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Tadjikistan 2) Données historiques |
1 Les conquêtes anciennes
Le Tadjikistan dispose d'une situation géographique et d'une topographie particulières, ce qui a eu pour effet d'influencer son histoire. En raison de sa langue apparentée au persan (une langue indo-iranienne), les Tadjiks entretiennent des liens culturels relativement étroits avec l’Iran, son voisin de l’Ouest. Parallèlement, l’influence des Soviétiques après 1917, héritée également de la domination russe au XIXe siècle, continue de marquer l'identité des Tadjiks. Néanmoins, depuis l'indépendance (1991), le Tadjikistan s’affirme de plus en plus comme une nation à part entière, fière de ses traditions régionales.
1.1 L'Antiquité
L’origine des Tadjiks demeure imprécise, mais elle remonterait aux Bactriens et aux Sogdiens (vers 240 avant notre ère). À cette époque, la Bactriane et la Sogdiane faisaient partie des royaumes dits «gréco-bactriens», c'est-à-dire un ensemble d'États hellénistiques fondés par des souverains grecs implantés en
Asie centrale. La période gréco-bactrienne fut une étape importante de l'histoire culturelle de l'Asie centrale. En effet, l'arrivée de nombreux colons grecs, les fondations de nouvelles villes et la mise en valeur de territoires agricoles entraînèrent une période de prospérité dans
toute la région. La Bactriane était déjà passée sous domination grecque lorsque les troupes d'Alexandre le Grand envahirent la région en 330-329 avant notre ère afin de mettre fin aux révoltes des satrapes achéménides des provinces d'Asie centrale. Au Ier siècle avant notre ère, le vaste empire bactrien couvrait l’actuel
territoire au nord de l’Afghanistan avec une pointe en Turkménistan, tandis que les Sogdiens occupaient la vallée du Zeravchan, aujourd’hui à l’ouest du Tadjikistan, ainsi qu'une partie du Kirghizistan et du Kazakhstan.
Les Sogdiens de la ville de Marakanda (aujourd'hui Samarcande) devinrent des marchands incontournables en raison de la position de la ville sur la route de la soie. Deux langues iraniennes, le sogdien et le bactrien, jouèrent un rôle important en Asie centrale. Bien que le grec soit utilisé à des fins administratives, le sogdien et le bactrien restèrent des langues véhiculaires pour la majeure partie des voies commerciales d'Asie centrale. La langue sogdienne joua un rôle important autant dans des mouvements religieux comme le manichéisme, le zoroastrisme et le bouddhisme. Au cours de cette période, l’Empire perse acquit un caractère multiculturel, car il était peuplé non seulement de Perses, mais aussi de Grecs, de Juifs, de Mèdes, etc. La Perse connut alors une certaine hellénisation, y compris dans la langue, car les souverains qui régnaient sur l’ancien empire achéménide étaient d’origine grecque. De nombreux mots provenant des langues avoisinantes, tel que l'araméen et le grec furent introduits dans la langue persane. |
1.2 L'Empire sassanide
Sassan, fondateur de la dynastie sassanide, était prêtre du temple d’Anahita à Istakhr et se proclamait descendant de Darius III, l’un des derniers souverains perses achéménides. Sassan fonda l’Empire sassanide, lequel correspond au Second Empire persan et le nom de la quatrième dynastie iranienne (226-651). Cet empire s’étendit sur l’Arabie méridionale, mais l'expansion territoriale se poursuivit sous Khosro II Parviz avec l’annexion de la Syrie, de l’Égypte et de la Palestine. La langue officielle était le vieux persan connu par ses inscriptions cunéiformes. Sous les Sassanides, la civilisation perse connut des conflits importants avec Rome qu'elle réussit cependant à repousser. |
En général, les inscriptions cunéiformes étaient rédigées en trois langues: en vieux persan (langue indo-iranienne), en akkadien (langue afro-asiatique) et en élamite (isolat linguistique). Au cours de cette période, la langue persane emprunta des éléments sémitiques araméens. Le nom de pehlvi est souvent utilisé pour désigner la langue de la Perse durant cette période. Le vieux persan fut parlé jusqu'au IIIe siècle avant notre ère. Le néo-perse ou persan se constitua vers l'an 1000 en tant que langue littéraire. C'est cette langue qui formera après un long processus le persan moderne.
1.3 La conquête islamique
Durant le califat d’Omar (634-644), les Arabes musulmans entreprirent la conquête de l’Empire perse sassanide. Le calife Omar déploya quelque 30 000 cavaliers arabes contre l'armée perse. Au milieu du VIIe siècle, les Arabes contrôlaient déjà toute la Mésopotamie (l'Irak actuel). L’ancienne religion zoroastre, même si elle était tolérée par les dirigeants musulmans, ne put résister à la force de l’islam. Depuis ce temps-là, l'islam fait partie intégrante de la culture tadjike. Après l’invasion de l'Empire arabo-musulman, les mots Fars et Farsi remplacèrent les mots «Perse» et «Persan», l'alphabet arabe ne contenant pas de lettre [P]. La Perse fut transcrite en fars («fârse»), mais les appellations telles que le farsi, le dari ou le tadjik pour désigner le persan ( et ses variétés), en se référant à des ethnies, est un phénomène récent. Après la conquête arabe, le tadjik s'est écrit en alphabet arabo-persan (jusqu'au début des années 1900). |
À partir de 999, la région tomba aux mains de l'Empire ottoman et l’histoire avec ses affrontements s’accéléra. Les Turcs ottomans occupèrent toute la région de l'Asie centrale avec comme résultat qu'ils turquifièrent toutes les populations, sauf les Tadjiks et les Pamiri, qui conservèrent leurs langues iraniennes. La langue et la culture persanes continuèrent de dominer les cités tadjikes malgré la domination politique turque, contribuant à préserver l’identité ethnique tadjike. Au début du XIIIe siècle, les Mongols de Gengis Khan déferlèrent sur la Perse, et la région du Tadjikistan se trouva aux mains des successeurs de Gengis Khan, les Ilkhans. Affaiblis par leurs dissensions internes, les Ilkhans furent à leur tour balayés par les hordes du conquérant turco-mongol Tamerlan (1336-1405) qui, de 1360 à 1405, réussit à bâtir un immense empire ayant pour centre Samarcande. Au XVIe siècle, les Tadjiks passèrent sous la souveraineté du khanat de Boukhara. Au cours du XIXe siècle, la région du Tadjikistan fut partagée entre l'émirat de Boukhara et le khanat de Kokand.
2 La domination russo-soviétique
En 1868, la région passa sous le contrôle de l'Empire russe dans le cadre de la politique de conquête de l’Asie centrale menée par les tsars. Comme dans toute la région, de nombreuses révoltes éclatèrent contre le pouvoir central, notamment en 1916 et en 1917 après la révolution d'Octobre. Si celle-ci mettait fin pour les Tadjiks à un millénaire de domination turque, elle ouvrait désormais la porte à celle des Soviétiques. Des guérilleros musulmans résistèrent au régime bolchevique pendant quatre années au cours desquelles des villages tadjiks furent rasés et des mosquées détruites. Puis le nord de la région fut intégré à la RASSA du Tadjikistan à l'intérieur de la République socialiste soviétique autonome d'Ouzbékistan. Après la séparation de l'Ouzbékistan en 1929, la République socialiste soviétique du Tadjikistan devint l'une des onze républiques fédérées de l'URSS.
2.1 La République socialiste soviétique autonome du Turkestan
En 1921, le territoire fut rattaché à la République socialiste soviétique autonome du Turkestan (RSSA), qui comprenait également des portions du Kazakhstan, du Turkménistan et de l’Ouzbékistan actuels. Transformé en République autonome à l’intérieur de la République socialiste soviétique des Ouzbeks en 1924, l’actuel Tadjikistan devint une république socialiste soviétique, membre à part entière de l’URSS, en 1929, quand lui fut adjoint le territoire de Khatlon, situé dans la vallée de Fergana, qui appartenait à l’Ouzbékistan.
Le terme de Turkestan apparut à la fin du XIXe siècle au moment de l'apogée des empires coloniaux occidentaux. Il y a donc eu un Turkestan occidental (russe), un Turkestan oriental (chinois) et un Turkestan afghan.
2.2 La République socialiste soviétique du Tadjikistan (1929-1991)
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Dès le début des années 1930, la culture des Tadjiks, comme celle des autres peuples de l'Asie centrale, fut redéfinie et soviétisée afin de convenir aux exigences politiques du gouvernement central (Moscou). En raison d'un afflux des Russes et d'autres Européens en provenance des pays satellites de l'URSS, la plupart des écoles sont passées de l'enseignement du tadjik à celui du russe comme langue d'enseignement; les enfants tadjiks pouvaient être instruits en tadjik à la maison à la discrétion des parents. De la même façon, les mosquées et écoles coraniques ont été fermées et le clergé fut spolié de ses biens, ce qui mit fin aux vestiges apparents de l'islam. Des ateliers, conférences, séminaires et classes ont été fondés dans les centres urbains, et même dans les campagnes, afin de faciliter l'apprentissage de la langue russe. |
- L'implantation e la langue russe
Beaucoup de Tadjiks participèrent à ces efforts et acceptèrent le changement. Néanmoins, au cours des années 1920, peu de Tadjiks reçurent une éducation formelle. Selon le premier recensement soviétique de 1926, le taux d'alphabétisation était de 4 % pour les hommes et seulement de 0,1 % pour les femmes. En 1928, l'alphabet arabe servant à transcrire le persan avait été remplacé par l'alphabet latin; la langue des Tadjiks, appelée traditionnellement persan ou farsi, fut rebaptisée du nom de tadjik afin de distinguer les Tadjiks des Persans. Certains Tadjiks protestèrent en vain; ils virent dans cette transformation une perte de leur identité collective par rapport à l'islam et un rapprochement de la sphère soviétique. Cela fut d'autant plus apparent que les linguistes russes firent tout pour «épurer» le tadjik de ses archaïsmes et de ses emprunts à l'arabe.
Pendant la fin des années 1930, le gouvernement de l'Union soviétique commença à étendre son réseau d'écoles publiques, malgré certaines oppositions sporadiques, surtout de la part des chefs islamiques. En conséquence, quelques nouvelles écoles russes furent incendiées et des enseignants furent assassinés. Au cours de la même période, les Russes s’installèrent massivement et l’industrialisation se développa à grande échelle au Tadjikistan qui connut des vagues de répressions politiques et culturelles très importantes. Près de la moitié de la main-d'œuvre industrielle du Tadjikistan fut aux mains des nationalités étrangères; la plupart des nouveaux immigrants étaient soit des Russes, soit des réfugiés des républiques voisines (Ouzbékistan, Kirghizistan, etc.). Quoi qu'il en soit, tous ces gens étaient russophones ou russophiles. Entre 1926 et 1959, la proportion des Russes parmi la population du Tadjikistan passa de moins de 1% à 13%; au cours de la même période, la proportion des Tadjiks diminua de 80% à près de 50%.
- L'imposition de l'alphabet cyrillique
Au cours des années 1940, Joseph Staline imposa l'alphabet cyrillique au tadjik, ainsi que, dans les autres républiques voisines, pour le kirghiz, le kazakh, l'ouzbek, le turkmène, le gagaouze et le tatar. Durant plus de cinquante ans, l'alphabet cyrillique est resté l'écriture des Tadjiks. Les élites au pouvoir ainsi que la population furent scolarisées au moyen de cet alphabet, conjointement à un apprentissage intensif du russe. À cela s'ajoutèrent des campagnes antireligieuses (comprendre «anti-islamiques»), qui provoquèrent la destruction ou la fermeture de nombreux lieux saints. Les relations avec le pouvoir central de Moscou demeurèrent tendues, les Tadjiks essayant malgré tout de préserver leur culture et leurs traditions.
L'utilisation obligatoire de l'alphabet cyrillique fut jugée nécessaire par les autorités soviétisées. De cette façon, le Tadjikistan aurait l'avantage de recevoir l'aide du «Grand Frère» russe et pourrait communiquer avec lui dans sa langue. Pour beaucoup de Tadjiks, le changement de l'alphabet latin au cyrillique symbolisait l'abandon de la langue tadjike pour le russe.
- La russification de la langue tadjike
Au début des années 1960, la politique officielle du Parti communiste du Tadjikistan s'est orientée vers une plus grande russification du tadjik. C'est alors que
cette langue fut progressivement retirée du programme d'études des écoles, ainsi
que dans presque toutes les universités. À la fin des années 1980, il n'existait plus d'écoles tadjikes dans la capitale avec comme résultat que non seulement les Russes et les autres communautés ethniques ignoraient la langue nationale, mais même les Tadjiks avaient perdu contact avec leur langue ancestrale. Le russe était devenu totalement dominant dans toutes les sphères de la vie sociale, des affaires de l'État et jusqu'à la recherche universitaire. Le tadjik resta l'affaire des autochtones habitant les zones rurales. En raison de la prédominance des Russes et d'autres non-Tadjiks dans les activités urbaines comme le gouvernement, l'industrie et le grand commerce, la capitale Douchanbé devint une ville cosmopolite où l'élément tadjik devint minoritaire. Selon le recensement 1989, les Tadjiks constituaient 39,1 % de la population de Douchanbé, les Russes 32,4 %, les Ouzbeks 10 %, les Tatars 4,1 % et les Ukrainiens 3,5 %; la population de la capitale était alors d'environ 602 000 habitants. Tous les Tadjiks instruits des villes parlaient davantage le russe que leur langue maternelle; cette situation causa un profond ressentiment parmi les Tadjiks.
Vers la fin de l'ère soviétique, beaucoup de Tadjiks remirent en cause les privilèges des Russes au sein de leur société. Même après des décennies d'éducation et d'endoctrinement des jeunes générations de Tadjiks, les Russes et autres nations non autochtones occupaient toujours un nombre disproportionné de postes supérieurs au Parti communiste de la République. Les Tadjiks étaient représentés généralement par une bien petite minorité dans l'administration des entreprises. De plus, le gouvernement favorisait les besoins culturels des diverses nationalités résidant dans la république du Tadjikistan. La radio de l'État diffusait non seulement en russe, mais aussi en allemand, en ouzbek, en kirghiz, en tatar, etc. La capitale comptait de nombreux centres culturels pour les Russes, les Ukrainiens, les Ouzbeks, les Coréens, etc., sans oublier les nombreux «commerces ethniques» destinés à desservir les diverses nationalités.
En fait, plus on accordait des droits aux nationalités, dont aux Russes, plus la
langue tadjike s'affaiblissait. Cette situation catastrophique pour la langue tadjike donna naissance à une nouvelle élite intellectuelle qui prônait la revalorisation de la culture et de la langue tadjike.
- Le rétablissement progressif du tadjik
Au cours de la décennie 1970, un grand nombre de philologues, c'est-à-dire des spécialistes des langues tadjikes et des langues persanes, retournèrent aux sources en étudiant les langues parlées en Iran (particulièrement le farsi) et en Afghanistan (notamment le dari) et constatèrent que ces langues s'étaient modernisées, contrairement au tadjik resté à la remorque du russe. Ces études contribuèrent à donner une impulsion au développement du tadjik vers la modernité. Pendant cette période, la langue s'enrichit en puisant abondamment dans la terminologie du farsi d'Iran et du dari d'Afghanistan. Les intellectuels et les représentants de la nouvelle élite politique influencèrent la population du Tadjikistan dans l'usage de la langue nationale majoritaire, le tadjik. Le mouvement commença dans le Sud pour se propager lentement dans le Nord. Après 1986, des tensions politiques entre le pouvoir et l'opposition, mais aussi entre les Tadjiks et les Ouzbeks, se firent sentir.
Le 22 juillet 1989, soit vers la fin de la perestroïka, la Loi sur la langue de la RSS du Tadjikistan fut adoptée par le Parlement tadjik, malgré l'opposition des députés russophones. La loi contenait 37 articles traitant des droits des citoyens dans l'emploi des langues. Si l'article 1er proclamait que le tadjik était «la langue officielle», l'article 2 accordait au russe le statut de «langue des communications interethniques», ce qui impliquait qu'il pouvait être employé dans tous les secteurs de la vie administrative et sociale. La loi reconnaissait aussi l'égalité de toutes les langues et leur accordait des garanties juridiques pour leur protection et leur développement. À l'époque, la Loi sur la langue fut publiée en trois versions: en tadjik, en russe et en ouzbek.
Le gouvernement entreprit de sauvegarder les langues de la région du Gorno-Badakhchan et permit à l'ouzbek et au kirghiz du Tadjikistan de développer leurs propres établissements culturels. La décision de proposer une loi linguistique provenait de la frustration des Tadjiks réformistes qui, pendant soixante-dix ans, avaient été privés de l'usage libre de leur langue maternelle dans l'expression de leurs pensées et leurs sentiments. On proposa de remplacer l'alphabet cyrillique par l'alphabet arabe dans l'écriture du tadjik. Le Tadjikistan accéda à l'indépendance le 9 septembre 1991, après l’effondrement de l’URSS.
Sous l'Union soviétique, le russe était la langue officielle de l'Union, alors que chacune des langues dites «titulaires» l'était dans chacune des républiques. Même si le russe n'a jamais été déclaré formellement langue officielle, ni par l'Union ni par aucune république, pas même pas en Russie (1978), il a toujours joui dans les faits du statut de langue officielle jusqu'en 1991.
3.1 L'égalité des langues titulaires et du russe
Quand on lit la Constitution du 14 avril 1978 du Tadjikistan, on constate que l'accent était mis sur l'égalité de toutes les langues de l'ex-URSS. En réalité, la politique linguistique du Tadjikistan soviétique était axée sur l’égalité des droits linguistiques de tous les citoyens, surtout ceux des russophones, et sur le développement harmonieux de toutes les nations et ethnies de l’URSS. C'était une façon de banaliser toutes les langues nationales (ou tutélaires) et d'accorder un statut privilégié au russe. C’est ainsi qu’on pouvait lire aux articles 32 et 34 de la Constitution de 1978 ces dispositions :
Статья 32. [version russe]
1) Граждане Таджикской ССР равны перед законом независимо от происхождения, социального и имущественного положения, расовой и национальной принадлежности, пола, образования, языка, отношения к религии, рода и характера занятий, места жительства и других обстоятельств. Статья 34. 1) Граждане Таджикской ССР различных рас и национальностей имеют равные права. |
Article 32 [traduction] 1) Les citoyens de la République socialiste soviétique (RSS) du Tadjikistan sont égaux devant la loi indépendamment de leur origine, de leur situation sociale et de leurs biens, de leur appartenance raciale et nationale, de leur sexe, de leur niveau d'instruction, de leur langue, de leur attitude vis-à-vis de la religion, du genre et du caractère de leurs occupations, de leur lieu de résidence et autres circonstances. 2) L'égalité en droit des citoyens de la RSS du Tadjikistan est garantie dans tous les domaines de la vie économique, politique, sociale et culturelle. Article 34 |
Nous le savons, le tadjik, pas plus que le russe, ne bénéficiait du statut de langue officielle. Cette absence de statut pour le russe n'empêchait pas les russophones de jouir de tous les droits et privilèges de la langue officielle de l'Union. À cette époque bénie, la vie était facile pour les russophones vivant dans les républiques de l'Union, au Tadjikistan comme ailleurs. En effet, les russophones bénéficiaient de tous les avantages d’une majorité fonctionnelle qui n’avait pas besoin d’être bilingue; ils détenaient les clés de la domination économique, sociale, culturelle, etc. Mais les temps ont changé pour l'ancienne minorité dominante!
3.2 L'éducation et la justice
En éducation, les Russes pouvaient exiger que leurs enfants reçoivent leur instruction uniquement en langue russe (art. 43 de la Constitution de 1978):
Статья 43.
1) Граждане Таджикской ССР имеют право на образование. |
Article 43 1) Les citoyens de la RSS du Tadjikistan ont droit à l'instruction. 2) Ce droit est garanti par la gratuité de tous les types de formation, par la réalisation de l'enseignement secondaire obligatoire universel de la jeunesse, par le vaste développement de l'enseignement secondaire spécialisé, de l'enseignement professionnel et technique et de l'enseignement supérieur sur la base du rapport de l'enseignement avec la vie et avec la production; par le développement des cours par correspondance et des cours du soir; par l'octroi de bourses du gouvernement et d'avantages aux élèves et aux étudiants; par la possibilité d'un enseignement à l'école dans la langue maternelle; par la création de conditions pour l'autodidaxie. |
En matière de justice, il en était ainsi dans la procédure judiciaire (art. 160):
Статья 160.
1) Судопроизводство в Таджикской ССР ведется на таджикском языке или на языке большинства населения данной местности. 2) Участвующим в деле лицам, не владеющим языком, на котором ведется судопроизводство, обеспечивается право полного ознакомления с материалами дела, участие в судебных действиях через переводчика и право выступать в суде на родном языке. |
Article 160 1) La procédure judiciaire dans la RSS du Tadjikistan se déroule dans la langue tadjike ou dans la langue de la majorité de la population d'une localité donnée. 2) Les personnes participant au procès et ne possédant pas la langue dans laquelle se déroule la procédure judiciaire ont le droit de prendre pleinement connaissance du dossier, de prendre part aux actions judiciaires par l'intermédiaire d'un interprète et de s'exprimer durant l'audience dans leur langue maternelle. |
Malgré tout, les Tadjiks n'ont pas nécessairement fréquenté les écoles russes. Ces dernières étaient surtout réservées aux Russes et à la plupart des minorités nationales telles que les Ouzbeks, les Kazakhs, les Ukrainiens, les Ouïgours, les Kirghiz, les Tatars, etc. Par contre, dans la capitale, beaucoup de Tadjiks fréquentaient les écoles russes; la ville de Douchanbé était particulièrement russifiée, tandis que le russe était la langue des communications interethniques. C'est pourquoi cette langue avait un prestige bien supérieur au tadjik. Beaucoup de fonctionnaires non tadjikophones avaient de la difficulté, dans les centres urbains, à s'exprimer dans une autre langue que le russe. Ajoutons aussi que le tadjik était relégué au second plan comme langue de travail, sauf dans les régions rurales. On comprendra que, dans ces conditions, les milieux nationalistes aient trouvé un terrain propice à leurs revendications, bien que la russification n'ait jamais été aussi avancée que, par exemple, en Biélorussie.
La situation changea vers la fin du régime soviétique, notamment avec l'arrivée de Mikhaïl Gorbatchev au pouvoir (président de l'Union des républiques socialistes soviétiques de 1990 à 1991) et la perestroïka, puis la chute du mur de Berlin, l'effondrement des régimes communistes, la fin du monopole politique des partis communistes, etc.
4 Le Tadjikistan indépendant (1991)
Après la chute du régime soviétique, le pays connut une résurgence de l’islam, lequel avait été longtemps muselé. Des milliers de mosquées furent construites et, à partir de 1992, des combats entre procommunistes et démocrates musulmans déchirèrent le Tadjikistan, conduisant finalement à la démission du président Rakhman Nabiyev (1991-1992), le chef du Parti communiste de la RSS tadjike au début des années 1990. Cependant, l’accès à l’indépendance ne devait pas se passer sans heurts pour le Tadjikistan : une nouvelle ère d’affrontements devait commencer avec des guerres civiles qui s’enchaînèrent et entraînèrent le pays vers une pauvreté grandissante.
4.1 L'enchaînement des conflits
Les conflit s dégénérèrent en guerre civile lorsque des factions régionales prirent les armes au nom du communisme, de la démocratie ou de l'islam. Les affrontements opposèrent les deux régions du Sud, la vallée de Kouliab, la procommuniste, et la région de Kourgan-Tioubé favorable aux islamiques. Approvisionnés en armes à partir de l’Afghanistan, les démocrates islamiques prirent le contrôle de la capitale. Aidés par les forces russes et ouzbeks, les procommunistes reprirent ensuite la ville, puis le contrôle du pays, rétablirent le gouvernement et lancèrent une campagne d’élimination de l’opposition, interdisant le Parti de la renaissance islamique en 1992 (ou le Lali Badakhchan), qui réclamait une plus grande autonomie pour la région du Gorno-Badakhchan (1993), et limitant la liberté de la presse.
Contrairement à ce qui s’est passé dans d’autres anciennes républiques soviétiques, la guerre n’a pas eu au Tadjikistan une dimension ethnique significative, car les Tadjiks fournirent les gros bataillons des combattants des deux camps. Pour pouvoir contrôler les autorités religieuses musulmanes, le gouvernement établit une séparation des pouvoirs de l’État et du clergé. Pendant ce temps, suite à l'aggravation de la situation politique, l'armée russe prit le contrôle de la frontière du Tadjikistan, afin notamment d'éviter les infiltrations depuis l'Afghanistan. Évidemment, la guerre civile entre communistes et islamistes, avec plus de 500 000 victimes et l'exode d'au moins 100 000 russophones, sans compter des dizaines de milliers de réfugiés, saccagea la société et l'économie du Tadjikistan. De son côté, la presse russe annonça qu'environ 200 000 Russes résidant dans la capitale avaient quitté le Tadjikistan, que plus de 150 000 autres désirant émigrer étaient «pris au piège» par la guerre civile et que toute la population non tadjike attendaient de partir.
4.2 La question linguistique
Après l’indépendance, la langue tadjike demeura au centre de la question identitaire. Les linguistes et philologues iraniens continuèrent la lutte qu’ils avaient commencée dans les années 1980 afin de rétablir la langue littéraire tadjiko-persane. Il s’agissait de revenir aux sources culturelles de l’identité tadjike en se rapprochant du monde iranien dont la langue tadjike fait historiquement partie. Une part de cet objectif fut atteinte par la Loi sur la langue du 22 juillet 1989, laquelle faisait la promotion du tadjik comme langue officielle, tout en reconnaissant que «la langue russe est librement employée sur le territoire de la RSS du Tadjikistan en tant que moyen de communication entre les nations de l'URSS» (art. 2).
La seconde étape consistait à «purifier» la langue de toute autre influence linguistique étrangère, notamment le russe, et de revenir à l’alphabet arabo-persan. Toutefois, un tel changement de l'alphabet fut rejeté pour deux raisons. D'une part, un rapprochement de la sphère iranienne pouvait remettre en question les relations entre le Tadjikistan et la Russie. D'autre part, les autorités craignaient une hausse de l'illettrisme avec l'instauration d'un nouvel alphabet. Par ailleurs, bien que le tadjik soit déclaré «langue officielle», il demeurait un véhicule encore inadapté dans le domaine des sciences et de la technologie, réservé jusque là au russe qui restait pour le moment indispensable pour la science et pour l’ouverture à la culture mondiale. En plus de faire face à l'omniprésence du russe, les autorités tadjikes durent aussi combattre l'influence turcique dénoncée comme oppressive. En ce sens, l'héritage tadjiko-persan permettait de se démarquer de ces influences «indésirables» pour rattacher le pays à sa «tadjikité».
En même temps, il fallut introduire progressivement l’enseignement en langue tadjike dans toutes les écoles, tandis qu'une chaire de langue et de littérature tadjikes fut ouverte dans toutes les universités. Il fallut réécrire les manuels scolaires et réviser en profondeur les programmes, notamment ceux concernant l’histoire, la géographie et la langue nationale.
Au point de vue culturel, les responsables tadjikes ne pouvaient pas écarter la dimension religieuse, et ce, d'autant plus que la quasi-totalité de la population était musulmane. De plus, à la suite de l'indépendance, le pays vivait recrudescence de la culture islamique qui s'était exprimée à la faveur de la perestroïka. Ce mouvement de la perpétuation de l’islam et de ses traditions témoignait aussi de la résistance du peuple tadjik face aux politiques de russification et de soviétisation.
4.3 La Constitution de 1994
Un premier projet de Constitution du Tadjikistan fut élaboré et publié au printemps de 1992. Son préambule commençait par les mots «Nous, Tadjiks [...]», tandis que l'article 2 déclarait: «La langue officielle de la république du Tadjikistan est la langue tadjike (farsi).» Cette disposition, qui devait renforcer la Loi sur la langue de 1989, suscita immédiatement des protestations de la part des membres des communautés nationales du Tadjikistan, c'est-à-dire les Russes, les Ukrainiens, les Arméniens, les Géorgiens, les Juifs, les Allemands, les Coréens, les Ossètes, les Tatars, les Bachkirs, les Ouzbeks et les Ouïgours, tous représentés par le Conseil de coordination de l'Association nationale de la république du Tadjikistan. Selon ce conseil, plus de 40 % de la population du pays n'était pas reconnue par les auteurs du projet constitutionnel; de plus, les fonctions les plus élevées de l'État, comme le président et le vice-président, ne pouvaient être occupées que par des Tadjiks.
La même année, une version modifiée de la Loi sur la langue visait à éliminer tout statut au russe dans la conduite des affaires officielles, mais cette version ne fut jamais adoptée par l'Assemblée nationale. Néanmoins, les fonctionnaires du gouvernement durent s'organiser pour que toute l'administration puisse se tadjikiser complètement, tant à l'oral qu'à l'écrit, pour 1994. Par ailleurs, le système scolaire continua à offrir des écoles en tadjik, en russe, en ouzbek et en turkmène. À l'instar de la Loi sur la langue, la Constitution fut rédigée en tadjik, en russe et en ouzbek, avec une version anglaise non officielle.
En novembre 1994 se tinrent simultanément une élection et un référendum constitutionnel, qui permirent à Emomali Rakhmonov d’être élu à la présidence du Parlement et d’assumer ainsi les fonctions de chef de l’État (la présidence de la République, instaurée lors de l’indépendance du pays, ayant été abolie en novembre 1992, juste après le début de la guerre civile). Élu en novembre 1994, le président Rakhmonov prôna la «réconciliation nationale» et plusieurs rencontres se déroulèrent, à partir d’avril 1994, entre les autorités et les rebelles, sous l’égide des Nations unies. En mars 2007, le président Rakhmonov allait changer son nom de famille en Rahmon afin de supprimer la finale russe en -ov. En même temps, il retira le nom patronymique de Charipovitch. «par respect» du patrimoine culturel. À la suite du président, des dizaines de fonctionnaires du gouvernement ainsi que des parlementaires firent de même et dérussifièrent leur nom de famille. |
Quant à la Constitution de 1994, son préambule commence maintenant par «Nous, peuple du Tadjikistan [...]», alors que l'article 2 proclame que «la langue officielle du Tadjikistan est le tadjik», que «le russe est une langue des communications interethniques» et que «toutes les nations et tous les peuples résidant sur le territoire de la République ont le droit d'employer librement leur langue maternelle».
Article 2
1) La langue officielle du Tadjikistan est le
tadjik. Le
russe est une langue de communication interethnique. |
Cependant, le Parlement tadjik rejeta toute proposition pour faire du russe une langue co-officielle à côté du tadjik, ainsi que la double citoyenneté, sauf dans les cas spécifiés par la loi et les traités interétatiques du Tadjikistan. L'article 15 de la Constitution déclare donc ce qui suit:
Моддаи 15.
1) Шаҳрванди Тоҷикистон шахсе ҳисоб меёбад, ки дар рӯзи қабули Конститутсия шаҳрванди Ҷумҳурии Тоҷикистон бошад. 2) Мансубияти шаҳрванди Тоҷикистон ба шаҳрванди давлати дигар эътироф намешавад, ба истиснои мавридҳое, ки дар қонун ва шартномаҳои байнидавлатии Тоҷикистон нишон дода шудааст. 3) Тартиби ба шаҳрвандӣ қабул шудан ва аз он хориҷ гардиданро қонуни конститутсионӣ танзим менамояд. |
Article 15
1) Un citoyen du Tadjikistan est considéré comme une personne qui, le jour de l'adoption de la Constitution, devient citoyen de la république du Tadjikistan. 2) L'appartenance à la citoyenneté du Tadjikistan et à la citoyenneté d'un autre État ne sera pas reconnue, sauf dans les cas spécifiés par la loi et les traités interétatiques du Tadjikistan. 3) La loi constitutionnelle définit la procédure d'acquisition et de déchéance de la nationalité. |
Près de 70 000 personnes ont ainsi reçu un passeport russe par l'intermédiaire de l'ambassade de Russie à Douchanbé. Seul un tiers d'entre elles seraient des Russes « ethniques », les autres ressortissants étant des Tadjiks travaillant régulièrement en Russie.
4.4 Les problèmes politiques
Les pourparlers engagés en 1994 entre le régime communiste et l'opposition islamiste en exil aboutirent, le 27 juin 1997, à la signature d'un accord de paix qui prévoyait un partage des portefeuilles et des élections législatives sous contrôle international. L'accord de paix devait mettre un terme à quatre années d’une guerre civile alors responsable de la mort de 30 000 personnes. Le processus de réconciliation connut par la suite des vicissitudes, et la tension persista. Dans les mois qui suivirent le départ de nombreux citoyens russophones, les établissements d'enseignement, ainsi que les services médicaux et militaires du pays se sont écroulés. Sans cadres experts pour les gérer les usines, l'économie du Tadjikistan s'est aussi effondré. De nouveaux départs ont affecté les secteurs des communications, du transport, de l'approvisionnement en alimentation et de l'assainissement. Une tentative avortée de coup d’État contre le président Emomali Rahmon (août 1997) fragilisa les accords de Moscou.
À l'aube de l'année 1999, le pouvoir fut encore confronté à une crise politique aggravée par la reprise des affrontements (dans la région de Léninabad, aujourd'hui Sughd) entre les troupes anti-islamistes et les forces gouvernementales, mais aussi à une corruption qui s'étendait à l'ensemble des institutions, à une croissance économique stagnante à l'image du taux d'inflation qui n'était pas descendu en dessous de la barre des 40 % en 1998.
En novembre 1999, le président sortant, Emomali Rahmon, fut réélu pour sept ans avec 96,99 % des voix, à l’issue d’un scrutin controversé. Le 27 mars 2000, le processus de paix prit fin officiellement lorsque le Parlement bicaméral, élu en février et mars 2000 — et consacrant la victoire du Parti démocratique populaire, progouvernemental, arrivé en tête devant le Parti communiste et le parti de la Renaissance islamique — tint sa première session. En juin 2003, un référendum controversé permit au président Rahmon de briguer deux mandats supplémentaires, et de supprimer l’âge limite de 65 ans. Ces modifications à la Constitution autorisèrent Emomali Rahmon à conserver son poste jusqu’en 2020.
Le Tadjikistan est encore aux prises avec une démocratie de façade à la merci d'un cacique incrusté dans son pouvoir. D'ailleurs, ces dernières décennies, le président Rahmon a consolidé son pouvoir en éliminant l'opposition indépendante, le Parti de la Renaissance islamique, et en renforçant les liens politiques, économiques et militaires avec la Russie et avec la Chine. De plus, la corruption est très répandue au Tadjikistan, la famille proche du président et ses proches collaborateurs contrôlent un grand nombre d'entreprises locales. C'est ce qui explique que le système judiciaire est fortement influencé par cette classe politique dominante, car les tribunaux ont nettement tendance à se prononcer en faveur des intérêts du gouvernement ou des intérêts de ceux qui conservent des liens avec le président et sa famille.
Au plan de la politique étrangère, le Tadjikistan demeure très lié à la Russie, laquelle a conservé sa 201e unité d'infanterie à Douchanbé et assiste le pays dans le contrôle de ses frontières tout en représentant son principal investisseur, particulièrement dans le secteur hydroélectrique. L'Iran, malgré le clivage confessionnel, développe de nombreux projets de coopération avec son voisin persanophone dans les domaines de la culture, des médias et des infrastructures. Par ailleurs, la proximité du Tadjikistan avec l'Afghanistan confère au pays une position à la fois stratégique et vulnérable. En plus d'une base militaire française à Douchanbé en 2001, le pays maintient des accords avec les États-Unis qui lui apportent une aide bilatérale importante. Malgré quelques investissements chinois, russes et américains, le Tadjikistan reste le pays le plus pauvre d’Asie centrale et l’absence de structures nationales solides rend une partie de la population perméable au discours islamiste radical.
5 Le balayage linguistique
Le gouvernement du président Rahmon fit adopter en 2009 la Loi sur la langue officielle, qui abrogeait par le fait même celle de 1989. Le 1er octobre, la Chambre basse du Parlement et le 3 octobre la Chambre haute ont approuvé cette nouvelle loi sur la langue officielle, seule la faction communiste ayant voté contre. Les 6 et 7 octobre, la loi entrait en vigueur avec la signature du président Rahmon.
5.1 La Loi sur la langue de 2009 et le balayage linguistique
Conformément à la nouvelle loi, il n'est plus possible de communiquer avec les autorités de l'État dans une autre langue que la langue officielle, le tadjik. Auparavant, cette possibilité était également offerte en russe. De plus, la nouvelle loi ne prévoit pas pour la langue russe le statut de langue de communication interethnique, bien que ce statut soit encore inscrit dans la Constitution. Bref, la loi de 2009 exclut complètement la mention de la langue russe, sauf en ce qui concerne le statut prévu à l'article 2 de la Constitution en tant que «langue de la communication interethnique». Selon la nouvelle loi linguistique, chaque citoyen du Tadjikistan doit connaître la langue officielle et toutes les institutions de l'État, y compris les tribunaux et les autorités locales, n'acceptent désormais que les demandes de la population en tadjik. Certes, la loi prévoit à l'article 4 de la Loi sur la langue officielle que «toutes les nations et nationalités résidant sur le territoire de la république du Tadjikistan ont le droit d'employer librement leur langue maternelle, à l'exception des cas prévus par la présente loi». En mars 2010, le Parlement a adopté une loi abolissant la publication obligatoire des actes juridiques en russe. Ainsi, non seulement le russe qui bénéficiait de nombreux privilèges a-t-il été déclassé, mais la langue tadjike a nécessairement pris du galon.
Par voie de conséquence, les citoyens qui ne maîtrisent pas la langue officielle ne peuvent plus obtenir un emploi dans la fonction publique. La nouvelle loi ferme donc totalement la porte au bilinguisme. Si la langue russe n’est plus employée comme langue de travail au Parlement, elle continuera d'être publiée dans les lois. Pour les parlementaires, il s'agit d'une solution «technique», car ces derniers sont membres de l'Assemblée interparlementaire de la CEI, qui comprend également des lois adoptées dans le pays. Il n'est pas possible d'envoyer des documents en langue tadjike à des collègues des pays de la CEI.
En même temps, la transition vers la langue officielle a entraîné une vaste campagne nationale pour la valorisation de la langue officielle. Les contrôles sur l'orthographe de la langue littéraire devinrent omniprésents, particulièrement à Douchanbé. Le paragraphe 6 de l'article 3 énonce que, «au moment de la mise en vigueur de la langue officielle, les dispositions des règles d'orthographe de la langue littéraire doivent être respectées». Dans le cas où des mots étrangers se trouveraient dans des documents, les fonctionnaires et les propriétaires des institutions bénéficient d'un certain temps pour corriger les «lacunes». Par la suite, ceux qui n'exercent pas leurs fonctions comme il se doit pourront être condamnés à une amende.
Près de neuf mois après l'entrée en vigueur de la Loi sur la langue officielle, la plupart des institutions sont passées complètement à la langue tadjike, tandis que tous les organismes, à l'exception de la coentreprise et des sociétés étrangères, ont changé leur nom en tadjik. Puis des sanctions administratives ont commencé à être appliquées pour violation de la loi. Des fonctionnaires ont été condamnés à une amende par décision judiciaire. Quant à la communication habituelle des citoyens dans le pays, elle ne relève pas de la nouvelle loi, car celle-ci ne concerne pas les citoyens ordinaires dans leur vie quotidienne. D'ailleurs, même la vie des citoyens russophones a peu changé avec l'adoption de la loi. Il n'y a plus que 26 000 russophones au Tadjikistan, dont beaucoup sont des personnes âgées à la retraite ou à la préretraite. Peu d'entre eux occupent des postes élevés dans l'appareil de l'État et sont représentés surtout dans les entreprises moyennes. Quant aux jeunes russophones qui ont grandi dans les nouvelles conditions actuelles, ils ne semblent pas avoir eu de difficulté à employer la langue tadjike pour communiquer.
5.2 Le nouveau rôle dominant du tadjik
Pour le président Rahmon, la langue tadjike revêt une grande importance depuis l'indépendance. Après l'adoption de la Loi sur la langue de 1989, le gouvernement institua la «Journée de la langue», laquelle fut célébrée au Tadjikistan, chaque année, le 5 octobre, de 1990 à 2009. Avec la loi de 2009, la Journée de la langue est devenue la «Journée de la langue officielle» ("Rūzi zaʙoni davlatī."). Le 5 octobre 2009, le président Rahmon déclarait ce qui suit à propos du rôle de la langue tadjike :
Таджикский язык сыграл огромную роль на протяжении всего существования нашей нации, национальные и исторические ценности народа сохранены благодаря языку. Нам необходимо уважать государственный язык, который является важной, неотделимой и составной частью национальной культуры, и передать потомкам, следуя примеру наших предков. [...]
Правительство Республики Таджикистан также особое внимание уделяет условиям сохранения, обогащения и развития государственного языка, считая, что наилучшим способом сохранения таджикского языка является поддержка народного творчества, способствование культурному развитию, распространению литературных и научных произведений на таджикском языке, поскольку именно через культуру можно внести весомый вклад в становление, сохранение и развитие таджикского языка, который и без того имеет весьма богатый лексический запас. Сегодня в государственном языке имеются аналоги всех научных и профессиональных терминов, а также иностранных слов, приспособленных под таджикское употребление. [...] Государственный таджикский язык – это символ миротворчества, гостеприимства, согласия и дружбы! Мы горды тем, что являемся носителями этого языка — языка поэзии, музыки, культуры, истории и науки! С Днем государственного языка, дорогие соотечественники! |
[La langue tadjike a joué un rôle énorme tout au long de l'existence de notre nation, les valeurs nationales et historiques du peuple sont préservées grâce à la langue. Nous devons respecter la langue de l'État, qui est une partie importante, indissociable et intégrante de la culture nationale, et la transmettre à nos descendants, à l'instar de nos ancêtres. [...]
Le gouvernement de la république du Tadjikistan accorde également une attention particulière aux conditions de préservation, d'enrichissement et de rayonnement de la langue officielle, estimant que la meilleure façon de préserver la langue tadjike est de soutenir l'art populaire, de promouvoir le développement culturel, de diffuser des œuvres littéraires et scientifiques en langue tadjike, car c'est par la culture que l'on peut apporter une contribution significative dans la formation, la préservation et le rayonnement de la langue tadjike, qui possède déjà une banque lexicale très riche. Aujourd'hui, dans la langue officielle, il existe des équivalents de tous les termes scientifiques et professionnels, ainsi que des mots étrangers adaptés à l'usage du tadjik. [...] La langue tadjike d'État est un symbole de rétablissement de la paix, d'hospitalité, d'harmonie et d'amitié! Nous sommes fiers d'être porteurs de cette langue - la langue de la poésie, de la musique, de la culture, de l'histoire et des sciences! Bonne fête de la langue d'État, chers compatriotes! ] |
Dans son allocution, Emomali Rahmon affirmait que la langue est le fondement sur lequel repose la construction de l’État et qu'elle reflète la culture et la vision du monde de la nation.
Selon le président
tadjik, tous les citoyens doivent honorer la langue «avec sainteté» ("so svyatost'yu"), parce que ce n’est que par la langue que la mémoire historique du peuple peut être préservée. En même temps, compte tenu du climat actuel de mondialisation croissante, la langue tadjike a besoin d’une protection spéciale de l’État.
Le 26 décembre 2019, le président Rahmon, le «chef de la nation», a livré ce message devant la Majlisi Oli, l'Assemblée suprême du Parlement du Tadjikistan :
Мы должны как свою мать и свою Родину любить наш сладкозвучный и поэтичный таджикский язык и беречь как бесценный жемчуг, как основу нашего бытия.
Язык это зеркало, в котором ярко отражается лицо нации, мы должны ценить это, и наряду с этим придавать первостепенное значение изучению русского и английского языков как языков международного общения. |
Nous devons, comme notre mère et notre patrie, aimer notre langue tadjike douce et poétique et la chérir comme des perles inestimables, comme le fondement de notre être. La langue est un miroir dans lequel le visage de la nation se reflète de manière vivante, nous devons l'apprécier et, en même temps, attacher une importance primordiale à l'étude du russe et de l'anglais en tant que langues de communication internationale. Nous développons l'étude et le développement des langues non pas pour le spectacle, mais dans le but d'augmenter l'éducation de la société. Par conséquent, chaque personne consciente de soi devrait s'efforcer d'enrichir sa langue maternelle et apprendre des langues étrangères, donner la priorité à la lecture de livres et faire des efforts pour améliorer son éducation. |
Bien que la langue russe ait pratiquement disparu du paysage tadjik et que le nombre d'écoles avec une langue d'enseignement entièrement en russe atteigne 24 sur un total de plus de 3800 écoles, et malgré le fait que plus d'un million de citoyens tadjiks se rendent au travail en Russie, le président Emomali Rahmon répète sans relâche, depuis des années, que les jeunes Tadjiks doivent parler au moins deux langues étrangères: le russe et l'anglais. Néanmoins, le soutien de l'État à la langue russe au Tadjikistan est limité à sa reconnaissance en tant que «langue de communication interethnique». Aucune mesure spécifique n'a été prise pour développer les domaines de son application.
5.3 Les noms en tadjik
Le 13 janvier 2016, le Parlement légiféra afin d'obliger les parents à donner à leurs enfants un prénom tadjik tiré d'une liste de 10 000 prénoms. En principe, l'objectif avoué était d'éviter de donner des prénoms provenant d'objets ou d'animaux, ainsi que les prénoms «étrangers à la culture et aux traditions» tadjikes. Cette législation s'inscrivait dans un mouvement de dérussification des noms commencée en 2007 par le président Emomalii Rahmon, alors qu'il s'appelait Rakhmonov. Le 29 avril de la même année, une nouvelle loi entra en vigueur pour interdire de donner aux nouveau-nés des noms de famille avec des terminaisons russes. Le gouvernement a dressé une liste de 3000 prénoms acceptables pour les enfants.
Lorsque le Tadjikistan faisait partie de l'Union soviétique, beaucoup de Tadjiks russifiaient leurs noms de famille. En interdisant cette pratique, le gouvernement tadjik s'inscrivait dans la perspective post-soviétique de rétablir une identité nationale plus traditionnelle. Rappelons que le président Rakhmon a découragé l'emploi des noms slaves pour stimuler le patriotisme, alors que lui-même a changé son nom de famille de Rakhmonov, ce qui a incité les ministres, les fonctionnaires et ses propres enfants à emboîter le pas, mais une certaine résistance est apparue parmi les Tadjiks qui travaillaient en Russie. En vertu de la nouvelle législation, les terminaisons -ov et -ev furent interdites. Les enfants doivent recevoir des noms de famille dont les terminaisons sont originaires du pays, notamment en -zod, en -pur et en -far. Bref, le gouvernement voulait interdire les «prénoms étrangers à la culture et à la tradition nationales». En avril 2016, le Tadjikistan a officiellement interdit de donner des patronymes russes et des prénoms russes aux nouveau-nés.
5.4 La terminologie scientifique
Les premières tentatives pour créer un vocabulaire scientifique et technique dans la langue tadjike ont été faites il y a longtemps, soit au IXe siècle et au Xe siècle. Ces tentatives furent associées à la formation du premier État tadjik des Samanides (819-999) et à la formation de la langue tadjike en tant que langue officielle des institutions publiques, de la science et de la littérature. Les sources qui nous sont parvenues à ce jour ont conservé des informations sur l'artisanat, les outils, les produits manufacturés, ainsi que les termes techniques utilisés associés aux activités de travail des artisans. Certains de ces termes sont encore utilisés aujourd'hui.
Toutefois, le véritable développement de la terminologie moderne, y compris technique, s'est produit à l'ère soviétique. Depuis cette époque, toute la terminologie scientifique au Tadjikistan s'est développée presque exclusivement en russe. L'état de la terminologie scientifique de la langue tadjike a donc suscité une grande inquiétude dans la communauté scientifique du pays au lendemain de l'indépendance. Pour la première fois, il fallut inventer une multitude de termes en puisant dans le vocabulaire ancien de la langue persane afin de trouver une description des concepts scientifiques véhiculés par des moyens linguistiques. Les linguistes ont puisé dans le vocabulaire à prédominance iranienne afin de créer la terminologie scientifique tadjike moderne. De plus, les emprunts transcrits et transférables utilisés dans la recherche de termes impliquaient aussi des emprunts à l'arabe, au grec, au sanskrit, au copte et à d'autres langues anciennes. Finalement, les emprunts à d'autres langues, surtout le farsi d'Iran, ont joué un rôle important dans l'élaboration de la terminologie scientifique en tadjik.
Après l'indépendance, la documentation technique est apparue progressivement en tadjik dans les manuels et les supports pédagogiques, dans les dictionnaires terminologiques techniques et les ouvrages de référence. Des efforts ont été faits pour rationaliser la terminologie et planifier son développement, notamment dans des disciplines comme les mathématiques, l'astronomie, la géographie et la médecine.
À l'occasion de la Journée de la langue officielle, célébrée aujourd'hui 5 octobre 2018, le président tadjik, Emomali Rahmon, a félicité le peuple tadjik de la façon suivante:
Таджикский язык является одним из самых древних и богатых языков мира, на нём можно выразить любое понятие. На этом языке не только существует тысячелетняя всемирно известная литература, но на нём также созданы крупные научные творения, которые способствовали развитию мировой науки. Другими словами, таджикский язык издревле славился не только как язык литературы и культуры, но и наук, в том числе точных и естественных. Наша задача, особенно учёных, представителей интеллигенции, сегодня заключается в том, чтобы адаптировать язык к новым условиям века, стремительного развития науки и техники, с использованием громадного словарного запаса укрепить роль и значение государственного языка в современном обществе. | La langue tadjike est l'une des langues les plus anciennes et les plus riches du monde, tous les concepts peuvent y être exprimés. Dans cette langue, il existe non seulement une littérature millénaire de renommée mondiale, mais aussi des créations scientifiques majeures qui ont contribué au développement de la science mondiale. En d'autres termes, la langue tadjike est connue depuis l'Antiquité non seulement comme langue de la littérature et de la culture, mais aussi comme celle des sciences, y compris les langues exactes et naturelles. Notre tâche, en particulier celle des scientifiques et des intellectuels, est aujourd'hui d'adapter la langue aux nouvelles conditions du siècle, au développement rapide de la science et de la technologie, en utilisant l'énorme vocabulaire pour renforcer le rôle et l'importance de la langue officielle dans la société moderne. |
Cependant, en dépit des propos du président tadjik, il reste encore de grandes recherches à effectuer, car l'état actuel de la langue de la science en tadjik paraît incomplet. Dans les faits, l'enrichissement constant du fonds lexical de la langue tadjike crée des conditions favorables à la pénétration de nouveaux termes dans diverses sphères de la société. Un développement intensif des termes russes internationaux est en cours, en raison des changements cardinaux dans toute la vie politique et sociale, de la démocratisation et de la politisation de la société en général. L'analyse de la terminologie technique a révélé qu'une partie des termes utilisés semble inexacte, car elle ne répond pas toujours aux exigences de la lexicographie moderne. Par exemple, dans le domaine de la médecine, la plupart des médecins formés à l'époque de l'ère soviétique, et même après, ne se reconnaissent plus dans les nouveaux mots empruntés à plusieurs langues étrangères autres que le russe.
Le vocabulaire terminologique scientifique et technique s'est formé pendant plusieurs années presque spontanément. À l'exception du dictionnaire russe-tadjik sur la construction (1982), en plusieurs autres dictionnaires ont été publiés les années suivantes: en génie mécanique (1991), en énergie électrique (1992), en informatique (1995), pour les matériaux de construction (1994), l'énergie électrique (2005), le parc automobile (2006), l'architecture (2007). En règle générale, le développement rapide dans le domaine particulier de la science et de la technologie implique de vastes recherches qui exigent des ressources financières importantes, lesquelles ne sont pas nécessairement au rendez-vous dans un pays relativement pauvre comme le Tadjikistan.
6 La politique autoritaire
L'islamisme a pénétré au Tadjikistan un peu plus tôt que dans les autres républiques musulmanes soviétiques. Cela vient du fait que, dans la plupart des régions éloignées et montagneuses, contrairement à de grandes villes comme Douchanbé, Leninabad (Khujand moderne), Kurgan-Tyube et Kulyab, l'islam restait un mode de vie spirituelle important de la population tadjike. Le degré élevé de religiosité de la population face à l'oppression constante des libertés religieuses et à la domination de la politique soviétique athée avait suscité un mécontentement à l'égard des aspects sociaux et matériels de la vie existante de la part des segments les plus pauvres de la population du Tadjikistan vivant dans les zones rurales et montagneuses.
6.1 La lutte contre l'islamisme
Aujourd'hui, les experts s'entendent pour dire que, parmi les pays d'Asie centrale post-soviétique, le Tadjikistan présente le plus haut niveau de danger terroriste. C'est pourquoi le gouvernement du Tadjikistan intensifia la lutte contre les groupes extrémistes. Dans le cadre des événements de 2014-2015, une campagne fut menée contre «l'extrémisme religieux». En particulier, les représentants du gouvernement assistaient aux sermons dans les mosquées et, là où les sermons étaient considérés comme trop radicaux, les mosquées fermaient. Au total, environ 2000 mosquées furent fermées. De plus, des mesures sévères furent prises dans tous les centres-villes pour garantir un «code vestimentaire» antireligieux : les vêtements, les femmes portant le foulard, les hommes portant la barbe, etc., furent soumis à une codification administrative.
S'ajoutèrent à ces mesures l'interdiction des prénoms musulmans, l'interdiction du voile islamique à l’école et l'interdiction des mosquées pour les mineurs, sans oublier les rasages forcés et le contrôle des mosquées. Ce furent là des mesures prises par le gouvernement pour lutter contre l’extrémisme musulman. D'une part, ces dispositions n'ont pas été nécessairement bien acceptées dans un pays majoritairement musulman comme le Tadjikistan. D'autre part, cette lutte contre l'islamisme radical ne pouvait qu'apporter les faveurs, ou du moins le silence approbateur, de l'Ouest qui combattait Daech. Depuis un certain temps, le gouvernement mène une campagne en faveur de la laïcité en raison de l’augmentation de la radicalisation avec de plus en plus de ressortissants tadjiks qui rejoignent les rangs de l'État islamique.
Par le fait même, la langue tadjike a découvert un certain nombre de mots associés à l'État islamique (présentés ici en alphabet latin): Davlati Islomī («État islamique»), islomī («islamistes»), terroristi islomī («terroriste islamique»), jihadism («djihadisme»), terrorizmi radikalii islom («terrorisme islamique radical»), radikalizatsija («radicalisation»), islomofoʙija («islamophobie»), ziddi islomī («anti-islamiste»), ʙomʙahoi xudkuşī («attentat-suicide»), zidditerrorizm («lutte antiterroriste»), etc.
6.2 Le culte de la personnalité
La lutte contre l'islamisme va de pair avec le regain de culte de la personnalité autour du président Emomali Rahmon: installation de caméras dans les mosquées, rasage de barbe et autres mesures font régulièrement des apparitions sur les manchettes dans les journaux.
Au Tadjikistan de l'après-soviétisme, certaines pratiques
n'ont guère changé au cours des années qui ont suivi l'indépendance. La vieille tradition soviétique d'un pouvoir fort, seul garant de la stabilité et de la sécurité, a non seulement pris racine au Tadjikistan, mais a également acquis une nouvelle dimension. Les partisans du président Rahmon ne voient rien de répréhensible dans la manifestation de dévotion populaire pour le chef de l'État en soulignant ses nombreux services à la patrie. Quant aux opposants, ils parlent avec prudence d'un culte imminent de la personnalité.
La dévotion pour le chef de l'État est particulièrement évidente sur les panneaux d'affichage installés le long des routes et des autoroutes, sur d'innombrables panneaux d'affichage dans les rues des villes et villages dans toutes les régions. D'après le Parti démocratique du peuple au pouvoir dirigé par Rahmon, l'installation de ces nombreux panneaux d'affichage sur les murs extérieurs des maisons avec des photos immenses du président serait une pratique courante dans plusieurs pays, dont le but est de transmettre aux citoyens les déclarations du chef du pays. Partout le président est accueilli par des chants et des danses; souvent, son chemin est couvert de pétales de rose, appelant le président «padishah» (en persan: «roi des rois») et «sauveur de la nation». Les portraits du président sont accrochés pratiquement sur toutes les «surfaces libres» du pays. Bref, le président bien-aimé protège ses citoyens de partout, pour ne pas dire qu'il les contrôle de partout. |
En 2015, le Parlement a adopté la Loi sur le fondateur de la paix et de l’unité nationale, le leader de la nation. Celle-ci est devenue une loi constitutionnelle le 14 novembre 2016: Loi constitutionnelle sur le fondateur de la paix et de l'unité nationale, le chef de la nation. Depuis le mois d'avril 2017, les médias tadjiks sont tenus d’employer le titre complet du président Emomalii Rahmon: «Fondateur de la paix et de l’unité nationale, le chef de la nation». Or, le président tient à son titre complet. Auparavant, les journalistes pouvaient réduire le titre du président tadjik, à la tête du pays depuis 1994, à «chef de la nation» ou simplement «chef d’État». Jusqu'à récemment, Rahmon s'appelait Chanobi Oli, ce qui signifie «Votre Excellence». Selon la direction de la radio d’État du Tadjikistan, l'emploi du titre complet du président est une exigence de la loi et les journalistes doivent s’y conformer. Voici un extrait de l'article 2 de la loi en question (2016):
Article 2
Le fondateur de la paix et de l'unité nationale, le chef de la nation |
Après le référendum de 2016 l’autorisant à être «président à vie», la nomination de son fils à la tête de Douchanbé, la capitale du pays, l’adoption obligatoire du titre complet de Rahmon constitue une nouvelle étape dans le renforcement de l’autoritarisme, voire même dans l’absolutisation du pouvoir tadjik.
Ce n'est pas tout. La loi accorde l’immunité au président Emomalii Rahmon ainsi qu’à sa famille, et ce, jusqu’à la fin de leur vie. S'il y a outrage au possesseur de ce titre, la loi prévoit une responsabilité pénale. Les organisations de défense des droits de l'homme critiquent également Emomali Rahmon pour sa dérive autoritaire et le culte de la personnalité qu'il a progressivement mis en place. Qui plus est, le président et sa famille contrôlent les principales entreprises du pays, y compris la plus grande banque, la Bonki millii Toçikiston (Banque nationale du Tadjikistan).
6.3 Une présidence autoritaire
Le président Emomali Rahmon a toujours pratiqué une politique autoritaire, y compris dans le domaine de la langue. Le respect des droits de l'homme au Tadjikistan demeure problématique. La liberté de la presse et le droit à un procès équitable ne sont pas assurés. La violence des forces de sécurité semble difficilement contrôlable, alors que des cas de torture ont été dénoncés. Enfin, les droits sociaux et économiques des Tadjiks ont été encore réduits par la paupérisation de la société depuis l'indépendance : travail des enfants, travail forcé, discriminations et violences envers les femmes sont monnaie courante. De plus, les minorités religieuses, notamment les juifs et les chrétiens, semblent avoir été victimes de mesures discriminatoires et de destruction de leurs lieux de culte.
Dans ses discours, le président mentionne toujours le rôle historique de la langue tadjike en tant que langue officielle de l'État et de la communication entre les différents peuples, notant que «la langue maternelle douce, élégante et poétique du peuple tadjik», est employée par les Tadjiks «depuis des millénaires». Le chef du pays exhorte régulièrement les successeurs actuels et futurs de la langue tadjike à préserver sa pureté et son développement global en tant que langue nationale, langue de la culture, langue de la de science et de la technologie. Il souligne souvent la nécessité de respecter les règles et les normes de la langue officielle, en particulier pour les périodiques, la radio, la télévision, les maisons d'édition, les enseignants dans les établissements d'enseignement.
Emomali Rahmon a donné des instructions (comprendre:
des «ordres») aux autorités compétentes sur la mise en œuvre de la Loi sur la langue officielle de 2009, la mise en œuvre des Règles d'orthographe de la langue tadjike (Qoidahoi imloi zaʙoni toçikī), du Dictionnaire d'orthographe de la langue tadjike (Luƣati imloi imloi zaʙoni toçikī) et la rédaction du programme de développement de la langue officielle. Enfin, le président impose aussi des conditions d'apprentissage des langues étrangères, en particulier le russe et l'anglais, dans les écoles du pays afin que les jeunes du pays puissent profiter de l'apprentissage de plusieurs langues étrangères.
En 2016, les électeurs tadjiks se sont ainsi prononcés à 94,5 % pour un nombre illimité de mandats présidentiels et un ensemble de 40 modifications constitutionnelles qui permettent à Emomali Rahmon de conserver le pouvoir tant que bon lui semble. Le Parlement lui a même octroyé le statut de «dirigeant de la nation», qui lui confère, ainsi qu’à sa famille, l’immunité pénale. Rahmon est un président qui, dans un régime de plus en plus autoritaire et paternaliste, s’affiche en «bienfaiteur du peuple». De plus, le président Rahmon est en train de préparer sa succession en faveur de son fils aîné Rustam Imomali à la fin de 2020, tout en restant au pouvoir en tant que «leader national». Cette mesure permettrait d'assurer ainsi la continuité de la politique
autoritaire à moyen terme.
1) Situation générale |
2) Données historiques |
3) La politique linguistique |
4) La Région autonome du Haut-Badakhchan |
5) Bibliographie |
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