but était d'étendre les services en français et de contribuer ainsi à l'épanouissement des communautés francophone et acadienne de la province. Toutefois, une décennie plus tard, de nombreuses dispositions de la loi ne sont pas encore promulguées et mises en œuvre. Il reste maintenant à appliquer intégralement cette Loi sur les services en français de 1999.

Lorsque ce sera le cas, on pourra estimer que la province s'acquitte de ses obligations à l'endroit de sa minorité francophone et qu'elle va même au-delà des prescriptions constitutionnelles. Pour le moment, les francophones de cette province bénéficient d'une loi plutôt symbolique. Pour plus de détails sur la province de l'Île-du-Prince-Édouard, cliquer ICI, s.v.p.

4.3 La province de la Nouvelle-Écosse

Pour sa part, la province de la Nouvelle-Écosse s'est montrée longtemps réticente à adopter des mesures permettant aux Acadiens de bénéficier de droits linguistiques. Cette province n'a jamais eu la réputation de protéger adéquatement sa petite minorité de langue officielle, soit 3,6 %.

Depuis son entrée dans la Confédération en 1867, aucun droit linguistique ne fut accordé par la province elle-même aux francophones. Seules les décisions judiciaires ont réussi à faire fléchir le gouvernement. Même l'article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés de 1982 connut des ratés et des retards considérables dans ses applications.

Puis, en 2004, le Parlement d'Halifax adopta la Loi sur les services en français. Cette loi reconnaissait que le français était l'une des deux langues officielles du Canada, que la collectivité francophone de la Nouvelle-Écosse jouait un rôle important dans la province et que cette dernière tient à la sauvegarde pour les générations à venir de la langue française en tant que source d'enrichissement de toute la Nouvelle-Écosse. Cette loi sur les services en français constitue certainement un grand événement pour les Acadiens de cette province, qui retiennent leur souffle, car il faudra juger l'arbre à ses fruits. Pour plus de détails sur la province de la Nouvelle-Écosse, cliquer ICI, s.v.p.

De nos jours, l'Acadie ne bénéficie d'aucune existence juridique officielle. Pourtant, elle existe dans les provinces Maritimes du Canada: au Nouveau-Brunswick, à la Nouvelle-Écosse et à l'Île-du-Prince-Édouard, mais aussi à Terre-Neuve, au Québec, aux îles de Saint-Pierre-et-Miquelon et dans l'État du Maine. De plus, les Acadiens, en tant que peuple, existent bel et bien. Ils jouissent même d'une reconnaissance juridique au Canada, bien que ce statut soit très inégal selon leur province de résidence. C'est le Nouveau-Brunswick qui accorde le plus de droits aux Acadiens, jusqu'à l'égalité des droits entre anglophones et francophones. La reconnaissance juridique est de beaucoup moindre en Nouvelle-Écosse et à l'Île-du-Prince-Édouard, puisqu'elle se limite aux droits scolaires et à quelques services publics limités. Il n'existe aucune reconnaissance ni à Terre-Neuve ni dans l'État du Maine. Au Québec, les descendants d'origine acadienne bénéficient des mêmes droits associés à la majorité francophone dont ils font partie intégrante; il en est ainsi aux îles de Saint-Pierre-et-Miquelon. Dans le cas du Québec et de Saint-Pierre-et-Miquelon, si les Acadiens ont conservé leur langue, ils ont en général perdu leur identité.
 

Dernière mise à jour: 05 août 2023

Cartes sur l'évolution des établissements acadiens.

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Bibliographie

La Nouvelle-France


Colonie du Canada
(Nouvelle-France)
 

Colonie de Plaisance
(Nouvelle-France)
 

Colonie de Louisbourg
(Nouvelle-France)
 

Nouveau-Brunswick
(Canada)
 

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(Canada)
 

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(Canada)
 

Amérique du Nord