Kosovo Les politiques linguistiques | |
République du Kosovo |
Cette période couvre pratiquement toute la Yougoslavie titiste. Au moment de sa création en novembre 1945 par le chef communiste croate Josip Broz dit Tito, la République fédérale socialiste de Yougoslavie était une fédération formée de six républiques et de deux régions autonomes. La composition ethnique de ce pays de 23 millions d’habitants était relativement complexe, car on y comptait plus d'une vingtaine de communautés linguistiques. Dans l’ancienne Yougoslavie, on ne trouvait jamais le mot minorité dans les textes juridiques, mais plutôt les termes nation et nationalité.
Au nombre de six, les nations correspondaient aux ethnies d'origine slave: les Serbes, les Croates, les Macédoniens, les Slovènes, les Monténégrins et les «Musulmans» (des Slaves de religion musulmane parlant un croate fortement turquisé). À eux seuls, les Serbes et les Croates formaient 66 % de la population. Le serbo-croate de la Croatie et de la Bosnie-Herzégovine s’écrivait en alphabet latin, celui de la Serbie et du Monténégro, en cyrillique.
D'après la Constitution de l'époque, chacune des nations — slaves — disposait, du moins en principe, d'une république :
- la Serbie pour les Serbes; deux régions autonomes (Vojvodine pour les Hongrois et Kosovo pour les Albanais); Aujourd'hui, toutes ces républiques sont devenues des États indépendants. |
Quant aux nationalités, elles correspondaient aux communautés dont la composition n'était pas d'origine slave: surtout les Albanais (Kosovo) et les Hongrois (Voïvodine), mais aussi les Bulgares, les Tchèques, les Roumains, les Italiens, les Allemands, les Ruthènes, les Turcs, les Ukrainiens, les Valaques, les Tsiganes (romani), etc. Cela dit, historiquement parlant, les Bulgares, Tchèques, Ruthènes et Ukrainiens étaient tout de même des peuples slaves! Par ailleurs, l'ancienne Yougoslavie titiste était un pays très multilingue et les républiques «ethniques» reconnues formellement ne correspondaient pas toujours à la réalité. Sauf en Slovénie et un peu au Kosovo, les populations dans chacune des républiques yougoslaves demeuraient très diversifiées à peu près partout, notamment en Bosnie-Herzégovine et en Voïvodine, mais aussi en Croatie et en Serbie, au point où de nombreux citoyens ont préféré se déclarer «yougoslaves» lors des recensements fédéraux.
La République fédérale socialiste de Yougoslavie avait prévu plusieurs dispositions constitutionnelles au chapitre de la langue. Ainsi, l'article 131 de la Constitution de 1971 proclamait que le serbo-croate, le slovène et le macédonien étaient les langues que l'État fédéral devait employer pour communiquer avec les peuples de la Yougoslavie. Toutefois, la pratique a révélé que l'État fédéral communiquait parfois en albanais et en hongrois dans les zones où étaient concentrées ces nationalités. Les faits ont aussi démontré que l'État fédéral ne respectait pas toujours les prescriptions constitutionnelles.
Les républiques et les régions autonomes (Voïvodine et Kosovo) avaient leur propre constitution et légiféraient en matière de langue; elles pouvaient reconnaître des langues sans statut au niveau fédéral. Même les provinces autonomes disposaient de leurs institutions et leur législation propre et du droit de veto sur les lois de Belgrade. Ainsi, les représentants du Kosovo siégeant à Belgrade détenaient donc une part du pouvoir sur la Serbie. Mais la réciproque ne s'appliquait pas, car les affaires intérieures de la province demeuraient exclusivement du ressort des organes élus de Pristina. À part la région autonome de la Voïvodine, tous les autres États ne comptaient qu'une langue officielle sur l'ensemble du territoire, ce qui n'empêchait pas certaines langues des «nationalités» d'obtenir localement un statut co-officiel, notamment dans les collectivités autonomes et au Kosovo où les minorités serbes conservaient la possibilité d'employer leur langue. Ce statut de co-officialité n'impliquait ni l'État fédéral ni une république, mais une commune ou une municipalité. Bref, les Albanais du Kosovo pouvaient fonctionner avec une grande autonomie qui les protégeait contre les ingérences éventuelles de la Serbie.
La période qui est couverte ici correspond à l'époque où le Serbe Slobodan Milosevic est arrivé au pourvoir en Yougoslavie. Celui-ci fut président de la Serbie du mois de mai 1989 au mois d'octobre 2000, puis de la République fédérale de Yougoslavie du mois de juillet 1997 au mois d'octobre 2000. Durant ces périodes se déroulèrent les guerres de Yougoslavie, qui mirent fin à la République fédérative socialiste de Yougoslavie (Tito). Alors qu'il était président de la Serbie, Milosevic abolit en 1989 le statut autonome de la province, la faisant ainsi entrer dans un régime de discrimination et de violence institutionnalisées. La suppression de l’autonomie du Kosovo eut pour effet de supprimer à peu près tous les droits linguistiques, culturels, sociaux et politiques des Albanais dans la province. Même si les dispositions constitutionnelles de la fédération et celles de la république de Serbie demeuraient encore théoriquement en vigueur, elles ne faisaient plus le poids devant l’état d’urgence de la situation politique et la loi martiale appliquée par la police serbe et l’armée serbofédérale, sans parler des combattants de l’Armée de libération du Kosovo (UÇK). Avec l’abolition de l’autonomie du Kosovo, la Serbie prenait directement en mains toute la province albanaise.
En plus de l’abolition du statut d’autonomie du Kosovo, la Serbie adopta pas moins de 17 nouvelles lois à incidence linguistique à partir de 1990. Toutes ces lois ont eu pour effet de supprimer le bilinguisme dans l'administration gouvernementale de la province, de même que presque tous les droits linguistiques de la «majorité» albanaise. Le serbe est devenu l’unique langue officielle et l'emploi de l’albanais et de toute autre langue fut même interdit dans les affaires de l’État. En réalité, le gouvernement serbe a lui-même avoué que la plupart des lois adoptées avaient pour objectif principal de protéger la population majoritaire de Serbie et particulièrement les Serbes du Kosovo.
En juillet 1991, la république de Serbie adopta la Loi sur l’emploi officiel de la langue et de l’alphabet, qui faisait du serbe la langue officielle de la République, incluant obligatoirement le Kosovo.
Article 1er
1. Dans la république de Serbie, la langue serbo-croate est d'emploi officiel, laquelle, dans ses variantes ijékavien et ékavien, est appelée langue serbe (ci-après désignée comme «le serbe»). |
Bien que plusieurs dispositions (art. 5 à 20) contenaient des clauses prévoyant la possibilité d’employer également les langues des minorités, seul l’unilinguisme serbe prévalut. De plus, entre 1990 et 1995, près de 500 lois, décrets, ordonnances et règlements portant sur la recolonisation du Kosovo ont été adoptés par le gouvernement serbe. Le programme yougoslave prévoyait le repeuplement serbe de la province à grand renfort de primes, de salaires préférentiels, de facilités d’accession à la propriété, etc. Le gouvernement considérait la recolonisation du Kosovo et l’expulsion des Albanais comme une nécessité d’intérêt national dans le but de faire de la province une terre serbe. Pour les Albanais, le Kosovo est vite devenu «le pays de la serbitude» dont ils ne voulaient plus faire partie. Et la guerre du Kosovo de 1999 a définitivement scellé le divorce entre Albanais et Serbes.
La politique linguistique décrite dans les lignes qui suivent est celle qui prévalait entre 1989, soit au lendemain de l’abolition du statut d’autonomie, et le 24 mars 1999, c’est-à-dire juste avant la guerre du Kosovo. Cette politique linguistique concerne au premier chef les albanophones et les Serbes, mais aussi les Bosniaques, les Tsiganes, les Turcs et les quelques Croates qui habitaient alors la province du Kosovo.
2.1 La langue de l’Administration
À partir de 1989, la langue albanaise n’a plus bénéficié d’aucun statut au Kosovo, même si les Albanais représentaient officiellement 82 % de la population locale. Plus de 40 000 Albanais occupant une fonction administrative ont été congédiés par le gouvernement serbe, et ce, sur la seule base de leur appartenance ethnique. Souvent, l’administration serbe a remplacé les Albanais par des Tsiganes, particulièrement à des postes peu importants dans la police. Dans les hôpitaux et cliniques, près de 1800 médecins et professionnels de la santé ont également été congédiés ou expulsés, et remplacés par du personnel serbe ou turc. Il en a été ainsi dans les corps policiers et les cours de justice dont tout le personnel a dû subir les expulsions arbitraires et discriminatoires. De nombreux ex-policiers d’origine albanaise ont même été l’objet de procès injustes où ils ont été accusés d’avoir trahi l’État.
Partout, c’est-à-dire dans les cours de justice, les prisons, les commissariats de police, les hôpitaux, les dispensaires, etc., le personnel albanais a été remplacé par du personnel serbe. Non seulement la langue albanaise est-elle devenue interdite dans les affaires de l’État, mais les Albanais ont même perdu le droit dans la pratique de requérir les services des hôpitaux réservés aux seuls Serbes. Le chômage et la pauvreté ont ainsi atteint des sommets très élevés parmi le million et demi d’albanophones... au profit des quelque 200 000 Serbes qui se sont mis à craindre constamment pour leur vie. Mais ces derniers ont dû continuer à recevoir leurs ordres de Belgrade.
2.2 La langue de l’enseignement
Au lendemain de l’abolition du statut d’autonomie et de la suppression de l’albanais comme langue officielle (1989), tout le système éducatif du Kosovo tomba sous la juridiction exclusive du ministère de l’Éducation du gouvernement serbe. Tous les édifices scolaires devinrent la propriété de la république de Serbie et tout le personnel employé par les écoles et l’université, les enseignants, tout comme le personnel administratif, acquit le statut de fonctionnaire de l’État serbe payé par le ministère de l’Éducation. En 1993, le ministère de l’Éducation serbe imposa un programme identique à tous les établissements d’enseignement de la république, qu’ils soient en Serbie ou au Kosovo. Or, il n’y avait jamais eu de programme uniforme auparavant. Les Albanais ont alors refusé de s’y conformer. Par ailleurs, le gouvernement serbe imposa une discrimination légalisée par une loi contre les enseignants albanais qui ont été payés sept fois moins que leurs collègues serbes; ensuite, tout le financement de l’enseignement est tombé au minimum.
Les Albanais ont alors déserté les écoles et les collèges ainsi que l’université de Pristina. Ce boycottage s’est poursuivi jusqu’à la guerre du Kosovo, mais ce n’est pas parce que le gouvernement serbe avait interdit l’accès des écoles aux Albanais, c’est plutôt parce que l’enseignement en langue albanaise a été officiellement supprimé. Jusqu’à la guerre du Kosovo de 1999, plus de 97 % des élèves du primaire et du secondaire n’étaient pas inscrits dans les écoles de l’État. Les Kosovars albanais ont alors ouvert leurs propres écoles parallèles — le plus souvent dans des maisons privées, garages, boutiques, mosquées et, l’été, en plein air —, de la maternelle à l’université, et les diplômes n’ont jamais été reconnus ni par la Serbie ni par la Yougoslavie. Devant la réaction des Albanais du Kosovo, Belgrade congédia plus de 25 000 enseignants albanais. Les professeurs qui ont protesté ont été ensuite les cibles d'attaques violentes par des nationalistes et la police serbe.
Pour finir, le gouvernement serbe ferma toutes les écoles primaires et secondaires albanaises, toutes les institutions culturelles et scientifiques albanaises, ainsi que la section albanaise de l’université de Pristina. Il licencia aussi plus de 1000 professeurs et assistants albanais enseignant à l’université de Pristina. Les Albanais ont alors fondé une université parallèle qui, évidemment, n’a pas été reconnue par l’État. Enfin, le gouvernement a aussi aboli l'Académie des sciences et des arts du Kosovo, l’Institut d’histoire du Kosovo, l'Institut d'études albanaises, l’Administration albanaise pour la publication des manuels scolaires, etc.
Avant le boycottage albanais, on comptait 904 écoles primaires de langue albanaise et 69 écoles secondaires. L’université de Pristina recevait 37 000 étudiants albanais et 17 000 étudiants serbes. Tous les Albanais étudiaient dans leur langue maternelle. En septembre 1996, le président de la Serbie, Slobodan Milosevic, et le président albanais élu de la république autoproclamée du Kosovo, Ibrahim Rugova, en arrivèrent à un accord rétablissant l’enseignement de l’albanais, premier pas vers la normalisation dans la province, mais l’accord n’a jamais connu le moindre début d’application. Malgré la mise en place d’un système d’éducation parallèle en langue albanaise, les jeunes n’ont eu d’autre perspective que de s’exiler pour trouver un emploi. Certains, les plus chanceux, ont pu partir étudier à l'étranger, notamment en Albanie, en Allemagne ou en Bulgarie. Avec des moyens de fortune, les autres ont mis en place une école clandestine, souvent "chez l'habitant"; financé par des dons privés, venant essentiellement de la diaspora, ce système parallèle s'est rapidement effondré. Les dernières années semblent avoir été particulièrement catastrophiques. Selon des témoignages concordants d'enseignants albanais, le taux d'illettrisme serait très élevé parmi les jeunes Albanais en raison de l'inefficacité de l'enseignement, souvent interrompu par les combats.
Quant aux Bosniaques (60 000 personnes), la plupart des élèves recevaient leur instruction en serbe dans les écoles serbes, en alphabet cyrillique, alors que les Bosniaques emploient normalement l’alphabet latin; ils se disaient constamment harcelés par leurs professeurs en raison de leur appartenance à la foi musulmane. Pour ce qui est des Gorans (moins de 100 000), ils n’ont jamais été inquiétés par les Serbes. En raison de la proximité de leur langue (entre le serbe et le macédonien), les enfants de cette minorité recevaient leur enseignement en serbe.
Pour ce qui est des Tsiganes (45 000), comme partout en Yougoslavie, il n'y a jamais eu d’école où l’enseignement s’est donné en langue tsigane. Les enfants de la minorité tsigane fréquentaient généralement les écoles albanaises. Puis, après l’interdiction de l’enseignement en Albanais, la plupart des enfants tsiganes ont été obligés d’aller dans des écoles serbes qui étaient les seules à exister, et où ils étaient aussi exposés tous les jours à l’idéologie du pouvoir. Les membres de cette minorité ont toujours appartenu à la partie plus illettrée de la population yougoslave, et le pourcentage d'analphabètes tsiganes dépassait souvent les 80 %. Il y avait très peu d’élèves tsiganes dans les écoles secondaires (serbes) et à peu près jamais d’étudiants universitaires. Pourtant, les Tsiganes ont toujours été considérés comme pro-serbes. Des classes spéciales auraient été introduites vers le milieu des années quatre-vingt-dix, mais la pénurie de professeurs et le manque de matériel pédagogique auraient entraîné l’échec de cette mesure.
Enfin, pour ce qui est de la petite minorité turque (env. 15 000 personnes), le réseau des écoles primaires de langue turque semblait équitablement développé et les cours se donnaient en turc, mais les représentants de cette minorité étaient insatisfaits de la qualité des cours dispensés aux enfants et des programmes scolaires. Ils se plaignaient aussi de la pénurie des manuels; à ce sujet, tous les manuels de classes étaient des traductions des manuels serbes officiels; or, non seulement les programmes officiels de la république de Serbie ont-ils été appliqués intégralement dans les écoles turques, mais aussi tous les éléments de la culture serbe. Quant à la toute petite minorité croate (env. 700 personnes), elle ne disposait d’aucune école, si ce n’est en serbe.
2.3 Les activités culturelles
Parallèlement au système d’éducation, les activités culturelles destinées aux minorités, surtout albanaises, ont été interdites. Par exemple, plus de 70 manifestations culturelles annuelles, telles que festivals, foires, expositions et autres événements traditionnels, ont été supprimées. Il en a été ainsi des maisons d’édition, des théâtres, cinémas, bibliothèques, jusqu’aux troupes de ballet et de danse, sans oublier les musiciens et autres artistes locaux. Ajoutons aussi que tout le personnel albanais attaché aux archives du Kosovo (à Pristina) fut expulsé tandis qu’une partie des documents fut pillée et le reste envoyé à Belgrade.
2.4 Les médias
Avant la guerre du Kosovo, il restait plusieurs médias en langue albanaise, même si un grand nombre de journaux et de périodiques ont cessé progressivement de paraître. Presque tous les journalistes albanais oeuvrant dans les stations de radio et de télévision ont été congédiés (plus de 1500 personnes) et remplacés par des Serbes. Les journalistes albanais qui pratiquaient encore (jusqu’à récemment) leur profession ont été constamment intimidés et harcelés par les forces policières, quand ils n’ont pas été arbitrairement emprisonnés et torturés. Juste avant la guerre du Kosovo, les stations de radio et de télévision étaient entièrement contrôlées par le gouvernement serbe; elles diffusaient des émissions en serbe, en albanais, en turc et en tsigane. Les bulletins d’informations provenaient des services de traduction du gouvernement serbe: il s’agissait d’émissions serbes traduites. Lors de la guerre du Kosovo, tous les journaux albanais ont été interdits, ce qui incluait le seul quotidien en albanais, la Rilindja.
Chez les Bosniaques, il n'existait aucun média écrit ou électronique, sauf un petit périodique, Selam, qui paraissait à intervalles plus ou moins réguliers à Prizren, et il restait d’une influence fort négligeable. Quant aux Gorans, ils ne bénéficiaient pas de médias propres.
Par contre, l'État serbe subventionnait quelques journaux ainsi que des stations de télévision et de radio destinées aux membres de la minorité tsigane. Les Tsiganes étaient concentrés dans les villes et localités de Prizren, Pec, Pristina et Kosovska Mitrovica. Il y avait trois journaux en langue tsigane: Romske Novosti ("Nevipe Romani"), Rota ("La Roue") et Ahimsa ("Non-Violence"). Romske Novosti est un journal financé par le ministère de l’Information serbe et son rédacteur en chef était un Serbe appartenant au parti au pouvoir à Belgrade. Celui-ci était aussi responsable de la station de télévision en langue tsigane Anglunipe ("Progrès"). La station Anglunipe offrait essentiellement des émissions de divertissement et des programmes musicaux diffusés dans les villes de Prizren, Pec et Pristina. Les seuls journaux privés étaient Rota et Ahimsa.
Les Turcs (dont une bonne partie était considérée comme pro-serbe) avaient à leur disposition des émissions et de radio et de télé dans leur langue. C’étaient cependant des émissions autorisées et transmises de Radio-Télévision de Serbie (RTS). L’État serbe finançait aussi un journal hebdomadaire Tan. Il n'existait aucun média privé en turc au Kosovo.
Enfin, lors de la crise du Kosovo en 1998, le président Milosevic (devenu entre-temps président de la fédération yougoslave, et non plus président de la république de Serbie) avait établi un contrôle à peu près total des médias nationaux, y compris les médias serbes. Pour les Serbes, les Kosovars ont quitté le pays lors de la guerre du Kosovo pour fuir les bombardements de l’OTAN et la campagne de terreur pratiquée par l’Armée de libération du Kosovo (UÇK). Vu de l’Occident, cette perception des événements peut paraître déformée, mais lorsqu’une population vit quotidiennement avec des sirènes annonçant les bombardements de l’OTAN, elle n’a que faire des détails de ce qui pourrait se passer au Kosovo. Elle a plutôt le réflexe d’appuyer son président et de protéger sa patrie menacée.
2.5 Des minorités pro-serbes et pro-albanaises
Bien avant la guerre du Kosovo, les communautés ne détenaient pas toutes le même statut. Ainsi, les Albanais étaient largement majoritaires (82 %), mais avaient un statut de groupe minoritaire dans la mesure où ce sont les Serbes qui assuraient le pouvoir à tous les échelons. Évidemment, Kosovars albanophones et serbophones formaient des blocs opposés à tous les plans (politique, religieux, social, culturel, linguistique, idéologique). Les deux communautés ne se parlaient plus et ne se mélangeaient pas du tout.
Parmi les petites minorités tsiganes, bosniaques, turques et croates, il existait également des clans opposés se partageant entre pro-serbes et pro-albanais. Tandis que les Tsiganes et les Gorans étaient considérés comme pro-serbes, les Bosniaques étaient perçus comme pro-albanais, mais les Turcs semblaient partagés plus ou moins également entre les Serbes et les Albanais. Ce parti-pris était devenu si manifeste que les Serbes en étaient venus à distinguer les minorités "loyales" des autres; les responsables serbes utilisaient les expressions «nos minorités» en parlant des Tsiganes et des Gorans (et d’une partie des Turcs considérés comme "loyaux") et "leurs minorités" en parlant des Bosniaques et des Turcs jugés «déloyaux».
Il en résulte que les minorités pro-serbes ont reçu un meilleur traitement que les minorités pro-albanaises, considérées comme anti-serbes. C’est pourquoi les Bosniaques/Musulmans, qui parlent pourtant la même langue que les Serbes, ont toujours obtenu moins de droits sociaux, culturels, religieux, etc., que les Tsiganes (généralement pro-serbes) et les Gorans qui n’ont à peu près jamais été inquiétés par le régime. Quant aux Bosniaques, ils préféraient même cacher leur identité ethnique et «passer pour» des Albanais ou, mieux, pour des Turcs (souvent pro-serbes), en raison du statut non résolu de leur «nationalité» dans la Constitution yougoslave. Lorsque les Bosniaques étaient identifiés comme tels par les autorités serbes, ils étaient la plupart du temps harcelés, que ce soit par les fonctionnaires serbes, les enseignants ou la police qui, de son côté, les soupçonnait tout le temps de cacher des armes. En contrepartie, à partir de 1998, l’Armée de libération du Kosovo (UÇK) s’en prenait physiquement aux minorités pro-serbes, notamment les Tsiganes du Kosovo et les Gorans.
Enfin, le régime de Milosevic a utilisé sa minorité pro-serbe, les Tsiganes, contre les Albanais. On sait maintenant que les Tsiganes ont été obligés par les forces serbes de faire les sales besognes des Serbes. Par exemple, ils devaient abattre le bétail des paysans albanais pour nourrir l’armée serbe, transporter les biens volés dans les maisons albanaises au profit des Serbes, enterrer les victimes des massacres et, plus tard, exhumer les corps pour les transporter à Trepça et Feronikela où ils ont été brûlés ou jetés dans des galeries désaffectées. En conséquence, les Albanais peu informés en veulent maintenant aux Tziganes.
2.6 L’échec de la politique de serbisation
La politique linguistique adoptée par la Serbie au Kosovo en était une d’assimilation. C’est pourquoi elle était appuyée par une politique de serbisation destinée à modifier la composition ethnique de la province. Mais cette politique de serbisation s’est avérée un retentissant échec. D’une part, le gouvernement de Milosevic n’a jamais réussi à serbiser les albanophones qui se sont révoltés. D’autre part, il n’a jamais été capable de "rapatrier" les Serbes au Kosovo, car seulement quelque 15 000 Serbes, essentiellement des réfugiés importés de Croatie et de Bosnie et parqués dans des sortes de centres d'accueil, ont "accepté" de s’établir dans la province contre un million et demi d'Albanais (du moins avant leur exode forcé). La population totale des Serbes au Kosovo n’a jamais atteint les 200 000 personnes.
Pire, la politique de Milosevic a fini par sataniser les Albanais que les Serbes craignaient et méprisaient tout à la fois. Pour les Serbes, les Siptars (terme albanais péjoratif servant à désigner les Kosovars) "ne savent pas travailler", ils sont "paresseux et malpropres", "mal éduqués et primitifs", ce qui justifiait sans doute leur xénophobie. C’est vrai, les Kosovars sont pauvres, ils détiennent les records de sous-emploi et d’analphabétisme non seulement en Yougoslavie, mais dans toute l’Europe. Mais les véritables raisons — le régime de discrimination, de violence institutionnalisée et d’apartheid — pour lesquelles la province du Kosovo est restée sous-développée n’a pas semblé concerner outre mesure les dirigeants serbes.
Au Kosovo, il existait deux vérités: celles des Serbes et celle des Kosovars. Toute version de l’un était perçue par l’autre comme un tissu de mensonges. C’était le rejet absolu de tout ce que peut dire le camp opposé. Les Serbes sont encore convaincus que le Kosovo est le berceau de la Serbie alors que pour les Albanais le Kosovo a toujours été albanais; les Serbes, des occupants. Même si le Kosovo était habité par une grande majorité de simples paysans peu instruits et craintifs, les Serbes voyaient partout des «nids de terroristes» qu’il fallait «nettoyer».
Toute situation linguistique est nécessairement reliée au contexte sociopolitique, au Kosovo plus qu’ailleurs. C’est pourquoi il faut se rappeler que, pendant dix ans, la justice serbe a eu le bras long et qu’un adulte albanophone sur deux avait déjà été interpellé d’une façon ou d’une autre par la police. Les massacres résultant de la violence étaient devenus le lot de la vie quotidienne. En 1999, lors de la guerre du Kosovo, la vengeance serbe a connu des développements sans précédent, alors que la purification ethnique s’est accélérée à une vitesse incroyable.
La communauté internationale, par la voix du Conseil de sécurité des Nations unies, avait d’ailleurs dénoncé cette entreprise «purification ethnique» et avait condamné fortement les autorités de la RFY (Serbie et Monténégro) pour les pratiques discriminatoires et les violations des droits de l'homme à l’encontre des Kosovars de langue albanaise. Quant au président yougoslave, Slobodan Milosevic, il avait été officiellement inculpé, le 27 mai 1999, par le Tribunal pénal international de La Haye (Pays-Bas) pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité dans le cadre du conflit armé au Kosovo; un mandat d'arrêt international a même été lancé contre lui.
Tous ces faits n’ont pas favorisé la réconciliation entre Albanais et Serbes. Au contraire! Dès la fin de la guerre, les Kosovars albanais ont entrepris, eux aussi, des actions de représailles. Ils ont rendu aux Serbes la monnaie de leur pièce au mépris des droits de l’homme les plus élémentaires. Après avoir été dépouillée de sa population albanaise par les Serbes, la province du Kosovo a été pratiquement vidée de sa minorité serbe et s’est retrouvée vite encadrée par la guérilla indépendantiste de l’UÇK. Le Kosovo a ensuite pris l'ONU de vitesse alors que les dirigeants kosovars albanais rompaient, dans les faits, tous les ponts avec le reste de la Serbie afin de construire une entité purement albanaise qui ne devait plus rien avoir à faire avec la Serbie.
La situation actuelle se caractérise par l’absence d’une véritable autorité civile, car l’administration internationale est trop lente et relativement impuissante à faire régner l’ordre. Il en résulte une belle anarchie et une corruption généralisée, alors que les crimes et les assassinats sont redevenus monnaie courante, comme avant la guerre du Kosovo. Avant celle-ci, c’étaient les Albanais qui subissaient l’oppression; après la guerre, ce sont TOUTES les minorités qui l’ont subie: les Serbes d’abord, puis les Tsiganes et les Gorans, ensuite les Bosniaques, les Turcs, etc. Autrement dit, on retrouve dans le comportement des Albanais du Kosovo tous les «ingrédients» répressifs qu’on reprochait aux Serbes: intolérance nationaliste, persécution incessante des minorités, mythomanie, presse de droite, actes de vengeance, assassinats crapuleux, etc. Bref, ce sont les mêmes atrocités!
Présentement, les crimes les plus déplorables commis par les Albanais semblent être les massacres et les assassinats de Serbes et de Tsiganes, des femmes comme des hommes, généralement âgés, malades et vulnérables, autrement dit des gens qui, faute de moyens, n’ont pu fuir le Kosovo. Ces violations des droits humains contre des groupes minoritaires du Kosovo (Serbes, Tsiganes, Gorans, Bosniaques, Turcs, etc.) ont été condamnées par toutes les organisations engagées dans la protection des groupes persécutés, telles que le Human Rights Watch, le Comité d’Helsinki, le Comité pour la protection des droits de l’Homme et des libertés de Pristina, ainsi que par les principaux protagonistes politiques du Kosovo (dont Ibrahim Rugova et Hashim Thaçi). À part ces exceptions, la communauté internationale semble moins sensibilisée à l’oppression albanaise qu’elle l’a été pour l’oppression serbe. Pourtant, la répression albanaise n’est pas préférable à répression serbe; il suffit de relever le fait qu’en octobre 1999 un employé bulgare de l'ONU a été assassiné en plein centre de Pristina pour avoir répondu en serbe à une question anodine. Pour le fanatisme linguistique, on repassera...
3.1 Le départ des minorités
Avant d’en arriver à la situation linguistique proprement dite, il faut encore rappeler que, sur une population estimée à environ 200 000 Serbes et 45 000 Tsiganes, au moins 170 000 Serbes et 35 000 Tsiganes avaient fui le Kosovo avec l’arrivée des troupes de l’OTAN. En somme, il restait au Kosovo en octobre 1999 moins de 30 000 Serbes et environ 10 000 Tsiganes (mais peut-être jusqu'à 100 000), la plupart étant des personnes âgées, souvent malades, parfois handicapées, presque toujours pauvres, vivant constamment dans la terreur d’être assassinées. Tous sont maintenant confinés dans des enclaves, une sorte de prison dont ils ne peuvent sortir que sous l'escorte des militaires de la Force multinationale de paix.
En février 2000, l’épuration ethnique était presque terminée puisqu’on ne comptait que 400 Serbes à Pristina et environ 11 000 dans le nord de la ville de Mitrovica. Pour les Albanais, tous les Serbes (et leurs alliés tsiganes) seraient responsables des crimes commis contre eux. En attendant, la situation au Kosovo évolue du chaos vers l’anarchie contrôlée. Les troupes de la Force internationale tentent bien que mal de rétablir l’ordre, mais comme il faudrait placer un soldat de la KFOR derrière chaque Albanais... On sait que la KFOR comprend entre 45 000 et 50 000 hommes, pour la plupart de l'OTAN, mais avec participation de Russes et de contingents de pays neutres; elle devait, en plus d’empêcher le retour des forces serbes et démilitariser l'Armée de libération du Kosovo, garantir la sécurité de tous les Kosovars.
L'organisation Médecins sans frontières, fondée par Bernard Kouchner (ironie de l'histoire), a dénoncé en août 2000, le «nettoyage ethnique» au Kosovo, estimant que la communauté internationale avait «failli» dans son devoir de protéger les minorités. C'est pourquoi certains accusent la KFOR et la MINUK (Mission des Nations unies au Kosovo) d'être complices d'un nouveau «nettoyage ethnique». Qu’en est-il maintenant des répercussions linguistiques de ces événements malheureux?
3.2 La nouvelle administration kosovare
Les représentants serbes des pouvoirs exécutif et judiciaire ont été parmi les premiers à quitter le Kosovo avec la police et l'armée, ce qui a rapidement créé une confusion générale. Les fonctionnaires serbes sont partis à la hâte en abandonnant les archives et les documents gouvernementaux dans les entreprises, mairies ou tribunaux. À ce jour, aucune institution serbe ne fonctionne au Kosovo. Il n'y a ni douane, ni services d’impôts, ni systèmes d’inspection, ni services bancaires, ni bureau de poste, ni mairie, etc.
- L'ONU
À la fin de juin 1999, le Kosovo était administré par une sorte de proconsul désigné par l’ONU. Cette province est devenue ainsi un protectorat provisoire de la communauté internationale. En principe quatre administrations se partagent maintenant les responsabilités du Kosovo: deux administrations albanaises (l’une liée à l'UÇK et l’autre au leader modéré Ibrahim Rugova), une administration internationale (l'administration civile gérée par l'ONU) et le Conseil exécutif provisoire serbe (qui ne fonctionne pas toujours).
Le fonctionnement des services municipaux est partiellement financé par l'ONU, tandis que la plupart des problèmes sont réglés par la «débrouille». Seules sont à respecter les restrictions imposées par la KFOR, comme le couvre-feu qui commence dès 20 h 30 dans certaines villes au Kosovo. La principale priorité a été de rétablir la loi et l’ordre, d’où la nécessité d’implanter une force de police internationale et de nommer des juges capables d’appuyer le travail de celle-ci, et ensuite de former des policiers locaux.
Dans l’administration civile, la langue serbe a immédiatement laissé la place à l’albanais, mais aussi aux langues parlées par les membres des forces internationales civiles et militaires comme l’anglais, le français, l’allemand, l’italien et le russe. Inutile de dire que le serbe a vite disparu des communications orales au point où «ne pas parler serbe» signifie maintenant sauver sa peau. Par exemple, lorsqu’un Serbe âgé se risque à demander un renseignement dans sa langue, il est à peu près sûr d’être, au mieux ignoré, au pire assassiné sur-le-champ, mais généralement menacé et frappé.
- La vengeance
Puis les Albanais se sont employés à effacer les symboles qui pouvaient rappeler le long règne rigide (1989-1999) des Serbes. Les inscriptions cyrilliques en serbe sur les devantures des magasins et dans les rues ont toutes été effacées, et l’unilinguisme serbe à laissé la place à l’unilinguisme albanais. Les drapeaux yougoslaves et serbes ont été enlevés pour laisser la place aux drapeaux albanais, qui flottent partout devant les magasins et les maisons. On a enlevé aussi les enseignes serbes de presque toutes les institutions (à part celles du Conseil exécutif de la région) de manière qu'il n'y ait plus au Kosovo le moindre symbole de son appartenance à l'État serbe. À Prishtinë/Priština, l’UNICEF a préparé des affiches bilingues (en albanais et en serbe) pour sensibiliser les Kosovars au danger des mines dans la province; elles ont toutes été enlevées parce que la langue serbe «offensait» les Albanais.
Même la monnaie yougoslave, le dinar, a été supprimée pour être remplacée par le mark allemand, puis par l'euro; le dinar yougoslave n’est pas interdit, mais une taxe administrative spéciale est perçue pour tous les paiements effectués en dinar. Comme les retraités et les handicapés serbes reçoivent leurs allocations en dinars, ils risquent d’être attaqués ou arnaqués lorsqu’ils veulent changer leurs dinars pour des euros. Enfin, les Albanais ont poursuivi une politique d'épuration dans les emplois et soutenu la confiscation des biens appartenant à des non-Albanais.
À l’instar de plusieurs des anciennes colonies anglaises et françaises, la situation actuelle du Kosovo montre bien qu’une population conditionnée durant des décennies à la répression et à la dictature éprouve d’énormes difficultés à parvenir à la démocratie. Il se pourrait que le Kosovo retombe dans la dictature, une fois l’indépendance obtenue, une dictature dirigée cette fois-ci par des Albanais kosovars. À tout le moins, on peut émettre quelques légers doutes sur la future démocratisation du Kosovo.
On ne voit pas comment le nouveau Kosovo indépendant pourrait devenir tout à coup plus tolérant à l'égard de ses Serbes, après dix ans de répression. Comme on dit encore au Canada: «La vengeance est douce au cœur de l'Indien.» En menant une campagne de nettoyage ethnique contre la majorité albanaise du Kosovo, la Serbie a sacrifié sa souveraineté sur ce territoire. Cette politique fut si brutale qu'elle a rendu illusoire tout retour du Kosovo sous souveraineté serbe. C'est ce qu'avait constaté en 2007 l'envoyé spécial de l'ONU pour le Kosovo, Martii Ahtisaari: «Belgrade ne pourrait rétablir son pouvoir sans provoquer une violente opposition. L'autonomie du Kosovo à l'intérieur des frontières de la Serbie est tout simplement intenable.» M. Ahtisaari s'est empressé de souligner que la situation du Kosovo ne saurait faire jurisprudence: «Le Kosovo est un cas inédit qui appelle une solution inédite.» Jusqu'ici, tous les faits semblent démontrer que la plupart des Serbes et des Albanais ne veulent pas vivre ensemble dans la même société ou être gouvernés par un gouvernement contrôlé par l'autre groupe ethnique. Après quelques années d'indépendance, le Kosovo demeure encore dans l'incapacité d'assurer son autorité sur l'ensemble de son territoire, d'enrayer la pauvreté et la corruption rampante dénoncée par l'Union européenne.
Dernière mise à jour: 18 févr. 2024
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