Histoire du français au Québec
Section 3

L'Union de 1840
et la Confédération de 1867

(1840-1960)

Apprendre à vivre en minorité

 


Dans son célèbre rapport de 1839, lord Durham avait recommandé de réunir les deux colonies du Haut-Canada (Ontario) et du Bas-Canada (Québec). Évidemment, ce projet de fusion ne rencontra aucune sympathie de la part des francophones, qui craignaient une colonie centralisée et dirigée majoritairement par les anglophones. Le gouvernement britannique trancha en faveur de la réunion des deux colonies et promulgua en 1840 la Loi de l'Union, appelée généralement «Acte d'Union» (de Union Act), qui regroupa les deux colonies en une seule assemblée. Ainsi, les deux Canadas (Québec ou Bas-Canada et Ontario ou Haut-Canada) devinrent le Canada-Uni par la Loi de l'Union (voir la carte du Canada-Uni), lesquels seront désormais appelés officiellement le Canada-Ouest (Ontario) et le Canada-Est (Québec).

Dans ce nouveau Canada-Uni (Québec et Ontario), les francophones durent dorénavant apprendre à vivre leur situation de minoritaires, laquelle s'accentuera avec la Confédération de 1867 (Québec, Ontario, Nouvelle-Écosse et Nouveau-Brunswick) et l'entrée graduelle de six autres provinces. Ils resteront parqués dans l'agriculture jusqu'à la révolution industrielle, alors qu'ils se transformeront généralement en prolétaires au service des Anglais. Exclus du grand commerce, de l'exploitation primaire (bois, mines, etc.), des sources de capitaux et de la direction des affaires, les Canadiens français accepteront la subordination socio-économique tout en défendant leurs lois, leur langue et leur religion. Plus d'un siècle de défense, de survivance et de conservatisme!

1 Le Québec sous l'Union (1840-1867)

Par la Loi de l'Union (Union Act), le gouvernement britannique avait mis en oeuvre l'une des recommandations de lord Durham, soit l'union législative du Haut-Canada (Ontario) et du Bas-Canada (Québec). La mise en place de la nouvelle Constitution réjouit la classe commerciale anglaise, dont l'avenir semblait reposer sur le développement de l'axe laurentien. Elle suscita, en revanche, la colère des Canadiens français, car plusieurs dispositions de la Loi de l'Union leur parurent vexatoires.

Avec une population de 650 000 habitants, le Canada-Est (Québec) comptait 42 députés à l'Assemblée législative, soit le même nombre que pour le Canada-Ouest (Ontario) avec 450 000 habitants; il s'agissait de forcer une égalité parlementaire artificielle en attendant que le jeu de l'immigration vienne combler l'écart démographique. De plus, le Canada français devait assumer les dettes du Canada anglais, contractées pour creuser des canaux et construire des routes. Enfin, l'article 41 de la Loi de l'Union décréta que la langue anglaise était la seule langue officielle du pays:

Article 41

Et qu'il soit statué, que depuis et après la Réunion desdites deux Provinces, tous Brefs, Proclamations, Instruments pour mander et convoquer le Conseil Législatif et l'Assemblée législative de la Province du Canada, et pour les proroger et les dissoudre, et tous les Brefs pour les élections et tous Brefs et Instruments publics quelconques ayant rapport au Conseil législatif et à l'Assemblée législative ou à aucun de ces corps, et tous Rapports à tels Brefs et Instruments, et tous journaux, entrées et procédés écrits ou imprimés, de toute nature, du Conseil législatif et de l'Assemblée législative, et d'aucun de ces corps respectivement, et tous procédés écrits ou imprimés et Rapports de Comités dudit Conseil législatif et de ladite Assemblée législative, respectivement, ne seront que dans la langue Anglaise: Pourvu toujours, que la présente disposition ne s'entendra pas empêcher que des copies traduites d'aucuns tels documents ne soient faites, mais aucune telle copie ne sera gardée parmi les Records [comprendre «archives» ou «registres»] du Conseil législatif ou de l'Assemblée législative, ni ne sera censée avoir en aucun cas l'authenticité d'un Record original.

C'était la première fois que, depuis la Conquête, l'Angleterre proscrivait l'usage du français dans un texte constitutionnel, ce qui démontrait éloquemment la nouvelle volonté assimilatrice du gouvernement britannique. Le français ne devenait qu'une langue traduite, sans valeur juridique. Cependant, l’usage du français dans les débats parlementaires n’était pas formellement interdit. On peut consulter le texte complet de la Loi de l'Union (ou Acte d'Union) de 1840 en cliquant ICI

Comme on pouvait s'y attendre, la Loi de l'Union souleva un tollé de protestations au Canada-Est (Québec). Dès le début, Louis-Hippolyte Lafontaine (1807-1864), avocat et coprésident du Conseil exécutif, tenta de convaincre le Parlement d'accepter l'usage du français. Après avoir demandé la formation de la Chambre en comité général, il s'adressa en 1842 aux députés du Canada-Uni en ces termes:

Je dois d'abord faire allusion à l'interruption de l'honorable député de Toronto, qu'on nous a si souvent présenté comme un ami de la population canadienne-française. A-t-il déjà oublié que j'appartiens à cette origine si horriblement maltraitée par l'Acte d'Union? Si c'était le cas, je le regretterais beaucoup. Il me demande de prononcer dans une autre langue que ma langue maternelle le premier discours que j'ai à prononcer dans cette Chambre. Je me méfie de mes forces à parler la langue anglaise, mais je dois informer les honorables députés que, quand même la connaissance de la langue anglaise me serait aussi familière que celle de la langue française, je n'en ferais pas moins mon premier discours dans la langue de mes compatriotes canadiens-français, ne serait-ce que pour protester solennellement contre cette cruelle injustice de l'Acte d'Union qui proscrit la langue maternelle d'une moitié de la population du Canada. Je le dois à mes compatriotes, je le dois à moi-même.

Le but de l'Union, dans la pensée de son auteur, a été d'écraser la population française : mais l'on s'est trompé, car les moyens employés n'obtiendront pas ce résultat. Sans notre active coopération, sans notre participation au pouvoir, le gouvernement ne peut fonctionner de manière à rétablir la paix et la confiance, essentielles au succès de toute administration. Placés par l'Acte d'Union dans une situation exceptionnelle, en minorité dans la distribution du pouvoir politique, si nous devons succomber, nous succomberons au moins en nous faisant respecter...

La Loi de l'Union fut adoptée à Londres, mais le parlement du Canada-Uni chercha à atténuer la portée de l'article 41 en adoptant diverses mesures facilitant la traduction des lois et autres documents parlementaires. Finalement, par la Loi sur l'usage de la langue anglaise à la Législature du Canada (voir le texte), le gouvernement britannique abrogea l'article 41 en 1848 et ce fut le retour au bilinguisme de fait qui avait cours avant la Loi de l'Union. À compter de 1849, le texte officiel de toutes les lois fut adopté à la fois en anglais et en français; dans les débats parlementaires toutefois, les députés qui s'exprimèrent en français furent «condamnés» à n'être compris que de leurs collègues francophones.

 

La minorisation et l'anglicisation des Canadiens allaient de pair et devaient constituer l'objectif prioritaire des autorités coloniales. À cette fin, lord Durham avait incité Londres à favoriser l'immigration massive d'Anglais: 

 

L'intention première et ferme du gouvernement britannique doit à l'avenir consister à établir dans la province une population anglaise, avec des lois et la langue anglaises et à ne confier le gouvernement de cette province qu'à une assemblée décidément anglaise.

À partir de 1852, les Anglais commencèrent à sentir frustrés à leur tour de se voir obligés de faire élire un nombre égal de députés anglophones et francophones: le Canada-Ouest (Ontario) dépassait de plus de 60 000 habitants la population du Canada-Est (Québec). Avec l'immigration anglaise, qui accentuait l'écart démographique entre le Canada-Est et le Canada-Ouest, la situation politique ne pouvait dorénavant que se détériorer. 

Pris à leur propre piège, les anglophones exigèrent un changement constitutionnel qui leur assurerait la représentation proportionnelle au Parlement. Étant donné l'instabilité continuelle qui s'était installé au Parlement, les Anglais commencèrent à songer à constituer une fédération. 

2 L'agriculture-refuge et l'émigration-exutoire

La Loi de l'Union favorisa un essor économique important. La production agricole s'améliora de même que l'industrie du bois, ce qui entraîna le développement des moyens de communication (prolongement des canaux de construction, des chemins de fer). Pendant que les Anglais continuaient de contrôler l'économie et les capitaux, les Canadiens français restaient fidèles à leur terre, à leur curé et à leur langue, et fournissaient parfois la main-d'œuvre nécessaire à l'industrie (bûcherons, draveurs, débardeurs, employés des manufactures, etc.). 


L.-J. Papineau (1786-1871)


On peut rappeler ces propos du grand leader canadien-français, Louis-Joseph Papineau, chef du Parti canadien et l'un des instigateurs de la rébellion de 1837-1838, qui déclarait:

 

Nos gens ne veulent ni des Anglais ni du capital anglais, ils n'ont aucune ambition au-delà de leurs possessions actuelles, ils ne veulent jamais aller plus loin que le son des cloches de leurs propres églises.

Exclus de l'empire commercial passé aux Anglais, les Canadiens français n'eurent d'autre choix que de se replier sur les bords du Saint-Laurent et de se consacrer à l'agriculture, seul débouché pour la main-d'œuvre francophone. L'ennui, c'est que les possibilités d'expansion de l'agriculture commencèrent à être limitées à partir de 1830, par suite de l'accroissement démographique et de la révolution industrielle. D'une part, le surpeuplement des terres interdisait dorénavant l'expansion de l'agriculture; d'autre part, les nouvelles industries de la Nouvelle-Angleterre constituaient un débouché commode pour l'accroissement de la population. Bien que déjà minoritaires au pays, les Canadiens français se mirent à émigrer vers les villes manufacturières des États-Unis, et ce, malgré les interdits du clergé qui considérait ces villes comme des «lieux de perdition», c'est-à-dire d'assimilation au monde anglo-saxon. Au total, sur une période de près de cent ans, quelque 900 000 Canadiens français quittèrent le Québec pour tenter leur chance aux États-Unis. 

Les ravages de l'émigration francophone furent particulièrement considérables dans la seconde moitié du XIXe siècle et jusqu'en 1930, au moment où le gouvernement américain se décida à fermer la frontière canado-américaine. Le Québec, province à faible population, venait d'assister impuissant à une véritable saignée: durant un siècle, soit entre 1840 et 1930, il a vu passer outre-frontière près de 1,2 million de ses effectifs, soit de 5 % à 10 % de sa population, chaque année. On n'a pas fini d'évaluer les répercussions de cette saignée, qui a privé la province de Québec d'une fraction très importante de sa population active. Selon les estimations démographiques, le Québec aurait aujourd'hui une population francophone de 12 à 14 millions d’habitants (contre sept actuellement). On devine qu'un tel poids démographique au sein de la Confédération actuelle modifierait sensiblement les rapports de force entre anglophones et francophones.

Au milieu du XIXe siècle, pendant que l'émigration francophone vidait le Québec, l'immigration anglaise comblait le déficit et venait augmenter la population anglophone de la ville de Québec (40 %) et de la ville de Montréal (55 %), occupant tous les postes administratifs, gérant le commerce et l'industrie. Entre 1901 et 1931, le Québec accueillit 680 000 immigrants, tandis que plus de 822 000 personnes quittèrent le province au cours de la même période. C'est ce qui explique en partie pourquoi seulement 6 % de la population québécoise est aujourd'hui allophone. Jusqu'à la Révolution tranquille, jamais les francophones de cette province n'ont pensé utiliser le pouvoir de l'État pour modifier l'ordre des choses. Après la Loi de l'Union, ils assistèrent, impuissants, au déterminisme qui jouait contre eux. Aidés par une attitude de soumission entretenue par le clergé, les francophones croyaient à leur destinée spirituelle grandiose pendant que les anglophones accaparaient l'économie et les capitaux pour réaliser le processus d'industrialisation et d'urbanisation.

2.1 Les effets sur la langue dans les villes et les campagnes

On devine l'effet de tous ces événements sur la langue, tant sur le plan du statut que sur celui du code du français. En effet, les différences entre le français de France et celui du Canada s’accentuèrent de plus en plus, notamment dans les villes. Toutefois, ces différences, souvent inconnues dans les campagnes, ne suscitèrent pas vraiment des inquiétudes. Les paysans canadiens pensaient qu’ils parlaient «le français de France». Dans les villes, ces inquiétudes commencèrent à se faire sentir pour la première fois.

Pendant que les habitants, les ouvriers et les bûcherons demeuraient unilingues, l'élite francophone, qui gravitait autour des Anglais, prit conscience de l’omniprésence de la langue anglaise et de la dévalorisation du français, que ce soit dans le monde politique, économique, industriel, etc. De façon générale, le monde rural, sauf pour les enclaves anglophones (Outaouais, Cantons de l'Est et Gaspésie), paraissait mieux protégé sur le plan linguistique. Toutefois, au fur et à mesure que le capitalisme pénétra dans les campagnes, la langue anglaise faisait son entrée. Par exemple, le chemin de fer, la poste et le télégraphe contribuèrent à faire connaître les produits manufacturés et leur modes d'emploi en anglais.  

2.2 Les villes: l’envahissement de l’anglais

Après l’union du Canada-Ouest (Ontario) et du Canada-Est (Québec) de 1840, la vie politique se déroula en anglais. Bien que reconnu presque sur un pied d'égalité avec l'anglais au parlement du Canada-Uni à Kingston (aujourd'hui à Ottawa), le français se trouvait très dévalorisé dans les faits. Les lois étaient rédigées en anglais, puis traduites en français. Les députés qui s'exprimaient en français ne pouvaient être compris des anglophones, pas plus qu'ils ne comprenaient les interventions de ces derniers. Au Canada-Est (Québec), l'anglais resta la seule langue de l'administration, des affaires, de l'économie, du commerce et de l'industrie. L'industrialisation du pays entraîna l'arrivée de patrons et de cadres parlant anglais, ce qui eut des conséquences dans la connaissance de la nomenclature des lexiques anglais. Ce furent surtout des hommes d'affaires canadiens-anglais et des immigrants anglo-écossais qui dominèrent la nouvelle économie. L'économie du Québec restera dominée par la grande entreprise anglophone jusqu'après le Seconde Guerre mondiale.

Dans les villes, l’anglais commença à envahir la vie économique et sociale. Dès 1841, la publication du Manuel des difficultés les plus communes de la langue française de Thomas Maguire (qui était d'origine américaine) marqua le début du purisme linguistique, surtout en matière d'anglicismes. L'auteur fit école dans tout le Canada français et plusieurs volumes du même type seront publiés par d'autres dans les années à venir. Différents témoignages de l'époque révèlent l'influence de l'anglais sur le français, d'une part, la prépondérance de l'anglais dans la vie commerciale, d'autre part.

Par exemple, en 1855, Jean-Jacques Ampère, fils du célèbre physicien et professeur de littérature française au Collège de France, raconte ce qui suit:
 

À peine débarqué, une querelle survenue entre deux charretiers fait parvenir à mon oreille des expressions qui ne se trouvent pas dans le dictionnaire de l'Académie, mais qui sont aussi une sorte de français. Hélas! notre langue est en minorité sur les enseignes, et quand elle s'y montre, elle est souvent altérée et corrompue par le voisinage de l'anglais. Je lis avec douleur manufacteur de tabac, sirop de toute description, le sentiment du genre se perd, parce qu'il n'existe pas en anglais, le signe du pluriel disparaît là où il est absent de la langue rivale. Signe affligeant d'une influence étrangère sur une nationalité qui résiste, conquête de la grammaire après celle des armes!

En 1864, un député français, Ernest Dubergier de Hauranne, vint passer quelque temps au Canada; il remarqua que «les familles françaises de la classe élevée commencent à copier les mœurs et le langage des conquérants». Et il ajoutait: «Presque toutes les familles de l'aristocratie de Québec ont contracté des alliances avec les Anglais et parlent plus souvent la langue officielle que la langue natale. Le gouvernement en est plein.»

En 1865, l'abbé Thomas-Aimé Chandonnet prononça un sermon à la cathédrale de Québec, à l'occasion de la fête de la Saint-Jean-Baptiste (le patron des Québécois); il s'insurgeait contre ceux qui cédaient ainsi à l'anglais:
 

Partout, sur nos places publiques, dans nos rues, dans nos bureaux, dans nos salons, vous entendez résonner l'accent envahisseur d'une langue étrangère. On va même jusqu'à infliger à sa langue maternelle la tournure de l'étrangère, jusqu'à traduire son nom propre, le nom de sa famille, le nom de ses ancêtres, à la traduire par un son étranger, quelquefois à la lettre.

Rien de surprenant à ce que le fougueux évêque de Trois-Rivières, Mgr Louis-François Laflèche, déplorât, lui aussi, en 1865, que ses compatriotes parlaient trop souvent la langue anglaise:
 

Mes frères, je ne vous dissimulerai en rien ma pesée. Je le dis donc de nouveau, la plus lourde taxe que la conquête nous ait imposée, c'est la nécessité de parler l'anglais. Payons-la loyalement, mais n'en payons que le nécessaire. Que notre langue soit toujours la première.

Pour sa part, le journaliste canadien Jules-Paul Tardivel (1851-1905) estimait que, si le bilinguisme était nécessaire à une certaine élite française, il constituerait un péril grave s’il devait s’étendre à toute la population:
 

Quelques-uns des nôtres voudraient faire du peuple canadien-français un peuple bilingue. Que nous serions puissants, dit-on, si tous les Canadiens français parlaient également bien l’anglais et le français! Prenons-y garde! C’est un piège qu’on nous tend; un piège doré, peut-être; mais un piège tout de même. Connaissez-vous beaucoup de peules bilingues? Pour moi, je n’en connais aucun. Je connais, par exemple, un peuple qui a perdu sa langue nationale, parce qu’on lui a fait apprendre, de force, une autre langue. N’allons pas, de notre plein gré, tenter une expérience aussi dangereuse.
Déjà, dès le début du XIXe siècle, la langue de travail des patrons fut l’anglais, mais également, comme l’attestent les témoignages de plusieurs visiteurs dont Alexis de Tocqueville (voyage de 1831), celle de l’affichage, et ce, dans toutes les villes du Canada français. Voici un témoignage trouvé dans un journal de Québec, Le Fantasque (un journal satirique qui n'épargnait aucune autorité en place et, pendant la Rébellion de 1837-1838, vaudra la prison à son éditeur, Napoléon Aubin) du 18 novembre 1848:
L'habitant de la Grance-Bretagne qui arrive dans notre ville ne peut croire que les deux tiers de la population soient d'origine canadienne-française. À chaque pas qu'il fait, il voit la devanture des boutiques et des magasins des enseignes avec ces mots: Dry Goods Store, Groceries Store, Merchant Taylor, Watch and Clock Maker, Boot and Shoe Maker, Wholesale and retail, etc.

Toutefois, étant donné que la plupart des Canadiens français ne vivaient pas dans les villes, cette situation ne les émouvait pas trop. Ce sera uniquement à la fin du XIXe siècle que les perceptions vont changer à ce sujet. La multiplication des commerces tenus par des anglophones ou des francophones qui les imitaient finira par donner aux villes un visage anglais. De plus, l'essor économique que connut la colonie fit entrer des produits britanniques dans tous les foyers et eut pour résultat de transformer les mentalités pour les adapter aux usages du monde britannique. En fait, l'anglomanie gagna peut à peu les Canadiens. Par la voix de Napoléon Aubin, le journal Le Fantasque de Québec dénonçait ainsi cette pratique dans son édition du 18 novembre 1848:

L'anglomanie fait fureur chez les «beaux» et les «belles» d'origine canadienne-française [...]. Les beaux parlent presque toujours la langue anglaise, singent aussi bien qu'ils peuvent le «dandy» de Londres [...], les belles emploient toujours des modistes anglaises, copient de leur mieux la «lady», et sèment leurs paroles [...] des exclamations anglaises : «Dear me», «Good gracious», «0 Lord» [...]. Mais ce que vous auriez peine à croire, lecteurs, c'est que les amants canadiens deviennent furieusement anglomanes et «font du sentiment» à l'anglaise. Quelle horreur! [...] Comme à présent, je vous le demande, soupirer en français auprès d'une Canadienne qui vous répondra en anglais. C'est décourageant, ma foi!»

En 1855, Jean-Jacques Ampère, le fils du célèbre physicien français et professeur de littérature française au Collège de France, fut choqué par ce qu'il entendit (dans Promenades en Amérique: États-Unis-Cuba-Mexique):

À peine débarqué, une querelle survenue entre deux charretiers fait parvenir à mon oreille des expressions qui ne se trouvent pas dans le dictionnaire de l'Académie, mais qui sont aussi une sorte de français. Hélas! notre langue est en minorité sur les enseignes, et quand elle s'y montre, elle est souvent altérée et corrompue par le voisinage de l'anglais. Je lis avec douleur: manufacteur de tabac, sirop de toute description, le sentiment du genre se perd, parce qu'il n'existe pas en anglais, le signe du pluriel disparaît là où il est absent de la langue rivale. Signe affligeant d'une influence étrangère sur une nationalité qui résiste, conquête de la grammaire après celle des armes!

En somme, tous les témoignages de l'époque concordent. D'une part, l'anglais est entré dans le vocabulaire des Canadiens de langue française et il suffit de constater le nombre des anglicismes relevés par les auteurs. D'autre part, la langue anglaise est prépondérante dans les activités commerciales.

Rappelons la pratique du bilinguisme systématique dans les journaux depuis le début du Régime britannique. À cette époque, le contenu des journaux était généralement identique d'une version linguistique à l'autre, la version française était obligatoirement une simple traduction. À partir du XIXe siècle, la situation changea radicalement. En effet, les textes anglais et français commencèrent à être différents et le nombre des journaux bilingues avait fléchi considérablement. Entre 1805 et 1845, seulement 5 % des journaux étaient bilingues. Ce mouvement d'unilinguisation des journaux reflétait le processus de polarisation politique qui marqua la vie canadienne de l'époque. Cependant, la plupart des titres étaient anglophones, ce qui choqua le rédacteur du journal Populaire, lequel écrivait le 10 août 1837:

Il y a une disproportion honteuse entre les journaux qui s'impriment en français et ceux qui s'impriment en anglais dans la province du Bas-Canada. Si l'on considère l'immense majorité de ceux qui revendiquent l'usage de la langue française, cette inégalité devient encore plus frappante. L'étranger ne pourra jamais concevoir que quatre feuilles publiques puissent suffire à 400 000 descendants de Français, tandis que que 100 000 Anglais trouvent le moyen de soutenir 10 périodiques. 

Sur les 160 publications lancées au cours de la première moitié du XIXe siècle, on pouvait relever 92 journaux en anglais et 61 en français. Avec l'immigration qui s'accentuait, les anglophones virent augmenter encore leur effectif, car la quasi-totalité des immigrants était d'origine britannique, américaine, écossaise, irlandaise; ils parlaient donc tous anglais. Comme on pourrait le constater, les journaux francophones introduisirent de nombreux anglicismes dans le parler des citadins. 

2.3 Les campagnes: un français archaïque

Retranchés dans l'agriculture, les paysans continuèrent de parler le français, sans être trop importunés par l’anglais qui gagnait les villes. Cependant, en raison de la reprise des contacts avec la France, les intellectuels canadiens-français prirent conscience que le français des habitants de ce pays n’était pas celui employé en France. Il était devenu un français de plus en plus archaïque et différent depuis la rupture avec la France. Un Français de passage au Canada, Théodore Pavie (1850), écrivait à propos de la langue des paysans canadiens:

Ils parlent un vieux français peu élégant; leur prononciation épaisse, dénuée d'accentuation ressemble pas mal à celle des Bas-Normands. En causant avec eux on s'aperçoit bien vite qu'ils ont été séparés de nous avant l'époque où tout le monde en France s'est mis à écrire et à discuter.

En fait, Théodore Pavie constatait simplement, avec ses préjugés, que le français du Canada n'avait pas beaucoup évolué depuis la Conquête. On retrouve d'ailleurs cette constatation dans les écrits de plusieurs voyageurs français tout au long du XIXe siècle. Deux témoignages méritent d'être retenus; d'abord, celui de J.-F.-M. Arnault Dudevant (1862):

L'esprit canadien est resté français. Seulement on est frappé de la forme du langage, qui semble arriéré d'une centaine d'années. Ceci n'a certes rien de désagréable, car si les gens du peuple ont l'accent de nos provinces, en revanche, les gens du monde parlent un peu comme nos écrivains du XVIIIe siècle, et cela m'a fait une telle impression, dès le premier jour, qu'en fermant les yeux je m'imaginais être transporté dans le passé et entendre causer ces contemporains du marquis de Montcalm.

Et celui d'un autre Français, Henri de Lamothe (Cinq mois chez les Français d'Amérique: Voyage au Canada et à la Rivière-Rouge du Nord, 1875):

Un isolement de cent ans d'avec la métropole a pour ainsi dire cristallisé jusqu'à ce jour le français du Canada, et lui a fait conserver fidèlement les expressions en usage dans la première moitié du XVIIIe siècle.

Si les voyageurs étrangers de la seconde moitié du XIXe siècle s'imaginaient entendre parler les contemporains de Montcalm, qui a vécu 100 ans plus tôt, cela signifiait simplement que, pour rappeler les mots de lord Durham les francophones du Canada étaient restés «une société vieille et retardataire dans un monde neuf et progressif»:

Les Canadiens français sont restés une société vieille et retardataire dans un monde neuf et progressif. En tout et partout, ils sont demeurés français, mais des Français qui ne ressemblent pas du tout à ceux de France. Ils ressemblent aux Français de l'Ancien Régime.

Quant aux Canadiens français qui émigrèrent en Nouvelle-Angleterre (plus de 50 000 entre 1851 et 1901), s'ils ont pu conserver pendant quelque temps leur langue, l'accélération de l'industrialisation et de l'urbanisation finit par entraîner l'assimilation de la plupart d'entre eux. En réalité, ces francophones qui choisirent de faire passer leurs intérêts économiques avant leur langue l’ont payé aux prix de perdre leur langue.

Jusqu’à cette époque, la langue française avait relativement été chargée de connotations positives de l’identité collective des Canadiens français. Cependant, dans les décennies qui vont suivre, la langue commencera à être perçue comme un facteur négatif. Il s’agira alors des premières manifestations de l’image péjorative que les Canadiens français auront d’eux-mêmes.

3 Le Québec dans la Confédération (1867-1960)

La promulgation de la Loi constitutionnelle de 1867 (appelée à l'origine et jusqu’en 1982: Acte de l'Amérique du Nord britannique) créa la Confédération du Canada, qui réunissait l'Ontario (Canada-Ouest), le Québec (Canada-Est), le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse.

Officiellement, le Canada de 1867 avait choisi l'appellation de Dominion du Canada en parlant de l'«Union fédérale». Ce mot figurait explicitement dans la version anglaise du psaume 72 de la Bible: «He shall have dominion also from sea to sea, and from the river unto the ends of the earth.» En traduction, on aura: «Son empire s'étendra aussi d'un océan à l'autre, du fleuve jusqu'aux confins de la terre.» Il semble bien que ce verset ait retenu l'attention quand, au moment de rédiger l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, le mot «dominion» fut choisi, à la suggestion de Samuel Leonard Tilley (membre de l'Assemblée du Nouveau-Brunswick), pour désigner l'ensemble du Canada.

La proposition d'utiliser le mot Dominion fut jugée complètement ridicule par le premier ministre britannique de l'époque (John Russell), mais la reine Victoria le trouva fort valable. Ce n'est qu'après l'adhésion de la Colombie-Britannique à la Confédération en 1871 que la devise «D'un océan à l'autre» put véritablement s'appliquer au nouveau Dominion du Canada, qui s'étendit désormais de l'Atlantique au Pacifique. Puis le mot Dominion a fini par tomber en désuétude, ce qui confirmait en quelque sorte le jugement négatif de lord John Russel.

Au cours de l'histoire, le terme de Confédération s'est progressivement implanté pour désigner le pays; toutefois, ce dernier terme n'a aucune valeur officielle ou juridique, puisqu'on ne le trouve même pas dans la Constitution canadienne de 1867. Bref, le Dominion du Canada fut formé le 1er juillet 1867 avec la confédération de quatre provinces (Ontario, Québec, Nouvelle-Écosse et Nouveau-Brunswick) de l'Amérique du Nord britannique pour former une Union fédérale. Au XIXe siècle, les termes de fédération et de confédération étaient employés comme synonymes.

À l'époque, le Canada restait encore très petit, car il ne comprenait qu'une partie de l'Ontario et du Québec actuels, le reste du territoire (territoires du Nord-Ouest, Terre de Rupert, Colombie-Britannique, Terre-Neuve et l'Île-du-Prince-Édouard) demeurant des colonies britanniques autonomes ne faisant pas encore partie du Canada. Par ailleurs, le Canada de 1867 demeurait encore une colonie britannique et le restera techniquement jusqu'en 1931 lors de la proclamation du Statut de Westminster (Londres).

Au 1er juillet 1867, le rêve de sir George-Étienne Cartier (1814-1873), le coprésident du Conseil exécutif du Canada-Uni avec John A. Macdonald, devenait réalité. Le journal La Minerve de Montréal (2 juillet 1867), propriété de G.-É. Cartier, décrivait l'acte de naissance du Canada en ces termes:
 

Canadiens, rallions-nous tous autour du nouveau drapeau. Notre constitution assure la paix et l'harmonie. Tous les droits seront respectés; toutes les races seront traitées sur le même pied; et tous, Canadiens français, Anglais, Écossais, Irlandais, membres unis de la même famille, nous formerons un État puissant, capable de lutter contre les influences indues de voisins forts auxquels nous pourrons dire: « Et ega foederatus recedam a te ». La province de Québec n'a pas le droit de mettre  obstacle à la marche des événements et d'arrêter le développement d'une grande idée. Si elle fait cela, ce sera son arrêt de mots.

Évidemment, la suite de l'histoire démontrera que, loin d'évoquer la paix et l'harmonie, l'histoire du Canada se déroulera dans l'acrimonie et la suspicion contre tout ce qui n'était pas britannique. Le Globe de Toronto (1er juillet 1867) a vu, pour sa part, la naissance d'un Canada entièrement blanc, anglais et protestant:
 

Nous saluons la naissance d'une nouvelle nation. Une Amérique anglaise unie, forte de quatre millions d'habitants, prend place aujourd'hui parmi les grandes nations du monde.

Dès lors, les Canadiens français se trouvèrent relégués au rang de minorité permanente au sein du Dominion du Canada; même les anglophones du Québec obtinrent un statut privilégié qui les mettait à l'abri de la majorité francophone de la province. Les comtés anglophones du Québec étaient protégés et, pour les abolir, il fallait non seulement le vote de la majorité des députés du Parlement provincial, mais également la majorité des douze députés anglophones. Aucune mesure similaire ne fut adoptée dans les provinces anglaises pour les circonscriptions électorales francophones. 

C'est aussi à partir de la Confédération que les habitants anglophones du Canada commencèrent à s'identifier par le mot anglais de Canadians, reléguant par le fait même le mot français Canadiens (qui désignait les Canadiens de langue française) en désuétude. De façon systématique, les Canadiens de langue française s'appelèrent Canadiens français (French Canadians) par opposition à Canadiens anglais (English Canadians).

Puis, la minorisation des francophones s'accentua davantage avec l'entrée dans la fédération du Manitoba (1870), de la Colombie-Britannique (1871), de l'Île-du-Prince-Édouard (1873) et, plus tard, de l'Alberta (1905), de la Saskatchewan (1905) et de Terre-Neuve (1949). Dès lors, les droits et les pouvoirs des Canadiens de langue française seront toujours soumis à la volonté de la majorité anglaise, qui ne porte pas toujours dans son coeur la minorité francophone et catholique. Voici ce qu'écrivit le député conservateur D'Alton McCarthy, grand-maître des Loges d'Orange du Canada-Ouest (Ontario) en 1888:
 

Il s'agit de savoir si c'est la reine ou le pape qui règne sur le Canada. Il s'agit de savoir si ce pays sera anglais ou français. [...] Nous sommes ici en pays britannique et plus nous nous hâterons d'angliciser les Canadiens français, de leur enseigner à parler l'anglais, moins nous aurons d'ennuis à surmonter dans l'avenir. C'est maintenant que le scrutin doit apporter une solution à ce grave problème; s'il n'apporte pas le remède en cette génération, la génération suivante devra avoir recours à la baïonnette.

 


Honoré Mercier

Cette époque fut marquée au Canada anglais par une sorte de paranoïa antifrançaise, alors que les francophones, eux, craignaient pour leur survie dans la nouvelle Union où ils étaient devenus définitivement minoritaires. Honoré Mercier (1840-1894), premier ministre du Québec de 1887 à 1891, avait prononcé un discours, le 4 avril 1893, à Montréal, dans lequel il avait déclaré:
 
Quand je dis que nous ne devons rien à l'Angleterre, je parle au point de vue politique, car je suis convaincu, et je pourrai avec cette conviction, que l'union du Haut et du Bas-Canada ainsi que la Confédération nous ont été imposés dans un but hostile à l'élément français et avec l'espérance de le faire disparaître dans un avenir plus ou moins éloigné.

Dans le même discours, Mercier alla même jusqu'à proposer l'indépendance du Québec en ces termes:
 

Vous avez la dépendance coloniale, je vous offre la fortune et la prospérité; vous n'êtes qu'une colonie ignorée du monde entier, je vous offre de devenir un grand peuple, respecté et reconnu parmi les nations du monde.

Cette déclaration publique considérée comme «subversive» de la part d'un premier ministre d'une province du Canada n'allait pas rester sans lendemain. Les anglophones influents comprirent qu'il fallait au plus vite museler financièrement tous les prochains premiers ministres du Québec et s'organiser pour que dorénavant les finances publiques demeurent sous le contrôle des milieux financiers anglo-montréalais. Dès ce moment, et jusqu'en 1960, tous les ministres des Finances du Québec furent des anglophones qui imposèrent sans difficulté l'anglais comme langue de travail dans leur ministère.   

3.1 L'inégalité des langues au Canada

Dès le début de la Confédération, les Canadiens français durent se rendre compte que leur langue n’avait pas le même statut que l’anglais. Dans le but de rallier la députation francophone divisée sur l'adhésion à la fédération, l'article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 proclamait un «embryon» de bilinguisme officiel à l'égard du parlement du Canada et des tribunaux fédéraux. En principe, l'article 133 accordait à l'anglais et au français des droits et des privilèges égaux dans ces deux secteurs où l'État se manifestait plus particulièrement: la législature et la justice.

Pendant près d’un siècle, l'égalité des langues proclamé dans la Constitution de 1867 n'exista jamais qu'en théorie et le gouvernement fédéral s'en tint toujours au minimum des prescriptions constitutionnelles. En effet, le français demeura la langue de la traduction, et les députés francophones qui voulaient se faire comprendre durent recourir à l'anglais. Les anglophones conservèrent les portefeuilles économiques importants du cabinet fédéral ainsi que la vaste majorité des postes de commande au sein de la fonction publique; l'adoption des timbres-postes bilingues (1927), des billets de banque bilingues (1936) et des chèques fédéraux bilingues (1962) ne s'effectuèrent respectivement que 60 ans, 69 ans et 95 ans après la Confédération. En somme, la proclamation de l'égalité n'a pas empêché l'unilinguisme anglais dans la pratique. Les Canadiens percevront le gouvernement fédéral comme la manifestation d’un pouvoir politique anglais peu ouvert à leurs aspirations et à leurs attentes.

Cette attitude sera confirmée lorsque les gouvernements des provinces anglaises, telles que le Nouveau-Brunswick, le Manitoba et l’Ontario, adopteront des lois anti-françaises. En effet, en 1871, le Nouveau-Brunswick interdit le français dans la province; le Manitoba fit de même en 1890 avec la Official Language Act (Loi sur la langue officielle) et l’Ontario avec le Règlement 17 en 1912 (modifié en 1927, puis tombé en désuétude en 1944). Ces mesures législatives consternèrent tous les Canadiens français du pays, y compris au Québec. Dès lors, les Canadiens français du Québec commencèrent à se convaincre que leur langue qu’ils croyaient pan-canadienne était limitée aux frontières de leur seule province. C'est ce qu'écrira le jésuite Richard Arès dans Notre question nationale en 1945:

Nous n'en sommes pas encore à croire que le Québec constitue à lui seul le Canada français ou que l'on puisse parler et écrire comme si, de fait, il y avait exacte équivalence entre Franco-Québécois et Canadiens français. [...] Si la province de Québec n'est pas tout le canada français, elle en a été et elle demeure la cellule-mère, le pôle dynamique et le centre vital. [...] Le Québec a charge d'âmes et Québec n'est pas une simple capitale de province, c'est la capitale du Canada français, c'est la capitale de l'Amérique française.

L'abbé Lionel Groulx (1878-1967), historien et fondateur de l'Association de la jeunesse canadienne-française et de la revue L'Action française puis de L'Action nationale, constatera aussi en 1952 (Histoire du Canada français, vol IV) que «depuis longtemps et surtout depuis la Confédération, le Canada français ne se confond plus avec le Québec». Il ajoute: «Il a cessé d'être une entité géographique pour devenir une entité nationale, culturelle, répartie à travers tout le Canada.»

Les Canadiens français se rendirent compte aussi que leur gouvernement provincial n’était pas très combatif lorsque venait le temps de défendre leur langue.

En même temps, beaucoup croyaient encore que la Confédération canadienne était un «pacte entre deux nations» ou deux «peuples fondateurs». Henri Bourassa, le fondateur du journal Le Devoir, était l'un de ceux-là:

La base de la Confédération, c'est la dualité des races, la dualité des langues, garantie par l'égalité des droits. Ce pacte devrait mettre fin au conflit des races et des Églises et assurer à tous, catholiques et protestants, Français et Anglais, une parfaite égalité des droits dans toute l'étendue de la Confédération canadienne.

La thèse du «pacte des deux peuples fondateurs» a été reprise par l'abbé Lionel Groulx et invoquée par plusieurs autres (et même en 1967 dans le Rapport Laurendeau-Dunton sur le bilinguisme et le multiculturalisme). En réalité, ce fut une période qui marqua le recul constant de la situation du français dans des secteurs importants de la vie politique, sociale et économique. Enfin, l’attitude du gouvernement fédéral lors de le Première Guerre mondiale et son armée unilingue anglaise convainquirent les francophones que ce gouvernement souhaitait leur assimilation. 

3.2 Une autonomie provinciale limitée

Il faut dire que la province de Québec de 1867 se révélait bien peu de chose (voir la carte). Non seulement la Loi constitutionnelle de 1867 imposait le bilinguisme au Parlement et dans les tribunaux à cette seule province, mais cette dernière était tenue solidement en laisse par le gouvernement fédéral. En vertu de la Constitution canadienne, le Parlement central avait le pouvoir de désavouer toute loi votée par le parlement de Québec; les députés pouvaient siéger aux deux parlements, ce qui permettait l'influence fédérale jusqu'au sein du gouvernement provincial. Le Québec était maintenu en état de sujétion financière puisque 60 % de ses revenus provenait du gouvernement central. Il n'est pas exagéré de dire que le Québec de 1867 était une «sorte de colonie» du gouvernement canadien. D’ailleurs, Sir John Alexander Macdonald (1815-1891), premier ministre du Canada de 1867 à 1873 et de 1878 à 1891, aimait comparer les provinces à de «grandes municipalités» complètement soumises au «gouvernement national».

Habitué à se défendre davantage par la parole que par les actes politiques, le gouvernement du Québec, pour sa part, n'a jamais cru au pouvoir de l'État pour promouvoir la langue nationale de sa majorité. D’ailleurs, la population semblait prendre pour acquis que leur gouvernement provincial était tout simplement inapte à défendre le fait français. 

 

Les deux seuls cas où un gouvernement québécois s'est permis de légiférer en matière de langue sont révélateurs de l'attitude timorée des dirigeants de l’époque sur cette question. Ainsi, n'eût été de la ténacité, ou plutôt de l'entêtement, du député Armand Lavergne, jamais le gouvernement québécois n'aurait adopté, en 1910, ce qu'on finira par appeler la «loi Lavergne».  Le député Lavergne avait soulevé une vive polémique durant deux ans dans toute la province et avait fini par déposer une pétition forte de 1,7 million de signatures. Devant l'ampleur du mouvement d'opinion en faveur de la loi, c'est-à-dire presque toute la population du Québec y compris les anglophones, le gouvernement céda et fit adopter la loi.

Cette loi modifiant le Code civil du Québec (chapitre 40) obligeait les entreprises de services publics établies au Québec à s'adresser en anglais et en français à leurs clients. Elle portait comme titre Loi amendant le Code civil concernant les contrats faits avec les compagnies de services d'utilité publique (voir le texte de la «loi Lavergne»). Bien que de portée limitée, la loi Lavergne constituait le première affirmation de l'État québécois en matière linguistique.

Toutefois, la loi a été appliquée très progressivement et nombreux furent ceux qui dénoncèrent dans les journaux, encore en 1921, les entorses à la loi québécoise. Fait troublant, la «loi Lavergne» n'a pas empêché le gouvernement du Québec d'émettre ses propres chèques uniquement en langue anglaise jusqu'en 1925. L’une des conséquence positives de cette première loi linguistique fut de favoriser le militantisme linguistique chez les Canadiens français du Québec. Quant au gouvernement fédéral, il attendra jusqu'en 1936 pour rendre la monnaie bilingue. On se battra jusqu'en 1962 pour avoir le droit de rédiger des chèques en français.

3.3 Une attitude timorée

Quelque 25 ans plus tard, cette attitude timorée avait continué à habiter le gouvernement du Québec. En 1937, le premier ministre Maurice Duplessis (1890-1959) décida de faire voter une loi donnant priorité au texte français dans l'interprétation des lois et règlements du Québec. Il lui paraissait normal d'accorder la préséance au français, langue de la majorité au Québec.

Cependant, la Loi relative à l'interprétation des lois de la province (20 mai 1937) a tellement mécontenté la minorité anglaise que, moins d'un an plus tard (le 31 mars 1938), Maurice Duplessis avait reconnu publiquement «son erreur», déposé un projet de rappel et fait abroger sa loi (voir le texte de la loi d'abrogation). Cette capitulation linguistique est passée à l'époque pour un acte de «courage politique» et a valu au premier ministre Duplessis les félicitations de toute la communauté anglophone.

Ces deux «interventions» linguistiques révèlent non seulement jusqu'à quel point les gouvernements québécois étaient tributaires de la minorité anglophone pour traiter de leurs propres affaires, mais aussi qu'ils n'avaient pas encore acquis l'habitude d'agir, du moins en ce domaine, comme les représentants de la majorité francophone du Québec.

Plus encore: le législateur québécois était totalement dépendant de la langue anglaise elle-même dans la rédaction de ses propres lois. En effet, toutes les lois québécoises étaient d'abord rédigées en anglais ou calquées sur des textes votés antérieurement par des législatures canadiennes-anglaises ou anglo-américaines. La version anglaise des lois pouvait être rédigée dans un français tellement incorrect ou confus qu'il valait mieux, pour comprendre le sens des textes de loi, recourir à la version anglaise, écrite dans une langue grammaticalement plus correcte. Il ne faut pas oublier que, jusqu'à la fin des années 1950, beaucoup de fonctionnaires du gouvernement du Québec étaient unilingues anglais, particulièrement les juristes, les hauts fonctionnaires et les économistes du «Département de la trésorerie». Cette dépendance linguistique ne faisait que refléter un état de dépendance généralisée, dont la subordination économique.

4 La dépendance économique et son impact linguistique

Le gouvernement du Québec pratiqua également la politique du laisser-faire dans le domaine de l'économie. Durant toute cette période, l'économie québécoise demeura entièrement tributaire de l'économie anglo-américaine. Jusqu'en 1930, le gouvernement laissa les capitalistes anglo-saxons mettre en valeur les richesses naturelles de l'Ontario et développer le secteur manufacturier de la Nouvelle-Angleterre en se contentant de fournir une main-d'œuvre à bon marché ou de rendre accessibles de nouvelles terres à la colonisation (Gaspésie, Saguenay-Lac-Saint-Jean, Abitibi-Témiscamingue). Alors que l'agriculture avait cessé de constituer la base de l'économie québécoise, l'État, appuyé par l'Église, continuait de promouvoir l'agriculturisme; à 85 % rurale en 1867, la même population était déjà passée à 66 % en 1891, puis à 44 % en 1921, à 33 % en 1951 et à 25 % en 1961.

Une série d'événements extérieurs provoqua une transformation accélérée de l'économie québécois: la crise des années 1930, la Seconde Guerre mondiale (1936-1945) et la reconstitution de l'Europe (1946-1949), qui s'approvisionnera en Amérique. C'est à ce moment que les grandes compagnies américaines commencèrent à faire main basse sur les richesses naturelles du Québec, encouragées par la politique de laisser-faire de Maurice Duplessis (premier ministre), qui leur accorda un appui inconditionnel. L'industrialisation et l'urbanisation transformaient la société traditionnelle de façon irréversible sans que l'État n'intervînt; celui-ci continuait de rester un simple instrument de défense et de préservation de l'ordre économique existant. Pendant que l'État québécois sacralisait l'agriculture, l'industrialisation et l'urbanisation se poursuivaient irrémédiablement en fonction des intérêts des capitalistes anglophones.

4.1 Le «French Canadian Patois »

Les premières manifestations de la dépréciation linguistique chez les Canadiens français commencèrent au cours de la décennie de 1860-1867. Ce sont des intellectuels, écrivains et journalistes, comme Arthur Buies (1840-1901), Louis Fréchette (1839-1908) et Jules-Paul Tardivel (1851-1905) qui sonnèrent l’alarme. Ils s’attaquaient, bien sûr, aux anglicismes mais aussi aux archaïsmes et aux provincialismes.

C’est entre 1860 et 1910 que la question du French Canadian Patois fit fureur dans les journaux. Les Canadiens français constatèrent avec stupéfaction que les Anglo-Canadiens et les Américains étaient persuadés qu’ils parlaient non pas le français – le French Parisian – mais un patois incompréhensible, aussi bien pour les Français que pour les étrangers en visite au Canada. Lors d’une conférence donnée à Montréal, le journaliste Jules-Paul Tardivel déclara:

Dans certains milieux, particulièrement aux États-Unis, on est sous l’impression que le français parlé au Canada n’est pas le français véritable, mais un misérable patois. Certains de nos voisins affichent parfois leur dédain pour le Canadian French, très différent à leurs yeux du Real French as spoken in France.

Cette question hanta les Canadiens français pendant pratiquement un demi-siècle. Elle leur fit comprendre que la mauvaise perception que les Anglo-Canadiens avaient d’eux contribuait ou servait de prétexte à remettre en question leurs droits linguistiques. C’est une tactique courante dans l’histoire que de remettre en cause les droits linguistiques d’une communauté en qualifiant sa langue de patois ou de dialecte, ce qui justifie le non-reconnaissance de droits linguistiques.

Chantal Bouchard (dans La langue et le nombril) a répertorié les termes servant à qualifier la langue des Canadiens français de l’époque. En voici quelques-uns:

 

le Canadian French  
le patois canadien-français
le Quebec French
la langue canayenne
le Quebec Patois 
le parler canadien
le patois canadien
Indian jargon
le canayen
le misérable patois
jargon canadien
le patois vulgaire
Beastly horrible French
langage petit-nègre
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En réalité, ces qualificatifs poursuivirent les francophones pendant un siècle, c’est-à-dire jusqu’après la Révolution tranquille, alors qu’un futur premier ministre canadien-français, Pierre Elliot Trudeau (alors ministre de la Justice), accusera les Québécois de parler un Lousy French, c’est-à-dire un français «pouilleux». Certains auteurs des années vingt nièrent le fait que les Canadiens français parlaient un «patois», même s’ils reconnaissaient le caractère si particulier du français du Canada qu’il n’était pas étonnant que les étrangers le jugent plutôt mal. En 1937, un chroniqueur linguistique, Jacques Clément, écrivait dans le journal La Presse:

L’élite des États-Unis et la classe instruite des Franco-Américains ont une très mauvaise opinion de notre parler, et nos compatriotes d’outre-quarante-cinquième en souffrent. [...] N’est-ce pas, chers compatriotes, qu’il est temps plus que jamais de nous occuper de notre langage? C’est une pitié que d’entendre notre classe soi-disant instruite. Son langage en public est mauvais, en famille et dans l’intimité, il est atroce.

En fait, personne durant cette longue période n’avait trouvé la racine du problème: la domination de l'économie par les anglophones, ce qui avait nécessairement entraîné des conséquences linguistiques. Les anglophones avaient occupé toutes les positions de commande dans l'économie pendant que les francophones avaient été relégués aux postes subalternes. En 1951, la présence des cadres francophones dans les entreprises n'était encore que de 6,7 %. Les grandes compagnies réservaient ordinairement leurs principaux emplois aux Canadians. L'historien Michel Brunet rappelle que certaines compagnies du début du XXe siècle allaient même jusqu'à afficher l'avis suivant: French need not to apply («Les francophones n'ont pas besoin de postuler un emploi»). La discrimination se poursuivit avec plus de discrétion par la suite, mais elle n'en demeura pas moins efficace.

Au cours des années quarante et cinquante, le «mauvais français» des Canadiens était attribué, selon les chroniqueurs linguistiques, à la mollesse articulatoire. Ainsi, l'écrivain Roger Duhamel s’élevait en 1944 contre les bouches molles :

Nous péchons surtout par des vices de prononciation. Notre articulation est lâche, nous ne mordons pas dans les mots, nous contentant de les prononcer du bout des lèvres. Nous sommes en général, comme nous l’a reproché un jour le R.P. Lalande, des bouches molles.

Quant au grammairien Jean-Marie Laurence (1957), il avait décelé, du moins il le croyait, les trois grands défauts de la langue au Canada français:

Trois grands périls menacent l’intégrité du français au Canada: la mollesse de la prononciation, l’indigence du vocabulaire et l’anglicisme sous toutes ces formes.

Face à cette piètre opinion de leur langue, les Canadiens français ne pouvaient pas être fiers de leur langue. Tout leur mérite se résumait à avoir conservé et transmis leur culture d’origine au point où l’on entendait dire: «Seules nos origines peuvent nous permettre d’être fiers.»

5 La trilogie industrialisation + urbanisation + anglicisation

Dans la plupart des villes du Québec, l'anglais s'imposa comme la langue de l’affichage, du travail, du commerce, de l'innovation, donc de la promotion sociale. C'est aussi naturellement vers l'anglais que se dirigèrent les milliers d'immigrants qui arrivaient chaque année au Québec (un demi-million entre 1900 et 1950). À force de vivre dans un univers qui ne leur appartenait pas et qu'ils ne contrôlaient pas, les Canadiens français en arrivèrent à ne plus pouvoir nommer cet univers. Les termes anglais s'introduisirent massivement dans la langue de la population ouvrière urbanisée, qui ne connaissait pas les équivalents français. Le traducteur Pierre Daviault (1951) expliquait ainsi l'anglicisation du parler populaire des villes:

Vinrent l'industrialisation, vers la fin du XIXe siècle, et la formation véritable des villes. Les ruraux français devinrent en grand nombre prolétaires citadins, employés des usines appartenant à des anglophones, travaillant selon des techniques apprises d'anglophones, se servant d'outils de machines fabriqués et nommés par des anglophones. Procédés, techniques, méthodes, outils, machines, tout portait des appellations anglophones. Personne ne songeait à les désigner en français. Cela atteignit le paroxysme avec la diffusion de l'auto. La langue professionnelle des ouvriers est anglaise (sauf dans les métiers traditionnels peu mécanisés). La vogue des sports exerça une influence analogue. Ce fut la naissance du parler populaire des villes.

Selon le linguiste Jean-Claude Corbeil, l'industrialisation a implanté au Québec une langue technique, semi-technique et scientifique très anglicisée. Il décrit ainsi l'ampleur de cette anglicisation:

Il importe de noter qu'il ne s'agit pas, effectivement, de mots isolés, mais de vocabulaires entiers. À l'intérieur de l'usine, le vocabulaire anglais est omniprésent tant sur les plans de la fabrication et sur les cartes de travail des employés que sur les modes d'emploi ou d'entretien des machines, outils ou encore dans les catalogues de pièces et d'accessoires et sur les tableaux de contrôle.

En situation industrielle, de nombreux ouvriers ou techniciens francophones étaient incapables de dire en français ce qu'ils faisaient, de nommer en français les outils qu'ils manipulaient ou les opérations qu'ils exécutaient. Il s'agissait d'une anglicisation totale des secteurs entiers de l'activité humaine. Comme le souligne Jean-Claude Corbeil: «La notion d'emprunt ne peut plus désigner ce phénomène.»

Il en fut ainsi parce que c'était un milieu que les francophones n'avaient jamais contrôlé ni dominé eux-mêmes. Durant toute cette période, les gouvernements ne sont jamais intervenus et n'ont jamais compris que l'industrialisation anglicisait la population. Ils ont simplement abandonné la classe ouvrière urbaine à son sort. D’ailleurs, l’affichage unilingue anglais ne faisait que refléter cette situation. Partout, même dans des villes où les francophones étaient majoritaires, l’anglais était omniprésent, le français boiteux, le bilinguisme rare. En effet, des photos datant de 1900 à 1950 montrant des affiches des villes telles que Québec, Montréal, Trois-Rivières, Drummondville, etc., révélèrent l’omniprésence de l’unilinguisme anglais dans l’affichage. Même la plupart des marchands canadiens-français affichaient en anglais, tellement le commerce était associé à la langue anglaise. De plus, l’étiquetage était à 95 % en anglais, sans compter les modes d’emploi, les catalogues, etc.

Il ne faudrait pas croire que la langue française était incapable d'exprimer les nouvelles réalités. Pendant la même période, le français de France s'était donné les moyens de nommer les produits industriels de la technologie et de la science. En fait, pendant tout le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle, l'essentiel de l'évolution collective des francophones du Québec a échappé complètement à l'influence de la France et de la francophonie. D’ailleurs, lorsque le français était utilisé, c’était toujours par le moyen de la traduction, omniprésente dans les textes de loi, les jugements des tribunaux, les documents administratifs, les dépêches des journaux, les étiquettes, etc. De plus, la traduction, faite par n’importe qui, était bourrée de calques, d’emprunts sémantiques, de lourdeurs syntaxiques, etc.

6 Le rôle de l'Église dans le destin linguistique

La plus grande partie de cette période (1867-1940) fut marquée par la toute-puissance de l'Église catholique. Comme l'écrivaient les historiens Hamelin et Provencher:

L'Église est l'instance suprême qui légitime les idéologies, le lieu où la nation se définit, la police qui freine la transformation des mœurs engendrée par l'industrialisation. Elle a un projet de société centré sur un Canada biculturel, un Québec transformé en une chrétienté hiérarchisée suivant l'ordre naturel des choses, où un peuple composé d'une majorité d'agriculteurs s'épanouirait dans la ligne de son destin catholique et français.

Le destin des Canadiens français fut incarné dans l'idéologie dominante de l'époque: la trilogie religion + langue + agriculture. Cette idéologie faisait appel à la mission divine spirituelle d'un peuple d'agriculteurs voué à propager la foi catholique et la langue française en Amérique du Nord. Ce projet de société à perspective messianique fut bien tracé par Mgr Louis-Adolphe Paquet (1859-1942) dans un discours prononcé le 23 juin 1902:

Notre mission est moins de manier des capitaux que de remuer des idées; elle consiste moins à allumer le feu des usines qu'à entretenir et à faire rayonner au loin le foyer lumineux de la religion et de la pensée. Pendant que vos rivaux revendiquent, sans doute dans des luttes courtoises, l'hégémonie de l'industrie et de la finance, nous ambitionnons avant tout l'honneur de la doctrine et les palmes de l'apostolat.

6.1 La langue, gardienne de la foi

On ne peut être plus clair: aux Anglais l'économie et la richesse matérielle, aux Canadiens français la possession de la vie céleste. Dans cette perspective, la langue française était considérée comme une protection contre l'hérésie protestante liée à l'anglais. Décidé à s'opposer à l'assimilation des siens, Honoré Mercier (premier ministre du Québec de 1887 à 1891), dans un discours à la Société Saint-Jean-Baptise, déclarait en 1889:

Cette province de Québec est catholique et française, et elle restera catholique et française. [...] Nous ne renoncerons jamais aux droits qui nous sont garantis par les traités, par la loi et la Constitution. 


Henri Bourassa
(1868-1952)

Mercier faisait sans doute allusion à l'article 93 de la Constitution canadienne, qui garantissait l'enseignement religieux aux minorités catholiques et protestantes. Dans sa brochure intitulée La langue, gardienne de la foi (1918), Henri Bourassa, le fondateur du Devoir (1910), associait étroitement lui aussi la langue et la religion en terre d'Amérique:

Si nous voulons défendre notre patrimoine intellectuel et national [...], nous devons le faire selon l'ordre harmonieux de nos  devoirs sociaux et de notre vocation providentielle. Ne luttons pas seulement pour garder la langue et la foi; luttons pour la langue afin de mieux garder la foi.

Dans cette perspective, l'anglais devenait «la langue de l'erreur, de l'hérésie, de la révolte, de la division, de l'anarchie dogmatique et morale». Pour sa part, l'abbé Lionel Groulx, directeur de la revue L'Action nationale en 1920, développa largement cette idéologie: le «bouclier de la langue» permet de résister à la puissance envahissante du protestantisme anglo-américain. Dans un article daté de 1936 et reprenant ce même thème développé par Henri Bourassa, Mgr Paul-Émile Gosselin, du Conseil de la survivance française, associait ainsi la survivance linguistique à la survivance religieuse:

La langue française est chez nous gardienne de la foi en cet autre sens — plutôt négatif celui-là — qu'elle nous maintient dans une atmosphère entièrement, sinon intensément catholique: le climat religieux de la race à laquelle nous appartenons, alors que l'anglais présente ce danger de nous mettre en relation avec les cent millions de protestants et de libre-penseurs qui vous entourent sur ce continent.

 

En 1950, l'abbé Lionel Groulx défendra encore sa thèse: «La langue anglaise est la propagandiste naturelle des idées protestantes, au Canada comme aux États-Unis et en Grande-Bretagne, pays où le protestantisme contrôle les sources d'information, le cinéma, la radio, la presse et la télévision.» 

Il n'est pas surprenant que, dans les écoles, les religieux aient pu inculquer les valeurs morales chrétiennes jusque dans l'enseignement de la grammaire où religion et participe passé se confondaient. La publication en 1907 de L'analyse grammaticale et l'analyse logique de Charles-Joseph Magnan fut saluée en ces termes par le journaliste Omer Héroux: «Il n'est pour ainsi dire pas une page [...] qui ne tende à élever le petit écolier, à l'orienter vers des aspirations plus hautes, à lui faire comprendre l'indignité de certains vices.» Entre 1850 et 1950, la plupart des manuels de grammaire et de lecture puisèrent abondamment leurs exemples dans la religion.

Contrairement à ce que craignaient les Anglais partisans du One Nation, One Language, la défense du français ne déboucha pas sur une remise en cause des structures politiques. Bien au contraire, le clergé et les élites francophones soutinrent en général l'ordre établi et acceptèrent la domination anglophone comme allant de soi. La question de la survivance linguistique et culturelle ne semblait pas liée au pouvoir économique et politique.

La défense de la langue française passait par le traditionalisme et le conservatisme des valeurs rurales; l'exaltation des archaïsmes, l'apologie de la langue louis-quatorzienne, le recours au thème de la «langue des ancêtres», la phobie de la langue et de la littérature de la France révolutionnaire, républicaine, laïque, contemporaine.

6.2 Un combat d'arrière-garde

Évidemment, ce genre de combat pour la survivance de la langue était nécessairement voué à l'échec, car les Canadiens français de l'époque n'avaient pas encore compris que, s'ils avaient subi depuis 1871 toute une série de restrictions de leurs droits scolaires, ce n'était pas en tant que «catholiques», mais en tant que «francophones». À la suite du Règlement 17 adopté par l'Ontario en 1912, ils commenceront à comprendre. Les grandes campagnes de refrancisation menées par l'Action française, la Société du bon parler français ou la Société Saint-Jean-Baptiste connurent pas mal moins de succès que les campagnes publicitaires pour diffuser les albums de Tintin au Québec. L'idéologie officielle de l'Église, qui avait défini les Canadiens français comme un peuple catholique, français et rural ne correspondait plus à la réalité à la fin des années 1930. En 1941, seulement 35 % de la population de la province (3,3 millions) habitait dans des régions rurales et moins de 30 % vivait de l'agriculture. Le peuple demeurait attaché à sa religion, mais il devenait manifeste que la religion n'avait pu enrayer l'état de déchéance où végétait la langue française, signe de la servitude individuelle et collective des Canadiens français. D'ailleurs, au yeux des autorités romaines, le Canada était devenu une colonie britannique et sa langue d'usage était forcément l'anglais. 

Après la Seconde Guerre mondiale, le discours officiel de la vieille idéologie de conservation ne correspondait plus du tout à la réalité. Néanmoins, l'Église continua de contrôler l'éducation et le bien-être social (sécurité sociale); elle ne put prétendre rester le seul rempart de la nation canadienne-française. La philosophie du laisser-faire ou de la soumission était de plus en plus contestée, à la fois par le mouvement syndical qui se radicalisait et critiquait les politiques du régime Duplessis, par une certaine élite intellectuelle qui n'acceptait plus l'autoritarisme de l'Église et le conservatisme de la société, et même par certains prêtres catholiques célèbres (Gérard Dion, Louis O'Neill et le père Lévesque de l'Université Laval), qui proposaient de nouvelles valeurs.

Le siècle qui avait suivi l'Acte d'Union (1840-1950), celui de l'impuissance et de la soumission, celui d'un Québec essentiellement rural et catholique, était révolu. Pour plusieurs, il devenait nécessaire que l'État québécois intervienne enfin pour assurer la protection et la défense des citoyens sur les plans social, économique, éducationnel et linguistique. Les problèmes relatifs à la langue vont alors se transformer en revendications d’ordre politique. 

La mort du premier ministre québécois Maurice Duplessis en 1959 donna le signal de départ du processus de modernisation ou d'évolution accélérée du Québec.

Dernière mise à jour: 09 août, 2006
 

 


Histoire du français au Québec
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(1) La Nouvelle-France (1534-1760)
(2) Le régime britannique (1760-1840)
(3) L'Union et la Confédération (1840-1960)
(4) La modernisation du Québec (1960-1981)
(5) Réorientations et nouvelles stratégies (de 1982 à aujourd'hui)
(6) Bibliographie


Histoire de la langue française

 

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