Histoire du français
Chapitre 8

(8) La Révolution française:

la langue nationale

(1789-1870)


Plan du présent article
 

1. Les multiples changements de régime

2. La guerre aux «patois» sous la Révolution
    La «tour de Babel» dialectale
    Le rapport Grégoire
    La terreur linguistique

3. La langue française de la bourgeoisie
    Le calendrier
    Les poids et mesures
    La toponymie et les prénoms
    Les résistances à la francisation
 

4. L'instruction publique
    L'imposition du français
    La réforme de l'orthographe
    Vers une langue nationale
5. Le retour au conservatisme sous Napoléon
    Le conservatisme linguistique
    Les retombée politiques sur le français
6. Conservatisme et libéralisme (1815-1870)
    Le conservatisme scolaire
    La persistance de la diversité linguistique
    Le libéralisme littéraire
    L'enrichissement du vocabulaire
    La récupération politique

1 Les multiples changements de régime

- 1789-1799: la Révolution française
- 1799-1814: le Consulat et l'Empire
- 1814-1830: la Restauration
- 1830-1848: la monarchie de Juillet
- 1848-1852: la IIe République
- 1852-1870: le Second Empire
La période 1789-1870 en fut une d'agitation et de changement de régimes (voir le tableau de gauche) à un point tel que les Britanniques disaient que la Constitution française était une sorte de «périodique». Cette période marqua aussi le triomphe de la bourgeoisie, qui s'installait au pouvoir. Cette période d'instabilité commença avec la Révolution, alors que le français devint aussitôt «la langue de la Révolution française». Après le règne quasi militaire de Napoléon, ce fut le retour à la monarchie (la Restauration) qui, cette fois, était établie sur des bases constitutionnelles. Puis ce fut la IIe République, suivie d'un autre régime autoritaire lors du Second Empire de Napoléon III. La France se stabilisa avec la proclamation de la IIIe République en 1870. 

Pendant cette période, la Grande-Bretagne exerça sa suprématie non seulement en Europe, mais en Asie, au Moyen-Orient et en Amérique. Ailleurs, on assista à l'expansion de la Russie, à l'indépendance de la Belgique, de la Grèce (contre les Turcs), de la Bulgarie et de la Serbie, ainsi qu'à l'unification de l'Italie et à celle de l'Allemagne. Pendant que l'Amérique se décolonisait, les grandes puissances européennes prirent possession de l'Afrique.

Par ailleurs, certaines innovations comme les chemins de fer, la navigation à vapeur, l'électricité, le téléphone, eurent un effet considérable, soit sur l'unification linguistique à l'intérieur des États, dont la France, soit sur la pénétration des langues les unes par les autres. L'amorce de l'industrialisation et de l'urbanisation entraîna des conséquences similaires. 

À la veille de la Révolution, la France était encore le pays le plus peuplé d'Europe (26 millions d'habitants) et l'un des plus riches. Néanmoins, tout ce monde paraissait insatisfait. Les paysans formaient 80 % de la population et assumaient la plus grande partie des impôts royaux, sans compter la dîme due à l'Église et les droits seigneuriaux, alors qu'ils recevaient les revenus les plus faibles. La bourgeoisie détenait à peu près tout le pouvoir économique, mais elle était tenue à l'écart du pouvoir politique. Pendant ce temps, la noblesse vivait dans l'oisiveté, et l'Église possédait 10 % des terres les plus riches du pays.
 

En 1786, le ministre des Finances de Louis XVI, Charles-Alexandre de Calonne, fit promulguer une loi visant à faire payer des impôts aux propriétaires fonciers. Il faut dire que la guerre contre la Grande-Bretagne en Amérique avait coûté au Trésor français plus d'un milliard de livres tournois, soit l'équivalent de huit milliards d'euros d'aujourd'hui (ou de dix milliards de dollars US). Une somme colossale qui avait ruiné la France! Comme si ce n'était pas assez, l'effort du roi de France ne permit même pas de récupérer le Canada. Le nouvel impôt destiné à renflouer les caisses de l'État fut évidemment fort mal accueilli par les détenteurs de privilèges en France; ceux-ci s'opposèrent à cette loi. Devant cet échec, Louis XVI convoqua en août 1788 les états généraux, c'est-à-dire l'assemblée censée représenter le pays en trois tiers : la noblesse, le clergé et le peuple (le tiers état). Le tiers état exigea l'élaboration d'une constitution pour le pays (selon le modèle inspiré des États-Unis), l'abolition des droits féodaux et des impôts injustes. Rien qui puisse renflouer les caisses de l'État!

Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que les révoltes populaires aient fini par éclater, d'autant plus qu'elles avaient été préparées par la classe bourgeoise depuis longtemps. Le 11 septembre 1789, les députés de l'Assemblée constituante, réunis pour délibérer sur le droit de veto accordé au roi Louis XVI, se répartirent spontanément de part et d'autre du président : à gauche, les opposants au veto (révolutionnaires et libéraux), à droite les partisans du roi (royalistes et réactionnaires). Depuis lors, cette répartition des députés par affinités marqua partout dans le monde les clivages entre une droite, réputée conservatrice, et une gauche, réputée révolutionnaire ou réformiste.

Puis le peuple les sans-culottes prit la Bastille le 14 juillet 1789, s'empara le 10 août 1792 des Tuileries, la demeure du roi. Il fit exécuter Louis XVI le 21 janvier 1793 (après un simulacre de procès) sur la place de la Révolution (précédemment appelée «place Louis XV», aujourd'hui «place de la Concorde»). Si c'est le peuple qui, en définitive, fit la Révolution, c'est la bourgeoisie qui s'appropria le pouvoir. La période révolutionnaire mit en valeur le sentiment national, renforcé par la nécessité de défendre le pays contre les armées étrangères appelées par les nobles en exil qui n'acceptaient pas leur déchéance. 

2 La guerre aux «patois» sous la Révolution (1789-1799)

Ce mouvement de patriotisme s'étendit aussi au domaine de la langue. Pour la première fois, on associa langue et nation. Désormais, la langue devint une affaire d'État: il fallait doter d'une langue nationale la «République unie et indivisible» et élever le niveau des masses par l'instruction ainsi que par la diffusion du français. Or, l'idée même d'une «République unie et indivisible», dont la devise était «Liberté, Fraternité et Égalité pour tous», ne pouvait se concilier avec le morcellement linguistique et le particularisme des anciennes provinces. On aurait pu s'attendre, au contraire, que la Révolution puisse se montrer ouverte aux patois, aux usages non normalisés et aux variétés «basses» de la langue. Il y a bien eu quelques Français qui ont renté de promouvoir les langues locales, comme ce fut le cas de Jean-François Marmontel (1723-1799), un encyclopédiste et grammairien célèbre en son temps:
 

Dans cette espèce d'aristocratie composée de deux puissances souvent contraires l'une à l'autre, on ne savait à laquelle obéir. Le peuple, dit-on, s'exprime ainsi. Eh bien, alors, le peuple s'exprime noblement. [...] Par quelle vanité voulons-nous que, dans... notre «langue», tout ce qui est à l'usage du peuple contracte un caractère de bassesse et de vileté? Faut-il qu'une reine dise bonjour en d'autres termes qu'une villageoise? 

La démocratisation de la France ira jusqu'à donner naissance à l'égalité de tous les locuteurs du français. Mais l'utopie égalitaire ne dura pas. Rien ne s'est passé ainsi. Les individus qui ont fait la Révolution étaient le produit de l'Ancien Régime. Ils disposaient d'une solide éducation classique et ils savaient s'exprimer oralement. Lorsqu'il était temps de parler en public, ces bourgeois instruits ont su puiser dans la littérature des Lumières les idées, les mots, les phrases et les éléments de discours qu'il leur fallait pour impressionner les foules. Pour ce faire, ils ont eu recours à l'éloquence, que ce soit dans les discours de contestation, de dénonciation ou de revendication. Alors que le XVIIIe siècle monarchique et absolutiste avait muselé la parole des individus, la Révolution permettait aux révolutionnaires de la libérer, suivant en cela le modèle des parlementaires britanniques et des assemblées américaines, ces dernières aboutissant à la Révolution à partir de 1776. En même temps, la marque de la langue anglaise sur le vocabulaire français se fera de façon plus insistante, car les institutions britanniques et américaines ont exercé une fascination certaine chez les Français.

2.1 La «tour de Babel» dialectale

Pour les populations du royaume de France, le français restait largement une «langue étrangère». Au début de la Révolution, les dirigeants affichèrent une politique linguistique qui témoignait d'une grande tolérance à l'égard des patois ou des langues régionales. Comme il s'agissait de propager les idées révolutionnaires, il paraissait normal de les véhiculer dans les langues que les gens comprenaient. Loin d'imposer aux citoyens la langue de feu le roi, la République se voulait plurilingue et s'exprimait dans les diverses langues des Français.
 

Le 14 janvier 1790, sur proposition du député François-Joseph Bouchette (1735-1810), l'Assemblée nationale française décidait de «faire publier les décrets de l'Assemblée dans tous les idiomes qu'on parle dans les différentes parties de la France». Et le député Bouchette de dire: «Ainsi, tout le monde va être le maître de lire et écrire dans la langue qu'il aimera mieux.» C'est à partir de Paris qu'on rédigea des traductions des différents décrets destinés à la population. Des bureaux départementaux, par exemple en Alsace, en Lorraine et en Bretagne, furent créés pour traduire sur place divers textes. En novembre 1792, la Convention chargea une commission afin d'accélérer les traductions. De cette façon, la République croyait qu'il fallait recourir au multilinguisme parce que toutes les langues de France avaient droit de cité. Toutefois, la traduction fut rapidement abandonnée devant le manque de traducteurs, les coûts financiers et l'absence réelle de vouloir conserver les langues régionales qu'on appelait alors les «patois» (voir la carte) .

Aussitôt, les patois devinrent l'objet d'une attaque en règle! Les révolutionnaires bourgeois ont même vu dans les patois un obstacle à la propagation de leurs idées. Bertrand Barère (1755-1841), membre du Comité de salut public (8 pluviôse an II), l'organe de gouvernement révolutionnaire mis en place par la Convention nationale en avril 1793, déclencha une véritable offensive en faveur de l'existence d'une langue nationale :
 

La monarchie avait des raisons de ressembler à la tour de Babel; dans la démocratie, laisser les citoyens ignorants de la langue nationale, incapables de contrôler le pouvoir, c'est trahir la patrie... Chez un peuple libre, la langue doit être une et la même pour tous.

Chez un peuple libre, la langue doit être une et la même pour tous! Il ne suffisait pas seulement de favoriser le français, mais aussi de supprimer toute autre langue parlée par les citoyens. Dans son Rapport du Comité de salut public sur les idiomes (voir le texte complet) qu'il présenta devant la Convention du 27 janvier 1794, Bertrand Barère s'exprimait ainsi au sujet des «jargons barbares» et des «idiomes grossiers» qui ne peuvent plus servir que les «fanatiques» et les «contre-révolutionnaires»
 

Combien de dépenses n'avons-nous pas faites pour la traduction des lois des deux premières assemblées nationales dans les divers idiomes de France! Comme si c'était à nous à maintenir ces jargons barbares et ces idiomes grossiers qui ne peuvent plus servir que les fanatiques et les contre-révolutionnaires!

Bertrand Barère, membre du Comité pour le salut public, n'était pas le seul à penser ainsi. La plupart des membres de la classe dirigeante développaient des idées similaires. Dans certains pays, un politicien qui tiendrait de tels propos en public aujourd'hui se ferait certainement rabrouer, à défaut de se faire lyncher. On imagine mal qu'un président de la Confédération suisse, un premier ministre belge ou canadien, ou un président de la République finlandaise puisse faire de telles affirmations à ses concitoyens. Ce serait un tollé.

2.2 Le rapport Grégoire

L'abbé Henri-Baptiste Grégoire (1750-1831), ancien évêque de Blois, demeure certainement l'une des principales figures dominantes de la Révolution française. Devant le Comité de l'Instruction publique, l'abbé Grégoire déclarait, le 30 juillet 1793: 
 

Tous les jours, rentrés dans le sein de leur famille, dans les longues soirées des hivers surtout, la curiosité des parents et l'empressement des enfants, de la part de ceux-ci l'avidité de dire, de la part de ceux-là le désir d'entendre, feront répéter la leçon et retracer des faits qui seront le véhicule de la morale ; ainsi l'émulation acquerra plus de ressort, ainsi l'éducation publique sera utile, non seulement à ceux qui font l'apprentissage de la vie, mais encore à ceux qui ont atteint l'âge mûr ; ainsi l'instruction et les connaissances utiles, comme une douce rosée, se répandront sur toute la masse des individus qui composent la nation, ainsi disparaîtront insensiblement les jargons locaux, les patois de six millions de Français qui ne parlent pas la langue nationale. Car, je ne puis trop le répéter, il est plus important qu'on ne pense en politique d'extirper cette diversité d'idiomes grossiers, qui prolongent l'enfance de la raison et la vieillesse des préjugés. Leur anéantissement sera plus prochain encore, si, comme je l'espère, vingt millions de catholiques se décident à ne plus parler à Dieu sans savoir ce qu'ils lui disent, mais à célébrer l'office divin en langue vulgaire.

Soulignons le terme «extirper» appliqué aux «idiomes grossiers» qui prolongent «l'enfance de la raison» et «la vieillesse des préjugés». Ce sont là des termes extrêmement forts destinés à dévaloriser les patois. Une fois la monarchie abolie, parler français, c'était affermir la démocratie; oublier les patois, c'était s'affranchir de la domination et de la dépendance.

L'abbé Grégoire fut l'un des plus ardents pourfendeurs des patois durant la Révolution. Il commença une enquête sur les patois le 13 août 1790; il reçut seulement 49 réponses qui se sont étalées jusqu'en 1792. On peut lire le questionnaire de l'abbé Grégoire lorsqu'il fit son enquête sur la situation linguistique en France en cliquant ICI, s.v.p.

Deux ans plus tard (1794), il remettait un rapport de 28 pages sur «la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser la langue française»: Rapport sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser l'usage de la langue française. Si Grégoire a rédigé son rapport, c'est parce que la question de la langue apparaissait comme centrale dans la politique révolutionnaire. Grégoire dénonçait la situation linguistique de la France républicaine qui, «avec trente patois différents», en était encore «à la tour de Babel», alors que «pour la liberté» elle formait «l'avant-garde des nations».

L'abbé Grégoire déclara notamment que la France n'avait plus de provinces, mais qu'elle avait encore trente patois qui en rappelaient les noms:
 

Nous n'avons plus de provinces, et nous avons encore environ trente patois qui en rappellent les noms.

Peut-être n'est-il pas inutile d'en faire l'énumération : le bas-breton, le normand, le picard, le rouchi ou wallon, le flamand, le champenois, le messin, le lorrain, le franc-comtois, le bourguignon, le bressan, le lyonnais, le dauphinois, l'auvergnat, le poitevin, le limousin, le picard, le provençal, le languedocien, le velayen, le catalan, le béarnais, le basque, le rouergat et le gascon ; ce dernier seul est parlé sur une surface de 60 lieues en tout sens.

Au nombre des patois, on doit placer encore l'italien de la Corse, des Alpes-Maritimes, et l'allemand des Haut et Bas-Rhin, parce que ces deux idiomes y sont très-dégénérés.

Enfin les nègres de nos colonies, dont vous avez fait des hommes, ont une espèce d'idiome pauvre comme celui des Hottentots, comme la langue franque, qui, dans tous les verbes, ne connaît guère que l'infinitif.

Évidemment, tous ces «patois» sont perçus par l'abbé Grégoire de façon très péjorative. Pour lui, des langues telles le corse, le vivaro-alpin des Alpes et le francique de la région du Rhin sont des idiomes «très-dégénérés», rien de moins. Les «nègres» des colonies parleraient un «idiome pauvre... comme la langue franque». L'abbé Grégoire ignorait totalement non seulement la langue franque des Francs, mais il ignorait aussi que les «nègres» parlaient une langue mixte, le créole. Quoi qu'il en soit, Grégoire ne nous a jamais fait part de ses critères de «dégénérescence» d'une langue. Il suffisait seulement que ce ne soit pas du français.

Avec une sorte d'effarement, l'abbé Grégoire révéla dans son rapport de juin 1794 qu'on ne parlait «exclusivement» le français uniquement dans «environ 15 départements» (sur 83). Il lui paraissait paradoxal, et pour le moins insupportable, de constater que moins de trois millions de Français sur 25 parlaient la langue nationale, alors que celle-ci était utilisée et unifiée «même dans le Canada et sur les bords du Mississipi». Après avoir constaté l'extrême variété des langages, Grégoire mentionnait «qu'au moins six millions de Français, surtout dans les campagnes ignorent la langue nationale [...] et qu'un nombre égal est à peu près incapable de soutenir une conversation suivie» et qu'en définitive le nombre de ceux qui la parlent «purement» n'excède pas trois millions (sur 28 millions d'habitants).

Étant donné que l'abbé Grégoire n'a jamais transmis sa méthode de calcul, il est fort probable que la situation linguistique soient même en dessous de la réalité, car près de soixante-dix ans plus tard une statistique de 1863 comptabilisait encore 7,5 millions de Français ignorant la langue nationale (sur près de 38 millions d'habitants.

En somme, en 1789, le français était encore une langue officielle parlée par une minorité ! À la suite de son rapport (voir le texte complet), la Convention adopta le décret suivant :

Décret

La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de son Comité d'instruction publique, décrète :

Le Comité d'instruction publique présentera un rapport sur les moyens d'exécution pour une nouvelle grammaire et un vocabulaire nouveau de la langue française. Il présentera des vues sur les changements qui en faciliteront l'étude et lui donneront le caractère qui convient à la langue de la liberté.

La Convention décrète que le rapport sera envoyé aux autorités constituées, aux Sociétés populaires et à toutes les communes de la République.

Cependant, le décret de la Convention n'a jamais été appliqué. Comme quoi il est plus facile de changer de régime politique que la règle des participes passés. Puis le Comité de salut public réaffirma, dans la circulaire no 72 du 28 prairial an II (16 juin 1794), la nécessité de supprimer les «dialectes»: «Dans une République une et indivisible, la langue doit être une. C'est un fédéralisme que la variété des dialectes, il faut le briser entièrement.»

2.3 La terreur linguistique

À partir de 1793, les révolutionnaires s'attribuèrent le droit d'éliminer leurs concitoyens au nom du progrès pour l'humanité. Ce fut la politique soumise au principe de la fin justifiant les moyens. Un discours se développa dans lequel le terme langue restait l'apanage exclusif du français appelé «notre langue». Tout ce qui n'est pas français devait s'appeler patois ou idiomes féodaux. La Révolution fit tout pour s'approprier les symboles de l'unité nationale. Le 8 août 1793, la Convention nationale supprimait toutes les académies et sociétés littéraires officielles, dont la célèbre Académie française (fondée en 1635 par Richelieu) qui sera transformée en un Institut national en 1794. Il en fut ainsi de l'Académie de peinture et sculpture (fondée par Mazarin en 1648), de l'Académie des inscriptions et belles-lettres (fondée par Colbert en 1664), de l'Académie des sciences (fondée par Colbert en 1666), de l'Académie de musique(fondée la même année) et de l'Académie d'architecture (fondée en 1671).

Deux ans auparavant, Talleyrand avait proposé le décret suivant:

Article 1

Les Académies et sociétés savantes entretenues aux frais du Trésor public, les chaires établies à Paris au Jardin du roi, au Collège royal, à celui de Navarre, à l'Hôtel des Monnaies, au Louvre, au Collège des Quatre-Nations, pour l'enseignement de la littérature, des mathématiques, de la chimie et de quelques parties de la physique, de l'histoire naturelle, et de la médecine, seront supprimées, et il y sera suppléé comme il suit.

Article 2

Il sera établi à Paris un grand institut, qui sera destiné au perfectionnement des lettres, des sciences et des arts.

[...]

Finalement, l'article 1er du décret de 1793 se lira comme suit: «Toutes les académies et sociétés littéraires patentées ou dotées par la nation sont supprimées.»

Par la suite, la Révolution se vit dans la nécessité d'imposer le français par des décrets rigoureux à travers toute la France, par la force si nécessaire. Sous Robespierre, le décret du 2 thermidor, an II (20 juillet 1794) sanctionna la terreur linguistique. À partir de ce moment, les patois locaux furent pourchassés. Cette loi «linguistique» nous donne par ailleurs une bonne idée des intentions des dirigeants révolutionnaires: 

Article 1er

À compter du jour de la publication de la présente loi, nul acte public ne pourra, dans quelque partie que ce soit du territoire de la République, être écrit qu'en langue française.

Article 2

Après le mois qui suivra la publication de la présente loi, il ne pourra être enregistré aucun acte, même sous seing privé, s'il n'est écrit en langue française.

Article 3

Tout fonctionnaire ou officier public, tout agent du Gouvernement qui, à dater du jour de la publication de la présente loi, dressera, écrira ou souscrira, dans l'exercice de ses fonctions, des procès-verbaux, jugements, contrats ou autres actes généralement quelconques conçus en idiomes ou langues autres que la française, sera traduit devant le tribunal de police correctionnelle de sa résidence, condamné à six mois d'emprisonnement, et destitué.

Article 4

La même peine aura lieu contre tout receveur du droit d'enregistrement qui, après le mois de la publication de la présente loi, enregistrera des actes, même sous seing privé, écrits en idiomes ou langues autres que le français.

Après avoir fait guillotiné plus de 17 000 opposants à son régime, Maximilien de Robespierre lui-même fut mené à la guillotine lors d'un coup d'État contre-révolutionnaire. En raison de la chute de Robespierre, le décret fut suspendu quelques semaines plus tard (en septembre), jusqu'à la diffusion d'un nouveau rapport sur cette matière par des «comités de législation et d'instruction publique». D'autres décrets remplacèrent celui de juillet 1794. Quoi qu'il en soit, ces mesures répressives ne furent jamais efficaces.

Évidemment, une politique linguistique qui se donne comme objectif de faire changer la langue de plusieurs millions de personnes ne peut espérer aboutir à un résultat satisfaisant en quelques années. De fait, la pression que les autorités révolutionnaires tenteront d'exercer sera revue à la baisse pour revenir aux pratiques anciennes. Il faudra attendre au XIXe siècle et des décennies d'instruction obligatoire pour mettre en œuvre les politiques proposées par l'abbé Grégoire.

3 La langue française de la bourgeoisie

Quant au code du français, c'est-à-dire la langue elle-même, il ne changea pas beaucoup au XVIIIe siècle. Le français populaire ne remplaça pas la langue aristocratique, car c'est la bourgeoisie qui imposa sa variété de français, pas le peuple. Or, cette variété n'était pas fondamentalement différente de celle de l'Ancien Régime. La seule influence populaire concernait la prononciation de l'ancienne diphtongue -oi qui, de (dans loi), passa à wa. Bref, c'est la prononciation qui se modifia le plus, avec le vocabulaire administratif.

La Révolution française a apporté de nouveaux mots et des significations nouvelles pour rendre compte d'un «monde nouveau». Les mots patrie, nation, peuple, fraternité, etc., ont fait l'objet de connotations quasi religieuses. Les appellations de Monsieur/Madame, furent remplacées par Citoyen/Citoyenne. Le 8 novembre 1793, on institua par décret la règle du tutoiement (Décret sur le tutoiement obligatoire) en s'inspirant de la Rome antique; on voulait ainsi marquer l'égalité de tous les citoyens entrer eux, mais le décret sera aboli dès juin 1795. Puis il fallut changer le calendrier romain, trop religieux, et le système des poids et mesures, sans oublier la toponymie et les prénoms associés à l'Ancien Régime. Cependant, le «tutoiement révolutionnaire» et le titre égalitariste de citoyen/citoyenne à la place de monsieur/madame ne persistèrent pas.

Quant au vocabulaire, il subit un certain remue-ménage en raison des nouvelles réalités politiques et sociales. Tout le vocabulaire politique administratif se modifia avec la disparition des mots relatifs à l'Ancien Régime et la création de mots nouveaux ou employés avec un genre nouveau. Certains mots sont restés, d'autres, non: Assemblée nationale, contre-révolutionnaire, antipatriotisme, anti-aristocratique, patriotiquement, concordat, convention, anticonstitutionnaire, antipopulaire, pacte républicain, etc.

Exemple de mots (1) Sens particulier Exemple de mots (2) Sens particulier
soit-disant «personne qui se dit...» robinocrate de «robins»: «gens de robe» ou «clergé»
ci-devant «ancien noble» après l'abolition des privilèges feuilliste «personne qui écrit des feuilles périodiques» (péjoratif),
prétendu «personne qui passe pour ce qu'elle n'est pas» opineur de la culotte «pro-aristocrate»
affameur «qui affame le peuple» gangrené «corrompu»
cocardier «qui a l'esprit chauvin» sans-culottes «républicain»
modérantisme «d'opinion modérée» (péjoratif) népotisme «favoritisme»
alguazil «agent de police» (ironiquement) Nation «État»
pousse-cul «agent de police subalterne qui conduit les citoyens en prison» réfractaires «religieux qui, ayant refusé de prêter serment à la République, prient le maquis»
suffrage censitaire «hommes âgés de plus de 25 ans et payant des impôts» tricolore drapeau français

Malgré tout, le français ne fut pas envahi par des mots «populaires», sauf de façon exceptionnelle (pousse-cul). Après tout, c'est la bourgeoisie qui dirigeait les assemblées délibérantes, qui orientait les débats, qui alimentait les idées révolutionnaires et qui contrôlait le pouvoir dont le peuple était écarté.

3.1 Le calendrier

Signification des mois

Germinal : mois où les plantes germent
Florial : mois des fleurs
Prairial : mois des prés
Messidor : mois des moissons
Thermidor : mois des chaleurs
Fructidor : mois des fruits
Vendémiaire : mois des vendanges
Brumaire : mois des brumes
Frimaire : mois des frimas
Nivôse : mois des neiges
Pluviôse : mois des pluies
Ventôse : mois des vents

Bien qu'adopté le 5 octobre, la Convention publiait à Paris, le 24 novembre 1793, le «calendrier révolutionnaire français» ou «calendrier républicain», appelé aussi «calendrier des Français». Ce calendrier a été utilisé jusqu'au 1er janvier 1806, jour de son abolition, ainsi qu'en 1871 (à Paris seulement.

Le calendrier républicain était l'œuvre du poète François Fabre d'Églantine, qui s'est rendu célèbre en composant la chanson «Il pleut, il pleut, bergère». Dorénavant, les jours ne devaient plus être consacrés à des saints, mais à des produits du terroir : raisin, safran, châtaigne, tourbe, chien, radis, chèvre, abeille, topinambour, potiron, sarcloir, etc. Les semaines furent portées à dix jours (primidi, duodi, tridi, quartidi, quintidi, sextidi, septidi, octidi, nonidi et décadi) et prirent le nom de décades. Les mois, encore de trente jours, reçurent des noms évoquant des saisons: vendémiaire, brumaire, frimaire, nivôse, pluviôse, ventôse, germinal, floréal, prairial, messidor, thermidor, fructidor. L'année républicaine était ainsi divisée en 12 mois de 30 jours (trois «décades») et se terminait avec cinq jours complémentaires (appelés «sans-culottides» jusqu'au 24 août 1794).

Les députés menacèrent de la guillotine tout citoyen qui s'exprimerait selon l'ancien calendrier, hérité de Jules César (le calendrier julien) et modifié par le pape Grégoire XIII (1502-1585) pour devenir ce qu'on a appelé le «calendrier grégorien». On voulait ainsi extirper les rites chrétiens, notamment le repos dominical et les fêtes religieuses.

Cependant, le calendrier révolutionnaire se révéla difficile à utiliser. Par exemple, le Jour 1 de l'An I tombait le 22 septembre 1792 (fin officielle de l'Ancien Régime), mais le 1er janvier survenait le 11 nivôse. Par ailleurs, étant donné que le calendrier était fondé sur les saisons de la région parisienne, il s'appliquait fort mal à d'autres régions, que ce soit dans les Alpes ou en Provence. De plus, comme la semaine comptait dix jours au lieu de sept, les citoyens perdaient donc des jours de repos ou fériés (un sur dix au lieu de un sur sept). Devant l'impopularité du nouveau calendrier, Napoléon l'abolira le 11 nivôse de l'An XIX (le 1er janvier 1806).

Du calendrier républicain, il ne resta que l'expression «homard thermidor», du nom du mois d'été (du 19 juillet au 17 août), alors que ce crustacé était apprécié. Mais la célébrité de cette recette au homard est due au réputé restaurant "Maire de Paris", lors d'un dîner à la suite de la première de Thermidor, une pièce de théâtre (1891) créée par l'auteur à la mode et académicien Victorien Sardou (1831-1908). Celui-ci présentait Robespierre comme un bourreau, la Terreur comme un bain de sang, et prenait le parti des innocentes victimes du Comité de salut public, ce qui causa un scandale à l'époque de la Troisième République (1870 à 1940) en raison du plaidoyer très politiquement incorrect pour l'époque.

3.2 Les poids et mesures

Une autre réforme fut celle du système des poids et mesures. Il est vrai que, sous l'Ancien Régime, il existait près de 800 unités, selon les particularités et les coutumes locales. La valeur de la perche, de la toise, du pied, du pouce, de la ligne, de l'aune, de la livre, du muid, etc., variait d'une province, d'une ville et même d'une paroisse à l'autre. Par exemple, une livre de farine pouvait varier de poids ou de volume selon la localité. C'est l'ancien évêque d'Autun, Charles-Maurice de Talleyrand (1754-1838), qui, le premier, proposa le 9 mars 1790 à l'Assemblée nationale d'unifier le système:

L'innombrable variété de nos poids & de nos mesures & leurs dénominations bisarres jettent nécessairement de la confusion dans les idées, de l'embarras dans le commerce. Mais ce qui particulièrement doit être une source d'erreurs & d'infidélités, c'est moins encore cette diversité, en elle-même, que la différence des choses sous l'uniformité des noms. Une telle bigarure, qui est un piège de tous les instans pour la bonne foi, est bien plus commune qu'on ne le pense, puisque, même sous les noms auxquels l'usage semble avoir le plus attaché l'idée d'une mesure fixe, tels que pied, aulne, &c. il existe une foule de différences très réelles. Rien ne sauroit justifier un semblable abus. Il étoit réservé à l'Assemblée nationale de l'anéantir. [...]

Mais ce fut Antoine-Laurent de Lavoisier (1743-1794) qui fut le grand responsable de la réforme du système des poids et mesures. Considéré comme le père de la chimie moderne, il avait adopté pour ses travaux personnels le système décimal et avait recommandé à ses collègues chimistes d'en faire autant «en attendant que les hommes, réunis en société, se soient déterminés à n'adopter qu'un seul poids et qu'une seule mesure». Perçu comme traître par les révolutionnaires en 1794, il fut guillotiné lors de la Terreur à Paris, le 8 mai 1794, en même temps que l'ensemble de ses collègues. Ayant demandé un sursis pour pouvoir achever une expérience, il se fit répondre par le président du tribunal révolutionnaire, Jean-Baptiste Coffinhal : «La République n'a pas besoin de savants ni de chimistes ; le cours de la justice ne peut être suspendu.»

Le 7 avril 1795, une loi promulguait l'emploi du mètre et du kilogramme comme seules mesures officielles autorisées: Instruction sur les mesures de la grandeur de la terre, uniformes pour toute la République et sur les calculs relatifs à leur division décimale. Seront créés ensuite les mots centimètre, millimètre, etc. Par l'arrêté du 13 brumaire an IX (4 novembre 1800), le gouvernement imposait une date limite: le 1er vendémiaire an X (23 septembre 1801), mais le document ajoutait que «pour faciliter cette exécution, les dénominations données aux poids et mesures pourront dans les actes publics, comme dans les usages habituels, être traduites par les noms français qui suivent [...]». Par exemple, le kilogramme pouvait s'appeler «la livre», le centimètre «le doigt», le litre «la pinte», etc. On espérait ainsi familiariser plus aisément les usagers avec le nouveau système. Le problème, c'est que le nom ancien désignait dorénavant une quantité différente de celle à laquelle il correspondait auparavant.

Par exemple, la «livre» équivalait à environ 489 grammes en 1789, puis à 1000 grammes en 1800 et 500 grammes en 1812. Dans ces conditions, il n'est surprenant que les nouveaux mots ne soient parfois entrés dans l'usage que très lentement, c'est-à-dire jusqu'à la Loi relative aux poids et mesures du 4 juillet 1837, qui permettra de «procéder à la saisie des instruments de pesage et de mesurage dont l'usage est interdit par lesdites lois et règlements». 

3.3 La toponymie et les prénoms

Les noms de lieux furent l'objet d'une révision en profondeur. Dans sa séance du 31 mai 1793, le Comité de l'instruction publique décréta que les noms des villes qui «rappelaient des institutions féodales et, perpétuant cet odieux souvenir, souillaient la langue des Français libres, devaient disparaître avec leurs tyrans». Les dénominations contenant les mots «saint», «roi», «comte», noms de nobles, etc., furent abolies et remplacées par des noms de vertus (ex. liberté) ou des héros révolutionnaires (ex. Marat). Au moins un dixième des communes durent changer de nom. En voici quelques exemples :

Ancienne dénomination Nouvelle dénomination révolutionnaire
Bourg-en-Bresse
Bourg-la-Reine
Bourg-Saint-Maurice

Compiègne
Condé-sur-Escaut
Grenoble
Île d'Oléron
Montmartre
Mont-Saint-Michel
Nogent-le-Roi
Saint-Cloud

Saint-Étienne 
Saint-Malo
Saint-Nazaire
Saint-Pierre-des-Corps
Saintes
Tremblay-en-France
Versailles
Villefranche-sur-Saône 
Bourg Régénéré
Bourg-l'Égalité
Nargue-Sarde

Marat-sur-Oise
Nord-Libre
Grelibre
Île-de-la-Liberté
Mont-Marat
Mont-Michel
Nogent-la-Haute-Marne
Pont-la-Montagne

Libre-Ville
Port-Malo
Marat
La Clarté Républicaine
Xantes
Tremblay-sans-Culottes
Berceau-de-la-Liberté
Ville-Libre-sur-Saône

De plus, les prénoms français traditionnels durent subir une cure de «déchristianisation». Les lois de la Révolution française imposèrent un cadre très restrictif au choix des prénoms. Les fonctionnaires de l'état civil pouvaient accepter ou refuser un prénom si, en fonction des calendriers et de la coutume, ils n'étaient pas au goût du jour. Des prénoms tels que Pierre, Marie, Jean, etc., jugés trop chrétiens, durent être remplacés par Brutus, Marat, Messidor, Rose, Horace, Rossignol, Violette, Prune, Mucius, Lucrèce, César, Germinal, Noizette, Cerisier, Libérathe, Fraize, Fromentine, etc. Les sources florales (Camélia, Capucine, Rose, Flore, Marguerite, Anémone, etc.) étaient très prisés ainsi que les prénoms de l'Antiquité et de la Révolution.

En 1792, les armées révolutionnaires françaises envahirent et occupèrent le duché de Savoie qui devint en 1796 un département français. Le duché de Savoie changea de nom et s'appela le département du Mont-Blanc, le plus haut sommet de cette région montagneuse. La Savoie reviendra à la Maison de Savoie en 1815 à la suite du traité de Paris, avant de redevenir définitivement française en 1860. Ces bouleversements politiques entraîneront la quasi-disparition des dialectes savoyards (appartenant au franco-provençal) au profit du français.

3.4 Les résistances à la francisation

Mais la «terreur linguistique» ne réussit pas à détruire la «tour de Babel dialectale». Outre les résistances, la sécularisation des lieux ecclésiastiques entraîna la disparition de la plupart des écoles, alors que l'État n'avait pas les moyens de les remplacer. L'enseignement du français demeura une ambition que les petites écoles de village ne purent se permettre de satisfaire, faute de moyens financiers et faute d'instituteurs. 

Même à Paris les écoles publiques ne fonctionnèrent pas, sinon fort mal, en raison du manque d'instituteurs (salaires trop bas, recrutement déplorable, absence de formation, etc.). Dans les écoles qui arrivaient à fonctionner, les administrations locales préférèrent traduire en patois ou en dialecte plutôt que d'utiliser le français; par souci de réalisme, le système de la traduction se poursuivit tout au long de la Révolution, même sous la Terreur.

4 L'instruction publique

La Révolution allait mettre l'éducation à l'ordre du jour. La Constitution du 3 septembre 1791 (qui ne fut jamais appliquée) rangeait l'instruction publique parmi les «Dispositions fondamentales garanties par la Constitution».

Il sera créé et organisé une Instruction publique commune à tous les citoyens, gratuite à l'égard des parties d'enseignement indispensables pour tous les hommes et dont les établissements seront distribué graduellement, dans un rapport combiné avec la division du royaume. – Il sera établi des fêtes nationales pour conserver le souvenir de la Révolution française, entretenir la fraternité entre le citoyens, et les attacher à la Constitution, à la Patrie et aux lois.

Pour trouver des modalités d'application, cinq projet de décrets furent déposés avec pour auteurs Talleyrand, Nicolas de Condorcet, Louis-Michel Le Peletier, Gabriel Bouquier et Joseph Lakanal. Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, communément nommé Talleyrand (1754-1838), l'un des grands hommes politiques de l'époque, proposa en 1791 à l'Assemblée nationale qu'il y ait une école primaire dans chacune des municipalités afin que chaque citoyen soit encouragé à faire de la langue des droits de l'Homme sa propre langue:

Une singularité frappante de l'état dont nous nous sommes affranchis, est sans doute que la langue nationale, qui chaque jour étendait ses conquêtes au-delà des limites de la France, soit restée au milieu de nous comme inaccessible à un si grand nombre de ses habitants, et que le premier lien de communication ait pu paraître, pour plusieurs de nos contrées une barrière insurmontable. Une telle bizarrerie doit, il est vrai, son existence à diverses causes agissant fortuitement et sans dessein ; mais c'est avec réflexion, c'est avec suite que les effets en ont été tournés contre les peuples. Les Écoles primaires vont mettre fin à cette étrange inégalité : la langue de la Constitution et des lois y sera enseignée à tous ; et cette foule de dialectes corrompus, derniers restes de la féodalité, sera contrainte de disparaître : la force des choses le commande.

L'école allait donc devenir un moyen de la politique d'unité linguistique.

4.1 L'imposition du français

Pour sa part, le député François Lanthenas (1754-1799), très impliqué dans les discussions relatives à la mise en place d'un nouveau système scolaire, présenta un projet de décret au Comité d'instruction publique (1792). L'article 1er du décret précisait que l'enseignement public soit partout dirigée pour que le français devienne en peu de temps la langue familière de tous. Mais l'article 3 énonçait que «dans les contrées où l'on parle un idiome particulier, on enseignera à lire et à écrire en français» et que «dans toutes les autres parties de l'instruction, l'enseignement se fera en même temps dans la langue française et dans l'idiome du pays, autant qu'il sera nécessaire pour propager rapidement les connaissances utiles».

Rapport et projet de décret sur l'organisation des écoles primaires présentés à la Convention nationale,
au nom de son Comité d'instruction publique (1792); par François Lanthenas.

TITRE III

DISPOSITIONS PARTICULIÈRES POUR LES PAYS OU LA LANGUE FRANÇAISE N'EST PAS D'UN USAGE FAMILIER AU PEUPLE

ARTICLE PREMIER. L'enseignement public sera partout dirigé de manière qu'un de ses premiers bienfaits soit que la langue française devienne en peu de temps la langue familière de toutes les parties de la République.

ART. 2. A cet effet, dans les départements où la langue allemande s'est conservée jusqu'à présent, on enseignera à lire et à écrire tant en français qu'en allemand ; et le reste de l'enseignement dans les écoles primaires se fera dans les deux langues.

ART. 3. Dans les contrées où l'on parle un idiome particulier, on enseignera à lire et à écrire en français ; dans toutes les autres parties de l'instruction, l'enseignement se fera en même temps dans la langue française et dans l'idiome du pays, autant qu'il sera nécessaire pour propager rapidement les connaissances utiles.

ART. 4. Dans les lieux de quinze cents habitants, et ceux d'une population plus forte, où la langue allemande est en usage, les instituteurs devront être jugés capables d'enseigner dans les deux langues.

ART. 5. Dans les villages d'une population moindre, on se conformera à cette disposition autant que les circonstances le permettront.

ART. 6. Cependant, et pour la première nomination seulement, ceux des instituteurs, dans les lieux de quinze cents habitants et au-dessus, qui ne sauront enseigner qu'en allemand, et qui seront jugés dignes d'être conservés, pourront se faire aider par un instituteur adjoint qui enseignera le français.

L'adjoint sera à la charge des instituteurs, et il devra être approuvé par des personnes chargées de la nomination de ces mêmes instituteurs.

ART. 7. Les places d'instituteurs qui viendront à vaquer par la suite ne pourront être accordées, dans tous les endroits où l'on parle allemand, qu'à des personnes versées dans les deux langues.

Le décret du 27 janvier 1794 (8 pluviôse an II) ne laissait planer aucune doute sur la langue d'enseignement, puisque les instituteurs étaient tenus de n'enseigner qu'en français «dans les campagnes de plusieurs départements dont les habitants parlent divers idiomes»:

DÉCRET
DE LA CONVENTION NATIONALE

Du 8e jour de Pluviôse, an II de la République française, une et indivisible
(27 janvier 1794)

Qui ordonne l'établissement d'Instituteurs de langue française
dans les campagnes de plusieurs départements dont les habitants parlent divers idiomes.

La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de son Comité de salut public, décrète:

Article I

Il sera établi dans dix jours, à compter du jour de la publication du présent décret, un instituteur de langue française dans chaque commune de campagne des départements du Morbihan, du Finistère, des Côtes-du-Nord et dans la partie de la Loire-Inférieure dont les habitants parlent l'idiome appelé bas-breton.

Article II

Il sera procédé à la même nomination d'un instituteur de la langue française dans chaque commune des campagnes des départements du Haut et Bas-Rhin, dans le département de la Corse, dans la partie du département de la Moselle, du département du Nord, du Mont-Terrible, des Alpes maritimes, et de la partie des Basses-Pyrénées dont les habitants parlent un idiome étranger.

Article III

Il ne pourra être choisi un instituteur parmi les ministres d'un culte quelconque, ni parmi ceux qui auront appartenu à des castes ci-devant privilégiées ; ils seront nommés par les représentants du peuple, sur l'indication faite par les sociétés populaires.

Article IV

Les instituteurs seront tenus d'enseigner tous les jours la langue française et la Déclaration des droits de l'Homme à tous les jeunes citoyens des deux sexes que les pères, mères et tuteurs seront tenus d'envoyer dans les écoles publiques ; les jours de décade ils donneront lecture au peuple et traduiront vocalement les lois de la république en préférant celles relatives à l'agriculture et aux droits des citoyens.

Article V

Les instituteurs recevront du trésor public un traitement de 1500 livres par an, payables à la fin de chaque mois, à la caisse du district, sur le certificat de résidence donné par les municipalités, d'assiduité et de zèle à leurs fonctions donné par l'agent national près chaque commune. Les sociétés populaires sont invitées à propager l'établissement des clubs pour la traduction vocale des décrets et des lois de la république, et à multiplier les moyens de faire connaître la langue française dans les campagnes les plus reculées.

Le comité de salut public est chargé de prendre à ce sujet toutes les mesures qu'il croira nécessaires.

Dans la circulaire du Comité de salut public, publié le 16 juin 1794, il est fait mention que «dans une République une et indivisible, la langue doit être une» et qu'il faut briser entièrement la variété des dialectes comme l'un des ressorts de la tyrannie:

Égalité, Liberté,

A Paris, le 28 prairial, l'an second de la République une et indivisible
(16 juin 1794)

Les représentants du peuple, composant le Comité de salut public, à l'agent national près la commune de...

Citoyens, la Convention nationale a senti l'importance d'une loi pour l'enseignement de la langue française aux citoyens des divers pays où l'on parle des idiomes différents.

Dans une République une et indivisible, la langue doit être une. C'est un fédéralisme que la variété des dialectes : elle fut un des ressorts de la tyrannie; il faut le briser entièrement : la malveillance s'en servirait avec avantage.

Le décret du 8 Pluviôse ordonne, en conséquence, le prompt établissement d'un instituteur de langue française dans chaque commune de campagne des départements où les habitants sont dans l'habitude de s'exprimer dans une langue étrangère.

Cet instituteur doit, chaque jour, enseigner la langue française et la Déclaration des droits de l'homme à tous les jeunes citoyens des deux sexes; et, chaque décadi, faire lecture au peuple des lois de la République, en les traduisant vocalement.

Mais, en le chargeant de ces fonctions importantes, la loi ne le dispense pas de remplir celles d'instituteur des écoles primaires.

Le travail est la mesure du salaire; et c'est ce principe qui a déterminé le législateur, en accordant à l'instituteur un traitement fixe et plus fort, pour l'indemniser d'un plus grand travail.

Ainsi donc, dans les communes de campagne, le même instituteur doit non seulement enseigner la langue française, mais encore satisfaire à tout ce qu'exigent de lui les lois relatives à l'instruction publique.

Salut et fraternité.

Les membres composant le Comité de Salut public,

Signé : ROBESPIERRE. BILLAUD-VARESNE, LINDET, C.-A. PRIEUR, OARNOT, BARÈRE, COUTHON, COLLOT D'HERBOIS.

Le 17 novembre 1794, la Convention nationale adoptait le décret de Joseph Lakanal (1762-1845) et, le lendemain, toujours sur proposition de Lakanal, décidait la création de 24 000 écoles primaires (une école par 1000 habitants). Voici quelques extraits du décret portant sur la langue d'enseignement :

Décret du 27 brumaire an III sur les écoles primaires
(17 novembre 1794)

CHAPITRE IV. — Instruction et régime des écoles primaires

ARTICLE 1er. — Les élèves ne seront pas admis aux écoles primaires avant l'âge de six ans accomplis.

ART. 2. — Dans l'une et l'autre section de chaque école, on enseignera aux élèves :

1° A lire et à écrire, et les exemples de lecture rappelleront leurs droits et leurs devoirs ;
2° La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et la Constitution de la République française ;
3° On donnera des instructions élémentaires sur la morale républicaine ;
4° Les éléments de la langue française, soit parlée, soit écrite ;
5° Les règles du calcul simple et de l'arpentage ;
6° Les éléments de la géographie et de l'histoire des peuples libres ;
7° Des instructions sur les principaux phénomènes et les productions les plus usuelles de la nature.

On fera apprendre le Recueil des actions héroïques et les chants de triomphe.

ART. 3. — L'enseignement sera fait en langue française; l'idiome du pays ne pourra être employé que comme un moyen auxiliaire.

[...]

Dans les faits, le français allait s'imposer comme seule langue d'enseignement, là où il y eut des écoles. Toutefois, ce ne fut pas aussi facile qu'on le croyait de construire des écoles dans toutes les municipalités! Les résultats furent décevants en raison du manque d'effectifs. Le pays manquait d'instituteurs, de manuels scolaires, de bâtiments, etc. Parmi les instituteurs, peu savaient suffisamment le français de façon à l'enseigner convenablement. Parmi la minorité d'enseignants maîtrisant le français, il y avait des nobles et des membres du clergé, alors que les autres n'étaient pas jugés suffisamment «patriotes». Le petit nombre qui restait demeurait bien faible pour subvenir aux besoins scolaires de toutes les villes et encore moins de tous les villages de France. De plus, le chaos politique dans lequel vivait la France empirait la situation. En 1794, espérant remédier à la situation, le gouvernement révolutionnaire décida de créer à Paris un centre de formation des maîtres appelé «l'École normale», un mot depuis resté dans l'usage. Le terme «normale» indique que les méthodes d'enseignement utilisées dans cette école doivent devenir la norme pour toutes les écoles relevant de l'État.

4.2 La réforme de l'orthographe

Il fallut aussi entreprendre une réforme de l'orthographe. À cette époque, les individus qui écrivaient à titre personnel, par exemple, à des parents ou des amis, ne suivaient pas toujours des règles orthographiques précises. On comprend davantage la nécessité d'une réforme de l'orthographe en lisant, par exemple, un témoignage tel que celui d'un apprenti-perruquier nommé Morey, ancien compagnon d'enfance de Charles Weiss (1779-1866), bibliothécaire et écrivain français :

Paris, le 26 vendemier an 8 (Vendredi 18 octobre 1799)

Morey à son ami Vaisse

Je vous fait a savoire que je suis arrivez en bonne santé à paris, je suis un peu en retar de vous écrire, mais c'est que j'ai resté lontems en fesant la route. jetoit avec des officiers et nous avons passé dans leur pays ou nous nous somme bien amusez pendant queque tems de la nous somme venu prendre le coche a auxer ou nous avons fait nos frace comme y faut d'abor nous avions de for jolie femme et nous avions couché deux nuit dans le coche et nous some arrivès a paris le meme jour que bonaparte y est arrivé incognitot àpène savoit-on cil etoit arrivez, on est cependan tres trenquille a paris, mais le commerce ne va pa du tout, cependans on samuse bien, c'est domage que les louis ne valle que six frans et moi je me donne une pante de prendre une chambre au premier sur le devant auci je taille dans le grans car je vien de faire connaissance d'une petite femme qui est très jentille mais c'est domage que je ne peu pas lavoire toutes les fois que je voudrois car son mari est bien jaloux cependans elle vien de me faire dire de passer ches elle de suite pour la compagner à l'opéra quelle est seulle et je vai bien vite me donner une pante pour mi randre car je ne manque pas de choses comme sela cest elle qui pais bien entendu parce que l'opéra est trop cher pour moi, mon cher ami, je crain de la faire attendre, je fini en vous embrassan et suit avec amitié,

Votre ami Morey

P.S. bien des choses a vos gence et ches méline lavette nodié desse au pere Sevette vous lui demanderais si la envoyer ma clarinet a luxeuil javois donné commission au jeune homme qui travaille ches vaillan priere de lui demander dite lui je vous prie de la remettre a se jeune homme pour qui la fasse passer au citoyen lalet bouché à luxeuil, vous m'obligeres.

Voici mon adresse morey perruquier Vieille rue du temple ches le citoyen Delair marchan de vin en face l'hotelle Subise n° 719 a paris. excusez moi si ma lettre est mal ecrite c'est que je suis tres pressé.

Au citoyen Vaise fabrican de bas ches son pere rue ronchaux a besançon dep. de haute Saone.

Dans son Essai sur l'instruction publique, Pierre-Claude-François Daunou (1761-1840), élu à l'Académie des inscriptions et belles lettres en 1795, prôna une réforme en profondeur de l'orthographe :

Je demande la restauration de tout le système orthographique, et que, d'après l'analyse exacte des sons divers dont notre idiome se compose, l'on institue entre ces sons et les caractères de l'écriture une corrélation si précise et si constante, que, les uns et les autres devenant égaux en nombre, jamais un même son ne soit désigné par deux différents caractères, ni un même caractère applicable à deux sons différents. (27 juillet 1793)

Mais il n'y eut pas de suite au projet de Daunou, car l'abbé Grégoire, partisan de «rectifications utiles», s'y opposa. Le débat s'envenima entre les tenants d'une refonte complète du système orthographique et les tenants d'un simple toilettage d'ordre cosmétique. Les projets de réforme audacieux pour faire du français une «authentique langue républicaine» furent remis à plus tard. 

Jusqu'alors, on ne pouvait affirmer que l'interventionnisme linguistique était délibérément dirigé contre les langues régionales (patois). Mais dès l'instant où l'on commença à interdire les autres langues, il allait de soi que ces dernières en souffriraient, comme le laisse entendre le décret du 5 brumaire an II (25 octobre 1795): «Dans toutes les parties de la République, l'instruction ne se fait qu'en langue française.»

Dans le Décret sur l'organisation et la distribution des premières écoles dans les communes (30 vendémiaire an II ou le 21 octobre 1793), il était précisé que les enfants «apprennent à parler, lire, écrire la langue française» :

Article 2

Les enfants reçoivent dans ces écoles la première éducation physique, morale et intellectuelle, la plus propre à développer en eux les mœurs républicaines, l'amour de la patrie et le goût du travail.

Article 3

Ils apprennent à parler, lire, écrire la langue française. On leur fait connaître les traits de vertu qui honorent le plus les hommes libres et particulièrement les traits de la Révolution française les plus propres à élever l'âme, et à les rendre dignes de la liberté et de l'égalité. Ils acquièrent quelques notions géographiques de la France. [...]

Dans les faits, le français devenait très utile pour créer au sein de la population un sentiment d'appartenance à la Nation menacée d'éclatement et pour servir de moyen efficace dans la gestion des armées de la République, en raison de la conscription obligatoire.

4.3 Vers une langue nationale

Malgré tout, cette période agitée et instable fit progresser considérablement le français sur le territoire national. Les nouvelles institutions, plus démocratiques, firent qu'un très grand nombre de délégués de tous les départements ou divers représentants du peuple se trouvèrent réunis dans des assemblées délibérantes où le français était la seule langue utilisée. 

Les populations rurales, désireuses de connaître les événements ainsi que leurs nouveaux droits et devoirs, se familiarisèrent avec le français. Il s'agissait souvent d'un français assez particulier, mais d'un français quand même, comme celui de ce paysan: «Depeu la revolutiun, je commençon de franciller esé bein. (sic)» Il faut ajouter aussi que la diffusion des journaux aidait grandement à répandre la langue nationale jusque dans les campagnes les plus éloignées.

Une autre cause importante dans la francisation: la vie des armées. L'enrôlement obligatoire tira les hommes de toutes les campagnes patoisantes pour les fondre dans des régiments où se trouvèrent entremêlés divers patois, divers français régionaux et le français national, la seule langue du commandement. De retour dans leur foyer, les soldats libérés contribuèrent à l'implantation du français.

En revanche, lorsque les guerres défensives avec les États voisins devinrent offensives, les diverses nations étrangères prirent conscience d'elles-mêmes en réaction contre les invasions françaises. L'Espagne, l'Allemagne et l'Italie luttèrent même contre la prépondérance du français, dont le caractère prétendument «universel» devint dès lors fortement contesté. À la fin de la Révolution, la «clientèle du français» en Europe avait changé: il n'était plus l'apanage de l'aristocratie, mais du monde scientifique.

Les conséquences de la Révolution sur le français concernèrent davantage le statut que le code lui-même. La langue fit désormais partie intégrante du concept d'une nation moderne. L'unité politique passa par l'unification linguistique. Les élites françaises ne considérèrent pas la langue comme un simple moyen de communication, mais plutôt comme une partie inséparable de la culture et de la nation françaises; elle n'hésitèrent pas à intervenir dans la langue afin de transformer le parler de l'Île-de-France en une langue nationale tout en minorisant les patois, y compris les langues occitanes du sud de la France. Pour la première fois, l'État français avait une véritable politique linguistique, mais ces dix années mouvementées de la Révolution ne suffirent à donner des résultats définitifs.  

5 Le retour au conservatisme sous Napoléon (1799-1815)

Par le coup d'État du 18 brumaire, an VIII (9 novembre 1799), Napoléon Bonaparte voulut mettre fin à l'anarchie et au chaos économique. Bonaparte avait le corse comme langue maternelle et n'avait appris le français qu'à l'âge de 15 ans; toute sa vie, il parlera le français avec son accent corse. La Constitution de décembre 1799 confia tout le pouvoir exécutif, et une part importante du pouvoir législatif, à Bonaparte, alors premier consul, qui pouvait s'exclamer : «Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l'ont commencée, elle est finie.» Bonaparte autorisa les émigrés, nobles ou bourgeois, dont certains avaient fui la France dès le 14 juillet 1789, à rentrer en France.  Il réhabilita le catholicisme, garant de l'ordre social, en signant en 1801 un Concordat avec le pape, et restitua les propriétés confisquées à l'Église. Dans le Catéchisme impérial de 1806, dans lequel on enseigne les devoirs d'amour, de respect, d'obéissance et de fidélité à l'égard de l'empereur, on pouvait y lire:
 

C'est premièrement parce que Dieu qui crée les empires et les distribue selon sa volonté, en comblant notre Empereur de dons, soit dans la paix, soit dans la guerre, l'a établi notre souverain, l'a rendu le ministre de sa puissance et son image sur la terre. Honorer et servir notre Empereur est donc honorer et servir Dieu même.

La religion devint un instrument au service du pouvoir, à la gloire de celui qui instaura, le 15 août, «la Saint-Napoléon» (à partir d'un saint inscrit dans la martyrologue sous le nom de Neopoli) pour commémorer le jour anniversaire de la naissance de l'empereur. Avant la révolution, les Bourbons fêtaient la Saint-Louis, dorénavant ce serait la Saint-Napoléon. Louis XVIII fera cesser ladite «plaisanterie» en 1814, mais Napoléon III rétablira, par décret du 16 février 1852, la Saint-Napoléon comme fête nationale, laquelle perdura jusqu'en 1880. Durant tout ce temps, le prénom Napoléon devint extrêmement populaire chez les petits garçons.

Le premier souci de l'empereur Napoléon Ier fut de restaurer l'ordre et l'autorité. Il y réussit en instaurant une véritable dictature militaire: mise en place d'une administration extrêmement centralisée et surveillée, censure vigilante, contrôle de l'opinion publique, police omniprésente, racolage impitoyable pour le recrutement des armées. En maître autoritaire, Napoléon redressa la situation financière, stimula l'industrie et améliora les communications; mais la marche de l'empereur des Français vers l'hégémonie en Europe tint le pays en état de guerre permanent, jusqu'à la défaite de Waterloo (1815).

5.1 Le conservatisme linguistique

Ce Corse de petite noblesse ne pouvait qu'avoir des visées conservatrices en matière de langue. De langue maternelle corse, une langue italienne, Napoléon Bonaparte (nom francisé du corse à partir de Napoleone Buonaparte) fit cesser tout effort de propagande en faveur du français.
 


Bonaparte

Par souci d'économie, Napoléon abandonna les écoles à l'Église, qui rétablit alors son latin anachronique. Quelques initiatives furent prises en faveur de l'enseignement du français, mais le bilan resta négatif: le nombre d'écoles demeura inférieur aux besoins et la pénurie de maîtres qualifiés laissa l'enseignement de la langue déficient. Dans l'ensemble, la diffusion du français dans les écoles accusa même un recul. Dans le sud de la France, on comptait même plus de maîtres de latin que de maîtres de français.

Comme au Grand Siècle, l'État créa un certain nombre d'organismes, tous d'inspiration conservatrice, chargés de veiller sur la langue: l'Institut de France, le Conseil grammatical, l'Athénée de la langue française, etc. Sous l'impulsion de Lucien Bonaparte, le frère de Napoléon, l'Académie française fut reconstituée en 1803 au sein de l'Institut de France. Ce fut le retour au classicisme louis-quatorzien: le français devait être fixé de façon permanente. L'innovation, les nouvelles prononciations, les nouvelles règles, etc., furent rejetées, surtout toute orthographe nouvelle.

La sobriété et la distinction furent remises à l'honneur; la langue de la science fut l'objet de suspicion et attira la foudre des censeurs, le vocabulaire technique fut jugé vulgaire. La vogue fut à la grammaire traditionnelle et à la littérature du Grand Siècle. La grammaire la plus importe de cette période dans les écoles fut celle de Charles-Pierre Girault-Duvivier (1765-1832), d'inspiration très conservatrice. Dans la préface de sa Grammaire des grammaires, ou analyse raisonnée des meilleurs traités sur la grammaire française (1811), Girault-Duvivier ne se présentait guère comme un novateur, car il se faisait le protagoniste des anciennes règles:
 

En composant cet ouvrage, je n'ai pas eu la présomption d'établir des principes nouveaux, ni de vouloir infirmer de mon autorité ceux qui ont été posés, soit par les anciens grammairiens, soit par les nombreux philologues modernes qui ont enfanté et enfantent tous les jours de nouvelles méthodes, de nouveaux systèmes ; je me suis renfermé dans un rôle plus modeste : j'ai cherché à réunir en un seul corps d'ouvrage tout ce qui a été dit par les meilleurs grammairiens et par l'Académie, sur les questions les plus délicates de la langue française. [...]

J'ai cru devoir adopter la marche suivie par les anciens grammairiens, soit pour les grandes divisions de la grammaire et de la syntaxe, soit pour les dénominations données aux différentes parties du discours, aux différents temps des verbes. Je n'ai point voulu créer, je n'ai point eu l'intention d'être auteur, j'ai donc dû me servir des termes les plus généralement employés et les plus usités. J'ai laissé aux idéologues et aux métaphysiciens le soin de démontrer ce qu'ils trouvent de vicieux ou de faux dans les anciens termes, et la gloire d'en proposer de nouveaux ; j'ai suivi les sentiers battus par les anciens maîtres, bien sûr de ne pas m'égarer et de n'égarer personne avec moi sur leurs traces.

D'ailleurs, près du pouvoir, ni la grammaire ni l'orthographe ne constituaient une préoccupation majeure. Une telle conjoncture ne pouvait guère favoriser une évolution rapide de la langue. De fait, on n'enregistra pas de changement linguistique à cette époque, sauf dans le vocabulaire, dont l'enrichissement provenait des suites de la Révolution. Les guerres napoléoniennes favorisèrent les contacts avec les armées étrangères, ce qui entraîna un certain nombre d'emprunts à l'anglais.  

Malgré le mouvement de conservatisme du Premier Empire, le français progressa néanmoins; tout d'abord par la très grande centralisation, ensuite par les guerres qui entraînèrent d'immenses brassages de population. Dorénavant, la langue française était celle de toute la nation, bien qu'un bilinguisme patois-français se maintenait, surtout dans le Sud. Une enquête impériale effectuée en 1810 révélait que 25 départements sur 130 n'utilisaient que le français. Il s'agissait d'un français caractérisé souvent par un accent particulier, un mélange de certaines expressions locales et une façon de conjuguer les verbes rejetée par les règles du français écrit. On y apprend que les «dialectes germaniques» étaient parlés en Alsace et en Lorraine (ce qui comprend le luxembourgeois au duché de Luxembourg devenu le «département des Forêts»), les «parlers flamands« dans le nord de la France, le breton en Basse-Bretagne, le basque au nord de l'Espagne, le catalan dans les environs de Perpignan, les «dialectes italiens» dans la région de Nice et en Corse.    

Hors de France, les conquêtes impérialistes de Napoléon achevèrent de discréditer le français dans toutes les cours européennes, et les nationalismes étrangers s'affirmèrent partout. Le français continua d'être utilisé à la cour du tsar de Russie, dans les traités de paix et dans les milieux scientifiques.

5.2 Les retombée politiques sur le français

Les guerres napoléoniennes entraînèrent des retombées imprévues pour le destin de la langue française, en Belgique, en Suisse, à Haïti et en Louisiane.

- Haïti

Après la proclamation de l'indépendance d'Haïti en 1804, plus de 10 000 réfugiés français quittèrent l'île pour Cuba et la Louisiane, particulièrement la Nouvelle-Orléans, ce qui favorisa pour un temps la culture française. À l'époque, il semblait aller de soi que la langue officielle resterait le français, en dépit du fait que seulement 2 % de la population parlait cette langue. C'est que son usage était considéré comme un moyen d'accès à la civilisation: il fallait montrer au monde que «la première république noire» n'était pas un pays «barbare», mais qu'elle était axée sur l'Occident et ses valeurs. La négritude allait venir plus tard, après 1915. Au moment de l'indépendance, les Haïtiens devaient prouver au monde des Blancs qu'ils étaient tout aussi intelligents qu'eux et que leur éducation était aussi respectable que celle des «pays évolués». Si Haïti adopta le français comme langue officielle, la Louisiane, quant à elle, devint progressivement anglaise en devenant un État officiellement américain en 1812.  

- La Louisiane

Après la victoire de Maringo (le 14 juin 1800), Bonaparte força Charles IV d'Espagne à rétrocéder la Louisiane contre la Toscane et Parme en Italie et, le 1er octobre, le traité de Saint-Ildefonse rendait la Louisiane à la France dans ses frontières originelles. Bonaparte pensait envoyer en Louisiane un important corps expéditionnaire formé de dizaines de vaisseaux et plusieurs milliers de soldats. Cependant, l'échec de l'expédition de Saint-Domingue, avec la perte de 55 000 soldats, modifia le cours des événements. Au même moment, les Britanniques étaient prêts à fondre sur la Nouvelle-Orléans avec 20 navires qui rôdaient dans le golfe du Mexique. Croyant qu'il ne disposait plus d'une flotte suffisante pour défendre la Louisiane, Bonaparte décida de vendre la Louisiane aux États-Unis. Dans l'esprit de Bonaparte (alors premier consul), l'abandon aux États-Unis des immenses territoires conquis dans le Nouveau Monde et le surcroît de puissance que les Américains allaient en retirer devaient avoir pour conséquence inéluctable «de donner à l'Angleterre une rivale maritime qui, tôt ou tard, abaissera son orgueil». La Louisiane, qui représentait un territoire quatre fois plus grand que la France, fut vendue pour 15 millions de dollars, une somme considérable pour l'époque, car elle équivalait une fois et demi le PIB des États-Unis (alors de 10 millions de dollars). Le 10 mars 1804, la totalité de la «Grande Louisiane» passait sous l'administration des États-Unis, qui doublèrent leur superficie. Le 18 mai 1804, Bonaparte devenait empereur des Français sous le nom de Napoléon Ier.

La langue française s'est maintenue sans entraves durant un demi-siècle, soit jusqu'à la guerre de Sécession (1861-1865). Puis, en 1864, la Constitution de la Louisiane supprima toutes les dispositions juridiques en faveur du français. L'anglais devint la seule langue officielle pour les lois, documents et procès-verbaux, alors que l'article 142 de la Constitution stipulait, pour la première fois, que l'enseignement primaire devait se faire en anglais. Parmi les 155 articles constitutionnels, il n'était fait mention nulle part de la langue des tribunaux. En somme, les Yankees imposaient l'anglais aux Louisianais parce qu'ils avaient pris parti pour le Sud, aux Acadiens parce qu'ils n'avaient pas osé prendre parti pour le Nord et aux Noirs francophones pour les rendre aptes à bien s'intégrer au melting pot américain. En Louisiane, la répression du Nord contre le Sud avait pris un tour «anti-français». Par la suite, le français allait péricliter jusqu'à sa quasi-disparition.

- La Belgique

En 1830, les Belges allaient fonder leur propre État, la Belgique, qui imposa le français comme langue officielle. À cette époque, les francophones constituaient environ la moitié de la population. Comme le français était parlé par la noblesse, la bourgeoisie et la classe économique, y compris chez les Flamands, cette langue fut aussitôt privilégiée. Le roi des Belges de 1831 à 1865, Léopold Ier, épousa une princesse française, Marie-Louise d'Orléans (1812-1850), fille du roi de France Louis-Philippe. L'élite francophone de Bruxelles appliqua une politique assimilatrice, avec le résultat que la capitale belge se francisa rapidement. Pour ce qui est de la langue néerlandaise, appelée alors le hollandais, beaucoup s'opposaient à son emploi, même au sein des populations flamandes; c'est que ce néerlandais semblait trop associé aux Pays-Bas. Durant la période 1815-1830, la langue hollandaise était ressentie par le clergé belge (le haut et aussi le bas-clergé) comme un vecteur d'expansion du calvinisme.

L'aristocratie et la bourgeoisie parlaient donc français, tandis que le peuple parlait flamand ou wallon, brabançon ou les divers autres parlers locaux. Les nouveaux dirigeants pratiquèrent une politique d'assimilation aux dépens des Flamands. Le baron de Stockmar (1787-1863), l'un des proches du roi Léopold Ier, croyait nécessaire d'encourager cette politique linguistique dont l'objectif ultime était l'unité de la nation belge: «Répandre l'usage du français, c'est consolider la nation belge et renforcer la cohésion interne du pays.» Plus tard, sous le règne de Léopold II, soit de 1865 à 1909, la Belgique deviendra une puissance coloniale importante et contribuera à importer la langue française au Congo (Kinshasa), au Rwanda et au Burundi.

- La Suisse

Bonaparte avait fait de la République helvétique (1798-1803) un État multilingue avec la reconnaissance formelle de l'égalité des langues allemande, française et italienne. Après la chute de Napoléon, le Congrès de Vienne de 1815 décida de rendre aux pays européens leurs frontières d'avant la Révolution française de 1789, sauf pour certains aménagements.

Le canton francophone de Neuchâtel adhéra à la Confédération helvétique dès 1814. En 1815, la ville de Genève devenait le 22e des cantons suisses et obtenait du Congrès de Vienne quelque 10 kilomètres carrés gagnés sur la France (entre Versoix et Bossey), ainsi que 24 communes gagnées sur la Savoie. Plus tard, le canton francophone de Vaud rejoindra également la Confédération helvétique. Les nouveaux cantons francophones de la Suisse imposèrent le français et pourchassèrent les «patois» ou variétés du franco-provençal. La Constitution helvétique du 12 septembre 1848 allait instituer la Suisse telle qu'on la connaît aujourd'hui, c'est-à-dire un État fédéral avec comme langues officielles l'allemand, le français et l'italien. En effet, selon l'article 109 (adopté de justesse) de la constitution de 1848: «Les trois principales langues parlées en Suisse, l'allemand, le français et l'italien, sont les langues nationales de la Confédération.»

Puis Genève acquit un statut international. Un homme d'affaires genevois, Henry Dunant (1828-1910), fut l'un des fondateurs de la Croix-Rouge internationale (1863). Genève devint ensuite le siège de l'Union télégraphique international (1865), le siège de l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (1886) et le siège de la Société des Nations en 1919.  En 1894, Pierre de Coubertin fonda le Comité international olympique (CIO), dont le but était de réinstaurer les anciens Jeux olympiques antiques. Le siège du CIO est situé à Lausanne dans le canton de Vaud. Tous ces événements allaient contribuer à répandre le français au sein des organismes internationaux.

En France, la population était passée de 29,1 millions en 1800 à 29,5 millions en 1805, mais elle augmenta seulement à 30,3 millions en 1815. À cause des guerres, les pertes démographiques pour le Consulat et l'Empire sont évaluées entre 840 000 et 970 000 individus, dont un peu plus de 600 000 Français. La France vit rétrécir ses frontières avec la perte de la Wallonie, de la Lorraine et de l'Alsace.

Dans le reste de l'Europe, les pays qui avaient été conquis par Napoléon développèrent, rappelons-le, des réactions anti-françaises, ce qui desservit la langue française. En effet, la plupart des pays commencèrent à promouvoir leur langue nationale, particulièrement en Espagne, en Italie et en Allemagne.

6 Conservatisme et libéralisme (1815-1870)

Cette période de 1815 à 1870 est caractérisée par les conflits entre les forces conservatrices et les forces libérales. Ces dernières tentaient de s'affranchir des contraintes et cherchaient le changement; les forces conservatrices, au contraire, tenaient au statu quo et à leurs privilèges et cédaient alors à l'autoritarisme. À l'exemple de la vie publique, la langue refléta ces tiraillements: d'un côté, la grammaire s'alourdit de règles; de l'autre, le vocabulaire et la langue littéraire s'affranchirent des barrières de l'Ancien Régime.

La Restauration (1815-1830) ramena une monarchie constitutionnelle non démocratique avec Louis XVIII (1815-1824) et Charles X (1824-1830). Ce fut le retour à l'Ancien Régime conservateur et réactionnaire. Le renforcement de la politique réactionnaire et autoritaire de Charles X causa même sa perte lors de la révolution de 1830. La bourgeoisie d'affaires libérale porta alors au pouvoir le roi Louis-Philippe (1830-1848), un partisan des idées révolutionnaires et du système capitaliste. Habile, le «roi-citoyen» finit par s'imposer malgré les agitations politiques entre royalistes de l'Ancien Régime, bonapartistes et républicains. 

Sous la monarchie de Juillet (1830-1848) ou sous le règne de Louis-Philippe, le progrès économique s'accéléra, l'industrialisation se généralisa avec l'apparition du chemin de fer et des grandes compagnies, le pays retrouva son prestige avec l'expansion coloniale en Algérie, en Afrique noire et dans le Pacifique. En 1833, le ministre de l'Instruction publique, François Guizot (1787-1874), contribua à mettre en place l'un des plus importants textes de la monarchie de Juillet: la loi Guizot sur l'enseignement primaire. Cette loi répondait à l'article 69 de la Charte de 1830, qui avait prévu qu'une loi porterait sur «l'instruction publique et la liberté de l'enseignement». En vertu de cette loi, chaque département devait entretenir une école normale d'instituteurs et chaque commune devait subvenir aux besoins d'une école primaire. L'article 1er de la loi Guizot se lisait comme suit:
 

Article 1er

1. L'instruction primaire est élémentaire ou supérieure.

2. L'instruction primaire comprend nécessairement l'instruction morale et religieuse, la lecture, l'écriture, les éléments de la langue française et du calcul, le système légal des poids et mesures.

3. L'instruction primaire supérieure comprend nécessairement, en outre, les éléments de la géométrie et ses applications usuelles, spécialement le dessin linéaire et l'arpentage, des notions de sciences physiques et de l'histoire naturelle applicable aux usages de la vie ; le chant, les éléments de l'histoire et de la géographie, et surtout de l'histoire et de la géographie de la France.

4. Selon les besoins et les ressources des localités, l'instruction primaire pourra recevoir les développements qui seront jugés convenables.

Aucun autre article ne portait sur la langue française. Cependant, à partir de 1840, le régime devint de plus en plus conservateur, alors que les mouvements réformistes apparurent comme plus agressifs. Devenu le chef du gouvernement, Guizot, peu sensibilisé aux idées libérales et socialistes, pratiqua une politique autoritaire qui allait déclencher le mouvement insurrectionnel populaire de 1848 et la proclamation de la IIe République.

6.1 Le conservatisme scolaire 

Du côté de la langue, l'action de l'État refléta les forces contradictoires de l'époque. La création d'un système d'enseignement primaire d'État (non obligatoire) en 1830 releva d'un esprit libéral; cet enseignement s'adressait à tous et prescrivait l'usage de manuels en français (non plus en latin). Cette mesure s'inscrivit dans une politique générale des nations modernes pour lesquelles l'enseignement de la langue nationale constituait le ciment de l'unité politique et sociale. En revanche, la politique des programmes resta foncièrement conservatrice.
 

Tout l'enseignement de la langue française reposa obligatoirement sur la grammaire codifiée par François-Joseph-Michel Noël et Charles-Pierre Chapsal (Grammaire française, 1823) ainsi que sur l'orthographe de l'Académie française. Les élèves apprirent une énumération d'usages capricieux érigés en règlements qui ne tenaient pas compte des fluctuations possibles de la langue usuelle et où la minutie des exceptions formait l'essentiel de l'enseignement grammatical. Comme la connaissance de l'orthographe était obligatoire pour l'accession à tous les emplois publics, chacun se soumit. La «bonne orthographe» devint une marque de classe, c'est-à-dire de distinction sociale. La maîtrise des règles de la grammaire devint, à partir de 1832, obligatoire pour l'obtention de tout emploi public. Le temps où chacun écrivait comme il voulait était révolu pour faire place à une grammaire et une orthographe «bureaucratisées».

La Grammaire française de Noël et Chapsal connut plus de 80 éditions jusqu'en 1889. Évidemment, les enfants de la bourgeoisie réussissaient mieux que ceux de la classe ouvrière, qui montraient des réticences à adopter une prononciation calquée sur l'orthographe et dont les écarts ne pouvaient être que des «corruptions» et des «impuretés». 

Les nombreuses réformes pour simplifier l'orthographe échouèrent toutes les unes après les autres. Progressivement, vers 1850, se fixa la norme moderne du français: la prononciation de la bourgeoisie parisienne s'étendit à toute la France, expansion facilitée par la centralisation et le développement des communications (chemin de fer, journaux). Le français était devenu une langue codifiée et normalisée, respectée. Cette époque puriste raffolait des grammaires héritées du XVIIe siècle transmettant les mythes langagiers portant sur le génie de la langue, sa pureté, son «bon usage», comme au temps de Vaugelas, qu'on trouvait encore chez les meilleurs écrivains.

6.2 La persistance de la diversité linguistique

Cependant, la réalité démontrait qu'il existait une variétés d'usages français régionaux, que ce soit en France, en Belgique, en Suisse, voire en Amérique (Québec et Acadie) et aux Antilles. Vers 1835, certains parlers d'oïl étaient encore très vivaces comme en Picardie et en Champagne; la Normandie avait fait place à un français régional. Le breton en Bretagne et l'alsacien en Alsace demeuraient très vivants. Le sud de la France était bilingue dans les villes, patoisante dans les campagnes, mais 80 % des communes pratiquaient uniquement l'occitan dans 18 départements; lorsque le français était utilisé, c'était avec un fort accent méridional. La zone franco-provençale, qui allait de Lyon à la Suisse en passant par la Savoie, était bilingue (français-italien). 

- Le français régional en France

Mais le français régional, quel qu'il soit, était très mal perçu par les bien-pensants parisiens. En témoigne ce document sur le parler français des Beaucerons (en France, pas au Canada), extrait de l'encyclopédie publiée en 1839 Les Français peints par eux-mêmes :
 

Les Beaucerons n'ont point, à proprement parler, de patois; mais ils parlent un langage corrompu, semé parfois de traits assez bizarres et tout plein de vieilles locutions  qui s'accordent avec leurs vieilles habitudes. Ils ont la voix haute et chantante, l'accent traînard, presque autant que celui des Normands, et donnent aux syllabes finales des sons particuliers, qui ôtent à leur prononciation toute élégance et toute noblesse. («La Province», t. II).

Il est fréquent de lire des propos similaires dans les documents de cette période pour désigner les français régionaux. Les mots corruption, grossièreté, archaïsme, jargon, barbarisme, etc., sont les plus souvent cités. Pourtant, nous savons aujourd'hui que la connaissance des Français de l'époque à l'égard de leurs parlers régionaux était très faible et très superficielle. Il faudra attendre les enquêtes de Jules Gilliéron, un Suisse, et la publication de l'Atlas Linguistique de la France (ALF), paru entre 1902 et 1910, pour avoir une idée précise de ces parlers régionaux. On y trouve 1421 cartes complètes (et 499 cartes partielles) de grand format établies par Gilliéron à partir des enquêtes dialectologiques réalisées par E. Edmont dans 639 communes de France et de ses régions linguistiques limitrophes (en Belgique, Suisse, Italie). Cela étant dit, en 1863, une enquête statistique, plus ou moins fiable, effectuée sous le Second Empire révèle que, sur 37 510 communes, 8381 d'entre elles sont censées ignorer le français. On y apprend aussi que, sur plus de quatre millions d'enfants scolarisés et âgés de 7 à 13 ans, près de 450 000 (ou 12,5 %) ne parlaient que leur langue maternelle, et que 1,5 million d'enfants connaissaient un français oral, sans être capables de l'écrire. 

- Le français en Belgique

Ailleurs en Europe, le français prenait de l'expansion en Belgique aux dépens des dialectes wallon, picard, champenois et gaumais, ainsi qu'à Bruxelles, mais cette fois-ci aux dépens du néerlandais. La Suisse romande se francisa également avec le recul des parlers franco-provençaux. En 1860, le comté de Nice fut rattaché à la France en même temps que la Savoie; il en résulta un recul du nissart et de l'italien à l'avantage du français. La ville de Nizza (italianisation du nom Nissa ou Niça) changea de nom et devint Nice.  Cependant, le Val-d'Aoste, qui appartenait à la Savoie, devint italien et le français commença à péricliter en même temps que le franco-provençal. 

- Le français au Canada

À la même époque, le Canada français était en train de vivre avec l'union du Haut-Canada (Ontario) et du Bas-Canada (Québec) de 1840. Un Français de passage au Canada, Théodore Pavie (1850), écrivait à propos de la langue des paysans canadiens:

Ils parlent un vieux français peu élégant; leur prononciation épaisse, dénuée d'accentuation ressemble pas mal à celle des Bas-Normands. En causant avec eux on s'aperçoit bien vite qu'ils ont été séparés de nous avant l'époque où tout le monde en France s'est mis à écrire et à discuter.

En fait, Théodore Pavie constatait simplement que le français du Canada n'avait pas beaucoup évolué depuis la Conquête. On retrouve d'ailleurs cette constatation dans les écrits de plusieurs voyageurs français tout au long du XIXe siècle. Deux témoignages méritent d'être retenus; d'abord, celui de J.-F.-M. Arnault Dudevant (1862):

L'esprit canadien est resté français. Seulement on est frappé de la forme du langage, qui semble arriéré d'une centaine d'années. Ceci n'a certes rien de désagréable, car si les gens du peuple ont l'accent de nos provinces, en revanche, les gens du monde parlent un peu comme nos écrivains du XVIIIe siècle, et cela m'a fait une telle impression, dès le premier jour, qu'en fermant les yeux je m'imaginais être transporté dans le passé et entendre causer ces contemporains du marquis de Montcalm.

Chose certaine, c'est que le français du Canada restait coupé de l'usage européen, tandis que les Canadiens francophones conservaient encore des traits régionaux de l'ouest et du nord de la France hérités du XVIIIe siècle tout en s'imprégnant d'emprunts à l'anglais et en ignorant les nouvelles prononciations de l'après-Révolution. D'ailleurs, ce sont surtout les transformations linguistiques de la France révolutionnaire et post-révolutionnaire qui déclassèrent le parler français de l'Ancien Régime des Canadiens. On pourrait relever des commentaires similaires sur le parler français dans d'autres colonies, comme à Saint-Barthélemy, à la Martinique ou à la Guadeloupe.

- Le français dans les colonies françaises

Enfin, la colonisation française allait s'étendre au Maghreb, en Afrique noire, à Madagascar, en Asie du Sud-Est (Vietnam, Cambodge et Laos) et dans le Pacifique (Nouvelle-Calédonie, Polynésie, Wallis-et-Futuna, Vanuatu). En même temps, en France, les bien-pensants croyaient qu'il y avait des «langues primitives», «inférieures», et des «langues évoluées», «supérieures». Le français faisait, bien sûr, partie de la catégorie des langues «supérieures». Les langues des autochtones parlées dans les colonies (Antilles, océan Indien, Afrique) appartenaient nécessairement à la catégorie des langues «inférieures». La langue anglaise, qui avait pris la place du français dans l'hégémonie linguistique mondiale, était officiellement méprisée, d'où l'anglophobie (mot apparu en 1829) développée à cette époque. L'expression «Perfide Albion», pour désigner l'Angleterre, la Grande-Bretagne et le Royaume-Uni, connut une popularité croissante.

6.3 Le libéralisme littéraire

Si les forces conservatrices régnaient dans le domaine scolaire, la libéralisation gagna la langue littéraire et le vocabulaire de la langue commune. Contrecoup retardé de la Révolution française, le mouvement romantique révolutionna la langue littéraire et rompit avec l'humanisme classique sclérosé.

L'autorité en matière de langue devait cesser d'appartenir uniquement aux grammairiens et être aussi partagée par les écrivains: plus de dogmes, plus de mots interdits. «Tous les mots sont égaux en droit», proclamait Victor Hugo. À la fixité devait se substituer le mouvement; ce fut l'explosion de la poésie lyrique, sentimentale et pittoresque (Lamartine, Vigny, Hugo, Musset), l'avènement de la peinture des mœurs dans le roman, avec Victor Hugo, Alexandre Dumas, Stendhal (Henri Beyle), George Sand, Honoré de Balzac, etc., lesquels n'hésitèrent pas à employer la langue populaire et les mots argotiques. La plupart des romans de cette époque furent publiés en feuilletons dans les journaux et connurent ainsi une énorme diffusion, ce qui favorisa la diffusion du français.

En même temps, la langue française se chargea d'encyclopédisme : les découvertes et les inventions dans tous les domaines se succédèrent de plus en plus rapidement et mirent en circulation des mots techniques, voire des systèmes entiers de nomenclature dont le monde francophone avait besoin.

6.4 L'enrichissement du vocabulaire

Cette période agitée, constamment partagée entre le conservatisme et le libéralisme, se poursuivit encore après la révolte populaire de 1848 qui proclama la IIe République. Celle-ci fut aussitôt noyautée par les éléments les plus conservateurs de la bourgeoisie. Devant l'incapacité du gouvernement de maintenir la paix sociale, le président de la République, Louis-Napoléon Bonaparte (neveu de Napoléon 1er), prépara et réussit un coup d'État (1851), et se fit élire empereur des Français (1851) sous le nom de Napoléon III; ce fut le Second Empire. Se présentant comme le champion du suffrage universel, le protecteur du monde ouvrier et de la religion, Napoléon III se transforma rapidement en véritable dictateur: il supprima la liberté de presse, exclut les opposants régime, exerça une politique extérieure belliqueuse, suscitant ainsi partout la révolte. Entraîné dans une guerre avec la Prusse, il fut fait prisonnier à Sedan (1870) et dut abdiquer, tandis que les forces ennemies marchèrent sur Paris, qui se rendit en 1871. Ce fut la fin du Second Empire et le début de la IIIe République, qui stabilisa enfin la France.

Quel est le bilan linguistique de cette époque? Les deux dernières décennies ont surtout été bénéfiques pour l'enrichissement du vocabulaire. L'oppression intellectuelle du Second Empire favorisa un vigoureux brassage idéologique des mouvements d'opposition; le vocabulaire libéral, socialiste, communiste, voire anarchiste, gagna la classe ouvrière. Les applications pratiques des découvertes en sciences naturelles, en physique, en chimie et en médecine apportèrent beaucoup de mots nouveaux nécessaires à tout le monde. De nouvelles sciences apparurent, avec leur lexique: l'archéologie, la paléontologie, l'ethnographie, la zoologie, la linguistique, etc. Les ouvrages de vulgarisation, les journaux, les revues et, une nouveauté, la publicité, diffusèrent partout les néologismes. Littré et Larousse consignèrent chacun ces nouveautés dans leur dictionnaire.

6.5 La récupération politique

Cette période vit aussi «l'invention du francien» (l'expression «invention du francien» est de Bernard Cerquiglini dans Une langue orpheline, chap. VI), terme qu'on utilise aujourd'hui pour désigner le dialecte de langue d'oïl parlé en Île-de-France et en Orléanais au Moyen Âge, lequel a supplanté les autres dialectes pour donner le français. Or, durant tout le Moyen Âge, aucun terme spécifique ne désignait la langue française. Par contre, le terme françois (prononcé [franswè]) est attesté depuis le début du Moyen Âge pour identifier le français en général, y compris le dialecte de Paris et de l'Île-de-France.

C'est après 1870 que les républicains prirent le pouvoir en France (la IIIe République), soit au moment où apparaissait une linguistique plus scientifique. Les romanistes français, surtout parisiens, prônèrent alors une idéologie de la «France républicaine unie», qui devait passer par la langue. En mai 1888, le philologue Gaston Paris (1839-1903), spécialiste des langues romanes, remettait en question l'opposition entre les langues d'oïl et les langues d'oc, dans une conférence intitulée «Les parlers de France» et prononcée lors d'une réunion des Sociétés savantes:
 

Et comment, je le demande, s'expliquerait cette étrange frontière qui de l'ouest à l'est couperait la France en deux en passant par des points absolument fortuits ? Cette muraille imaginaire, la science, aujourd'hui mieux armée, la renverse, et nous apprend qu'il n'y a pas deux Frances, qu'aucune limite réelle ne sépare les Français du Nord de ceux du Midi, et que d'un bout à l'autre du sol national nos parlers populaires étendent une vaste tapisserie dont les couleurs variées se fondent sur tous les points en nuances insensiblement dégradées.

Gaston Paris se moquait ainsi de ceux qui croyaient que la France était divisée en deux entités linguistiques, l'une au nord, l'autre au sud. Selon ce point de vue, les langues de France ne se réduiraient pas à «une vaste tapis linguistique» tissée par une évolution libre du latin, car celui-ci aurait été recouvert par la langue unifiée de l'Île-de-France. Cette façon de valoriser le parler de l'Île-de-France légitimait l'unité nationale en niant l'existence des patois. 

En 1889, le même Gaston Paris inventa le néologisme francien à partir du mot francisch (formé sur France) que l'Allemand Hermann Suchier avait utilisé en 1888 dans un article intitulé «Die französische und provenzalische Sprache und ihre Mundarten» («La langue française et le provençal, et leurs dialectes»). C'est depuis ce temps qu'on utilise le terme francien pour parler du dialecte de l'Île-de-France. Cependant, cette thèse du francien est aujourd'hui de plus en plus controversée. Beaucoup de linguistes préfèrent retourner au bon vieux terme de «françois» (prononcé franswè) qui désignait dès le XIIe siècle à la fois le français général et le parler local de l'Île-de-France. Puis le mot francien a pénétré dans la plupart des dictionnaires. C'est qu'il paraissait inadmissible pour les romanistes républicains que l'histoire glorieuse de la langue française n'ait pas eu de terme propre pour désigner cet important «dialecte», symbole de l'unité nationale. Comme quoi la langue peut toujours être récupérée par la politique!

À la fin du Second Empire, le français concernait tous les Français en France. Même si l'unité linguistique n'était pas encore réalisée complètement, elle était devenue irréversible et imminente, car les jeunes s'exprimaient de moins en moins en patois. Phénomène significatif, les patoisants virent leur parler local envahi par les mots du français moderne. Mais, à partir de ce moment, au plan international, c'est l'anglais qui viendra concurrencer le français et lui apporter les nouveautés qui rendent une langue vivante.

Dernière mise à jour: 19 déc. 2023

Histoire de la langue française
 

Section 1: Empire romain
Section 2: Période romane
Section 3: Ancien français
Section 4: Moyen français
Section 5: Renaissance
Section 6:   Grand Siècle
Section 7:   Siècle des Lumières
Section 8:   vous êtes ici
Section 9:   Français contemporain
Section 10: Les emprunts et le français
Section 11: Bibliographie

 

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