Turquie

Histoire sociolinguistique
de l'Empire ottoman
et de la Turquie moderne
 

Empire ottoman
Perspective linguistique

Avis: cette page a été révisée par Lionel Jean, linguiste-grammairien.

Plan de l'article

1 L'Asie mineure
  
1.1 Les Hittites (2000 – 700)
   1.2 Les cités grecques
   1.3 Les Peuples de la Mer
   1.4 Les Phrygiens (750-600)
   1.5 L'Empire perse (546-333)
   1.6 L'Empire romain

2 L'Empire byzantin (330-1453)
 
2.1 Les deux parties de l'Empire romain
  2.2 L'Empire romain d'Orient
  2.3 L'entrée des Turcs dans l'Histoire
  2.4 L'expansion arabe
  2.5 Le schisme de 1054
  2.6 Les guerres arabo-turques

3 L'Empire ottoman (1299-1923)
 
3.1 L'expansion de l'Empire
  3.2 Les Kurdes dans l'Empire ottoman
  3.3 Le déclin de l'Empire ottoman
  3.4 L'emploi des langues sous les Ottomans
  3.5
Le système d'éducation ottoman
  3.6 Le régime des Jeunes-Turcs (1908-1918)
  3.7 L'entrée des puissances coloniales (1916)
  3.8 Le traité de Sèvres (1920)
  3.9 Le traité de Lausanne (1923)

4 La Turquie moderne de Mustafa Kemal
 
4.1 L'État musulman laïc
  4.2 Les fondements du kémalisme
  4.3 L'instauration d'une nation homogène

5 La révolution linguistique sous Mustafa Kemal
 
5.1 La latinisation de l'alphabet
  5.2 Une réforme patriotique
  5.3 Un alphabet phonétique
  5.4 Mustafa comme instituteur en chef
  5.5 La clé de la civilisation universelle
  5.6 Les «Écoles de la nation»
  5.7 La prononciation istanbuliote
  5.8 L'épuration du vocabulaire
  5.9 Les retombées négatives pour les Kurdes
  5.10 La théorie de la «langue soleil»

6 Les causes du succès de la réforme linguistique
 
6.1 Les causes linguistiques
  6.2 Les causes sociales
  6.3 Les causes politiques

7 L'épuration ethnique
 
7.1 Les Arméniens
  7.2 Les Grecs
  7.3 Les Kurdes et les lois répressives
  7.4 Les Juifs


8 La question linguistique après Atatürk
 
8.1 La présidence d'Ismet Inönü
  8.2 De la démocratie aux régimes militaires
  8.3 L'insurrection kurde et la politique turque
  8.4 Le sommet d'Helsinki de 1999
  8.5 La crise irakienne et l'autonomie kurde
  8.6 Les effets de la répression
  8.7 L'actualité des questions linguistiques

1 L'Asie mineure

La Turquie possède une longue histoire. Située entre l'Occident et l'Orient dans une sorte de prolongement de l'Asie centrale vers l'Europe, la péninsule anatolienne a vu, au cours d'une période de quatre-vingts siècles, déferler sur son sol un grand nombre de peuples qui ont généralement laissé leurs empreintes.

L'appellation d'«Asie mineure» a été donnée par les Romains : Asia Minor désignait la péninsule la plus occidentale de l'Asie, l'Anatolie, afin de la distinguer du reste du continent, qui avait pour nom Asia Major, c'est-à-dire «Asie majeure». Située entre la mer Noire et la mer Méditerranée, l'Asie mineure est le point de rencontre entre les continents asiatique et européen. D'après les archéologues, les noms des deux continents, Asie et Europe, proviendraient de deux royaumes voisins de l'Empire hittite, situés de part et d'autre de l'actuel détroit du Bosphore reliant la mer Noire à la mer de Marmara: Avrupa, servant à désigner la Thrace, aurait donné le nom «Europe», alors que Assuwa aurait donné «Asie».

Aujourd'hui, en turc, l'appellation Avrupa sert à désigner le continent européen. Le détroit des Dardanelles, quant à lui, est celui qui relie la mer de Marmara à la mer Égée, laquelle se jette dans la Méditerranée.

1.1 Les Hittites (2000 – 700)

À l’âge du bronze, plusieurs civilisations se développèrent en Asie mineure, dont la plus connue fut celle des Hittites installés dans le centre de l’Anatolie au IIe millénaire avant notre ère. Les Hittites, aujourd'hui disparus, seraient d'origine indo-européenne. Ils seraient venus des steppes de la Russie méridionale actuelle pour s'installer dans les Balkans avant de franchir les détroits pour s'établir ensuite en Anatolie centrale. Leur langue principale était le hittite, appelé aussi «nésite» ou «hittite-nésite», mais d'autres langues indo-européennes étaient également employées, dont le louvite, le hatti (isolat anatolien), le palaïte, le hourrite, ainsi que le babylonien, une langue sémitique. Dans l'écriture, les Hittites ont utilisé le système cunéiforme apparu dans leur région et ils l'ont adapté à leur langue.

L'Anatolie du IIe millénaire avant notre ère était constituée d'une mosaïque ethnique au sein de laquelle plusieurs peuples coexistaient; il leur arrivait d'entrer en conflit les uns avec les autres, les affrontements entre Hittites et Égyptiens étant les plus redoutables. Si certains peuples parlaient des langues indo-européennes (Hittites et Louvites), d'autres employaient des langue sémitiques (Hattis, Hourrites et Babyloniens). À son apogée, au XIVe siècle avant notre ère, l'Empire hittite s’étendait sur toute l’Asie mineure et son rayonnement égalait la puissance égyptienne.

C'est entre le XVe et le début du XIIIe siècle avant notre ère que l'alphabet ougaritique fut inventé dans la ville d'Ougarit. Ce fut la première écriture alphabétique connue dans l'Antiquité, ce qui allait permettre de réduire le nombre de signes et de favoriser ainsi un apprentissage plus aisé facilitant la liberté d'expression.

À cette époque, la plupart des tablettes étaient écrites en cunéiforme syllabique pour noter une langue, que ce soit, par exemple, la langue akkadienne (langue sémitique) ou hittite (langue indo-européenne). Cet alphabet dit ougaritique fut historiquement le premier alphabet connu. Il témoigne de l'ordre des lettres encore utilisées de nos jours dans la plupart des alphabets modernes, qu'il s'agisse de l'alphabet latin, de l'alphabet grec, de l'alphabet étrusque, de l'alphabet cyrillique, etc.

Cette innovation dans l'écriture fut complétée à Byblos trois siècles plus tard par l'abandon de toute écriture cunéiforme et par l'adoption de l'écriture phénicienne. Entre-temps, deux langues seulement étaient utilisées par les souverains dans les documents officiels : d'une part, le hittite (d'origine indo-européenne), d'autre part, l’akkadien (d'origine sémitique), la langue de Babylone et de l’Assyrie, employée au Proche-Orient pour la correspondance diplomatique et les documents internationaux.

1.2 Les cités grecques

Les XIe et Xe siècles avant notre ère furent marqués par l’installation de populations grecques en Ionie située sur la côte occidentale (province actuelle d'İzmir), où furent fondées les villes de Milet, d'Éphèse et de Priène; au total, les Ioniens fondèrent une douzaine de villes. Suivirent d'autres peuples grecs, notamment des Doriens, des Achéens et des Éoliens, ce qui se traduisit par le peuplement de toute la côte ouest de l’Asie mineure. Les Grecs ont ainsi fondé des centaines de colonies sur toute la côte Égéenne (Smyrne, Éphèse, Milet, etc.) de l'Anatolie, ainsi que le long de la mer de Marmara et de la mer Noire, mais sans jamais pénétrer profondément à l'intérieur des terres ni entrer en conflit avec les occupants. L'organisation politique des nouvelles cités reproduisait celle des cités de la Grèce continentale: il s'agissait de cités-États, ce qui devait les placer en position de faiblesse devant des puissances ennemies. En temps de paix, ces cités grecques étaient prospères. La langue ionienne, une variété de grec, servait de véhicule d'intercommunication pour les diverses populations grecques, car chacune d'elles parlait une variété dialectale particulière.

Ainsi, dès le Xe siècle avant  notre ère, toute les côtes anatoliennes étaient hellénisées, sauf l'intérieur du pays, car les Grecs ne s'y étaient pas installés. 

1.3 Les Peuples de la Mer

Vers 1200, à la fin de l’âge de bronze, l'Asie mineure se trouva aux prises avec un bouleversement considérable. Des hordes d'envahisseurs, dont l'identité demeure encore controversée, déferlèrent sur les rives de l'Asie mineure et du Proche-Orient par la Méditerranée, et détruisirent les royaumes et les cités-États les uns après les autres. Ces guerriers se déplaçaient à la fois par voiliers et par voie terrestre; ils formaient des coalitions, constituées principalement de Lyciens, de Shardanes, de Shekelesh et de Philistins. C'étaient des Indo-Européens, appelés plus tard les «Peuples de la Mer» et venus vraisemblablement du nord de l'Europe. Ravageant tout sur leur passage, ils anéantirent la ville-État de Troie et l'Empire hittite, et ils assujettirent le royaume d’Ougarit et une partie de l'île de Chypre, puis ils lancèrent une offensive en Assyrie et s'emparèrent de Babylone. Tous les royaumes servant d'États tampons aux pharaons d'Égypte s'effondrèrent l'un après l'autre, laissant l'Égypte seule face à ces envahisseurs. Parmi ces Peuples de la Mer mentionnés par les pharaons, seuls les Lukkas auraient une origine précise, soit la Lycie qui, elle, était située dans ce qui forme l'actuelle Turquie (province d'Antalya).

La cité d'Ougarit fut détruite vers 1200 avant notre ère par les Peuples de la Mer, ce qui mit fin à la diffusion de son écriture. Toutefois, l'invention elle-même, c'est-à-dire la technique de l'écriture alphabétique, a survécu aux bouleversements causés par l'invasion des Peuples de la Mer. Vers l'an 1000 avant notre ère, les Phéniciens installés plus au sud de la Turquie actuelle, c'est-à-dire au Liban, inventeront un nouvel alphabet que les Grecs utiliseront et adapteront à leur langue. C'est à partir du Xe siècle avant notre ère que l'alphabet se répandra autour de la Méditerranée et de tout le Proche-Orient.

Après la prise de Babylone, les Peuples de la Mer se dirigèrent vers l'Égypte pour poursuivre leur expansion. Les anciens Égyptiens durent affronter ceux qu'ils appelaient les «Barbares du Nord». Les envahisseurs ne pouvaient que convoiter la vallée du Nil considérée comme le «grenier à blé» de l’époque. C'est Ramsès III qui infligea en 1177 la première défaite aux Peuples de la Mer, ce qui constitua un tournant historique. Au lieu de les anéantir, Ramsès III les força à s'installer dans une province égyptienne, le «Pays de Canaan» situé dans l'actuelle Palestine.

Néanmoins, de nombreux guerriers réussirent à s'enfuir en Italie. Des études linguistiques tendent à démontrer que l'un des Peuples de la Mer, les Shardanes, aurait donné son nom («Sardes») à la Sardaigne.  Un autre de ces peuples, les Shekelesh, serait apparenté aux Sicules qui ont colonisé la Sicile. Bref, tout laisse croire que certaines tribus des Peuples de la Mer se sont bel et bien établies dans la péninsule italique. Quant aux Philistins, ils s'établirent dans l'Empire égyptien en donnant leur nom à la Palestine. Vers l'an 1000 avant notre ère, la plupart des Peuples de la Mer s'étaient fondus ou assimilés aux populations autochtones.

1.4 Les Phrygiens (750-600)

Vers 1200 avant notre ère, les Phrygiens arrivèrent en Anatolie, profitant de l'effondrement de l'Empire hittite. C'était un peuple indo-européen venu de Thrace ou de la région du Danube. Ils occupèrent la partie centrale et occidentale de l'Asie mineure. Le royaume phrygien (750-600) domina l'Asie mineure jusqu'aux invasions cimmériennes de la fin du VIIIe siècle (avant notre ère). La capitale de ce royaume était Gordion fondée par le roi Gordias. La Phrygie atteignit son apogée sous le règne du roi Midas, le dernier roi phrygien, qui aurait régné de 715 à 676. Le peuple parlait le phrygien, une langue indo-européenne assez proche du grec mais disparue quelques centaines d'années plus tard. Les dernières mentions connues du phrygien remontent au Ve siècle de notre ère et la langue fut considérée comme éteinte autour du VIIe siècle.

Vers la fin du VIIIe siècle avant notre ère, le royaume phrygien disparut à la suite des invasions cimmériennes provenant au-delà du Caucase (Ukraine). Les Cimmériens tentèrent alors de soumettre la Lydie, située à l’ouest, sur la mer Égée, et dont la capitale était Sardes. Les Lydiens, un peuple d'origine indo-européenne, parvinrent à les repousser et connurent une période de grande prospérité, laquelle devait prendre fin avec l'arrivée des Perses.

1.5 L'Empire perse (546-333)

De 546 à 333 avant notre ère, l’Asie mineure fut rattachée à l’Empire perse, à l’exception de certaines villes grecques qui conservèrent leur indépendance. À plusieurs reprises, les Grecs tentèrent de s’opposer aux Perses, notamment durant les guerres médiques (490-468 avant notre ère). À partir du IVe siècle, la puissance perse commença à décliner, tandis que les conquêtes d’Alexandre le Grand y mirent un terme en 333. Quelques années plus tard, à sa mort, en 323, la péninsule anatolienne fut partagée entre ses généraux.

L’Asie mineure revint à la dynastie syro-iranienne des Séleucides, sauf la Lycie et la Carie sur la côte méridionale, gouvernées par la dynastie égyptienne des Ptolémée.

Au IIIe siècle avant notre ère, quelques petits États indépendants réussirent à se maintenir une place, dont la Bithynie et le Pont, au nord, et la Cappadoce, à l’est. Puis des tribus celtes envahirent la région du Centre, fondant le royaume de Galatie, tandis que sur le littoral égéen se développait le royaume hellénistique de Pergame.

1.6 L'Empire romain

En 133 avant notre ère, le dernier roi de Pergame (Royaume hellénistique), Attalos III, décéda sans héritier direct, léguant son royaume aux Romains qui créèrent la province romaine d'Asie (Asia en -129). Au cours des IIe et Ier siècles avant notre ère, l'Asie mineure fut progressivement conquise par les Romains. Ils prirent successivement la Cilicie (Cilicia en -102), la Bithinie (Bithynia en -74), Chypre (Cyprus en -58), la Syrie (Syria en -64), l'Égypte (Ægypta en -30), la Galacie (Galatia en -25), la Judée (Judea en -6), la Cappadoce (Cappadocia en 17), la Lycie (Lycia en 43), la Thrace (Thracia en 46), l'Arabie pétrée (Arabia Petrea en 105), l'Arménie (Armenia en 115), l'Assyrie (Assyria en 115) et la Mésopotamie (Mesopotamia en 115). Toute cette grande région prospéra sous la domination romaine et ses villes devinrent d’importants centres de culture latine et hellénistique.

La région de l'Asie mineure était bornée à l'est par l'Arménie et l'Assyrie, au nord par la mer Noire (Pont-Euxin), à l'ouest par la mer Égée et au sud par la Méditerranée.

À partir du règne de l'empereur Auguste (de 27 avant notre ère à 14 de notre ère) jusqu'à celui de Constantin (de 310 à 337), l'Anatolie connut une paix relative qui en fit une région prospère. Des routes furent construites pour relier les grandes villes afin de développer le commerce et le transport, tandis que l'amendement des rendements agricoles enrichissait la population.

Dès le Ier siècle de notre ère, l'apôtre Paul avait introduit le christianisme en Anatolie et avait fondé de petites communautés chrétiennes dans les villes soumises à la domination romaine. Ce furent les sept églises d'Asie mineure : Éphèse, Laodicée, Pergame, Philadelphie, Sardes, Smyrne et Thyatira. Après avoir fait disparaître une bonne partie de sa famille à des fins personnelles et politiques, l'empereur Constantin (de 310 à 337) se convertit au christianisme. Son règne s'accompagna d'une politique impériale favorable aux chrétiens. Évidemment, au cours de la période romaine, la population de la péninsule fut partiellement latinisée et hellénisée, puis christianisée. 

2 L'Empire byzantin (330-1453)

L'appellation «Empire byzantin» (et le mot «byzantin») est d'origine assez récente. En effet, ce terme fut introduit en français en 1732, mais il avait été inventé par Hieronymus Wolf (en français: Jérôme Wolf), un historien allemand (1516-1580). C'est lui qui utilisa pour la première fois dans son Corpus Byzantinæ Historiæ l'expression «Empire byzantin». À partir de cette époque, les historiens distinguèrent ainsi la période médiévale de l'Empire romain d'Occident et celle de l'Empire romain d'Orient, ce dernier étant considéré comme faisant partie de l'histoire grecque médiévale. En fait, c’est dans la seconde moitié du XIXe siècle que l’appellation «byzantin» s'est généralisée pour désigner l’Empire romain d’Orient, car auparavant il n'avait jamais existé ni de fondation ni de début de l'Empire byzantin. Plus précisément, la distinction entre «Empire romain» et «Empire byzantin», qui a remplacé l'expression «Bas-Empire», est une question de convention entre les historiens modernes, tout en précisant que ce terme ne désigne pas un autre État que l’État romain, mais uniquement une période historique de celui-ci.

Le mot Byzance désigne avant tout la ville de Byzance, une ancienne cité grecque devenue la capitale de la Thrace et située à l’entrée du détroit du Bosphore sur une partie de l’actuelle ville d'Istanbul. Celle-ci fut reconstruite par l'empereur Constantin et renommée «Constantinople» en 330, alors qu'elle deviendra la capitale de l'Empire romain d'Orient et, en 1453, de l'Empire ottoman. Ce n'est qu'en 1930 que Constantinople redeviendra Istanbul (Istamboul).

Les habitants de la péninsule ne se sont jamais présentés eux-mêmes comme des «Byzantins», car ils se considéraient comme des «Romains»; d'ailleurs, ils se désignaient par le terme grec Ρωμαίοι («Romaioi»), c'est-à-dire «Romains». Par le fait même, les appellations «Empire romain d'Orient» et «Empire romain d'Occident» n'existaient pas à cette époque. En effet, pour les contemporains, il n'existait qu'un seul empire qui était sous l'autorité de deux empereurs.

Après la chute de l'Empire romain d'Occident, les «Byzantins» continuèrent de se voir comme les dépositaires de l'Empire romain, en l'occurrence celui de Constantinople. À leurs yeux, l'Empire romain avait peut-être perdu l'Occident, mais il continuait en Orient. Ce n'est que vers la fin de l'Empire romain d'Orient que les habitants de l'Empire se présentèrent comme des «Hellènes».

2.1 Les deux parties de l'Empire romain

En 395, à la mort de l'empereur Théodose, l'Empire romain fut partagé en deux entités administratives : l'Orient revint à Flavius Arcadius (395-408), l'Occident à Flavius Honorius (384-423). L'Empire était dès lors divisé entre l'Empire romain d'Occident et l'Empire romain d'Orient (voir la carte).  Après le partage de l’Empire romain, l’Asie mineure fit partie de l’Empire romain d’Orient. La ville de Byzance, située sur la rive européenne du Bosphore, devint, on le sait, la capitale sous le nom de Constantinople en hommage à l'empereur Constantin. 

L’empereur de la partie occidentale disparut en 476, alors que Odoacre envoya ses insignes à l’empereur de Constantinople qui, en contrepartie, le nomma «patrice d'Italie» (roi vassal d’Italie, de 476 à 493). Par ces actes protocolaires, l’empereur romain de la partie orientale devint alors le seul empereur légal de tout l’Empire Romain. Si l'Empire romain d'Occident disparut en 476, l’Empire romain d’Orient allait subsister presque mille ans de plus, soit jusqu'à la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453. L'Anatolie fit donc partie de l'Empire romain, même après la disparition de sa partie occidentale, mais l'Empire romain d'Orient (ou Empire byzantin) ne conserverait pas ses frontières de 395, car il allait connaître une grande expansion.  

Comme il fallait s'y attendre, la partition de l'Empire romain en 395 allait contribuer à la naissance de deux mondes dont les langues et les cultures différentes développeraient à Byzance une tradition religieuse originale. En matière de langue, l'Occident privilégiait le latin, tandis que l'Orient favorisait le grec. En 381, au cours du concile de Constantinople, considérée comme la «nouvelle Rome», l'Église romaine avait consenti à élever au rang de «patriarcat» l'Église de Constantinople, ce qui lui accordait une «primauté d'honneur» après Rome. Cependant, cette primauté d'honneur ne donnait aucune prérogative aux papes sur ses propres fidèles, Rome jugea qu'elle lui attribuait la direction du monde chrétien et faisait de la capitale de la chrétienté une juridiction d'appel. Entre les deux sphères, des divergences et des rivalités allaient naître jusqu'à entraîner le schisme de 1054. Mais au Ve siècle, l'Église de Constantinople n'en était pas encore là. C'est l'empereur Justinien (de 527 à 565) qui fit construire la basilique de Sainte-Sophie, le plus grand édifice religieux du monde.
 

Dès 600, l'Empire byzantin avait conquis le nord de la Grèce et plusieurs royaumes de la péninsule italienne, dont la ville de Rome et les îles de la Sicile, de la Sardaigne et de la Corse. Si les villes de Rome (Roma) et de Ravenne (Ravenna) restèrent sous le contrôle des Byzantins, de nombreuses autres villes furent sous la domination directe des Lombards qui réussiront plus tard à ravir aux Byzantins la Corse, la Sardaigne et la Sicile.

Sous le règne de l'empereur d'Orient Héraclius (de 610 à 641), le titre latin d'Augustus (Auguste) pour «empereur» fut remplacé en 629 par basileus, du mot grec basileús signifiant «roi». Puis à partir de Justinien II (de 685 à 895), le grec remplaça progressivement le latin sur les pièces de monnaie et dans les documents officiels. L'Empire byzantin s'orienta vers une hellénisation complète de l'État. Cela signifie que la langue latine, qui servait jusque là de véhicule administratif, fut remplacée par le grec.

Dès le Ve siècle, l'Empire romain d'Orient constituait un État multi-ethnique intégré culturellement au monde grec. Non seulement la Grèce était le plus proche voisin européen, mais la péninsule anatolienne abritait un grand nombre de locuteurs hellénophones, tandis que la culture et la langue grecques représentaient alors le monde moderne. L'élite byzantine parlait le grec, ainsi que les Grecs et certains Romains. Des villes telles Constantinople, Alexandrie, Antioche, Éphèse, Nicée, Thessalonique, Trébizonde, etc., étaient des pôles majeurs de l'hellénisme et de la forme orthodoxe du christianisme.

La langue grecque touchait particulièrement les classes sociales les plus instruites de la population qui comptait aussi des Arméniens (arménien), des Caucasiens (langues caucasiennes), des Illyriens (illyrien dans les Balkans), des Araméens (araméen), des Égyptiens (copte), des Arabes (arabe), des Slaves (bulgare, serbe, macédonien), des Romaniotes (judéo-grec et yévanique), etc.

2.3 L'entrée des Turcs dans l'Histoire

À partir de l'ère chrétienne, installés à la lisière de la Chine et de la Mongolie, les Turcs primitifs, appelés «Hiong-nou» par les Chinois de la dynastie Han, cohabitaient en Mongolie avec les Mongols et les Toungouzes (ancêtres des Mandchous). Des hordes turques se lancèrent vers les steppes de l'Asie centrale pour y chercher fortune. Au début du Ve siècle, les Turcs tabghatchs conquirent toute la Chine du Nord sur laquelle ils régnèrent de 426 à 534, et se convertirent au bouddhisme.
 

Après avoir fondé un royaume en Russie méridionale et en Hongrie, les Turcs firent en 451 une première percée en Europe occidentale sous la direction d'Attila  (395-453), le roi des Huns. En 447, Attila avait étendu son empire de la mer Caspienne jusqu'en Gaule romaine, après avoir mis l'Europe à feu et à sang et pillé l'Italie du Nord. Après sa mort, son empire allait se disloquer et disparaître, non sans avoir fait exploser toute l'Europe. Au VIe siècle, Bumin Qaghan (vers 551-552) se rendit maître de la totalité de la Mongolie et du Turkestan. Cet empire allait disparaître en 744, alors que les Ouïgours, un autre peuple turc, établirent leur domination sur l'Asie centrale pour être supplantés en 840 par les Kirghizes, aussi d'origine turco-mongole.

2.4 L'expansion arabe
 

Au VIIe siècle, l'Empire byzantin dut affronter les Arabes qui étaient en train de prendre possession du Proche-Orient et du Maghreb. C'est le prophète Mahomet qui introduisit l'islam en Arabie. À sa mort en 632, il avait conquis par les armes toute la péninsule Arabique. L'islam s'est ensuite étendu par la guerre à la Perse dès 636, puis en Mésopotamie (Irak et Syrie), en Palestine et en Égypte, les provinces les plus riches de l'Empire byzantin. À la suite de ces guerres entre Arabes et Byzantins, l'Empire avait perdu en 661 une grande partie de son territoire au profit de l'expansion arabo-musulmane. 

L'islam poursuivit son expansion aux dépens du monde chrétien et gréco-romain en accaparant toute l'Afrique du Nord; il s'introduisit en Espagne en 711 par le détroit de Gibraltar.

En 751, les Turcs du Turkestan, après la prise de Tachkent (aujourd'hui la capitale de l'Ouzbékistan) par les Arabes, se convertirent à l'islam. L'avancée de l'islam en Asie centrale allait se maintenir par la conversion progressive des peuples turcs, en commençant par les régions comprises entre la mer Caspienne et l'Oural. Les conversions s'expliquent généralement par le fait que de nombreux Turcs furent faits prisonniers et pris comme esclaves ou recrutés comme soldats dans l'armée des Samanides, une dynastie persane (iranienne) qui avait pris le pouvoir après la conquête arabe. Les Samanides avaient installé leur royaume dans une région située à l'est de la mer Caspienne et établi comme capitale la ville de Samarcande qui deviendra turque vers l'an 1000. Les Turcs islamisés, adeptes du sunnisme, allaient peu à peu s'imprégner de la culture persane et de la culture arabe, et adopter l'alphabet arabe (appelé aussi alphabet arabo-persan).
 

Entre-temps, l'Empire byzantin réussit à empêcher l'expansion arabo-musulmane en Anatolie, mais ressortit affaibli par ces guerres incessantes, et ce, d'autant plus que les batailles continuèrent entre les années 800 et 1169. Le VIIIe siècle fut marqué par la forte résistance de l'Empire byzantin, mais aussi par une agitation à la fois politique et religieuse à l'intérieur du monde arabo-musulman.

Le conquérant arabo-musulman s'empara encore de vastes territoires et tenta bien que mal d'arabiser et d'islamiser les populations soumises. Si les Arabes réussirent généralement à islamiser les vaincus, ils ne purent pas tous les arabiser. Ce fut le cas des Berbères (islamisés) et des Coptes (non islamisés et partiellement arabisés) en Afrique du Nord. Néanmoins, l'unification de l'Empire arabe fut réalisée dans l'ensemble avec succès. La langue, la religion, la monnaie et l'administration furent unifiées.

2.5 Le schisme de 1054
 

Le schisme de 1054 désigne la rupture survenue le 16 juillet 1054 entre l’Église de Rome (Occident) et l’Église de Constantinople (Orient). Mais les conflits persistaient depuis au moins deux siècles lorsque la séparation survint entre l'évêque de Rome (pape) et le patriarche de Constantinople. 

Depuis le IXe siècle, l'Italie du Sud était sous la juridiction de l'empereur byzantin (voir la carte ci-contre) et il s'y trouvait de nombreuses églises de rite grec. Or, le pape entendait y implanter le rite latin, comme dans le reste de la péninsule italienne et dans le reste de l’Europe. En réponse aux mesures du pape, le patriarche de Constantinople fit fermer les couvents et les églises latines de Constantinople pour cause de non-respect des usages liturgiques grecs. Il s'ensuivit une excommunication réciproque entre le patriarche de Constantinople, Michel Cérulaire (qui régna de mars 1043 à novembre 1058) et le pape de Rome, Léon IX (dont le pontificat dura de 1049 à 1054).

Il y avait donc des frictions aux plans culturel et linguistique : l'Église de Constantinople utilisait le grec, alors que c'était le latin à Rome. L'Église d'Orient resta toujours très influencée par la philosophie et la littérature grecques, ce qui allait faciliter la conversion massive des peuples slaves au christianisme byzantin (orthodoxe).

Les relations entre l'Église de Rome et l'Église de Constantinople reprirent provisoirement, mais le pillage de Constantinople et les massacres par les croisés en 1204 consacrèrent définitivement la rupture entre les deux mondes.

2.6 Les guerres arabo-turques
 

En même temps, l'Empire byzantin dut affronter les Arabes au sud et les Turcs seldjoukides à l'est. Les Seldjoukides étaient à l'origine des tribus nomades oghouzes venues d'Asie centrale. Ils avaient pénétré en Anatolie en 1037 et prenaient de l'expansion en rétrécissant considérablement le territoire byzantin. La bataille de Manzibert de 1071, remportée sur les Byzantins sous le commandement du sultan Alp Arslan, ouvrit l'Anatolie orientale aux Turcs, ne laissant en 1265 aux Byzantins que l'extrémité occidentale de la péninsule. La conquête turque de l'Asie mineure témoignait du déclin de l'Empire byzantin qui, de grande puissance, tombait à un rang régional pour finir en petit État.

Mais les Turcs seldjoukides durent composer avec un pays peuplé majoritairement de chrétiens grecs et arméniens. La turquisation et l'islamisation de l'Anatolie allaient prendre encore plusieurs siècles. 

Les Seldjoukides établirent leur empire qui comprenait une grande partie de l'Asie mineure, mais aussi la Syrie, la Mésopotamie et l'Iran. Cependant, ils ne cherchèrent pas à renforcer leur culture turcique, se consacrant plutôt à l'expansion de l'islam. Ils devinrent les champions de l'orthodoxie musulmane et de l'antichristianisme, et contribuèrent largement à l'échec des croisés au Proche-Orient. En matière de langue, les Seldjoukides privilégiaient même le persan aux dépens du turc, car c'était la langue de la cour et de l'aristocratie.

Divisés toutefois par des querelles dynastiques et affaiblis par le maintien des structures tribales, les Seldjoukides ne purent résister à leurs rivaux, les Mongols, dirigés par les successeurs de Gengis Khan (mort en 1227). Le sultanat des Seldjoukides passa sous l’autorité mongole, tandis que le reste de l’Anatolie se fragmenta en plusieurs petites principautés turques. De ces ruines émergera, en moins d’un siècle, la principauté des Osmanlis dont est issu l’Empire ottoman.

3 L'Empire ottoman (1299-1923)

Au moment du déclin des Seldjoukides, plusieurs tribus turques s'affirmaient en Anatolie. Parmi ces tribus constituant des émirats autonomes, les Osmanoğlu, sous Osman Ier (1258-1324), remportèrent une première victoire en 1302 contre les Byzantins; Osman Ier  poursuivit l'expansion ottomane aussi bien vers l'ouest que vers le sud-est, et ce, aux dépens des Byzantins et des Arabes. Les Ottomans s'emparèrent progressivement de plusieurs cités byzantines importantes dont Nicée (1331), Nicodémie (1337 et Gallipoli (1353).

Dans le but de sauver son trône, l'empereur byzantin Jean VI Cantacuzènene (1295-1383) autorisa les Turcs d'Osman à envahir les territoires de la Thrace et de la Macédoine. Vers 1450, les Osmanlis (Turcs ottomans) occupaient les deux rives des Dardanelles et s'étaient implantés en Thrace (jusqu'à la Bulgarie actuelle). La capitale de l'Empire était Bursa (Brousse, en français) au sud de la mer de Marmara.

À la veille de la disparition de l'Empire byzantin, la région avait radicalement changé. Les Ottomans enclavaient totalement Constantinople, tandis que que l'Empire byzantin était fragmenté entre la rive nord des Dardanelles et le Péloponnèse en Grèce. Le sultan Mehmet II (1451-1481) avait concentré ses efforts pour élargir l’espace européen sous domination ottomane.

D'autres puissances s'étaient installées en lieu et place des Byzantins, notamment l'émirat de Caramanie (des Karamanides), le plus puissant émirat turc après les Ottomans, et le royaume de Chypre, mais de nombreux territoires appartenaient à la république de Gêne, à la république de Venise aux chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem. Dans l'ensemble de l'Empire ottoman, on parlait le grec, l'arménien, le turc, le turkmène, le vénitien, le génois, l'arabe, le français (Chypre), le bulgare (Thrace), le persan, etc.    

En mai 1453, le sultan Mehmet II commença le siège de Constantinople avec 150 000 hommes et une flotte de 120 navires. Il s'empara de la ville, mais la chute de la capitale byzantine eut lieu le 29 mai 1453, un événement historique qui mit fin à l’Empire byzantin et, par voie de conséquence, annonça la disparition de l'Empire romain en tant qu’entité juridique et dépositaire de l'Antiquité classique. Sa conquête par le sultan ottoman Mehmet II, bien qu'attendue et prévisible — la ville n'étant plus défendue que par 7000 soldats grecs —, provoqua l'émoi dans toute la chrétienté.

La chute de Constantinople inaugura une nouvelle ère historique. En effet, la région, une terre chrétienne, devenait une terre musulmane et Constantinople, la capitale de l'Empire ottoman. Beaucoup d'historiens considèrent que la chute de Constantinople constitue une étape dans le processus de transmission du monde grec vers le monde latin et conduisant à la Renaissance. En même temps, la chute de Constantinople fit prendre conscience aux États occidentaux de l'arrivée d'une grande puissance menaçante : l'Empire ottoman. 

Dans cet État musulman, les élites étaient de souche turque. Même si les Turcs représentaient un élément important de la population, le peuple turc lui-même était tenu à l'écart du gouvernement. D'ailleurs, le haut personnel de l'administration et de l'armée était cosmopolite; il provenait en grande partie de chrétiens venus de tout l'empire, notamment des Grecs. Jusqu'au XVIIe siècle, tous les hommes faisant du service civil et militaire, depuis le simple soldat jusqu'au grand vizir (premier ministre), étaient généralement des étrangers pour la population qu'ils étaient en charge d'administrer ou de défendre. Ils ne devaient avoir aucune attache ni aucun intérêt dans le pays concerné. Des contingents byzantins, serbes, bulgares, albanais, etc., combattaient dans les armées du sultan, dont l'état-major n'était pas dépourvu de chrétiens convertis. La plupart d'entre avaient été des prisonniers de guerre ou étaient des esclaves affranchis ou de jeunes garçons prélevés dans les paroisses chrétiennes de l'Empire. Pour exercer leur fonction, ils devaient à la fois parler la langue du pays et le turc ottoman.

3.1 L'expansion de l'Empire

L'Empire ottoman n'allait pas s'arrêter là. Les Ottomans poursuivirent leurs conquêtes en Europe, particulièrement dans les Balkans, ainsi qu'en Mésopotamie et en Afrique, couvrant ainsi d'immenses territoires (voir les cartes). 

De 1516 à 1518, le sultan Yavuzce conquit la Syrie et une partie de l'Égypte, bientôt suivi par Selim Ier jusqu'en 1520. Ce dernier prit des mesures répressives «efficaces» contre les musulmans chiites et alévis. En effet, il fit massacrer plus de 40 000 adeptes et entreprit une campagne pour prendre le Liban, la Syrie, le Kurdistan et la Palestine. En 1517, il traversa la désert du Sinaï et battit les Mamelouks en Égypte.

Sous le règne de Soliman le Magnifique (de 1520 à 1566), l'Empire ottoman atteignit l'apogée de sa puissance économique, militaire, politique et culturelle. Ce sultan mena ses armées à la conquête des bastions chrétiens de Belgrade, de Rhodes et de la Hongrie, avant de s'arrêter devant Vienne en 1529, sans pouvoir s'emparer de la ville. C'est encore lui qui annexa la plus grande partie du Proche-Orient, dont la Mésopotamie et les côtes d'Arabie, ainsi que de larges portions de l'Afrique du Nord jusqu'en Algérie, s'arrêtant aux portes du Maroc. Sous son règne, la marine ottomane domina la mer Méditerranée, la mer Rouge et le golfe Persique. Ce fut l'âge d'or de l'Empire ottoman qui, avec 20 millions d'habitants, atteignait ses plus vastes dimensions sur trois continents.

À la fin du règne de Soliman le Magnifique, l'Empire ottoman recouvrait à peu près le territoire de l'Empire romain d'Orient au temps de Justinien. Les ajouts ne seront que des «ajustements» (l'île de Chypre et l'île de Crète) ou des poussées éphémères.
 

Soliman, appelé «le Magnifique» en Occident, fut plutôt désigné en Orient comme «Soliman le Législateur». Il instaura des changements législatifs dans le domaine social et dans ceux de l'éducation, de la justice et de l'économie. Il implanta un Code civil (appelé «Kanun») qui fut appliqué dans l'empire durant quelques siècles. Soliman protégea aussi l'architecture, la littérature et les arts ottomans. Ce fut l'un des rares sultans turcs à être polyglotte: il parlait couramment quatre langues : le turc ottoman, l'arabe, le tchaghataï (une variété de turc proche du ouïghour) et le persan. En général, il écrivait en persan ou en turc ottoman. Le règne de près de 46 ans de Soliman demeure le plus long de l'histoire de l'Empire ottoman.

Est-il nécessaire de souligner que le sultan, en souverain absolu, gouvernait au moyen d'une administration très centralisée. Le pouvoir était exercé par le grand vizir assisté de ministres également appelés «vizirs». Ces derniers avaient à leur disposition un corps de fonctionnaires bien organisé et un soin particulier étai accordé à la gestion des finances. La langue officielle était le turc ottoman. Au final, c'est l’abondance du Trésor qui permettait l’entretien d’une armée puissante et d’une marine essentielle à l’hégémonie ottomane.

Si les Ottomans purent devenir une grande puissance internationale, notamment en Europe, c'est qu'ils bénéficiaient d'une armée nettement très supérieure en nombre à ce que l'Europe, composée d'États morcelés, pouvait aligner dans des délais limités. L'Europe occidentale était alors affaiblie par ses divisions politiques et religieuses. Les armées ottomanes provoquèrent la terreur dans toutes les cours chrétiennes à un point tel que les Ottomans étaient considérés comme un «châtiment de Dieu» destiné à faire expier les péchés des chrétiens.

3.2 Les Kurdes dans l'Empire ottoman

Au XVIe siècle, la plus grande partie du territoire de la Mésopotamie fut envahie par les Ottomans, y compris dans les territoires habités par les Kurdes, un peuple d'origine indo-européenne vivant aujourd'hui en Turquie (Kurdistan du Nord), en Iran (Kurdistan de l'Est), en Irak (Kurdistan du Sud) et en Syrie (Kurdistan de l'Ouest).

Le territoire des Kurdes devint alors une zone tampon entre deux empires rivaux : l'Empire ottoman et l'Empire safavide des Perses. D'une part, les Perses voulurent par ailleurs contrôler la Basse Mésopotamie où se trouvaient des lieux saints du chiisme. Bagdad, siège de l’ancien Empire abbasside, avait une grande valeur symbolique. Or, les Ottomans craignaient que l’islam chiite se propage vers l’Anatolie. C'est alors qu'ils eurent l'idée de se servir des Kurdes pour protéger leur frontière orientale. Le sultan Selim Ier (1470-1520), en annexant l'Arménie et le Kurdistan en 1514, confia l’administration des territoires acquis à des chefs kurdes promus gouverneurs des sandjaks (ou districts). Ce statut particulier allait assurer au Kurdistan près de trois siècles de paix. Et, tout en demeurant sous suzeraineté ottomane, les Kurdes bénéficiaient d'une grande autonomie. À partir de la première moitié du XVIIe siècle, la Basse Mésopotamie (Irak) fut gouvernée par plusieurs dynasties kurdes. Une telle situation garantissait aux Kurdes le maintien de leur langue et de leur culture. 

Néanmoins, en 1640, l'armée ottomane attaqua les Kurdes yézidis (issus de religions de l'Iran antique) vivant dans les monts Sinjar (aujourd'hui dans le nord de l'Irak) et rasa quelque 300 villages. Au début du XVIIe siècle, des Arabes chammarites venus de Nedj (aujourd'hui en Arabie Saoudite) s'installèrent dans les régions fertiles situées le long du Tigre. Toutes ces vagues successives d'immigrants se sont confondues non sans une succession de nombreuses guerres sanglantes. Le résultat de cette longue évolution se traduisit par une grande hétérogénéité ethnique de la population.

Le Kurdistan développa une kyrielle de seigneuries et de principautés héréditaires qui, toutes, jouissaient d'une large autonomie dans l'Empire ottoman. Certaines d'entre elles frappaient la monnaie. Malgré quelques ingérences de temps à autre de la part du pouvoir central, le statut particulier des Kurdes se maintint sans accroc majeur jusqu'au début du XIXe siècle, et ce, autant à la satisfaction des Kurdes que des Ottomans. Protégés par la puissante barrière kurde face à la Perse (Iran), les Ottomans pouvaient concentrer leurs efforts sur d'autres fronts.

3.3 Le déclin de l'Empire ottoman

Le XVIIe siècle amorça le déclin de l'Empire ottoman. Celui-ci s'engagea à la fin du règne de Soliman II (de 1687 à 1691) et se poursuivit jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale. À l'exemple de tous les grands empires du monde, qui se forment par la force des armes, l'Empire ottoman était devenu vulnérable autant à cause de l'étendue de ses frontières que par la diversité ethnique et religieuse des peuples qui le composaient. 

Les carences intérieures, notamment la corruption endémique et les problèmes économiques, ainsi que les attaques et la mainmise de puissances adverses, puis la volonté croissante d'indépendance des peuples assujettis provoquèrent le déclin de l'Empire ottoman qui s'embourba dans diverses crises au cours desquelles il perdit un grand nombre de ses possessions dans les Balkans, au Proche-Orient et en Afrique.

Au cours du XIXe siècle, les puissances européennes, c'est-à-dire la France, la Grande-Bretagne, l'Empire allemand, l'Italie et la Russie intervinrent pour coloniser le pourtour de la Méditerranée en recourant à des moyens militaires, financiers et diplomatiques. C'est ainsi que la France s'implantait au Maghreb (Algérie et Tunisie), que la Grande-Bretagne annexait le protectorat d'Aden (au Yémen actuel), l'Égypte, l'île de Chypre et le Soudan, que la Russie s'avançait sur les rives de la mer Noire et que l'Italie lorgnait la Lybie. La carte ci-contre illustre les territoires perdus au profit de l'Empire austro-hongrois dans les Balkans ainsi que des Britanniques et des Français en Afrique du Nord.

Pendant ce temps, l'Empire allemand de Guillaume II (de 1888 à 1918) renonçait à ses ambitions territoriales et décidait d'investir ses capitaux et sa technologie en Anatolie. C'est ainsi que Guillaume II fit de l'Empire ottoman son allié avant la Première Guerre mondiale: il modernisa l'armée ottomane et s'engagea dans la construction de la ligne de chemin de fer de Damas pour relier la Méditerranée au golfe Persique.

En même temps, l'Anatolie dut faire face au réveil des nationalités assujetties aux Ottomans, et ce, avec le soutien des Européens autres qu'allemands en Serbie, en Grèce, au Monténégro, en Roumanie, en Bulgarie et en Albanie. Les peuples non turcophones de l’Empire durent lutter pour obtenir leur indépendance et la Grèce fut le premier pays à l’obtenir en 1830.

- Le panislamisme

Le rétrécissement du territoire ottoman fut suivi d’une pénétration économique et culturelle de la part des grandes puissances européennes (France, Grande-Bretagne, Italie, Empire allemand). C'est aussi au cours de cette période que la langue turque ottomane emprunta de nombreux mots aux langues européennes, surtout au français et à l'allemand. C'est à cette époque que la littérature turque commença à s'inspirer de la littérature française pour effectuer son évolution. Constatant son impuissance devant la montée de l'impérialisme européen, le sultan Abdülhamid II (de 1876 à 1909) se réfugia dans le panislamisme, une idéologie anticolonialiste et anti-impérialiste développée par les sultans turcs.

Dans l'esprit d'Abdülhamid II, cette idéologie devait à la fois contrebalancer les effets de l'occidentalisation et servir de bouclier stratégique. Le panislamisme s'accompagnait d'un «ottomanisme», c'est-à-dire de l'idée d'un État ottoman dans lequel musulmans et non-musulmans seraient des citoyens à part entière. 

De fait, l'Empire était aux trois quarts musulman, mais il restait une importante population non turcophone avec les Albanais, les Kurdes et les Arabes. Le sultan voulait empêcher que le virus du nationalisme, surtout après la perte des Balkans, n'atteigne ces populations. L'ottomanisme allait échouer sur toute la ligne, car il allait entraîner un ressac de la part de toutes les minorités et ferait perdre à Istanbul sa renommée de «grande tolérance» dont elle se glorifiait depuis le Moyen Âge.

- Les Kurdes

Puis la centralisation des pouvoirs conduisit l'Empire ottoman et la Perse à poursuivre une politique commune de répression contre les principautés kurdes. C'est ainsi que l'Empire ottoman assujettit une à une les seigneuries et les principautés kurdes. En 1847, la dernière principauté indépendante disparut, celle de Bohtan située dans le sud de l'Anatolie. De 1847 à 1881, les Kurdes se soulevèrent régulièrement sous la conduite de chefs traditionnels, souvent des religieux, en revendiquant un État kurde. Les soulèvements kurdes devinrent très fréquents et prirent de plus en plus d'importance. Ils se poursuivirent jusqu'à la Première Guerre mondiale, mais ils furent tous sévèrement réprimés par les Ottomans.

- Les Arméniens

Il restait les Arméniens concentrés en Anatolie orientale, mais également présents à Constantinople et dans les principaux centres commerciaux de l'Empire. L'expansion économique et culturelle de l'Europe fut suivie d'une ascension sociale des minorités chrétiennes, surtout grecque et arménienne. Laborieux, entreprenants et prospères, les chrétiens suscitaient le ressentiment des Turcs, car ils occupaient alors une position dominante dans le commerce extérieur et les activités bancaires et industrielles.

Pour leur part, les Arméniens autonomistes ne réclamaient rien de moins que la reconstitution de l’Arménie historique, avec un pouvoir reconnu par les grandes puissances. Pour contrecarrer ce courant indépendantiste, le gouvernement ottoman envoya des émissaires dans les provinces afin d'inciter la population musulmane à se méfier des Arméniens, les accusant de conspiration avec un ennemi historique, la Russie, les autres ennemis historiques étant les Grecs, les Arméniens et les Persans. Puis des campagnes de fanatisation furent déclenchées en vue d'attiser la haine du peuple turc (musulman) contre les Arméniens «infidèles» (chrétiens). D'effroyables massacres furent perpétrés en 1894 par les autorités ottomanes avec le concours des milices kurdes. Lorsque, en 1905, un commando arménien tenta d'assassiner le sultan, la répression s'étendit dans tous le pays durant deux ans. Les tueries firent près de 150 000 victimes arméniennes, ce qui constitua un premier pas vers une Anatolie définie comme turco-musulmane.

Pendant ce temps, l’Empire connaissait les inconvénients d'une certaine surpopulation, résultat de la paix et de la sécurité intérieures. Le taux de natalité était très fort et entraînait un chômage dans toute l'Anatolie. Sans travail, les masses turques constituèrent des bandes de pillards qui infestaient les villes et les villages. En 1908, l'annexion de la Bosnie-Herzégovine par l'Autriche-Hongrie et la proclamation de son indépendance de la Bulgarie provoquèrent une nouvelle vague d'immigration, accentuant davantage la surpopulation en Anatolie tout en contribuant à l'islamiser.

Un recensement fait en 1906 révéla une population de 21 millions d'habitants répartis sur 3,4 millions de kilomètres carrés, une densité très faible comparée à celles des pays européens. Parmi ces habitants, on comptait environ 8 millions de Turcs, 5 millions d'Arabes, 2,5 millions de Slaves, 2 millions d'Arméniens, 1,5 million de Grecs, ainsi qu'un million d'Albanais et un million de Kurdes. Les élites cosmopolites croyaient alors vivre la «Belle Époque», mais leur comportement ostentatoire heurtait la morale traditionnelle des Turcs des classes moyennes et surtout inférieures de la société musulmane, ce qui provoqua un ressac de leur part.

3.4 L'emploi des langues sous les Ottomans

L'Empire ottoman était, rappelons-le, très vaste et comptait un grand nombre de nations. C'était un ensemble de peuples hétéroclites aux antipodes d'un État-nation. Ces peuples se distinguaient à la fois par leur héritage historique, leur langue, leur religion et leurs caractères ethniques. On y trouvait des Turcs, des Grecs, des Tatars, des Albanais, des Kurdes, des Valaques, des Bulgares, des Hongrois, des Arméniens, des Persans, des Arabes, des Berbères, des Circassiens du Caucase, etc.

Les Turcs étaient majoritaires en Anatolie, mais pas dans toutes les régions. Près des côtes égéennes (les Grecs) et dans le Kurdistan (les Kurdes), ils étaient nettement minoritaires, sans oublier l'extrémité orientale de l'Anatolie où les Arméniens dominaient en nombre. Ce cosmopolitisme frappait tous les voyageurs venus de l'Europe de l'Ouest, car la pratique ottomane allait à l'encontre du modèle courant de l'époque Cujus regio, cujus religio, c'est-à-dire «un royaume, une religion». Au temps des croisades, lors de la Conquête turque, les Européens avaient proposé aux Grecs de leur venir en aide contre le fait de renier leurs principes religieux en Anatolie. Pour sa part, Lucas Notaras, le dernier grand amiral de la flotte byzantine aurait répondu lors de la prise de Constantinople par les Ottomans : «Mieux vaut le turban du sultan que la mitre du cardinal.» Bref, le joug ottoman paraissait plus léger que celui de l'Église catholique. 

Les autorités ottomanes, sauf à la toute fin de l'Empire, ne cherchèrent donc jamais à assimiler les peuples conquis. Autrement dit,  la domination ottomane était pour l'époque remarquable par son libéralisme à l'égard des pays occupés, auxquels elle autorisait à la fois les traditions, la langue et la religion. De plus, de vastes territoires bénéficiaient d'une grande autonomie. Tout en assurant la primauté à la religion musulmane, le gouvernement ottoman reconnaissait aux chefs des Églises des pouvoirs de justice et de police. Les sultans ne tentèrent jamais d'islamiser ou de turquiser leurs sujets chrétiens ou juifs.

- La langue turque

Dans l'Empire ottoman, la langue turque avait subi l'influence massive de l'arabe coranique et du persan. La langue officielle de l’Empire était ce qu'on pourrait appeler le «turc ottoman», dont la caractéristique était une variété linguistique savante faite d'un mélange d'arabe, de persan et de turc. Durant près de 1000 ans, les lettrés ont emprunté non seulement des mots à l'arabe et au persan, mais aussi des expressions figées ainsi que des structures syntaxiques. Dans les faits, cette langue «turque ottomane», passablement artificielle, n’était écrite et parlée que par l'élite ottomane, car elle était quasiment incompréhensible par l'ensemble de la population turcophone rurale vivant à l'intérieur des frontières de l'Empire. Tout au cours de cette longue période, le turc populaire est resté la «langue des pauvres et des illettrés».

Évidemment, le turc parlé par le peuple était synonyme de «langage grossier» et de «rusticité», mais c'était néanmoins la langue courante de l'époque pour les turcophones. Le turcologue Louis Bazin, auteur de «La réforme linguistique en Turquie» dans La réforme des langues (Hambourg, 1985), dresse le portrait suivant de la situation linguistique sous l'Empire ottoman:

Dans l'État islamique théocratique et multinational qu'était l'Empire ottoman, soumis à une acculturation arabe et persane intense dans ses classes dirigeantes — et spécialement dans la classe intellectuelle, comme celle des ulémas —, la langue écrite officielle et littéraire était envahie de termes arabes et persans, de plus en plus éloigné du parler turc vivant, et inaccessible à la masse populaire turque.

La langue turque du peuple n'a jamais fait l'objet d'un quelconque enseignement. On enseignait le turc ottoman, l'arabe coranique et le persan. Le turc ottoman connaissait trois variantes différentes:

1) Le turc ottoman éloquent (beliğ Osmanlı Türk) : il fut en usage jusqu'à la fin du XVIe siècle dans les cours anatoliennes;
2) Le turc ottoman moyen (
Osmanlı Türk araçlar) : c'était la langue utilisée à des fins administratives;
3) Le nouveau turc ottoman (Yeni Osmanlı Türk) : cette variété n'est apparue qu'au cours des années 1850.

Ce n'est qu'en 1839 que le turc ottoman moyen fut employé exclusivement dans l'Empire. Par ailleurs, la poésie populaire en langue turque connut son épanouissement avec le mystique Pir Sultan Abdal, mais celui-ci fut pendu en 1860 par les autorités ottomanes pour ses sentiments antiturcs.

- L'arabe

Dans l'Empire ottoman, l'arabe coranique est demeuré la principale langue de la religion et de la loi islamique. C'est en arabe coranique qu'on lisait les préceptes du Coran et de la Charia, mais seuls les Turcs instruits pouvaient lire cet arabe.  La littérature était véhiculée en arabe et en persan jusqu'au XIVe siècle.

Avec le développement du droit, la construction des grandes mosquées impériales et la floraison des œuvres littéraires en arabe, en persan puis en turc, l'Empire ottoman atteignit un niveau culturel et artistique élevé. En littérature, le poète Baki s'imposa comme le maître de la poésie érotico-mystique et du «langage fleuri». La littérature turco-persane de Samarcande demeura influente sur la littérature de cour.

- Le persan

Le persan était la langue des arts, de la littérature et de la diplomatie. Depuis les Seldjoukides, les membres de la Cour du sultan, qui comptait environ 12 000 personnes, s'exprimaient en persan, en arabe et en turc ottoman.

- L'alphabet

Quant à l'alphabet utilisé dans l'Empire ottoman, il était arabo-persan, mais il transcrivait assez mal la langue turque dans la mesure où, par exemple, l'alphabet arabe ne permettait de noter que trois voyelles, alors que le turc comptait huit voyelles brèves et trois voyelles longues. La plupart des lettrés étaient conscients de la situation, mais il leur semblait impossible de pouvoir modifier un système graphique qui avait servi à transcrire le Coran. Ils restaient impuissants à changer quoi que ce soit!  Entre-temps, seulement 10 % de la population savait lire et écrire.

Dans une conférence prononcée en mai 1862 devant la Société scientifique ottomane ("Cemiyet-i Ilmiyye-i Osmaniye"), Antepli Münif Pacha (1830–1910), qui fut ministre de l'Instruction publique, avait déjà signalé les difficultés d'une écriture dont le laborieux apprentissage rendait pénible l'alphabétisation des enfants, pendant que dans la plupart des pays d'Europe ceux des classes élémentaires savaient lire et écrire dès l'âge de sept ans. Münif Pacha avait proposé deux solutions : l'une consistait à écrire en utilisant les trois signes diacritiques hérités de l’arabe et en en ajoutant cinq nouveaux conçus en fonction des exigences de la phonétique turque. En français, les principaux signes diacritiques sont l'accent aigu, l'accent grave, l'accent circonflexe, la cédille et le tréma; en espagnol, la tilde (ñ) est le signe le plus connu; les diacritiques arabes sont plus complexes à expliquer. La seconde solution était de cesser de lier les lettres et d’écrire celles-ci séparément, avec les signes diacritiques nécessaires sur la ligne plutôt qu’au-dessus ou en dessous. Mais les opposants soulignaient que l'alphabet arabe constituait l'un des «ciments» non seulement de l'unité islamique, mais aussi de l'unité politique ottomane face aux grands ensembles européens (alphabet latin) et russe (alphabet cyrillique).

De nombreux Ottomans reconnaissaient bien qu'il fallait modifier l'alphabet en usage, mais il n'y eut qu'une seule tentative due à Enver Pacha (1881-1922), alors ministre de la Guerre, qui essaya d'imposer aux forces armées un modèle fondé sur les caractères arabes détachés les uns des autres, mais ce fut une tentative inutile. Ce militaire, résolument germanophile, rêvait d'un empire panturc (le panturquisme) qui s’étendrait jusqu’en Asie centrale. Enver Pacha est considéré comme l’un des organisateurs du génocide arménien de 1915. L'Empire ottoman allait disparaître sans avoir pu résoudre la question de la langue et de l'alphabet. Toutefois, ces tentatives devaient favoriser une prise de conscience de la part de l'élite de la Turquie, ce qui permit à Mustafa Kemal, alors officier supérieur plein d'avenir, de montrer un grand intérêt pour cette question. 

À la fin de l'Empire ottoman, certains lettrés commencèrent à évoquer l'idée d'un nouveau système d’écriture basé sur le latin pour l'instruction aux enfants. Il faut comprendre que, à cette époque, les fonctionnaires de l'Empire, qui étaient en contact avec les Européens, notamment de l'Allemagne, de la France et de la Grande-Bretagne, employaient déjà l'alphabet latin dans la correspondance, les courriers ou les télégrammes. Or, l'alphabet latin était perçu comme un système d'écriture universel et une marque de modernité par rapport à l'alphabet arabo-persan. D'ailleurs, Mustafa Kemal maîtrisait très bien cet alphabet. Un peu avant la Première Guerre mondiale, il correspondait en turc ottoman avec son amie d’Istanbul, "Madame Corinne", et il écrivait phonétiquement le turc à partir du système de l’orthographe française.

- Le multilinguisme

Plusieurs langues, on l'a souligné, étaient employées dans l'Empire. En plus des langues telles que le turc ottoman, le turc populaire, le persan et l'arabe, il convient de citer des langues aussi diverses que le grec, l'arménien, l'albanais, le berbère, le géorgien, l'hébreu, le hongrois, le valaque, l'azéri, l'assyrien, l'araméen, le bulgare, le copte, le tatar de Crimée, le gagaouze, le croate, le judéo-espagnol, le kurde, etc. À la fin de l'Empire ottoman, on trouvera aussi l'allemand, le français, l'italien, l'anglais, le russe, l'ukrainien, le roumain, etc.

Bien que les minorités de l'Empire aient eu la liberté d'utiliser leur langue entre eux, ils devaient employer le turc ottoman, la langue officielle, pour communiquer avec le gouvernement, du moins en Anatolie. En réalité, trois langues pouvaient servir d'instruments de communication: le turc ottoman, mais aussi le persan et l'arabe. Lorsqu'ils ignoraient ces langues, les représentants des peuples conquis devaient avoir recours à des «écrivains publics», des arzuhâlcis, s'ils désiraient communiquer avec le gouvernement ottoman.   

Dans les deux derniers siècles, le français et l'anglais commencèrent à être utilisés comme langues secondes en Anatolie, surtout dans les communautés chrétiennes. En général, l'élite apprit ces langues dans les écoles privées.

3.5 Le système d'éducation ottoman

Sous l'Empire ottoman, il n'existait que deux types d'écoles: les écoles primaires traditionnelles ou confessionnelles appelées "mekteb-i Soubyan" («écoles de jeunes garçons») et les écoles primaires supérieures appelées "mekteb-i Rüşdiye" («écoles supérieures»).

- Les écoles primaires confessionnelles

Seuls les garçons pouvaient fréquenter les écoles primaires, les «médressés». Celles-ci étaient essentiellement religieuses et centrées sur l'enseignement du Coran. Dans ces écoles, il y avait un maître, appelé "hoca", dépositaire du savoir islamique, qui enseignait les rudiments du Coran. Les élèves devaient d'abord étudier les devoirs de la religion, apprendre à lire dans le Coran et à écrire «l’alphabet de l’islam».

En général, ces élèves apprenaient par cœur et en langue arabe d'innombrables versets du Coran. Même s'ils savaient lire l'arabe coranique, ils pouvaient ne pas savoir écrire le turc, car l'alphabet arabo-persan était tout à fait inadapté au phonétisme de la langue turque. Peu d'élèves réussissaient à parler l'arabe, leur apprentissage s'arrêtant à la lecture et à la récitation orale des mêmes textes.

Cet enseignement élémentaire était complété par un apprentissage des prières rituelles et des attitudes qui les accompagnaient. À l'occasion, le maître transmettait aussi à ses élèves les rudiments d'anciennes légendes, de fables et d'histoires plus ou moins «revisitées» des héros religieux. La durée de cet enseignement était de deux, de trois ou de quatre années, selon les disponibilités financières des parents. Les élèves exerçaient surtout leur mémoire et devaient retenir un nombre impressionnant de formules plus ou moins utiles tout au long de leur vie.

Même si ces établissements d'enseignement étaient ouverts à tous, seule une petite élite masculine pouvait fréquenter les «médressés», car les bénéficiaires devaient payer les services de leur maître. D'ailleurs, dans beaucoup de villages, les écoles n'existaient même pas. En fait, la plupart des enfants ne fréquentaient pas d'écoles. C'est pourquoi, en 1824, le sultan Mahmud II (de 1808 à 1839) émit un décret pour forcer les parents à envoyer leurs enfants dans les écoles primaires:

Tandis que dans l'islam la connaissance de ce qui est essentiel à la religion est une nécessité première, la majorité du peuple depuis peu se soustrait à l'obligation d'envoyer ses enfants à l'école et préfère les placer en apprentissage, dès l'âge de cinq ou six ans, pour en retirer un avantage pécuniaire. Cette situation est la cause, non seulement de l'analphabétisme généralisé dans l'Empire ottoman, mais aussi de l'ignorance religieuse. C'est là la raison première de nos malheurs. Étant donné qu'il est de notre devoir de délivrer les musulmans de ces malheurs et que c'est une obligation religieuse pour l'ensemble de l''Umma de connaître le contenu de sa foi, personne désormais ne devra empêcher ses enfants de fréquenter l'école. [...] Les maitres doivent instruire leurs élèves avec soin et selon les prescriptions du Coran, ils doivent leur enseigner la foi et l'obligation de l'islam.

En fait, ce décret ne visait pas vraiment à rendre obligatoire la fréquentation des écoles, mais avait pour but d'imposer l'enseignement religieux. Pour les autorités, le fait de ne pas fréquenter l'école témoignait de la négligence des parents à remplir correctement leurs obligations religieuses.

Outre son caractère essentiellement religieux, le système d'enseignement ne prévoyait pas d'écoles secondaires. Il fallait donc se contenter de l'instruction primaire reçue dans les "Mekteb-i Soubyan" ou «médressés». Or, du fait que ces écoles n'ouvraient pas sur une quelconque vie professionnelle, elles paraissaient inutiles et étaient en général vite oubliées.

Il fallut attendre le milieu du XIXe siècle pour voir apparaître des écoles plus modernes qui offraient un enseignement pour la lecture et l'écriture du turc, le calcul, la géométrie, l'histoire et la géographie ottomane. Ces écoles ne connurent qu'un succès limité jusqu'en 1869, alors que le gouvernement impérial promulgua une "loi organique sur l'instruction publique" (Maarif-i Umumiye Nizamnamesi) pour créer deux types d'écoles: les écoles publiques, dont la gestion relevait exclusivement de l'État, et les écoles confessionnelles, sous la compétence des autorités religieuses.

- Les écoles primaires supérieures

Les jeunes Ottomans qui avaient la possibilité et les moyens financiers de poursuivre leurs études devaient s'inscrire dans les médressés qui donnaient un enseignement supérieur. Ces écoles assuraient un enseignement approfondi de l'arabe parce que la connaissance de cette langue écrite était indispensable à l'étude de la loi coranique; il fallait connaître la grammaire, la syntaxe et la rhétorique arabes. Les élèves devaient également apprendre les mathématiques et la logique, sciences appelées «instrumentales» (ulûm-i âliye) puisqu'elles permettaient l'étude des diverses disciplines de la Charia.

Ces médressés supérieures formaient de véritables spécialistes de l'islam, les études pouvant durer de quinze à vingt ans. Il s'agissait d'un enseignement strictement religieux destiné à favoriser une carrière dans la religion, le droit ou l'enseignement. L'enseignement n'était offert qu'en arabe ou en persan, jamais en turc. Un historien français, Jean-Henri Abdolonyme Ubicini (1818-1884), qui avait fait un séjour en Turquie, décrit en ces termes la nature de l'enseignement des médressés (écoles coraniques) aux XVIIe et XVIIIe siècles (dans Lettres sur la Turquie, T.1, Paris, 1853, p. 203-204) :

Cet enseignement sans bases solides, et propre seulement à égarer l'esprit dans un labyrinthe inextricable de définitions, de distinctions, de textes et de noms propres, hérissé de termes barbares empruntés à une langue dont la connaissance ne s'acquiert qu'après plusieurs années d'études, rarement tout à une dialectique abstraite et subtile, rappelait tout à fait les controverses du Bas-Empire et les puérilités de la scolastique [...]. Au fond, nulle instruction véritable: des hypothèses au lieu de faits; la stérilité sous le semblant de l'abondance; la confusion sous l'apparence de l'ordre, des mémoires surchargées de mots et des intelligences vides d'idées ou tournant éternellement sur elles-mêmes sans avancer, rien de fécond, de pratique véritablement utile.

En somme, ce contemporain du XIXe siècle fustigeait le conformisme de l'enseignement des sciences dites sacrées, ainsi que le manque d'ouverture à l'égard des sciences humaines. Il reprochait aussi une grande résistance du système à accepter la moindre innovation, sans oublier le recrutement en vase clos des müderris (professeurs). La réforme ottomane de 1869 allait décréter l'ouverture d'une université comprenant, en plus des écoles supérieures, trois facultés (Lettres, Sciences et Droit).

- Les écoles militaires

Il ne faut pas passer sous silence les écoles militaires créées au XIXe siècle. À partir de 1834, l'Empire obligea les futurs officiers des écoles militaires à apprendre une langue étrangère. C'est ainsi que l'arabe, le persan mais aussi le français se répandirent dans les écoles militaires. Dans les classes préparatoires ('idâdiye), l'arabe et le persan étaient offerts pendant deux ou trois ans, car la connaissance de ces deux langues était nécessaire pour l'admission à l'École de guerre, qui suivait le programme militaire français.

Après sa défaite contre la Russie en 1878, le sultan ottoman, Abdülhamid II (de 1876 à 1909), fit appel à l'Empire allemand dans le but de moderniser son armée, ainsi que la formation des élites dans les écoles militaires. Le baron Colmar von der Goltz, surnommé Goltz Pacha (1843-1916) fut envoyé en 1883 comme commandant de la mission militaire allemande dans l'Empire ottoman. Afin de mettre fin à l'étude des livres en français, von der Goltz enseigna, publia et diffusa dans les écoles militaires ottomanes des ouvrages militaires en allemand. C'est ainsi que cette langue remplaça graduellement le français qui devint une matière facultative. L'enseignement de la langue allemande se généralisa dans les écoles militaires, suivant le modèle des Deutsche Kriegschule («écoles militaires allemandes»). Le maréchal Goltz Pacha resta douze ans en Turquie; il finit par publier en traduction turque plus de 4000 pages d'ouvrages allemands. Von der Goltz joua donc un rôle important dans la formation des jeunes officiers ottomans.

3.6 Le régime des Jeunes-Turcs (1908-1918)

Un groupe d’intellectuels et de libéraux, connu sous le nom de «Jeunes-Turcs» (en turc: Jöntürkler), refusa de voir le pays glisser dans le despotisme. La majorité des Jeunes-Turcs étaient des musulmans (turcs, arabes et kurdes), mais il y avait aussi dans leurs rangs des chrétiens et des juifs. Leur mot d'ordre était «Liberté et Constitution». Trois grands courants virent le jour: le courant islamiste, le courant occidentaliste et le courant nationaliste. Ce dernier avait pour principal objectif de redéfinir l'identité turque et visait la simplification de la langue turque ottomane.  En 1908 éclata la révolution des Jeunes-Turcs, laquelle entraîna la destitution du sultan Abdülhamid II, le 27 avril 1909. Mehmet V (1909-1918) fut désigné comme son successeur, mais à partir de ce moment le sultan ottoman régnait sans gouverner.

- L'ultranationalisme turc

Ce sont les Jeunes-Turcs qui gouvernèrent pour un temps le pays. Après quelques tentatives de réformes libérales, les Jeunes-Turcs sombrèrent dans le panturquisme et l'ultranationalisme. Ils rêvèrent d'un État sans Grecs, sans Arméniens, sans Arabes, sans Kurdes, sans chrétiens ni juifs, mais uniquement des citoyens ottomans avec les mêmes droits et les mêmes devoirs, le tout dans «une Turquie une et indivisible». Plusieurs organisations nationalistes virent le jour, dont les «Foyers turcs» ("Türk Ocakları"), l'Association de la Patrie turque ("Türk Yuredu Cemiyeti") et la «Force turque» ("Türk Gücü").

Ne dis surtout point : j'ai le droit
Le droit n'existe pas ; il n'y a que le devoir
Je n'ai ni droit, ni intérêt, ni envie
J'ai mon devoir, point besoin d'autre chose
Mon esprit, mon cœur ne pensent pas, ils entendent
Ils suivent la voix qui vient de la nation
Je ferme les yeux, j'accomplis mon devoir.

Un sociologue et écrivain turc d'origine kurde, Ziya Gökalp (1876-1924), contribua à donner à ce nationalisme unioniste une certaine formulation scientifique. Pour lui, seul l'accès à la civilisation occidentale promettait le renforcement de la nation turque tout en promouvant l'islamisation pour constituer une antidote aux mots de l'occidentalisation. Pour ce faire, il fallait l'instauration d'un État fort et la suppression des droits personnels. Le texte de gauche de Gökalp illustre l'idéologie qui frappait le nationalisme unioniste des Jeunes-Turcs.

Mais l'ottomanisme des Jeunes-Turcs, qui proclamèrent la langue turque comme unique lien de la nouvelle nation ottomane, suscita l'hostilité des musulmans arabes et kurdes. Formant alors le tiers de la population de l'Empire, les Arabes n'acceptèrent pas les restrictions imposées à l'usage de leur langue. Que ce soit en Syrie, en Mésopotamie, en Palestine ou au Yémen, l'islam arabe réclamait une plus grande part du pouvoir, bientôt suivi par les Kurdes. Bref, Arabes et Kurdes tenaient à leur langue, l'arabe ou le kurde. 

- Le nettoyage ethnique

Les Jeunes-Turcs ne parvinrent pas à enrayer les mouvements autonomistes qui se développaient partout parmi les non-turcophones. Les mesures vexatoires prises par les Jeunes-Turcs, pour ne parler que du nettoyage ethnique, entraînèrent des révoltes chez les Albanais, les Grecs, les Arméniens, les Bulgares, etc. De plus, en raison de leur politique extérieure maladroite, les Jeunes-Turcs se mirent à dos les puissances étrangères. L'illustration ci-contre (Le Petit Journal), qui date de 1909, témoigne de la mauvaise perception qu'eurent les Européens, par exemple, devant les massacres perpétrés par les Jeunes-Turcs contre les Arméniens.  

En 1913, les autorités ottomanes élaborèrent une politique d'assimilation des Kurdes; celle-ci prévoyait d'abord le transfert en masse de la population kurde dans les divers vilayets d'Anatolie. L'approche de la Première Guerre mondiale (1914-1918), loin d'apporter une trêve salutaire, n'eut pour effet que la mise en pratique rapide cette politique draconienne : plus de 700 000 Kurdes furent déportés en Anatolie. Ceux qui échappèrent à la déportation durent subir les pillages, les viols, les massacres et les destructions des villages de la part des militaires.

Toutes les nationalités autres que la turque firent l'objet de sévices ou de massacres: les Albanais, les Grecs, les Arméniens, les Kurdes, les Arabes et les Juifs eurent particulièrement à subir la répression turque.

En 1914, l'Empire ottoman entra en guerre aux côtés de la Triple Alliance (Empire allemand, Empire austro-hongrois et Italie). Entre 1894 et 1914, environ 150 000 Arméniens avaient déjà été massacrés par les Ottomans, mais ce n'était pas encore terminé. De mai à juillet 1915, les Arméniens habitant les provinces orientales de l'Anatolie, y compris les femmes et les enfants, furent déportés en masse jusqu'au confins des vilayets arabes où ils furent parqués dans des camps de concentration.  Du mois d'août 1915 au mois de janvier 1916, les Arméniens du reste de l'Anatolie et de la Turquie d'Europe furent déportés. Évidemment, les gouvernements européens n'ignoraient pas ce qui se passait alors dans l'Empire ottoman. La Grande-Bretagne, la France et la Russie déclaraient conjointement, le 23 mai 1915, à Londres: 

Depuis un mois environ, la population kurde et turque d'Arménie procède, de connivence et souvent avec l'appui des autorités ottomanes aux massacres des Arméniens. De tels massacres ont lieu vers la mi-avril à Erzerum, Tertchan, Eguine, Bitlis, Mouch, Sassoun, Zeïtoun et dans toute la Cilicie. Les habitants d'une centaine de villages des environs de Van ont été assassinés et le quartier arménien est assiégé par des populations kurdes. En même temps, à Constantinople, le gouvernement ottoman a sévi contre la population inoffensive. En présence de ces nouveaux crimes de la Turquie contre l'humanité et la civilisation, les gouvernements alliés font savoir publiquement à la Sublime Porte qu'ils tiendront personnellement responsables desdits crimes tous les membres du gouvernement ottoman, ainsi que ceux des agents qui se trouveraient impliqués dans de pareils massacres. (source : agence Havas)

Le 15 septembre 1915, Talaat Pacha, l'influent ministre turc de l'Intérieur, envoya ce télégramme officiel à la direction du Parti Jeunes-Turcs (préfecture d'Alep): 

Il a été précédemment communiqué que le gouvernement a décidé d’exterminer entièrement les Arméniens habitant en Turquie. Ceux qui s’opposeront à cet ordre ne pourront plus faire partie de l’Administration. Sans égard pour les femmes, les enfants et les infirmes, quelque tragiques que puissent être les moyens d’extermination, sans écouter les sentiments de la conscience, il faut mettre fin à leur existence.

Enfin, en guise de résumé de la situation, le ministre de l'Intérieur déclarait : «J'ai accompli plus pour la résolution du problème arménien en trois mois qu'Abdülhamid ne l'a accompli en trente ans!» La Loi provisoire de déportation du 27 mai 1915 fixait le cadre réglementaire de la déportation des survivants ainsi que de la spoliation des victimes. À la fin de 1915, exception faite de Constantinople et de Smyrne, toutes les populations civiles arméniennes de l’Empire ottoman avaient pris le chemin de la déportation vers Deir ez-Zor en Syrie. En 1916, le gouvernement publiait le manifeste suivant à l'égard des Arméniens:

Attendu que les Arméniens commettent des actes illégaux et profitent de toute occasion pour inquiéter le gouvernement;

Attendu qu'on a découvert chez eux des armes prohibées et des matières explosibles dans le but de préparer une révolution dans le pays, et qu'effectivement ils ont tué des musulmans dans le vilayet de Van, et qu'ils ont prêté main-forte aux troupes russes;

Considérant que le gouvernement ottoman se trouve en état de guerre avec l'Angleterre, la France et la Russie;

Il a été décidé, pour prévenir les troubles que peuvent susciter les Arméniens selon leur habitude, de les grouper tous pour les conduire aux vilayets de Mossoul et de Syrie et au lewa de Deir-el-Zor, sans porter atteinte à leur vie, à leur honneur et à leurs biens. Les ordres nécessaires ont été donnés pour assurer leur repos et leur séjour dans les localités sus-mentionnées jusqu'à la fin de la guerre.

À la fin de 1916, les deux tiers des Arméniens (environ 1,5 million de personnes) de l’Empire ottoman avaient été exterminés. Tous les Arméniens des provinces orientales (vilayets), soit 1,2 million de personnes, disparurent du territoire qui avait été le cœur de l’Arménie historique depuis des millénaires. Le troisième tiers ne dut sa survie qu'à l'occupation des Russes du vilayet de Van avant le début de la déportation, ainsi qu'à la rapacité des agresseurs qui enlevaient des femmes et des enfants pour en faire des esclaves. En 1916, il ne restait plus aucun Arménien dans les provinces orientales d'Anatolie. 

Dans le même temps, quelque 275 000 chrétiens assyriens furent massacrés dans l'est de l'Empire ottoman, selon la même perspective d'épuration ethnique. Avec la disparition de l'une de ses principales composantes historiques, le paysage humain de l'Anatolie se trouva transformé.

Pour le gouvernement turc, ces centaines de milliers de morts auraient été malheureusement causés par la famine, la maladie et la guerre. Néanmoins, cet authentique génocide avait été mis en œuvre avec une redoutable efficacité.

3.7 L'entrée des puissances coloniales (1916)
 

Le 16 mai 1916, la Grande-Bretagne et la France conclurent des accords secrets, les accords Sykes-Picot, par lesquels elles se partageaient une partie de l'Empire ottoman, notamment la «Grande Syrie» et la Mésopotamie (Kurdistan, Irak et Koweït). Cet accord, alors que le premier conflit mondial n’était pas encore terminé, résultait d'un long échange préalable de lettres entre Paul Cambon, ambassadeur de France à Londres, et sir Edward Grey, secrétaire d'État au Foreign Office. Par la suite, le lieutenant-colonel, sir Mark Sykes, pour la Grande-Bretagne, et le consul à Beyrouth, François Georges-Picot, pour la France, poursuivirent les pourparlers à Londres et arrivèrent à une entente. On raconte que Mark Sykes, contemplant une carte de la région, décrivit ainsi au premier ministre britannique, alors Herbert Henry Asquith (de 1908 à 1916), sa conception de la frontière séparant les zones française et britannique : «Je tirerais une ligne, partant de la lettre "E" dans Acre [la ville de Saint-Jean-d'Acre, aujourd'hui en Israël] et le deuxième "K" dans Kirkouk [aujourd'hui dans le nord de l'Irak].» Bref, il s'agissait d'un trait totalement arbitraire qui ne prenait en considération ni la géographie, ni la répartition ethnique, religieuse ou culturelle, ni tout simplement le gros bon sens.

 

Cet accord équivalait à un véritable dépeçage des territoires compris entre la mer Noire, la Méditerranée, la mer Rouge et le golfe Persique. La Mésopotamie ottomane fut découpée en plusieurs zones, dont trois dans le futur Irak:

1) Une zone rouge anglaise d'administration directe (Koweït et Mésopotamie;
2) Une zone rouge d'influence anglaise (est de Bagdad, Jordanie et Palestine);
3) Une zone bleue d'influence française, à la fois arabe et kurde (Syrie et vilayet de Mossoul);
4) Une zone bleue d'administration française (Syrie du Nord, Liban et Cicilie);

Voir aussi la carte de toute la région entre la Méditerranée et la Perse. Les États qui ont été créés après l'effondrement de l'Empire ottoman correspondent encore aux zones fixées par MM. Sykes et Georges-Picot. Le bord de la Méditerranée est devenu le Liban et la Syrie coïncide avec la zone d'influence française, tandis que les zones britanniques sont devenues la Jordanie et l'Irak. Mais cette grande région entre la Méditerranée et la Perse comprenait aussi une zone d'occupation de la part de la communauté internationale (incluant les villes d'Haïfa et de Jérusalem), la Palestine, ainsi qu'un territoire contrôlé par les Russes au nord du vilayet de Mossoul (autour de la ville d'Erzurum). Ce découpage territorial n'a jamais été bien perçu dans le monde arabe; il a fait l'objet de convoitises et reste encore aujourd'hui une terre déchirée.

 

Toutefois, le tracé des frontières arrêté en 1916, tel qu’il figurait dans lesdits accords fut modifié, car le vilayet de Mossoul suscitait la controverse entre la Grande-Bretagne, la France et l'Empire ottoman. Finalement, la France céda aux Britanniques la zone bleue de la Haute Mésopotamie, car elle n'avait pas les moyens de stopper ces derniers, qui purent alors étendre leur zone rouge vers le nord dans l'espoir d'y contrôler les régions pétrolières autour de Kirkouk et de Mossoul. Auparavant, les ils avaient pris le contrôle des vilayets de la Basse Mésopotamie, c'est-à-dire les vilayets de Bagdad, de Bassorah et de Koweït. Les troupes britanniques dominaient alors largement la région de l'ancienne Mésopotamie avant même que la guerre ne soit terminée.

Or, le vilayet de Mossoul aurait dû revenir à la France, en vertu des accords Sykes-Picot (zone bleue), mais il fut occupé par les Britanniques à la suite de diverses opérations militaires. La France finit par y renoncer en décembre 1918 et officialisa la situation lors de la conférence de San Remo de 1920 (Italie). Un comité avait été formé de représentants britanniques, français, italiens, grecs, japonais et belges, afin de fixer le sort des vilayets (provinces) arabes de l’Empire ottoman. Le 24 avril 1920, le comité plaça la Palestine et la Mésopotamie sous mandat britannique. Les Français reçurent un mandat sur la Syrie et le Liban.

Ainsi, la conférence de San Remo scellait le destin des vilayets (provinces) arabes de l'ancienne Mésopotamie sans tenir compte des revendications des populations qui y vivaient et en reniant les promesses d’indépendance formulées aux Kurdes et aux Arabes pendant la guerre. Alors que les Kurdes, qui constituaient la grande majorité de la population du vilayet de Mossoul, réclamaient leur indépendance, les Turcs considéraient ce territoire comme le leur et ne reconnaissaient pas le mandat britannique sur la région; les Turcs comptaient récupérer «leur» vilayet en entier.

Pour leur part, les Britanniques tenaient à ce que le vilayet fasse partie de l'Irak en raison de ses ressources naturelles (pétrole et blé), de ses frontières montagneuses sécuritaires et afin de servir de contrepoids à la population chiite du Sud. En réalité, ils commençaient à éprouver de graves problèmes avec les chiites, surtout avec leurs chefs religieux et leurs notables. Au final, l’occupation militaire britannique a sans nul doute favorisé la création du nouvel État en Mésopotamie, l'Irak. L’occupant britannique a tracé les frontières du nouveau pays, lesquelles n’ont d’ailleurs jamais été modifiées depuis.

La Première Guerre mondiale s'est terminée officiellement le 11 novembre 1918 avec comme résultat que quatre empires devaient disparaître en Europe: l'Empire allemand, l'Empire austro-hongrois, l'Empire ottoman et l'Empire russe des tsars. Le sultan Mehmed VI dut effectivement accepter l'armistice de Moudros, ce qui entraîna l'occupation et le démembrement de l'Empire ottoman. La Chambre des députés ottomane adopta alors un Pacte national turc qui exprimait les revendications du peuple turc, mais c'était aussi un plaidoyer s'opposant aux exigences territoriales des puissances victorieuses (art. 1 à 4).

 

Article 1er

Le sort des territoires de l'Empire Ottoman exclusivement peuplés par des majorités arabes, et se trouvant, lors de la conclusion de l'armistice du 30 octobre 1918, sous l'occupation des armées ennemies, doit être réglé selon la volonté librement exprimée par les populations locales.

Les parties de l'Empire situées en deçà et au delà de ligne d'armistice et habitées par une majorité musulmano-ottomane dont les éléments constitutifs, unis par des liens religieux et cultuels et mus par un même idéal, sont animés d'un respect réciproque pour leurs droits ethniques et leurs conditions sociales, forment un tout qui ne souffre, sous quelque prétexte que ce soit, aucune dissociation ni de fait ni de droit.

Article 2

Quand au sort des trois sandjaks de Kars, d'Ardahan et de Batoum, dont la population avait dès sa libération, affirmé, par un vote solennel, sa volonté de faire retour à la mère patrie, les membres signataires du présent Pacte admettent qu'au besoin il soit procédé à un second plébiscite librement effectué.

Article 3

Le statut juridique de la Thrace occidentale dont le règlement avait été subordonné à la paix turque doit se baser sur la volonté de sa population librement exprimée.

Article 4

La sécurité de Constantinople, capitale de l'Empire et siège du Khalifat et du Gouvernement Ottoman, ainsi que celle de la mer de Marmara, doivent être à l'abri de toute atteinte.

Ce principe une fois posé et admis, les soussignés sont prêts à souscrire à toute décision qui sera prise d'un commun accord par le Gouvernement Impérial, d'une part, et les puissances intéressées, de l'autre, en vue d'assurer l'ouverture des détroits au commerce mondial et aux communications internationales.

Article 5

Les droits des minorités seront confirmés par nous sur la même base que ceux établis au profit des minorités dans d'autres pays par les conventions ad hoc conclues entre les Puissances de l'Entente, leurs adversaires et certains de leurs associés.

D'autre part, nous avons la ferme conviction que les minorités musulmanes des pays avoisinants jouiront des mêmes garanties en ce qui concerne leurs droits.

 

Le Pacte national turc de 1920 est un texte important, puisqu'il exprimait une vive opposition aux exigences des puissances alliées. Les députés de la Chambre ottomane n'acceptaient pas de «perdre» ni l'Arménie ni la Mésopotamie.

Dans un tel contexte, la décision des députés apparaissait comme une fin de non-recevoir. En mai 1920, la France signait un armistice avec le gouvernement d’Ankara pour l’évacuation de la Cilicie qu’elle occupait depuis la fin de 1918; le 20 octobre 1921, un accord signé entre la France et l'Empire ottoman consacrait le retrait français (voir le texte ci-dessous). En juin 1920, les Russes «lâchaient» les Arméniens par un accord avec Ankara.

Dans son article 5, le Pacte national turc reconnaissait des droits aux minorités sur la même base que ceux établis au profit des minorités dans d'autres pays. Le Pacte national ne reconnaissait à celles-ci que les droits qui leur avaient été assurés par les Puissances de l'Entente dans leurs conventions avec certains États européens (Pologne, Roumanie, etc.).

En d'autres termes, ces droits ne valaient qu'en vertu d'accords de réciprocité avec les pays voisins. De plus, il ne s'agissait pas de droits «linguistiques», mais uniquement de droits «religieux». L'accord franco-turc du 20 octobre 1921 à Ankara (Angora) comprenait la teneur suivante (art. 6 et 7) :
 

Accord franco-turc

(Angora, 20 octobre 1921)
 

Accord signé à Ankara, le 20 octobre 1921, entre M. Franklin-Bouillon, ancien ministre, et Youssouf Kemal Bey, ministre des Affaires étrangères du gouvernement de la Grande Assemblée nationale d'Ankara.

Article 6

Le gouvernement de la Grande Assemblée nationale de Turquie déclare que les droits des minorités solennellement reconnus dans le Pacte national seront confirmés par lui sur la même base que celle établie par les conversations conclues à ce sujet entre les Puissances de l'Entente, leurs adversaires et certains de leurs Alliés.
 

Article 7

Un régime administratif spécial sera institué pour la région d'Alexandrette. Les habitants de race turque de cette région jouiront de toutes les facilités pour le développement de leur culture. La langue turque y aura le caractère officiel.

Il est bien clair que les droits accordés concernaient la nation turque, alors que le turc devait devenir la langue officielle de la région d'Alexandrette, majoritairement arabophone. Selon les termes de cet accord, la France abandonnait à la Turquie la Cilicie et lui laissait aussi une bande de territoire située au nord de la Syrie. La France obtenait en retour l’établissement d’un régime administratif spécial pour la région d’Alexandrette et quelques concessions financières concernant la ligne de chemin de fer, les mines de fer, de chrome et d’argent.

3.8 Le traité de Sèvres (1920)

En 1919, il s'est tenu à Versailles une conférence de paix, qui devait décider, entre autres, du sort de l'Empire ottoman dont l'avenir paraissait plutôt sombre. Pour les vainqueurs de la guerre, les frontières étaient déjà tracées. Les Français occupaient la Cilicie et les Italiens, la région d'Antalya dans le Centre-Sud. Les Grecs tenaient encore à leur «Grande Grèce» englobant la Thrace orientale, l'Anatolie de l'Ouest, et même Constantinople. Les Arméniens désiraient un État englobant l'Anatolie orientale et la Cilicie, alors que les Kurdes voulaient leur propre État en Anatolie du Sud-Est. Quant à l'émir Fayçal ben Hussein, il défendait l'idée d'un royaume arabe indépendant (Syrie et Irak). Il était déjà entendu que les provinces arabes de l'Empire ottoman seraient partagées entre la Grande-Bretagne et la France, et qu'un foyer national juif serait établi en Palestine. Ces territoires devaient cependant être régis par le système des mandats, dont le principe a été incorporé dans le pacte de la Société des Nations, adopté le 28 avril 1919.

- Un empire à genoux

Les Turcs, quant à eux, devaient se contenter de l'Anatolie centrale et s'accommoder des zones d'influence française et italienne en Anatolie du Sud. Épuisés par les guerres successives qu'ils avaient endurées depuis le début du siècle, les Turcs n'aspiraient plus qu'à la paix. Le 26 mai 1919, le gouvernement ottoman acceptait de placer la Turquie «sous la protection des grandes puissances». L'Empire ottoman était à genoux et disposé à signer sans conditions le traité de Sèvres.

Comme le montre sur la carte ci-contre, le traité de Sèvres (voir le texte) prévoyait un contrôle du territoire de l'Anatolie par la France, la Grande-Bretagne et l'Italie. Il accordait à la Grèce la Thrace orientale (Edime) et Smyrne (Izmir) à l'ouest ; les îles du Dodécanèse revenaient à l'Italie. À l'est, les provinces ottomanes de Van, de Bitlis, d'Erzuroum et de Trézibonde étaient attribuées à l'Arménie; était prévu un territoire pour un éventuel Kurdistan au sud de l'Arménie.

Toute la Mésopotamie arabe, y compris le vilayet de Mossoul, demeurait sous le contrôle de la France (mandat français en Syrie) et de la Grande-Bretagne (mandat britannique en Irak, en Jordanie et en Palestine). Il était évident que le territoire turc était partagé entre les Alliés et les minorités kurdes et arméniennes.

Le traité, signé le 10 août 1920 par les mandataires du sultan Mehmed VI, consacrait le rétrécissement de l'Empire ottoman, qui ne gardait qu'une portion de l'Anatolie centrale, ce qui correspondait à un territoire de 120 000 km² de terres arides, privé de toute possibilité de développement économique.

Cependant, le traité de Sèvres — du nom d'une commune de la banlieue ouest de Paris —, dont les conditions parurent humiliantes aux Turcs, parce qu'elles équivalaient à une condamnation à mort de la Turquie, ne fut jamais ratifié par l'ensemble de ses signataires. Il eut comme résultat de provoquer en Turquie une immense indignation et un sursaut national autour de Mustafa Kemal. Les Turcs cessèrent d'obéir aux ordres du sultan pendant que l'armée ottomane se désagrégeait. Par dizaines de milliers, des hommes rejoignirent les unités kémalistes en formation.

- Omniprésence des armées étrangères

Les Alliés avaient en outre commis une grave erreur en autorisant la Grèce à occuper Smyrne sur la côte égéenne. Et le débarquement grec fut considéré comme une gifle supplémentaire par le peuple turc. Les Turcs ne pouvaient accepter que des «infidèles» s'emparent d'un sol qu'ils n'avaient même pas conquis, ce qui justifiait Mustafa Kemal de prendre les armes pour récupérer les terres turques, de supprimer le régime impérial qui empêchait son peuple de devenir une nation et de dégager ses compatriotes de l'emprise stérilisante de l'islam.

Pendant ce temps, les Arméniens avaient franchi la frontière pour s'emparer des provinces promises par les Alliés; les Grecs progressaient dans l'Ouest avec l'appui des Britanniques; les Français avaient repris l'offensive en Cilicie. Bref, les Turcs étaient encerclés par des armées étrangères, ce qui favorisa la naissance d'un mouvement de résistance pour la défense de la patrie, dont Mustapha Kemal allait prendre la tête.

- La revanche de Kemal

Mustafa Kemal sollicita l'appui des Soviétiques qui ne voulaient ni d'un empire grec à la solde des Anglais et maître de la mer Noire, ni d'une «Grande Arménie». Renflouées par des armes et des caisses d'or russes, les troupes kémalistes écrasèrent en septembre 1920 l'armée arménienne. Après cette première victoire, elles stoppèrent net les insurrections kurdes, puis dirigèrent leurs efforts contre les Italiens au sud pour finir dans les régions occupées à l'ouest par les Grecs.    

Après la guerre gréco-turque (1919-1922) gagnée par les troupes de Mustafa Kemal au prix d'une effroyable boucherie, la Turquie avait dorénavant les moyens de refuser la ratification du traité de Sèvres et de contracter un traité de paix plus avantageux, soit le traité de Lausanne du 24 juillet 1923, ce qui allait mettre fin à la partition du territoire de la Turquie et faire oublier l'idée d'un Kurdistan indépendant. Mustafa Kemal ne voulait absolument plus céder un centimètre du territoire anatolien. Pour lui, toutes les minorités représentaient un grave danger politique de l'intérieur; c'est pourquoi il fallait les assimiler de gré ou de force. Quiconque n'était pas de «race turque» était dorénavant suspect.

3.9 Le traité de Lausanne (1923)

Le traité de Lausanne (voir le texte) du 24 juillet 1923 reconnaissait les frontières de la Turquie moderne, qui renonçait à ses anciennes provinces arabes de la Mésopotamie et accordait aux Britanniques la possession de Chypre et à l'Italie les îles du Dodécanèse. En revanche, la Turquie récupérait les territoires perdus au traité de Sèvres (1920): à l'ouest, la Thrace orientale et la région de Smyrne (Izmir), à l'est les provinces ottomanes de Van, de Bitlis, d'Erzuroum et de Trézibonde; elle perdait toutefois le vilayet de Mossoul au profit des Britanniques et de l'Irak. On ne faisait plus aucune allusion au territoire promis au Kurdes. En 1939, la France allait céder à la Turquie le sandjak d'Alexandrette (Antioche), devenu en 1938 la "République du Hatay".

Le traité de Lausanne, faut-il le répéter, ignorait les droits des Kurdes et renvoyait tout différend entre la Grande-Bretagne et la Turquie devant une commission d’enquête de la Société des Nations. La Turquie tirait avantage du traité de Lausanne, car elle réalisait d’importants gains territoriaux au détriment de la France, mais surtout aux dépens de l’Arménie qui voyait réduire son territoire à ses limites actuelles (voir la carte spécifique).

Le grand perdant fut donc le Kurdistan qui ne vit jamais le jour (voir les cartes du traité de Sèvres et du traité de Lausanne), car le traité de Lausanne se trouvait à annexer la plus grande partie du Kurdistan au nouvel État turc et n'apportait plus de garantie en ce qui concernait le droit des Kurdes de s'autodéterminer.

Au plan linguistique, le traité de Lausanne prévoyait des échanges de population destinés à régler le problème des minorités en Grèce et en Turquie. Ces échanges touchèrent 400 000 Turcs et 1,3 million de Grecs. Les articles 37 à 45 (voir le texte) régissaient les droits des minorités turques en Grèce et des minorités grecques en Turquie. En conséquence, les Grecs de Turquie durent être rapatriés en Grèce. Les Alliés renonçaient à demander l'autonomie du Kurdistan turc et des territoires arméniens en Turquie. L'un des paradoxes du traité de Lausanne fut de sanctionner officiellement des transferts massifs de populations et les purifications ethniques qui s'ensuivirent. Dans le cas de la Grèce comme celui de la Turquie, le traité de Lausanne ne définissait pas les minorités concernées et ne les situait pas géographiquement.

Alors qu'en 1914 le quart de la population anatolienne était de confession chrétienne, ces mouvements de population forcés, survenant après le génocide de 1915 et après les massacres et les exodes de la guerre d'indépendance,  achevèrent de faire de la Turquie un pays presque exclusivement musulman.

De plus, le traité de Lausanne reconnaissait l'abolition du sultanat ottoman de 1922 et prévoyait la disparition du califat pour 1924. La Turquie actuelle accédait à son indépendance, pendant que le dernier souverain, Mehmed VI Vehid-el-Ddin (1861-1926), était déposé et expulsé du pays, et la république de Turquie, proclamée le 29 octobre 1923, avec Mustafa Kemal comme président. Désormais, l’Empire ottoman n’existait plus et le nom de «Turc» allait remplacer officiellement celui d'«Ottoman». Symbole de la «restauration» du pays, Ankara devint la nouvelle capitale de l'État et Constantinople changea de nom pour Istanbul.

4 La Turquie moderne de Mustafa Kemal

Après l'effondrement de l'Empire ottoman en 1918, Mustafa Kemal fut vite confronté à des conflits d'ordre militaire. Après son élection au poste de président de la République en 1923, il entreprit une politique de modernisation et de laïcisation de l'État turc. La forme kémaliste du pouvoir trouva son expression juridique dans la Constitution du 20 avril 1924. D'après l'article 2 de cette constitution, la Turquie était considérée comme «républicaine, nationaliste, populaire, interventionniste, laïque et révolutionnaire». Ces caractéristiques déterminaient le contenu idéologique du Parti populaire républicain qui, sous Mustafa Kemal, était le seul parti toléré.  Farouchement moderniste, celui-ci considérait comme révolue l'époque des empires fondés sur une base religieuse et refusait la domination idéologique de l'islam sur son pays; en fait, il refusait l'islam dans la gestion politique d'un État. La Turquie devint le premier «État musulman laïc». Pour ce faire, il fallait abandonner la notion d’empire musulman multiethnique au profit d'un nationalisme essentiellement turc et laïc.

L'historiographie kémaliste a interprété l'Empire ottoman comme une «domination arabo-islamique» dont les Turcs devaient être «libérés» grâce à l'intervention politique de Mustafa Kemal. Celui-ci considérait que la réorganisation de l'État turc devait passer par un changement linguistique radical, c'est-à-dire par la promotion d'une nouvelle langue turque. Le nouvel État turc était également fondé sur une volonté laïque de moderniser et d'occidentaliser la société, en s'appuyant sur un nationalisme féroce qui assurait la cohésion de la société turque.

4.1 L'État musulman laïc

En instaurant la République, Mustafa Kemal désirait, entre autres, libérer son peuple des prescriptions de la religion qui réglait les moindres faits et gestes de la vie de chaque citoyen, sa nourriture, ses heures de sommeil, la coupe de ses vêtements, ses coutumes, ses habitudes et jusqu’à ses pensées les plus intimes. Mustafa Kemal avait aussi une perception très négative du prophète Mahomet qu'il qualifiait de «vieux cheik», de «Bédouin immoral» et de «cadavre putréfié» :

Depuis plus de cinq cents ans, les règles et les théories d’un vieux cheik arabe, et les interprétations abusives de générations de prêtres crasseux et ignares ont fixé, en Turquie, tous les détails de la loi civile et criminelle.

Elles ont réglé la forme de la Constitution, les moindres faits et gestes de la vie de chaque citoyen, sa nourriture, ses heures de veille et de sommeil, la coupe de ses vêtements, ce qu’il apprend à l’école, ses coutumes, ses habitudes et jusqu’à ses pensées les plus intimes.

L’islam, cette théologie absurde d’un Bédouin immoral, est un cadavre putréfié qui empoisonne nos vies.

Mustapha Kemal avait décidé de supprimer la tyrannie religieuse, en l'occurrence l'islam, mais dans les faits il l'a remplacée par une autre, la sienne. De plus, le modèle impérial pluriethnique de l'Empire ottoman fut rejeté totalement au profit de l'État-nation axé sur la culture et la langue turques. Au lieu de l'idéologie arabo-musulmane, ce fut l'idéologie turco-laïc kémaliste. Tout ce qui rappelait la culture orientale, ottomane, islamique fut rejeté avec violence et remplacé par des apports différents, ce qui incluait l'alphabet arabo-persan, le calendrier musulman (ou calendrier lunaire) et les vêtements.

Cependant, bien que l'islam, en tant que force politique, ait été entièrement évacué, il demeurait encore présent au sein de l'État, mais il était dorénavant entièrement «domestiqué». L'État laïc continuait de l'organiser et de l'enseigner à la condition que ce soit l'islam sunnite. Pour être considéré comme turc, il fallait «partager la même langue et la même religion», ce qui signifiait être un «Turc musulman». Mustafa Kemal formulait lui-même ce lien entre la nation et la religion de la façon suivante:

Puisque nous sommes tous turcs, donc tous musulmans, nous pourrons et devrons être laïcs.

Alors que les citoyens non musulmans —  tels les Grecs et les Arméniens — ne peuvent faire partie de la nation turque sans se convertir à l'islam, les Kurdes ne peuvent juridiquement quitter la nation turque, puisqu'ils sont musulmans. Ce sont des «Turcs montagnards» ou des «Turcs des montagnes» (en turc: Türk dağcılar"). Du point de vue officiel, les Kurdes n'existaient donc plus en Turquie. Non seulement la langue kurde fut-elle interdite, mais aussi le mot kurde, de même que la musique kurde et le costume traditionnel (chemise et pantalon bouffant pour les hommes). Malgré ces mesures répressives, la résistance kurde ne s'est jamais éteinte.

4.2 Les fondements du kémalisme

À la fois chef de l'État et de l'armée, président du Conseil, président de l'Assemblée et président du Parti populaire, Mustafa Kemal est devenu «légalement» un autocrate aux pouvoirs quasi absolus. Pour leur part, confiants dans l'homme qui avait sauvé la patrie et représentait aux yeux du peuple le «vainqueur des infidèles», les Turcs ne demandaient pas mieux que de lui obéir aveuglément. Le 3 mars 1924, Kemal fit voter par l'Assemblée d'Ankara une loi décrétant la laïcisation complète de l'État. 

Dirigée par Mustafa Kemal pendant quinze ans, la République turque reposait sur six principes de base inscrits dans le texte de la Constitution de 1924:

- le républicanisme, s’appuyant sur le principe de la souveraineté du peuple ;
- le nationalisme turc, mettant en exergue les gloires passées de la Turquie et la nécessité pour le peuple turc de construire son propre État selon des principes modernes et sans intervention étrangère ;
- le populisme, selon lequel le peuple gouverne par l’intermédiaire de la Grande Assemblée nationale, toutes les catégories sociales étant représentées ;
- la laïcité, imposant une séparation complète entre l’autorité religieuse musulmane et l’État ;
- l'étatisme, qui implique une intervention de l’État dans certains secteurs de l’économie et un contrôle plus souple sur les autres pour garantir une croissance économique rapide ;
- le révolutionnarisme impliquant que tous ces changements soient appliqués immédiatement et complètement afin que la société turque puisse se développer le plus
vite possible.

En matière de langue et de religion,  les dispositions constitutionnelles étaient les suivantes:

Constitution de 1924 (dispositions linguistiques)

Article 2.

La religion de l'État turc est l'islamisme(1) ; la langue officielle est le turc ; la capitale est la ville d'Angora.

Article 12.

Ne peuvent pas être élus députés les personnes qui se trouvent au service officiel d'une puissance étrangère, celles qui ont été condamnées à des peines afflictives pour vol, faux, escroquerie, abus de confiance, banqueroute frauduleuse, les interdits, les personnes qui réclament une nationalité étrangère, les individus qui ont été privés de leurs droits civiques et ceux qui ne savent pas lire et écrire en turc.

Article 38.

Le président de la République, au moment de son élection, prête, en présence de l'Assemblée nationale, le serment suivant :

« Je jure, par Dieu, en ma qualité de Président de la République, de respecter les lois de la République et les principes de la souveraineté du peuple, de les défendre, de travailler fidèlement et de toutes mes forces au bonheur du peuple turc, d'écarter de tout mon pouvoir tout péril qui pourrait menacer l'État turc, de tenir haut et ferme la gloire et l'honneur de la Turquie, et de me consacrer sans relâche aux devoirs de la charge que j'ai assumée. »

Article 87.

L'instruction primaire est obligatoire pour tous les Turcs ; elle est donnée gratuitement dans les écoles de l'État.

Article 88.

1) Au plan de la nationalité, tous les habitants de la Turquie sans distinction de religion ou de race sont qualifiés de Turcs.

2) Est Turc tout individu né en Turquie ou à l'étranger d'un père Turc, celui qui, né en Turquie, d'un père étranger, y demeure et à sa majorité, choisit officiellement la nationalité turque, celui qui, conformément à la loi sur la nationalité, a été admis à la qualité de Turc. La qualité de Turc se perd dans les cas déterminés par la loi.

Article 75.

Nul ne peut être inquiété au sujet de sa religion, de son culte ou de ses convictions philosophiques. Tous les rites qui ne sont pas contraires à l'ordre public, aux bonnes mœurs ou aux lois, sont libres.
_______
(1)
La disposition relative à la religion fut supprimée en 1928.

En même temps, Mustafa Kemal faisait adopter cette disposition dans la Loi sur l'intégrité en éducation (1924):

Education Integrity Law (1924)

Article 4

The Ministry of National Education shall establish a Faculty of Theology at the university for raising Higher Specialists of Religion and open separate schools for raising officials who shall be in charge of religious services as imam and vaiz ("preacher").

Loi sur l'intégrité en éducation (1924) [traduction]

Article 4

Le ministère de l'Éducation nationale crée une faculté de théologie à l'Université afin d'augmenter le nombre de spécialistes de la religion et d'ouvrir des écoles séparées dans le but d'augmenter l'effectif des représentants qui seront chargés des services religieux comme imam et comme vaiz (prédicateur).

Il s'agissait ainsi de mieux contrôler les imams et les prédicateurs, puisqu'ils relevaient de la juridiction du ministère de l'Éducation.
 

En 1925, Mustafa Kemal décida que les Turcs devaient changer de mentalité en commençant par un changement vestimentaire. Devenu le Ghazi («le Vainqueur»), il interdit donc les anciens couvre-chefs chez les Ottomans, comme le fez, par une loi dite «du chapeau» (la loi du 25 novembre 1925). Kemal se heurta aux milieux réactionnaires parce que les chapeaux à l'européenne empêchaient les croyants de toucher le sol avec leur front lors des prosternations rituelles. Une centaine de pendaisons suffit à faire entendre raison aux récalcitrants. Plus tard, il interdit par décret la salutation musulmane traditionnelle au profit de la poignée de main à l'occidentale.

Ensuite, ce fut le tour de l'émancipation des femmes. Kemal fit adopter un Code civil calqué sur celui de la Suisse. Il accorda l'égalité aux femmes et interdit la polygamie; il imposa la mariage civil et encouragea les femmes à ne plus porter le voile islamique. En 1934, les femmes allaient acquérir le droit de vote.

Kemal fit aussi adopter un Code de commerce inspiré des Français, un Code maritime emprunté aux Allemands, un Code pénal et un Code de procédure pénale copié sur les Italiens. Ainsi, la Charia était définitivement abolie. En 1935, le dimanche allait remplacer le vendredi comme jour férié.

Mustafa Kemal abolit également la législation ottomane en matière d'éducation. Il fit fermer toutes les écoles confessionnelles, y compris les écoles chrétiennes. Il les remplaça par des écoles primaires et secondaires laïques ouvertes à tous. Il fit construire dans toutes les grandes villes des écoles modernes et fit venir des érudits étrangers pour qu'ils transmettent leur science dans les universités turques. En peu de temps, le nombre d'élèves dans les écoles doubla. Kemal transforma la célèbre mosquée de Sainte-Sophie en musée. En somme, en tant que force politique, la religion se trouvait entièrement démantelée.

4.3 L'instauration d'une nation homogène

Si les premières années du gouvernement de Mustafa Kemal furent une période de progrès économique et de développement général considérables, la répression exercée contre les Arméniens et les Kurdes, c'est-à-dire les non-turcophones, fut excessivement féroce. En février 1925, une violente révolte kurde éclatait au sud-est de l'Anatolie, à la frontière de Mossoul dont le statut demeurait encore incertain. Les Kurdes n'acceptaient pas l'abolition du califat et la laïcisation de l'État. Les chefs kurdes, à qui les Alliés avaient fait miroiter un Kurdistan indépendant, éprouvaient une répulsion à l'égard de la nouvelle république.

En juin 1926, un traité turco-irako-britannique ("Frontier Treaty: the United Kingdom and Iraq with Turkey, 5 June 1926") fixait à Ankara les frontières de la république de Turquie qui avait fini par accepter que Mossoul revienne à l’Irak contre la promesse d’une participation de 10 % aux bénéfices d’une éventuelle production pétrolière. Le 16 décembre 1925, la Société des Nations rattachait Mossoul à l’Irak, sous mandat britannique.

- La répression contre les Kurdes

Les frontières délimitant la Turquie, l'Irak, la Syrie et l'Iran ayant été fixées, la région du Kurdistan se trouvait désormais démembrée entre tous ces États. Les frontières se faisaient au détriment des intérêts de la population kurde. Aucun pays ne tiendra compte du droit des Kurdes à disposer de leurs terres, puis que le Kurdistan n'avait pas d'existence légale.

Dès lors, les Kurdes s'opposèrent à l'idéologie qui préconisait la liquidation des Kurdes, alors que leur existence remontait à des milliers d'années dans la région. C'est la Turquie de Mustafa Kemal qui procéda de la façon la plus violente contre les Kurdes. Avant d'être politique, la rébellion était surtout religieuse et concentrée en Turquie. Les Kurdes, qui se retrouvaient sous administration turque, soutenaient ouvertement l'ancien régime du sultan, lequel avait signé le traité de Sèvres en garantissant l'autonomie kurde contre la République. Or, Mustafa Kemal ne voulait rien savoir des Kurdes et de leur prétendue autonomie; c'est pourquoi il eut recours à l'armée pour les neutraliser. Même s’il n’existait pas officiellement de «problème kurde», la situation donna lieu à de nombreuses révoltes qui secouèrent le Kurdistan turc de 1925 à 1939.

Celles-ci furent toutes écrasées par le maréchal Mustafa Kemal. En 1930, la révolte éclata à nouveau et l'armée turque mobilisa près de 70 000 hommes et une centaine d'avions pour mater la rébellion. De son côté, la France avait permis le passage de l'armée turque (neuf divisions) par la Syrie, alors placée sous le mandat français, ce qui facilita l'écrasement du soulèvement kurde. La rébellion s'était soldée par des milliers de morts, des centaines de villages brûlés et d'innombrables mouvements de populations. Mustafa Kemal créa des tribunaux et des cours martiales dans le but de faire emprisonner et exécuter les Kurdes reconnus coupables d'«atteinte à la sûreté intérieure de l'État». Une accusation toujours facile et immédiatement punissable! L'écrasement de la révolte avait pour objet de dissuader les Kurdes de se considérer comme un groupe ethnique distinct dans la République.

- La liquidation des colonies grecques

Non moins radical fut l'anéantissement des colonies grecques d'Anatolie. Nous savons qu'elles étaient là depuis des centaines d'années. Elles furent obligées de s'exiler en Grèce en vertu de l'accord passé à Lausanne entre Elefthérios Venizélos (Grèce) et Mustafa İsmet İnönü (Turquie), qui allait devenir le successeur de Kemal. Seuls les Grecs établis à Constantinople et aux abords immédiats de la capitale, soit environ 300 000 personnes, furent autorisés à demeurer dans leurs foyers. Ainsi, après l'extermination des Arméniens durant la guerre, l'expulsion des Grecs et l'écrasement des velléités d'autonomie kurde, la Turquie était «enfin» devenue la nation homogène dont avait rêvé Mustapha Kemal.

Ces malheureux épisodes successifs ont forgé un chapitre douloureux de l'Histoire de la Turquie moderne. On ne peut que déplorer le fait que cette naissance s'est réalisée de façon si draconienne, si violente et si sanglante. Il faut cependant reconnaître que, sans cette violence, jamais le pays n'aurait atteint l'unité ethnique et morale, facteur de sa renaissance. En 1921, l’Assemblée nationale avait accordé à Mustafa Kemal le titre de «maréchal» et de «Ghazi» (ce qui signifie «héros» ou «vainqueur»). Le culte de la personnalité du Ghazi continuerait de se développer jusqu'à sa mort. On commença à ériger des statues à son effigie. 

- Les conséquences économiques

Il faut aussi noter que l'expulsion des populations allogènes a entraîné des conséquences sur le développement économique du pays. Jusqu'alors, les Turcs avaient volontiers abandonné aux chrétiens, notamment aux Grecs et au Arméniens, les activités d'ordre commercial, bancaire ou industriel. Une fois ces populations industrieuses disparues, l'économie sombra dans le marasme généralisé, d'autant plus que la Turquie se voyait privée de capitaux étrangers. 

5 La «révolution linguistique» sous Mustafa Kemal

Pour Mustafa Kemal, il paraissait nécessaire de rompre avec la culture ottomane et de mener à terme une turquification totale dans la nouvelle République, ce qui passait inévitablement par la négation des minorités. Afin de mettre en œuvre ses entreprises, Mustafa Kemal devait procéder de façon autoritaire, au besoin par la force. Le 8 août 1926, il se présenta devant l'Assemblée nationale pour expliquer les raisons qui l'avaient obligé à évincer ses adversaires:

Je suis la Turquie. Vouloir me détruire, c'est vouloir détruire la Turquie elle-même. [...] Le sang a coulé. C'était nécessaire. Une révolution qui n'est pas fondée sur le sang n'est jamais permanente. [...] Je conduirai mon peuple par la main jusqu'à ce que ses pas soient assurés et qu'il connaisse la route. À ce moment, il pourra se gouverner lui-même. Alors, mon œuvre sera accomplie et je pourrai me retirer. Mais pas avant! [Cité par Jacques Benoist-Méchin).

S'étant ainsi doté des pleins pouvoirs, Mustafa Kemal put agir à sa guise, imposant un style de gouvernance qui serait considéré aujourd'hui comme de la dictature. Ayant appris le français et l'allemand, il considérait aussi que la réorganisation de l'État turc devait nécessairement passer par un changement linguistique radical.

L'un des volets de la politique de modernisation porta le nom turc de Dil Devrimi, c'est-à-dire la «révolution linguistique». Le but ultime de la réforme était de développer la langue turque populaire (ou vernaculaire) en une langue nationale normalisée afin de servir comme moyen d'unité nationale. Pour y parvenir, il fallait changer l'écriture et purifier la langue turque de tous les emprunts, aussi bien lexicaux que grammaticaux. En réalité, Mustafa Kemal avait comme objectif de séparer la Turquie de ses racines islamiques et de faciliter la communication avec le monde occidental. L'Histoire compte peu d'exemples de ce genre où un gouvernement a réalisé des changements linguistiques d'une aussi grande envergure en un temps aussi court et, il faut le reconnaître, avec autant de succès.

5.1 La latinisation de l'alphabet

Bien sûr, des discussions avaient éventuellement lieu entre spécialistes en vue d'adapter l'alphabet arabe à la langue du quotidien des Turcs (le turc populaire) en lui ajoutant quelques signes distinctifs pour les voyelles. Cependant, peu de Turcs osaient soutenir publiquement qu'il fallait abandonner l'alphabet arabe. En réalité, l'idéologie dominante n'était pas celle de l'école puriste (Tasfiyeciler), mais celle des «turquistes» (Tärkgüler) regroupés derrière Ziya Gökalp (1876-1924) qui, s'ils souhaitaient faire disparaître de la langue les éléments syntaxiques arabes et persans, ainsi que les synonymes jugés superflus, entendaient néanmoins conserver les mots arabes et persans bien intégrés au vocabulaire normal de la langue commune.

Même si l'opposition à la latinisation de l'alphabet avait été importante, l'adoption de l'alphabet latin par l'Azerbaïdjan, le 22 juillet 1922, relança de plus belle la guerre de l'écriture. Les partisans de la latinisation en Turquie devinrent beaucoup plus nombreux qu'auparavant. Mais l'écriture qui allait être adoptée devait être choisie pour son aptitude à traduire les sons de la langue parlée; il n'était pas question d'une simple transcription de l'écriture ottomane. Autrement dit, la nouvelle orthographe (imlâ) devait être phonétique, c’est-à-dire que les mots s’écriraient comme ils se prononçaient.

En 1928, Mustafa Kemal mit tout son poids dans la balance et créa une «commission linguistique» dont le mandat fut d'élaborer un alphabet turc adapté de l'alphabet latin et de «purifier» le vocabulaire. Il soutenait qu'un État national indépendant devait posséder sa langue nationale; à l'exemple des «capitulations» (conventions) économiques et politiques, les capitulations linguistiques devaient être abolies. 

5.2 Une réforme patriotique

Le 14 août 1928, l'ambassadeur de France écrivait à son ministre: «L'adaptation des caractères latins à la langue turque, réforme à laquelle Moustafa Kemal Pacha songeait depuis longtemps et dont il a pris personnellement l'initiative, est aujourd'hui chose accomplie.» La «révolution linguistique» (Dil Devrimi) avait débuté officiellement en mai 1928, alors que les nombres écrits en chiffres arabes avaient été remplacés par leurs équivalents occidentaux. La réforme de la langue turque s'inscrivait alors dans l'idéologie d'un programme politique résolument nationaliste. Dans un discours prononcé le 10 août 1928 à Istanbul devant les membres de son parti, Mustafa Kemal expliquait l’importance de l’alphabet latin par ces propos qui demeurèrent célèbres:

Camarades, notre belle langue, riche et harmonieuse, montrera sa valeur grâce au nouvel alphabet turc. Nous sommes obligés de nous affranchir de ce cercle de fer qui entourait notre tête depuis des siècles. Nous ne voulons plus de ces signes incompréhensibles. Nous voulons comprendre notre langue. Avec le nouvel alphabet, nous arriverons à la comprendre d’une façon parfaite, j’en suis sûr. Soyez-le aussi. Citoyens, apprenez vite les nouveaux caractères turcs. Enseignez-les au villageois, au pâtre, au portefaix, au batelier et à toutes les couches de la nation. Songez qu’il est honteux pour une nation d’avoir dans son sein 10 % seulement de personnes sachant lire et écrire et 90 % d’illettrés. Beaucoup de progrès ont été réalisés. Cependant la chose que nous devons faire aujourd’hui, et qui n’est certes pas la dernière, est comme je l’ai dit, nécessaire. Sachez que c’est un devoir national et patriotique. Dans un an ou deux ans au plus tard, tout le corps social turc apprendra le nouvel alphabet. Notre nation prouvera que son écriture et son intelligence sont au niveau de celles du monde civilisé. [Cité par Mehmet-Ali AKINCI].

Cette annonce étant faite, Mustafa Kemal passa à l'action, d'abord à Istanbul en convainquant les députés et les intellectuels, puis il parcourut tout le pays pour enseigner la nouvelle écriture. Le but visé était d'élaborer un système d'écriture qui serait davantage turc et moins arabe (ou persan). Il fallait promouvoir une langue plus moderne et plus précise, pratique et moins difficile à apprendre. En réalité, l'adoption de l'alphabet latin avait également comme objectif d'insister sur le caractère moderne et de minimiser l'influence des conservateurs religieux, responsables selon Atatürk, de la décadence de la Turquie. Mustafa Kemal passa aussitôt à l'action et entreprit de convaincre les députés. L'activité déployée pour toucher les masses populaires analphabètes trouva son expression dans ce discours de Mustafa Kemal lors de sa «recommandation» à l'Assemblée nationale, le 1er novembre de la même année (1928):

Il faut donner au peuple turc une clef pour la lecture et l'écriture, et s'écarter de la voie aride qui rendait jusqu'ici ses efforts stériles. Cette clef n'est autre que l'alphabet turc dérivé du latin. Il a suffi d'un simple essai pour faire luire comme le soleil cette vérité que les caractères turcs d'origine latine s'adaptent aisément à notre langue et que, grâce à eux, à la ville comme à la campagne, les enfants de ce pays peuvent facilement arriver à lire et à écrire. Nous devons tous nous empresser d'enseigner l'alphabet à tous les illettrés, hommes ou femmes, qu'il nous sera donné de rencontrer dans notre vie publique ou privée. Nous sommes dans l'émotion d'un succès qui ne souffre de comparaison avec les joies procurées par aucune autre victoire. La satisfaction morale éprouvée à faire le simple métier d'instituteur pour sauver nos compatriotes de l'ignorance a envahi tout notre être.

Beaucoup de membres de l'Assemblée nationale favorisaient alors une introduction graduelle des nouvelles lettres pendant une période pouvant durer jusqu'à cinq ans. Mustafa Kemal «insista» pour que la transition ne dure «que quelques mois»; et c'est son avis qui prévalut ! Le 25 août 1928, les députés furent «informés» durant plus de quatre heures des conclusions de la commission linguistique. Puis l’intervention des experts réduisit au silence toute opposition en la matière.

5.3 Un alphabet phonétique

Le 1er novembre 1928, l'Assemblée nationale d'Ankara adoptait la loi sur le nouvel alphabet basé sur l'alphabet latin (élaboré par des linguistes autrichiens) en conformité avec les règles de la phonétique allemande, avec l'addition des lettres [ç] (consonne tch), [ğ] (allongement de la voyelle précédente: yoğurt = [yo:ourt]), [ö] (voyelle -eu- comme peu en français), [ş] (ch) et [ü] (voyelle -u- comme flûte en français). L'alphabet turc se compose de 29 lettres: 21 consonnes et huit voyelles. Les lettres -x et -q n'existent pas en turc.

 

La nouvelle graphie se voulait purement phonétique, ce qui signifie qu'une lettre doit toujours correspondre à un son. Il n'y aurait pas, comme en français ou en anglais, de groupement de lettres, de consonnes ou de voyelles, chacune des lettres devant représenter un seul son. Il en résulte que la différence entre l’écrit et l’oral est minime en turc, puisque la langue écrite reflète la langue parlée. Au final, par comparaison avec des langues comme le français ou l'anglais, l'alphabet turco-latin est reconnu comme l’un des plus parfaits parmi les systèmes d’écriture actuels.

5.4 Mustafa comme instituteur en chef
 


La loi entrait immédiatement en vigueur dans toutes les écoles; elle prévoyait une conversion de l'alphabet en quatre temps, étalée sur une période de dix-neuf mois. Le 1er décembre 1928, les journaux, les revues, les affiches, les enseignes, les cinémas, etc., devaient utiliser le nouvel alphabet. Á partir du ler janvier 1929, il devenait interdit d'utiliser l'ancien alphabet dans les publications et la correspondance officielles. Devaient suivre non seulement la correspondance dans toute l'administration publique, mais aussi dans les banques, les sociétés commerciales, les livres, etc. Enfin, au 1er juin 1929, il ne restait plus que les actes de l'état civil, les documents du cadastre et... autres babioles.

En quelques jours, les inscriptions arabes disparurent des rues, alors que les journaux emboîtèrent le pas presque aussitôt. En deux mois, la Turquie avait fait peau neuve et l'écriture arabe appartenait déjà au passé.

Pendant ce temps, avec une craie et un tableau portatif, Mustafa Kemal, promu Başmuallim, c'est-à-dire «instituteur en chef», parcourait le pays, même dans les villages les plus reculés,en donnant lui-même des leçons d'écriture de l'alphabet latin moderne dans les écoles, les places publiques, etc. Cette campagne menée rondement connut un immense succès et accentua la notoriété de Mustafa Kemal.

L'ancien alphabet disparut d'autant plus vite que l'enseignement de l'arabe et du persan dans les écoles fut tout simplement interdit. En effet, la Loi sur l'adoption et l'implantation de l'alphabet turc du 1er novembre 1928, qui prohibait l’usage public des caractères arabes, réduisit au silence les défenseurs de l’alphabet arabe. Voici quelques extraits de cette loi du 1er novembre 1928:

Article 1er

Les lettres (lettres turques) prises de l'alphabet latin, désignées dans leurs formes ci-jointes au lieu des lettres arabes pour écrire le turc sont adoptées avec leur titre et règles.

Article 2

Tous les établissements, toutes les sociétés, les institutions sociales et privées sont tenus d'adopter et d'appliquer à l'écrit les lettres turques lors de la date de la promulgation.

Article 3

La date d'application pour les lettres turques au sein du gouvernement ne doit pas dépasser le 1er février 1929. Il est autorisé dans les correspondances, la presse d'enquête, les registres, les jugements, les formulaires et le livres, sous réserve du début du mois de juin 1929.

Les documents du cadastre, les actes de propriété, les cartes d'identité, les actes de mariage, les cartes d'identité militaires et les documents commerciaux doivent être rédigés en lettres turques au début du mois de juin 1929.

On peut consulter l'alphabet turc, tel qu'il se présente aujourd'hui, en cliquant ICI

En 1929, après l'adoption de l'alphabet latin, la suppression de l'enseignement des langues et littératures arabes et persanes devait couper le dernier lien avec le passé, et ce, d'autant plus qu'une réforme similaire en Azerbaïdjan montrait l'exemple.

La photo ci-contre, prise à Istanbul en décembre 1928, montre un commerce de fournitures scolaires exposant le nouvel alphabet. Le nom du magasin, Mekhtebliler Pazari, est bien transcrit en alphabet latin, mais le propriétaire n'a pas encore eu le temps d’enlever l’ancienne enseigne au haut de son commerce, celui-ci étant encore en alphabet arabo-persan.

Il faut se rendre compte qu'il s'agit là d'une prouesse inimaginable dans l'Histoire. La Turquie a bel et bien remplacé une écriture en usage depuis plus de 1000 ans par une autre en quelques mois seulement. Il faut dire que la méthode forte de Mustafa Kemal avait fait ses preuves.

Par la suite, d'autres peuples turcs emboîtèrent le pas à la Turquie. En Azerbaïdjan, un comité central fut même formé en 1926 à Bakou afin d'unifier les différents alphabets à base de latin utilisés par les autres turcophones. Un nouvel «alphabet unifié» fut proposé et accepté par les Azéris (Azerbaïdjan), les Ouzbeks (Ouzbékistan) et les Turkmènes (Turkménistan) au cours de la décennie de 1930.

5.5 La clé de la civilisation universelle

Mustafa Kemal, pour qui la réforme linguistique était devenue une affaire personnelle, avait déclaré la guerre à ceux qui s'opposeraient à son projet:

Tous ceux qui tenteront de se mettre en travers de mon chemin seront impitoyablement écrasés. Mes compagnons et moi, nous sacrifierons, s'il le faut, notre vie pour le triomphe de notre cause.

Afin de colmater les effets trop coercitifs de la réforme, le nouvel alphabet fut présenté comme la clé de la «civilisation universelle» et l’instrument même du «savoir pur», ce qui allait permettre d'ouvrir la voie à un «monde de lumière» (nûr âlemi). Suite logique des mesures prises, il devint obligatoire de lire le Coran en turc et non plus en arabe classique, ce qui équivalait sans doute pour un musulman orthodoxe à une véritable hérésie.

Entre le 8 et le 25 octobre 1928, tous les fonctionnaires du pays durent subir un examen dont la réussite était conditionnelle à la poursuite de leur carrière. De cette façon, la réforme de l’alphabet permettait au gouvernement une purge administrative contre les employés dont le comportement était non conforme aux «intérêts de la nation». La nouvelle écriture allait favoriser la fidélisation des employés de l’État aux normes en vigueur, aux pratiques disciplinaires et surtout à Mustafa Kemal. 

5.6 Les « Écoles de la nation »

Mustafa Kemal créa des «Écoles de la nation» (en turc: "Ulus Okullar") destinées à l'alphabétisation des adultes sous la gouverne du ministère de l’Instruction publique. Ces écoles apparurent dès la fin de 1928, bien que leur inauguration officielle ait eu lieu le 1er janvier 1929. Elles furent installées dans les édifices administratifs, les écoles primaires, les usines, les hôpitaux, les mosquées, les cafés et les salles communales.

Un règlement daté du 11 novembre 1929 précisait que tous les citoyens âgés de 16 à 30 ans, qui ne connaissaient pas le nouvel alphabet, étaient tenus de s’inscrire dans les «Écoles de la nation». Des instituteurs ambulants, équipés d’un tableau noir portatif, de craie, de papier et de crayons noirs, circulèrent d'un village à l'autre pour donner des cours sur le nouvel alphabet dans les «écoles» improvisées.

En 1930, un nouveau règlement sur les «Écoles de la nation» (voir Birol CAYMAZ Emmanuel SZUREK) énonçait que, à partir du mois de mai 1931, les citoyens qui ne savaient ni lire ni écrire avec le nouvel alphabet ne pourraient plus siéger aux conseils des villages et des villes.  Officiellement, l’objectif consistait à faire acquérir aux Turcs les connaissances minimales que tout citoyen devait posséder en matière de ses droits, mais surtout de ses devoirs nationaux.

Entre 1928 et 1935, plus de deux millions et demi d’adultes furent alphabétisés dans les «Écoles de la nation». Toutefois, ce ne sont pas tous les adultes qui réussirent aux examens, seulement la moitié ayant pu satisfaire aux exigences demandées. En 1930, le directeur général de l'enseignement primaire, Ragıp Nurettin, faisait le constat suivant à l'occasion d'une conférence des inspecteurs de l'Instruction publique tenue à Ankara:

Le peuple, à peine a-t-il su lire un extrait, se dispense d’assiduité. Ou alors il quitte l’école au bout d’un certain temps. La vraie raison en est, hélas, que les autorités administratives ne font pas leur travail comme elles le devraient et que les sanctions financières ne sont pas exécutées comme il le faudrait. (voir Birol CAYMAZ Emmanuel SZUREK)

C'est que les préfets étaient les véritables responsables de l'alphabétisation des masses, non pas les instituteurs ni les inspecteurs du ministère de l'Instruction publique. Or, les préfets furent vite débordés et ne suffirent plus à la tâche. Entre 1928 et 1935, les «Écoles de la nation» connurent un rapide déclin; elles finirent par disparaître à la fin des années 1930 en étant parvenues à alphabétiser plus de 20 % de la population. Il faut comprendre que, à la veille de l’adoption de l'alphabet latin (1928), la Turquie comptait 13,6 millions d’habitants, dont 1,5 million étaient déjà alphabétisés, ce qui représentait 10,6 % de la population du pays. À la mort d’Atatürk (1938), quelque 80 % de la population demeurait encore analphabète, soit 17 millions de personnes. En particulier, neuf femmes sur dix ne pouvaient ni lire ni écrire. Dans les années ultérieures, ce taux d'analphabétisme allait baisser à 30 % en 1980 et à 19 % en 1995.

5.7 La prononciation istanbuliote

Dans les faits, ce changement radical de l'alphabet n'eut pas le même impact pour tous les Turcs. D'abord, les lettrés constituaient une minorité, presque une exception. Par ailleurs, les nombreuses minorités non musulmanes du pays étaient habituées à pratiquer depuis toujours plusieurs alphabets (latin, grec, cyrillique, arabe), de même que beaucoup d'intellectuels et de grands commerçants. Bref, le faible niveau de connaissances de l'écriture chez la grande majorité des Turcs a favorisé le changement de l'alphabet.

Enfin, l'alphabet adopté a eu pour effet de privilégier la prononciation istanbuliote (celle d'Istanbul) aux dépens des prononciations locales des mots ottomans. Les modifications de l'orthographe permirent au gouvernement de Mustafa Kemal d'imposer dans tout le pays les nouvelles normes phonétiques d’une langue dont la graphie arabe favorisait des prononciations variables. C'est ainsi que la romanisation de l'alphabet devint un puissant instrument pour construire la nouvelle nation turque.

Dès lors, le nouvel alphabet était devenu beaucoup plus qu'un changement de lettres, c'était aussi une profonde réforme sociale destinée à assurer une domination culturelle de la part d'une petite élite installée au pouvoir.  C’était aussi la liquidation de l'Empire ottoman et de la domination du Coran; c'était également un moyen de faire pénétrer l'administration du nouveau régime républicain dans toutes les zones rurales, de sorte que les notables des régions les plus reculées durent apprendre à se conformer à la nouvelle bureaucratie kémaliste.

5.8 L'épuration du vocabulaire

La révolution linguistique (Dil Devrimi) devait être complétée par une réforme du vocabulaire. Après la réforme de l'alphabet, c'était le tour du lexique et de son histoire. Parallèlement, Mustafa Kemal allait procéder à une grande épuration des tournures arabo-persanes et surtout du lexique envahi par les mots arabes et persans. Pour lui et ses réformateurs linguistiques, les mots autres que turcs furent considérés comme des «vestiges d'un passé révolu».

Dans cet esprit, Mustafa Kemal fonda, le 15 avril 1932, la Société historique turque ("Türk Tarihi Tetkik Cemiyeti"), devenue plus tard la "Türk Tarih Kurumu", dont le mission fut de retrouver les racines de l'histoire turque. Le 12 juillet de la même année, Kemal Atatürk fonda la Société pour l'étude de la langue turque ("Türk Dili Tetkik Cemiyeti"), qui deviendra la "Türk Dil Kurumu", avec une mission similaire. L'objectif de la nouvelle société était de «dégager la beauté et la richesse propres de la langue turque, et de l'élever parmi les langues mondiales, à un niveau digne de sa valeur» (Nicolas Vatin). Six équipes de travail furent constituées : (1) linguistique et philologie; (2) étymologie; (3) grammaire et syntaxe; (4) vocabulaire et terminologie; (5) recherche des mots; (6) publications.

- Les mots turcs

La Société pour l'étude de la langue turque (Türk Dil Kurumu) surveilla étroitement le travail des lexicographes. La «révolution linguistique» devait comprendre l'élaboration d'un dictionnaire avec des mots turcs ou entièrement turquisés. Il s'agissait de remplacer le vocabulaire arabo-persan par un vocabulaire d'origine turque, d'une part (prioritairement), d'intégrer des mots provenant des langues occidentales, d'autre part. Le processus s'étira sur plusieurs années, soit de 1928 à 1935. Toute la Turquie se mit au travail. Un décret adopté en novembre 1932 ordonna aux fonctionnaires de faire la collecte des mots de la langue parlée non recensés par les dictionnaires. Des comités locaux eurent la tâche de prévoir des «cellules» à installer dans chaque école. Les instituteurs et les professeurs devinrent des «collecteurs» et durent remplir des fiches indiquant la signification, les synonymes, les antonymes et les «utilisateurs des mots». La réforme mise en place reposait sur les trois principes majeurs suivants :

1) La langue turque était suffisamment riche pour exprimer tous les messages;
2) La langue devait être expurgée de tous les mots étrangers;
3) Tout matériel turcique («turkic»), y compris les langues mortes, les dialectes et les suffixes improductifs, était considéré recevable comme source de nouveaux mots.

Les membres de la Société pour l'étude de la langue turque se mirent à collecter des mots aux sources dialectales et dans les œuvres littéraires anciennes; la Société fit publier dans les journaux à partir de 1935 des listes de mots de substitution pour les emprunts étrangers. L'année précédente, le Parlement avait adopté une loi obligeant les citoyens à prendre un nom d'origine turque: c'est alors que Mustafa Kemal, afin de donner l'exemple, prit le patronyme d'Atatürk, le «Père des Turcs». Le mot ottoman fut banni du vocabulaire officiel et il fut remplacé par le mot turc jusqu'alors péjoré et synonyme de «paysan».

Pour ce qui est du recours aux mots turcs, il fallut considérer le «fonds lexical des langues appartenant à la famille altaïque»: le turkmène, l'ouzbek, l'ouïgour, l'azéri, le kazakh, le kirghiz, le tatar, etc. Le résultat de cet énorme travail lexicologique fut publié en 1934 dans un recueil des formes lexicales d'origine arabe ou persane avec leur équivalent turc, suivi d'une liste alphabétique de ces mots turcs. Le turcologue Louis Bazin résume ainsi ces modifications:

1) Suppression de mots anciens arabo-persans sortis de l'usage; p. ex., le mot persan sehir («ville») remplacé par le mot azerbaïdjanais känd («village») utilisé sous la forme kent).

2) Création de néologismes par dérivation de mots turcs; p. ex., pour remplacer le mot arabe tahkîk («enquête»), on construisit sorusturma sur la racine sor- («questionner») dont dérivèrent successivement sorus- («s'entre-questionner») et sorustur («enquêter»).

3) Création de néologismes par composition; p. ex., le mot réfrigérateur a été formé de buzdolabi d'après buz («glace») et dolap («armoire»).

4) Emprunts aux langues occidentales.
Beaucoup de mots ont été empruntés à l’allemand (qui a inspiré l’alphabet turc), au français (plusieurs centaines), à l’italien et à l’anglais. En voici quelques exemples: frisör (coiffeur), restoran, omlet, garson, apartιman, lavabo, factura, pantolon, telefon, televizyon, tirbuşon (tire-bouchon), sendika (syndicat), gişe (guichet), bilet (billet), traktör, otel (hôtel), endüstri, makine (machine), baraj (barrage), büro, polis (police), doktor, üniversite, radar, etc.

Afin de familiariser le public, Atatürk fit ses discours en "öztürkçe", c'est-à-dire selon un emploi du turc faisant une large part aux néologismes fondés sur des racines turques plutôt qu'arabo-persanes.

- Les mots étrangers

Bien que les «puristes» et les «fanatiques» aient favorisé la suppression complète de tous les mots non turcs, beaucoup de fonctionnaires ont compris que certaines des modifications suggérées tournaient au ridicule. Au début, cette réforme avait suscité un véritable enthousiasme, mais l'engouement fut de courte durée, car les difficultés apparurent rapidement. Les mots nouveaux n'étaient souvent adoptés que partiellement, leur sens paraissant souvent mal défini. Il en résulta une sorte de langue artificielle, intelligible seulement pour un petit cercle d'initiés. Les puristes se rendirent compte que la décision de remplacer les mots courants d'origine étrangère par des néologismes se révélait très peu fonctionnelle. Finalement, ils entreprirent de doter ces mots «irremplaçables» par des étymologies inventées, qui prouvaient leurs origines turques et justifiaient leur conservation. Mustafa Kemal avait lui-même prononcé de nombreux discours inintelligibles en «langue nouvelle» (en "öztürkçe") en 1934, mais en 1935 il se résolut à revenir à un usage plus traditionnel.

Afet Inan (1908-1985), l'une des filles adoptives de Mustafa Kemal Atatürk, avait été l'instigatrice de cette nouvelle historiographie. Si un équivalent approprié ne pouvait être trouvé en turc, le mot étranger pourrait être conservé sans violer «la pureté» de la langue turque. C'est ainsi que s'est constitué ce qu'on a alors appelé l'öztürkçe, c'est-à-dire le «turc purifié».

Puis les dénominations étrangères furent remplacées par des appellations turques. Par exemple, Andrinople devint Edirne; Alexandrette, Iskanderun; Trébizonde, Trabzon; etc.  Il fut aussi décrété que tous les Turcs devaient adopter un nom de famille d'origine turque. C'est ainsi qu'en 1934 la Grande Assemblée attribua à Mustafa Kemal le nom d'Atatürk (le «père des Turcs»). Plus tard, en 1934, Atatürk supprima tous les titres tels que pacha, dey, effendi ou agha par bey («monsieur») et bayan («madame»). Cette-années-là, Atatürk fit adopter la Loi sur les colonies qui créait à l'article 2 trois zones de peuplement:

Zones numéro 1 : Ce sont des endroits où l’on souhaite réunir la population de culture turque.

Zones numéro 2 : Ce sont les lieux réservés au transfert et à l'installation de la population souhaitée pour représenter la culture turque.

Zones numéro 3 : Il s'agit de lieux dont l'évacuation est demandée et où l'établissement et le séjour sont interdits pour des raisons de localisation, de santé, d'économie, de culture, de politique, de service militaire et de police.

Seuls les immigrants et les réfugiés «de race turque» étaient autorisés à s'installer dans les zones 1 et 2: étaient exclus ceux qui ne sont pas associée à la culture turque, les anarchistes, les espions, les gitans nomades, ceux qui ont été expulsés de leur pays et les personnes atteintes de maladies infectieuses (art. 4). C'est l'article 11 de la la Loi sur les colonies qui semble le plus explicite pour la langue turque:

Article 11

A) Il est illégal de recréer des villages, des quartiers, des groupes d'ouvriers et d'artistes parmi des personnes dont la langue maternelle n'est pas le turc, ou de confiner un village, un quartier, un travail ou un art à leurs propres compatriotes.

B) Le ministère de l'Intérieur est tenu de prendre les mesures nécessaires, par décision du Conseil exécutif, pour des raisons civiles, militaires, politiques, sociales et disciplinaires, à l'égard de ceux qui ne sont pas identifiés à la culture turque ou de ceux qui sont associés à la culture turque,
mais parlent une autre langue que le turc. Le transfert vers d’autres lieux et la privation de la citoyenneté, à la condition qu’il ne s’agisse pas d’une mesure globale, sont également inclus dans ces mesures.

Atatürk voulait créer ainsi une Turquie linguistiquement homogène.

De plus, il encouragea les arts, ce qui se traduisit par une multitude de monuments et de statues d'Atatürk érigés sur les places publiques des grandes villes. Plus de 85 ans après sa mort, le fondateur de la Turquie moderne continue d’être honoré par d’innombrables statues. Une manière pour l’armée de préserver son rôle, car elle sont destinées à sacraliser l’homme qu’elles représentent.

Enfin, toutes les écoles religieuses furent fermées, y compris les écoles coraniques et chrétiennes, pour être remplacées par des écoles laïques. En 1923, la capitale, Istanbul, fut transférée à Ankara parce qu'elle rappelait trop le passé ottoman. Ankara devenait ainsi le symbole de la Turquie moderne. En 1935, le dimanche remplaça le vendredi comme jour férié.  La politique de purification linguistique allait connaître son apogée avec la traduction de la Constitution de 1924 en öztürkçe, parue en 1945.

5.9 Les retombées négatives pour les Kurdes

Les Kurdes avaient été les premières victimes de cette politique nationaliste. Dès le 3 mars 1924, la langue kurde fut interdite dans les écoles, les associations et les publications. Les Kurdes durent se faire attribuer des noms de famille tels que Türk, Öztürk, Türkoglu, etc., afin de les rattacher à la grande nation turque. Trois décennies plus tard, en 1961, les noms des villes et villages kurdes allaient être turquifiés par un des premiers décrets du Comité d’union nationale, lequel avait été porté au pouvoir par un coup d’État militaire. Le mot Kurde lui-même fut interdit, à l'instar du costume traditionnel et de la musique. Le mot Kurdistan fut aussi banni et remplacé par Güney Dogu (de güney signifiant sud» et doğu signifiant «est», pour «sud-est»), encore en usage. Bref, les Kurdes n'existent pas.

5.10 La théorie de la «langue soleil»

Mustafa Kemal devait résoudre un problème de taille par un procédé ingénieux, qui a par la suite embarrassé plusieurs experts de la langue. Faisant appel au nationalisme turc, il prétendit que, historiquement, le turc était «la mère de toutes les langues» en Occident, on croyait que c'était l'hébreu, après avoir cru que c'était le grec et que tous les mots étrangers avaient donc une origine turque. Ce fut la théorie de la «langue soleil» ("Günes-dil") en vertu de laquelle toutes les langues du monde constituaient de simples dérivées, nécessairement corrompues, de la «langue soleil», le turc. De là à croire que les Turcs étaient à l’origine de la «civilisation mondiale», ainsi que leur langue, il n'y avait qu'un pas, qui fut vite franchi. En faisant dériver la plupart des langues du monde du turc, il devenait aisé de s'approprier les mots d'origine étrangère, car les emprunts cessaient de poser problème.

Au demeurant, bien que de nombreuses publications consacrées à la théorie de la «langue soleil» aient vu le jour de 1935 à 1938, les arguments de ses partisans demeuraient bien faibles. La Société de linguistique reconnut elle-même que la théorie de la «langue soleil» était en grande partie fondée sur la théorie nationaliste prônée par la Société d'histoire, selon laquelle les grandes civilisations étaient toutes issues de la même origine : les Turcs d'Asie centrale. En raison de l'insistance de Mustafa Kemal, la théorie de la «langue soleil» fut activement défendue par les membres éminents de la Société de linguistique. Selon cette théorie, les mots d'origine étrangère devaient être d'origine turque, ce qui autorisait les Turcs à utiliser le vocabulaire qu'ils voulaient. Visant à faire du turc «la mère de toutes les langues», cette théorie permettait aisément de faire du kurde «un dialecte du turc». Or, les données montrent que le kurde est une langue de la famille indo-européenne, tandis que le turc est une langue de la famille altaïque.

Les témoignages relevés à l'époque révèlent que Mustafa était fasciné par la théorie de la «langue soleil» et qu'il encouragea son approfondissement. Cette théorie connut sa plus grande popularité lors du IIIe Congrès linguistique de Turquie, qui eut lieu en août 1936. Bien que le Congrès ait approuvé un nouveau programme entièrement axé sur la théorie de la «langue soleil», les spécialistes étrangers invités refusèrent, à la grande déception de Mustafa Kemal, de donner leur accord.

Le nationalisme kémaliste glissa vers l'interprétation «raciale» de la turcité. La chaire d'anthropologie de la Faculté de médecine procéda en 1937, sur «ordre d'Atatürk», à de vastes enquêtes «anthropométriques» auprès de 64 000 paysans turcs pour finalement établir, à partir de leurs crânes «brachycéphales», l'origine aryenne de la «race turque».

La théorie de la «langue soleil» ne survécut toutefois pas très longtemps. Elle tomba rapidement dans l'oubli dès 1938 avec la maladie d'Atatürk, puis sa mort, le 10 novembre de la même année. Aujourd'hui, la théorie de la «langue soleil» ne tient plus la route; elle est perçue comme un épisode insolite de l'Histoire de la Turquie.

6 Les causes du succès de la réforme linguistique

La réforme linguistique de la Turquie est considérée comme un succès incontestable dans les annales de l'interventionnisme linguistique. Les causes de ce succès sont multiples.

6.1 Les causes linguistiques

En ce qui concerne les causes linguistiques, il convient tout d'abord de rappeler que la nouvelle graphie se voulait purement phonétique et qu'une lettre devait toujours correspondre à un son. De fait, le nouvel alphabet parut remarquablement adapté à la langue turque et en a grandement facilité l'apprentissage.

Par la suite, les progrès furent incontestables : tandis que 10 % de la population savait lire en 1927, la proportion s'élevait à 22,4 % en 1940 et à 54,7 % en 1970. Quant à l'introduction des majuscules, inconnues dans l'alphabet arabe, elles rendaient la lecture courante beaucoup plus aisée en faisant sortir les noms propres de l'ensemble et en mettant en relief la ponctuation. On constate ainsi l'influence des langues européennes, notamment le français et l'allemand.

De plus, comme il y avait peu de différences entre les formes standards proposées dans le lexique et les diverses variétés dialectales d'Anatolie, les résistances sont demeurées très faibles dans la population, et les oppositions se limitèrent à quelques fanatiques religieux et à une portion infime de l'élite passéiste. 

6.2 Les causes sociales

Après l'effondrement de l'Empire ottoman et la guerre d'indépendance (1918-1922), la population turque était réceptive à des changements sociaux importants, car il lui fallait passer d'un empire multilingue à un État-nation unilingue. La langue comme symbole d'unité nationale devenait un motif social suffisant pour la promotion de ces changements. Le pays devait avoir une langue modernisée en conformité avec une nouvelle nation turque.

Il faut se rappeler qu'à cette époque le taux d’alphabétisation, surtout en langue arabe, demeurait extrêmement faible, avec moins de 10 % d'alphabètes. On écrivait alors en «turc ottoman» avec un alphabet arabo-persan réservé aux lettrés. Or, il est plus aisé de faire apprendre un alphabet nouveau à des individus qui n'en ont aucune notion, puisqu'il n'est pas nécessaire de leur faire oublier l'ancien. Autrement dit, l'analphabétisme généralisé de la population aurait été, à ce stade de l'histoire de la Turquie, un avantage. Un phénomène similaire s'est produit à peu près à la même époque en Espagne, alors qu'on a simplifié l'orthographe de l'espagnol au sein d'une population quasiment analphabète.

Soulignons aussi l’enthousiasme des membres des commissions linguistiques qui, investis dans la purification et la modernisation de la langue turque, ont également pris des mesures pour faire participer le peuple en lui demandant de suggérer des formes turques aux mots étrangers. De leur côté, les enseignants et les journalistes ont participé avec ardeur à cet effort de modernisation du vocabulaire.

Dans les décennies qui suivirent, la radio plus tard, la télévision allait exercer une influence considérable dans l'imposition de la prononciation et, par voie de conséquence, d'une orthographe commune. Quoi qu'il en soit, le caractère résolument phonétique de l'alphabet turc a sûrement favorisé certaines évolutions phonétiques qui rendaient dorénavant obsolète l'orthographe jugée autrefois «correcte».

La clé de cette réussite réside donc dans le fait que la politique linguistique reposait sur un nationalisme territorial moderne, dont la base était constituée par la langue du peuple turc. Malgré son caractère fortement volontariste et ses effets pervers sur les langues minoritaires, beaucoup de pays arabes auraient intérêt à s'inspirer de la réalisation de cette politique linguistique, car elle reposait sur la «langue du peuple», non sur celle d'une oligarchie, comme dans plupart des États arabes. Ces derniers n'ont jamais favorisé un rapprochement entre l'oral et l'écrit, et par voie de conséquence ils n'ont pas toujours contribué à l'élimination de l'analphabétisme dans leur pays. Toutes les politiques d'arabisation ont été fondées sur l'arabo-islamisme et le modèle proche-oriental, et elles se ont été appliquées au détriment des populations arabophones qui se sont vu imposer une langue morte, ce qui a favorisé dans bien des cas l'intégrisme musulman. Dans la Turquie d'Atatürk, on a procédé autrement avec le succès que l'on connaît! C'est là la plus grande leçon que Mustafa Kemal Atatürk pouvait donner aux «aménagistes» de la langue.

6.3 Les causes politiques

Rien de tout cela n'aurait été, il est vrai, possible sans la détermination de Mustafa Kemal. Non seulement il a participé aux efforts de la réforme linguistique, mais il a agi comme modèle et a favorisé la contribution de son peuple au succès de la réforme. Il est vrai aussi que ce succès est dû en grande partie aux méthodes autoritaires et tyranniques du Ghazi, car elle fut imposée et non vraiment sollicitée. De telles méthodes seraient aujourd'hui impensables dans une société démocratique.

Après la mort d'Atatürk en 1938, son successeur, Mustafa İsmet İnönü, qui dirigea le pays de 1938 à 1950, utilisa les mêmes méthodes et poursuivit avec acharnement les objectifs de son prédécesseur. Parmi toutes les réformes promulguées par Atatürk et İsmet İnönü, celles concernant l'alphabet et le lexique sont probablement celles qui sont les plus réussies. Au plan de l'aménagement linguistique, la politique linguistique d'Atatürk constitue dans l'histoire de l'humanité un véritable exploit, d'autant plus que les succès du genre sont rarissimes! Cette réforme que l'on pourrait qualifier de «radicale» fut imposée à une population très peu rebelle, et elle ne fut rendue possible que grâce à l'incroyable charisme de Mustafa Kemal Atatürk... et de son autoritarisme.

En somme, il y eut un prix à payer pour la turquification de la langue nationale. Il fallut supprimer 1000 ans d'histoire et évincer toutes les minorités nationales en imposant une assimilation incontournable. Profitant de l'occasion, Mustafa Kemal se servit de la nécessaire turquification linguistique pour combattre les Kurdes qui, eux, parlaient une autre langue que le turc, ce qui a donné lieu à une politique d'oppression à l'égard des langues non turques, que ce soit l'arménien, le grec ou l'arabe. C'est aussi à coup de décrets, de règlements et de lois que le turc moderne a réussi à s'imposer dans toute la société turque.

7 L'épuration ethnique

Le nationalisme kémaliste s'est exprimé par des mesures draconiennes, dont des campagnes du type «Citoyen! parle turc!». En 1924, Mustafa Kemal parlait des non-turcophones comme des «ennemis potentiels de la nation». Périodiquement, Grecs, Arméniens et Arabes furent qualifiés d'«ennemis de l'intérieur». C'est pourquoi la turquification du nouvel État-nation allait de pair avec l'élimination des minorités tant religieuses que linguistiques, ce que l'on qualifierait aujourd'hui d'«épuration ethnique». C'était une façon de mettre en place la société homogène dont rêvait Mustafa Kemal, car l'élimination des populations «allogènes», c'est-à-dire les minorités linguistiques, a eu un effet déterminant sur la nation turque. En très peu de temps, les Turcs durent combler le vide laissé par les Arméniens, les Grecs et les Juifs, qui géraient les principales activités commerciales, bancaires et industrielles. 

Un recensement entrepris par l'État ottoman en 1906 révélait que la population de l'Empire était de 33 millions d'habitants, dont 21 millions en Anatolie, répartis entre 8 millions de Turcs, 5 millions d 'Arabes, 2,5 millions de Slaves, 2 millions d'Arméniens, 1,5 million de Grecs, 1 million d'Albanais et 1 million de Kurdes.  

7.1 Les Arméniens

Avant le début des exactions contre les Arméniens à la fin du XIXe siècle, on dénombrait sur le territoire de la Turquie actuelle plus de trois millions d'Arméniens et presque autant de Turcs; le pays comptait aussi près de trois millions de différents autres peuples, dont des Kurdes, des Grecs, des Assyro-Chaldéens, des Lazes, des Tcherkesses, etc. C'est le sultan Abdülhamid II (1842-1918) qui avait déclenché les hostilités contre les Arméniens concentrés surtout en Anatolie orientale, mais aussi présents à Constantinople (Istanbul). Les nombreux massacres commandés par le sultan lui avaient valu le surnom de Kızıl Sultan, c'est-à-dire le «Sultan rouge».

Lorsque prit fin l'Empire ottoman le 30 octobre 1918, les Arméniens espérèrent sans aucun doute un assouplissement de leurs conditions, et ce, d'autant plus que les Alliés, vainqueurs des Ottomans, avaient promis de rendre justice aux Arméniens. D'ailleurs, le traité de Sèvres prévoyait une certaine protection aux minorités, notamment à l'article 141: «La Turquie s'engage à accorder à tous les habitants de la Turquie pleine et entière protection de leur vie et de leur liberté sans distinction de naissance, de nationalité, de langage, de race ou de religion.» Mais le gouvernement des Jeunes-Turcs avait décidé plutôt d'éliminer la totalité des Arméniens de l'Asie mineure, qu'il estimait comme «le foyer national exclusif du peuple turc».

En 1919, Mustafa Kemal poursuivit, lui aussi, les persécutions contre les Arméniens qui étaient accusés notamment d’avoir collaboré avec les Russes. C'est ainsi que les autorités turques pendirent, le 24 avril 1923, des dizaines d’intellectuels arméniens sous prétexte de «collaboration».  En 1922, Mustapha Kemal fit massacrer les Arméniens réfugiés à Smyrne (mer Égée). Il en résulta une dernière et importante exode. Tous les Arméniens, qui avaient survécu après l’armistice de 1918, furent systématiquement chassés de la Turquie. En définitive, les deux tiers des deux millions d'Arméniens avaient trouvé la mort. Le dernier tiers dut sa survie à l'occupation par les Russes d'une partie de la Turquie orientale. En même temps, Mustafa Kemal s’était approprié tous les biens des Arméniens. Aux accusations de génocide, Mustafa Kemal répondait qu'il s'agissait avant tout d'un «acte d'autodéfense» destiné à protéger la Turquie de la «trahison».

7.2 Les Grecs

Déjà en 1915, le gouvernement des Jeunes-Turcs avait expulsé plus de 200 000 Grecs des rives de la mer Égée et de la mer Noire vers le centre de l'Anatolie, parce que la population grecque aurait, disait-on, collaboré avec l'ennemi (la Grèce). Ce sont là des accusations qui avaient comme effet pervers de s'étendre à toute la population, y compris les femmes et les enfants.

Cependant, c'est Mustafa Kemal qui résolut le «problème des minorités grecques» au traité de Lausanne, dont les art. 37 à 45 prévoyaient des échanges de population concernant 400 000 Turcs et 1,3 million de Grecs. En conséquence, presque tous les Grecs orthodoxes de Turquie (à l'exception de ceux d'Istanbul) furent rapatriés en Grèce. Avec la liquidation des Arméniens, l'expulsion des Grecs achevait de faire de la Turquie une terre exclusivement musulmane, voire ethniquement et linguistiquement homogène. Il ne restait que les Kurdes qui étaient musulmans. Mustafa Kemal pouvait alors se consacrer à l'édification de la nouvelle Turquie. 

7.3 Les Kurdes et les lois répressives

À la suite à l'effondrement de l'Empire ottoman en 1918, le traité de Sèvres (1920) avait prévu la création d'un Kurdistan indépendant. Cependant, les Alliés décidèrent plutôt de miser sur le nouvel État turc (1923) dirigé par Mustafa Kemal. Non seulement le traité de Sèvres ne fut jamais appliqué, mais il en fut de même pour le traité de Lausanne du 24 juillet 1923, qui accordait certaines protections aux minorités religieuses de Turquie. De plus, le décret-loi du 3 mars 1924 interdit l'enseignement du kurde dans toutes les écoles, de même que toutes les associations et publications kurdes. Pendant que la Turquie décrétait en 1932 la loi martiale sur tous les territoires peuplés par les Kurdes, le Parlement promulguait une loi de déportation et de dispersion des Kurdes (5 mai 1932); cette loi visait la déportation massive des Kurdes vers l'Anatolie centrale.

Pourtant, la Turquie décrétait en 1932 la loi martiale sur tous les territoires peuplés par les Kurdes. En même temps, Ankara promulguait une loi de déportation et de dispersion des Kurdes (5 mai 1932); cette loi visait la déportation massive des Kurdes vers l'Anatolie centrale. Une autre loi, adoptée en 1980, autorisait même la déportation des membres de la famille d'un prisonnier politique «jusqu'au quatrième degré».  Et pourtant, le discours officiel a toujours prétendu qu’il n’y avait pas de problème kurde, puisque «les Kurdes n’existent pas». Une autre mesure fut imposée en vue d'exterminer le peuple kurde de Turquie. Il s'agit de la Loi sur la réinstallation obligatoire (Mecburi Iskân Kanunu), n° 2510, du 14 juin 1934. Parmi les raisons justifiant cette loi, il est écrit que «les Turcs arrivent en tête des races qui émigrent» et qu'ils «turquisent» les régions où ils s'installent; que certaines races et cultures, en raison des courants islamiques, n'ont pu être assimilées et que, par conséquent, elles ont sauvegardé leur langue maternelle; que le travail le plus important à accomplir par la révolution kémaliste est «d'inculquer la langue turque et d'astreindre toute population n'étant pas de langue maternelle turque à devenir turque».

L'article 2 de la Loi sur la réinstallation obligatoire (Mecburi Iskân Kanunu, n° 2510; en anglais: Turkish Resettlement Law) du 14 juin 1934 précise que «conformément à la carte qui sera établie par le ministère de l'Intérieur et approuvée par les ministres, il sera constitué en Turquie trois catégories de zones d'habitations». La zone n° 1 comprend les régions où l'on désire augmenter la densité des populations ayant une culture turque, c'est-à-dire une partie du Kurdistan turc, afin d'y installer des immigrants turcs. La zone n° 2 comprend les régions où l'on veut établir les populations qui doivent être assimilées à la culture turque (régions de Thrace orientale, de Marmara et des côtes égéenne et méditerranéenne). La zone n° 3 compte les territoires que l'on veut évacuer et qui sont interdits pour des raisons sanitaires, matérielles, culturelles, politiques, stratégiques et d'ordre public (provinces kurdes telles que Agri, Sason, Tunceli, Van, Kars, Bitlis, Bingöl et de certaines régions de Diyarbakir et de Mus).

L'article 11a de la Loi sur la réinstallation obligatoire de 1934 mentionne aussi qu'«il sera interdit à ceux qui parlent une autre langue maternelle que le turc de former des villages ou quartiers, des groupements d'artisans ou d'employés». L'article 11b relatif à l'installation des Kurdes déportés précise que ces derniers «s'établissant dans les bourgs et les villes ne pourront pas dépasser les dix centièmes de la population totale des circonscriptions municipales».

Conformément à l’article 12 de la même loi, les individus qui ne parlaient pas le turc et résidaient dans la zone 1 et qui n’étaient pas transférés dans la zone 2 devaient être installés dans les villages, les villes et les districts ayant une population à majorité de culture turque afin de favoriser l’assimilation. La loi exigeait également la réinstallation des minorités musulmanes telles que les Circassiens, les Albanais et les Abkhazes, qui avaient été considérés comme des musulmans tout en ayant omis de se conformer pleinement à la nation turque, alors qu'ils partageaient la même foi, ils furent contraints par les responsables politiques de la République turque à se rallier au peuple turc afin de devenir turcs. Plus tard, tous ces articles portant sur la langue furent par la loi n° 5098 du 18 juin 1947.  

L'objectif visé par la loi n° 2510 se retrouvait dans les propos du ministre turc de la Justice de l'époque, M. Mahmut Esat Bozkut : «Le Turc est le seul seigneur, le seul maître de ce pays. Ceux qui ne sont pas de pure origine turque n'ont qu'un seul droit dans ce pays : le droit d'être serviteurs, le droit d'être esclaves» (dans Milliyet, du 16 septembre 1930). De son côté, le député Sadri Maksudi déclarait: «La turquification de la langue est l'un des plus grands dispositifs pour assurer l'avenir de la race turque et la vie du turc en tant que turc. Tel est notre objectif. » Le ministre de l'Intérieur de l'époque, Şükrü Kaya, exprimait l'intention du gouvernement de la manière la plus lucide possible: «Cette loi créera un pays parlant une seule langue, pensant de la même manière et partageant le même sentiment.» L'emploi de termes tels que race, ascendance et sang dans la proposition de loi et les discours des députés à l'Assemblée nationale était clairement inspiré par le discours nationaliste turc dominant qui se caractérisait de plus en plus par des références ethnoculturelles ouvertes dans le contexte politique de la décennie 1930. De plus, toute personne de «culture turque» était officiellement considérée comme une personne musulmane qui ne parlait pas d'autre langue que le turc. Cette ségrégation laissait forcément toutes les communautés non musulmanes, ainsi que les musulmans non turcophones, au-delà du schéma officiel de la culture turque: les Kurdes, les Arabes, les Albanais et les autres musulmans qui parlaient d'autres langues que le turc, ainsi que tous les chrétiens et juifs étrangers, ne pouvaient pas recevoir de documents de déclaration de nationalité, ni recevoir de papiers d'immigrant, car tous étaient raités comme des étrangers.

Évidemment, ces dispositions, lorsqu'elles étaient en vigueur, ont donné lieu à de nombreuses révoltes qui ont secoué le Kurdistan turc jusqu'en 1939. Elles ont été toutes écrasées par le maréchal Mustafa Kemal Atatürk. Depuis cette époque, la répression a continué de s'abattre régulièrement. En réalité, l'écrasement des Kurdes avait comme objectif de les dissuader de se considérer comme un groupe ethnique district des Turcs. Ils furent ensuite appelés les «Turcs montagnards», et leur langue, interdite. Toutefois, au-delà de la répression, l'objectif réel de Mustafa Kemal était l'assimilation pure et simple des Kurdes, c'est-à-dire leur liquidation. À partir de ce moment, le Kurdistan turc fut administré comme une colonie sous le contrôle de trois inspecteurs généraux et sous la responsabilité directe du chef de l'État.

7.4 Les Juifs

Les quelque 100 000 Juifs furent également victimes de discrimination, non de déportation ou de génocide. Au début des années 1930, il leur fut interdit de circuler librement dans le pays et ils perdirent  tous les emplois qu'ils occupaient dans les services publics. En 1934, une violente campagne antisémite fut lancée contre les «Juifs qui refusent de parler le turc», la plupart d'entre eux parlant en effet le grec. Le gouvernement laissa agir les instigateurs de cette campagne comme ils le désiraient, puis décida d'expulser en masse les Juifs de Thrace (au nord) «pour des raisons de sécurité nationale» dans le but de les «protéger». Ce genre de campagnes se poursuivit après la mort d'Atatürk (1938), jusqu'en 1944.

D'après les nationalistes arméniens, Mustafa Kemal serait un juif converti à l'islam. Cette assertion n'a jamais été prouvée, mais il est vrai que Mustafa Kemal fut initié à la franc-maçonnerie de Thessalonique, sa ville de naissance, où il avait connu de nombreux juifs et étudié avec eux. Quoi qu'il en soit, il n'y a aucun doute sur son appartenance musulmane quand on note le nom de son père (Ali Riza Efendi) et de sa mère (Zübeyde Hanim). Il resterait aujourd'hui environ 25 000 Juifs, mais, contrairement aux Arméniens, les Juifs, répétons-le, n'ont pas été liquidés en Turquie. Beaucoup d'entre eux ont par ailleurs quitté le pays au moment de la fondation de l'État d'Israël après 1947. 

8 La question linguistique après Atatürk

À la mort d'Atatürk, à Istanbul, le 10 novembre 1938, la Turquie était devenue un pays certes stabilisé, mais était resté rural dans une proportion de 80 %, ce qui suppose des ressources plus limitées. C'est Ismet Inönü qui accéda à la présidence, de 1938 jusqu'en 1950.

8.1 La présidence d'Ismet Inönü

Ismet Inönü était un héros de la guerre d'indépendance et il fut premier ministre d'Atatürk de 1925 à 1937. Dès le début de son mandat, Inönü fut salué comme le «chef national» (en turc: "Milli Sef"), son titre officiel. Le président Inönü poursuivit la politique linguistique en s'appuyant sur l'Institut de la langue turque ("Türk Dil Kurumu"), ainsi que sur la politique antireligieuse du Ghazi. Dès 1941, il durcit les peines contre les contrevenants à la «loi du chapeau» tout en encourageant les études scientifiques consacrées à l'islam. Il reconnut l'État d'Israël, mais pratiqua une politique ouvertement antisémite et antiminoritaire. En novembre 1942, une loi d'«impôt sur la fortune» fut adoptée par le Parlement. Cette loi visait officiellement à taxer les revenus spéculatifs et l'enrichissement illicite. Dans les faits, elle fut appliquée essentiellement contre les non-musulmans, c'est-à-dire les Arméniens, les Grecs et les Juifs. Le taux d'imposition fut fixé (arbitrairement) de telle sorte qu'aucun contribuable ne puisse l'acquitter, si bien que plus de 8000 individus furent enfermés dans des camps de travail. Cet impôt fut aboli en mars 1944.

La question linguistique continua de faire partie des «actualités politiques» en Turquie, car le président Inönü reprit le flambeau de la langue. À l'occasion d'une déclaration officielle en septembre 1941, il engagea les intellectuels turcs à se consacrer à nouveau à l'épuration de la langue turque. L'Institut de la langue turque ("Türk Dil Kurumu") publia en mars 1942 une liste de mots relatifs à la philosophie, à la pédagogie et à la grammaire, mais cette publication suscita une opposition imprévue. Les médias et les universitaires refusèrent la dictature du Türk Dil Kurumu, mais l'institut continua néanmoins de publier régulièrement ses listes de termes savants. La politique de purification connut son apogée en 1945 avec la traduction en "öz Türkçe", la langue turque populaire, de la Constitution de 1924. Cette version de 1945 consacrait l'état nouveau du turc, libéré de la syntaxe arabo-persane et des néologismes persans.
 

Après la Seconde Guerre mondiale, le président Inönü commença à être perçu comme un «dictateur» lorsqu'il décida de remplacer les portraits d'Atatürk par les siens dans les bureaux de l'administration publique et dans les écoles, ainsi que d'imposer sa photo sur les billets de banque, les monnaies et les timbres.

Malgré sa réputation de dictateur, le président Ismet Inönü prit ses distances avec le kémalisme radical et autorisa la création des partis politiques d'opposition. L'année 1946 marqua la fin du parti unique, le Parti républicain du peuple ou CHP (en turc: "Cumhuriyet Halk Partisi"), et le début du pluralisme politique dans le pays.

8.2 De la démocratie aux régimes militaires

Aux élections de 1950, exploitant les mauvais souvenirs du Parti républicain du peuple, les démocrates gagnèrent rapidement les faveurs de la bourgeoisie et des masses paysannes. Hostile à tout dirigisme, le Parti démocrate allait rester dix ans au pouvoir. Il accorda d'importantes concessions aux milieux religieux et conservateurs. On assista alors à un regain spectaculaire de la religion musulmane. L'appel à la prière en arabe fut restauré et l'enseignement religieux devint obligatoire dans les écoles primaires, mais fut offert à titre facultatif au secondaire. 

- L'Institut de la langue turque

En même temps, l'Institut de la langue turque vit réduire son influence et perdit son caractère semi-officiel. Les créations de mots savants diminuèrent sensiblement, ce qui correspondait au souhait de la plupart des citoyens, las de changer leurs habitudes linguistiques. C'est dans ce contexte qu'il convient de situer le retour au texte original de la Constitution par une loi du 24 décembre1952. L'opposition conservatrice reprochait à l'Institut de la langue turque d'avoir créé une «nouvelle langue», aussi élitiste et inintelligible de la majorité que la langue «turque ottomane» d'autrefois. Avec l'instauration de la démocratie, le vocabulaire redevint un sujet de discorde entre la droite conservatrice et la gauche héritière du kémalisme, favorable aux réformes linguistiques.

Admirateur du modèle américain, le Parti démocrate poursuivit la politique du président Ismet Inönü, qui avait favorisé un rapprochement avec l'Occident et les États-Unis. Se posant en adversaire du nationalisme arabe révolutionnaire incarné par le président égyptien Gamal Abdel Nasser, la Turquie aligna sa politique étrangère sur celle des États-Unis. En quelques années, la Turquie adhéra au Conseil de l'Europe, devint membre de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international (FMI) et de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Grâce à des capitaux étrangers généreusement accordés, la Turquie apparut comme le seul pays de la région vraiment industrialisé.

- Les militaires

Entre-temps, le Parti démocrate devait faire face aux militaires désireux de «sauver la république d'Atatürk». Le 27 mai 1960, un coup d'État militaire renversa le gouvernement en place. Cette Turquie des militaires et des politiciens conservateurs allait renforcer non seulement le mouvement d'épuration linguistique de l'Institut de la langue turque, mais aussi l'idéologie panturquiste. Nihal Atsiz (1905-1975), un écrivain et idéologue nationaliste d'extrême droite, exprimait ainsi cette idéologie en 1960 au sujet des Kurdes de Turquie :

Si les Kurdes courent après l'illusion de fonder un État, leur destinée sera d'être effacés de la terre. La race turque a montré la façon dont elle peut traiter ceux qui convoitent la patrie qu'elle a obtenue au prix de son sang. Elle a effacé les Arméniens de cette terre en 1915 et les Grecs en 1922.

La région kurde a vécu sous le régime de la loi martiale jusqu'en 1946, en plus d'être interdite aux étrangers jusqu'en 1965. En 1961, l'un des premiers décrets du Comité d'union nationale, qui gouverna le pays après le coup d'État de 1961, portait sur la «turquification des noms de villes et villages kurdes». Le Kurdistan turc a alors pris le nom d'«Anatolie orientale» ou «provinces de l'Est». Le paragraphe 89 de la Loi sur les partis politiques (1961) interdisait à tout parti d'affirmer qu'il existait à l'intérieur des frontières de la République des minorités fondées sur des différences linguistiques. Cette Loi sur les partis politiques fut modifiée en 1983. Voici l'article 81 sur la prévention contre la création des minorités:

Article 81

Prévention contre la création des minorités

Les partis politiques :

a) ne peuvent affirmer qu'il existe sur le territoire de la république de Turquie des minorités fondées sur des différences nationales ou religieuses, culturelles, confessionnelles, raciales ou linguistiques;

b) ne peuvent avoir pour objectif et mener des activités visant à saper l'unité nationale ou à participer à des activités à cette fin en créant des minorités sur le territoire de la république de Turquie par la protection, le développement et la diffusion d'une langue et d'une culture autres que la langue et la culture turques;

c) ne peuvent utiliser une autre langue que le turc dans la rédaction et la publication de leurs statuts et leur programme, ni dans leurs congrès, rassemblements en plein air ou réunions à l'intérieur, ni dans leur publicité; ils ne peuvent utiliser ni diffuser des calicots, affiches, disques, enregistrements sonores, films, brochures et tracts rédigés dans une autre langue que le turc; ils ne peuvent pas non plus rester indifférents à ce que ce genre d'actions soient menées par d'autres. Cependant, ils peuvent traduire leurs statuts et leurs programmes dans les langues étrangères autres que celles qui sont interdites par la loi.

La même année, l'Institut de recherche sur la culture turque (Türk Kültür Ara Ò tirma Enstitüsü) publia plusieurs ouvrages sur la question kurde. Selon ces ouvrages, la langue kurde n'était pas perçue comme une langue distincte ou indépendante: il s'agissait plutôt d'un «ensemble de dialectes d'origine turque» qui ont la caractéristique d'être «dégénérés après avoir été trop longtemps isolés dans les montagnes de l'est du pays». Selon les Turcs de l'époque, les différents dialectes kurdes seraient incompréhensibles entre eux.

Compte tenu des classifications turques, les dialectes (lehçe) kurdes, soit le kurmandji et le zazaki (kirmançca et zazaca), appartiendraient aux dialectes anatoliens de l'Est, c'est-à-dire au «groupe osmanli» lié au groupe du turc du Sud (güney türkçesi). En prétendant ainsi que le kurde n'était pas une «langue», mais un simple dialecte local pauvre et dégénéré, on voulait faire croire qu'il devenait inapproprié de l'enseigner, de l'écrire ou de le publier, ce qui justifiait l'interdiction. Quoi qu'il en soit, toutes ces affirmations étaient parfaitement erronées, puisque le kurde est une langue indo-iranienne, qui n'a rien à voir avec une langue altaïque comme le turc.

Quant au président de la République, Cemal Gürsel (de 1960 à 1966), il demandait de «cracher au visage de quiconque qualifiera autrui de kurde». Au tournant des années 1970, la Turquie devint le cadre de radicalismes multiples et d'affrontements incessants qui fragilisèrent la classe politique. De plus, une crise économique accéléra la paupérisation de la population et aggrava les inégalités sociales. Parallèlement aux contestations inévitables de la part des étudiants, des ouvriers et des paysans, de jeunes officiers de l'armée décidèrent de prendre le pouvoir afin de restaurer le kémalisme. Mais le régime militaire de 1971 se discrédita rapidement auprès de la population par ses mesures répressives, ses tortures et ses exécutions. Il se saborda en autorisant la tenue d'élections libres en octobre 1973.

Celles-ci consacrèrent la victoire de Mustafa Bülent Ecevit, président général du Parti républicain du peuple (CHP). Ce fut le retour de l'islamisation au moyen de mesures favorables à la morale et à la culture religieuses.

- La crise de Chypre

En 1974, un coup d'État à l'île de Chypre, désignée officiellement comme la république de Chypre depuis 1960, fut perpétré par la junte au pouvoir à Athènes. C'est alors que le gouvernement Ecevit décida d'intervenir militairement à Chypre, afin d'empêcher le «massacre des Turcs chypriotes». L'intervention des forces armées turques sur les côtes nord de l'île provoqua la fuite des putschistes et la chute de la junte militaire grecque, avec comme résultat que l'occupation turque a ainsi amputé la république chypriote de 38 % de son territoire au nord (voir la carte), faisant 2000 victimes parmi les Chypriotes grecs et entraînant l'expulsion de dizaines de milliers d'autres de leur foyer.

En quelques semaines, environ 50 000 Grecs furent forcés de partir vers le sud, tandis que 45 000 Turcs durent se réfugier vers le nord. Ce «réaménagement» démographique regroupa au nord tous les Chypriotes turcs qui vivaient jusqu'alors dans des enclaves dispersées un peu partout sur l'île.

En même temps, la Turquie fit venir quelque 100 000 immigrants d'Anatolie. Les Chypriotes turcs allaient désormais être sous la protection militaire de la Turquie, ce qui porta la popularité du gouvernement Ecevit à son apogée.

- La répression militaire

Néanmoins, contre toute attente, le président Ecevit perdit les élections de 1974, ce qui favorisa l'alternance de divers gouvernements. Avec la droite radicale, appuyée par le régime militaire, la violence reprit de plus belle, surtout dans les localités dites «mixtes», où on trouvait des Kurdes ou des alévis qui pratiquent une religion bien particulière héritée du zoroastrisme. Tous les jeunes Turcs d'aujourd'hui connaissent encore la devise suivante : «Celui qui tue deux alévis mérite le paradis.»  Entre-temps, le Kurde Abdullah Öcalan fondait en 1978 le Parti des travailleurs du Kurdistan ou PKK (en kurde: Partiya Karkerên Kurdistan), une organisation armée se présentant comme un mouvement de guérilla. 

Le coup d'État militaire du 12 septembre 1980 par le général Kenan Evren permit à celui-ci de prendre des mesures vigoureuses contre les hommes politiques et les intellectuels accusés d'avoir laissé le pays s'enfoncer dans la violence. La répression fut particulièrement sévère à l'égard des islamistes et des groupuscules de droite et de gauche. Des milliers de personnes furent exécutées et des dizaines de milliers d'autres furent emprisonnées.  Le régime militaire pratiqua une politique ultranationaliste et ultraconservatrice.  Les militaires décrétèrent que toute idéologie autre que le kémalisme, toute appartenance ethnique autre que turque et toute affiliation religieuse autre que sunnite relevaient dorénavant de la «perversion».

Il s'ensuivit que l'usage oral de la langue kurde fut interdit, tandis que des banderoles furent installées dans les montagnes du Kurdistan avec la devise de Mustafa Kemal 'Atatürk, le fondateur de la république de Turquie : "Ne mutlu Türküm diyene" («Heureux celui qui se dit Turc»).

Mais ce n'est pas tout. Des mosquées furent construites dans les villages alévis (des musulmans hétérodoxes). Dans les prisons, la lecture du Coran fut fortement «recommandée», tandis que les prisonniers politiques durent écrire sur les murs de leur geôle les slogans du nouveau régime, soit «La Turquie plus grande que tout le reste» et «Celui dont le front touche le tapis de prière est mon frère.»

Bien qu'ennemi de l'islamisme politique, le général Kenan Evren croyait qu'un islam modéré serait le meilleur rempart contre le radicalisme religieux et le communisme. Dans les faits, l'islamisme préoccupait beaucoup moins le régime que le «séparatisme kurde» et l'extrême gauche politique. Dans l'espoir de renforcer la cohésion nationale, la junte militaire décida d'infiltrer les milieux de l'éducation et de la culture afin de combattre, avec les armes du nationalisme et d'un islam éclairé, les méfaits du cosmopolitisme, ce qui n'inaugurait rien de bon pour les minorités du pays, surtout les chrétiens et les Kurdes. Le régime militaire prôna une idéologie mariant le kémalisme et l'islam. Toutes les institutions du pays, de l'école primaire jusqu'à l'université en passant par la télévision, furent réformées en conformité avec les exigences de la nouvelle «vision nationale», celle qui influencera la Constitution de 1982 et deviendra l'idéologie officielle des années Ozal (1982-1993).

- La Constitution de 1982

Le projet de constitution, élaboré en 1982 par une assemblée consultative, s'inscrivait en réaction à la Constitution de 1961. Les dispositions prévues dans la Constitution de 1961 furent modifiées de façon plus restrictive dans la version de 1982:

Article 2 (1982)

La république de Turquie est un État de droit démocratique, laïc et social, respectueux des droits de l'Homme dans un esprit de paix sociale, de solidarité nationale et de justice, attaché au nationalisme d'Atatürk et s'appuyant sur les principes fondamentaux exprimés dans le préambule.

III. Intégrité de l'État, langue officielle, drapeau, hymne national et capitale

Article 3

L'État turc forme, avec son territoire et sa nation, une entité indivisible. Sa langue officielle est le turc.

Son emblème, dont la forme est définie par la loi, est un drapeau de couleur rouge sur lequel il y a une étoile et un croissant blancs.

Son hymne national est la « Marche de l'indépendance ».

Sa capitale est Ankara.

Article 12

Chacun possède des droits et libertés fondamentaux qui sont individuels, inviolables, inaliénables et auxquels il ne peut renoncer. Les droits et libertés fondamentaux comprennent également les devoirs et responsabilités de l'individu envers la société, sa famille et les autres personnes.

II. Limitation des libertés et des droits fondamentaux

Article 13

Les droits et libertés fondamentaux ne peuvent être limités que pour des motifs prévus par des dispositions particulières de la Constitution et en vertu de la loi, et pour autant que ces limitations ne portent pas atteinte à l'essence même des droits et libertés. Les limitations dont les droits et libertés fondamentaux font l'objet ne peuvent être en contradiction ni avec la lettre et l'esprit de la Constitution, ni avec les exigences d'un ordre social démocratique et laïque, et elles doivent respecter le principe de proportionnalité.
(modifié par la loi n° 4709 du 3.10.2001)

III. Non-abus des droits et libertés fondamentaux

Article 14

Aucun des droits et libertés fondamentaux inscrits dans la Constitution ne peut être exercé sous la forme d'activités ayant pour but de porter atteinte à l'intégrité indivisible de l'État du point de vue de son territoire et de sa nation ou de supprimer la République démocratique et laïque fondée sur les droits de l'Homme.

Aucune disposition de la Constitution ne peut être interprétée en ce sens qu'elle accorderait à l'État ou à des individus le droit de mener des activités destinées à anéantir les droits et libertés fondamentaux inscrits dans la Constitution ou à limiter ces droits et libertés dans une mesure dépassant celle qui est énoncée par la Constitution.

La loi fixe les sanctions applicables à ceux qui mènent des activités contraires à ces dispositions. (Al 2 et 3 modifiés par la loi n° 4709 du 3.10.2001)

IV. Suspension de l'exercice des droits et libertés fondamentaux

Article 15

En cas de guerre, de mobilisation générale, d'état de siège ou d'état d'urgence, l'exercice des droits et libertés fondamentaux peut être partiellement ou totalement suspendu ou des mesures contraires aux garanties dont la Constitution les assortit peuvent être arrêtées, dans la mesure requise par la situation et à condition de ne pas violer les obligations découlant du droit international.

Toutefois, même dans les cas énumérés à l'alinéa premier, on ne peut porter atteinte au droit de l'individu à la vie, sous réserve des décès qui résultent d'actes conformes au droit de la guerre et de l'exécution des peines capitales, ni au droit à l'intégrité physique et spirituelle, ni à la liberté de religion, de conscience et de pensée ou à la règle qui interdit qu'une personne puisse être contrainte de révéler ses convictions ou blâmée ou accusée en raison de celles-ci, ni aux règles de la non-rétroactivité des peines et de la présomption d'innocence de l'accusé jusqu'à sa condamnation définitive.
(modifié par la loi n° 5170 du 7.5.2004)

Dans cette nouvelle Constitution, l'autoritarisme et le centralisme ont remplacé le pluralisme et la démocratie. C'est ainsi que les dispositions concernant les droits et la liberté comprenaient dorénavant toute une série d'exceptions qui en réduisaient la portée. En fait, les années de violence de la décennie 1970, qui avaient paralysé les institutions, avaient incité les rédacteurs à privilégier un dispositif répressif, limitatif et coercitif. La Constitution fut adoptée par référendum dans une proportion de 92 %, avec le général Evren comme président de la République.

8.3 L'insurrection kurde et la politique turque

Le 13 décembre 1983, Turgut Özal, d'origine kurde par sa mère, devint premier ministre du pays et dut composer avec les militaires. Au début de son mandat, Özal se fit le champion du nationalisme turc et d'un État fort, apte à imposer l'ordre et la discipline. Turgut Özal défendit une vision «eurasiste» de la Turquie, c'est-à-dire à la fois tournée vers l'Europe et vers l'Asie. Il accéléra la libéralisation de son pays, ce qui favorisa l'émergence d'une intense production littéraire et scientifique en langue turque. On assista à un regain d'intérêt pour l'Histoire ottomane et la traduction de livres occidentaux. En 1987, Turgut Özal formula la demande officielle de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Le mandat d'Özal comme premier ministre fut terni par un violent conflit avec les Kurdes. L'insurrection du PKK commença en août 1984 dans la région de l'Anatolie du Sud-Est, c'est-à-dire au Kurdistan turc. En réaction, l'État turc déploya quelque 300 000 militaires dans le Kurdistan. Ceux-ci évacuèrent des centaines de villages et détruisirent les maisons et les installations civiles afin d'empêcher le retour des habitants. Au total, quelque 3000 villages kurdes de Turquie furent complètement rayés de la carte, alors que plus de 378 000 personnes durent quitter les lieux.

En 1989, le gouvernement turc imposa dans toute la région kurde un «régime d'exception». Par les décrets-lois 423 et 424, les militaires se se virent octroyer des pouvoirs extraordinaires. Un décret du 16 décembre 1990 vint préciser les pouvoirs du «superpréfet turc». Les résultats parlent d’eux-mêmes : détentions sans procès, déportations de civils, recours systématique à la torture, suspension de la liberté de presse, sans compter les opérations de nettoyage de l'aviation turque depuis la fin de la guerre du Golfe (1991). Quant à la plupart des dirigeants kurdes, ils furent jetés en prison et les déportations massives se perpétuèrent, de même que le pilonnage des villages kurdes. 

Le 9 novembre 1989, Turgut Özal accéda à la présidence de la République. Durant sa présidence, il réforma l'économie turque en autorisant les produits qui n'étaient pas d'origine turque, et favorisa l'amélioration des relations avec l'Occident. Depuis 1990, l'apparition de mouvements religieux populaires a entraîné la réintroduction de nombreux termes islamistes utilisés dans la langue turque. Avec la disparition de l'URSS en 1991, la Turquie se vit ouvrir au commerce les ex-républiques soviétiques de l'Asie centrale, qui, comme on le sait, sont de langue turcique: l'Azerbaïdjan (azéri), le Kazakhstan (kazakh), le Kirghizistan (Kirghiz) et l'Ouzbékistan (ouzbek). Cette communauté de langues place la Turquie à la tête d'un vaste ensemble de pays et à une participation à l'existence de plusieurs organismes de coopération internationale. 

Cependant, en raison de la rigidité de l'État turc et de son refus de reconnaître aux Kurdes la légitimité d'une identité culturelle à part entière et d'une autonomie administrative, le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) intensifia sa guérilla. Devant l'ampleur du conflit, le président Turgut Özal amorça un virage radical avec la politique kémaliste et répressive à l'égard des Kurdes. Il proposa des pistes de solutions politiques, entre autres, une meilleure représentation des Kurdes au sein des institutions politiques et administratives, une amnistie pour les membres du PKK et une certaine autonomie pour le Kurdistan turc. Puis le gouvernement turc finit par reconnaître la réalité kurde en acceptant une «zone de protection» dans une partie du Kurdistan. Cette mesure fut suivie par l'autorisation de la langue kurde orale. En mars 1993, le chef du PKK, Abdullah Öcalan, proposa un cessez-le-feu. Malheureusement, à peine un mois plus tard, le 17 avril 1993, Turgut Özal décéda d'une crise cardiaque. Sa mort laissa un grand vide et changea aussitôt la donne politique. 

Sous la présidence de Süleyman Demirel (1993-2000), la question kurde déboucha sur une guerre à outrance, mobilisant plus de 300 000 soldats turcs, ce qui correspondait à plus du tiers de l'armée. Autrement dit, le successeur du président Özal, pourtant issu lui aussi d’une famille kurde, opéra manifestement un retour en arrière en laissant l’armée ratisser le Kurdistan. Évidemment, le PKK rompit sa trêve en 1994 et reprit sa lutte armée commencée en 1984. Depuis ce temps, le conflit aurait fait 37 000 morts et plus de deux millions de villageois déplacés dont les villages furent brûlés par les forces armées turques. Les pires années furent celles du gouvernement de la première ministre Tansu Ciller (de 1993 à 1996), dont les «escadrons de la mort» d’extrême droite firent des milliers de victimes parmi les élites kurdes.

Depuis l’arrestation d’Abdullah Öcalan en 1999, les violences en Turquie ont baissé considérablement. Le PKK a même annoncé l’abandon de la lutte armée au début de 2000, ce qui n'a pas empêché la répression turque de se poursuivre.

8.4 Le sommet d'Helsinki de 1999

En décembre 1997, le Conseil européen de Luxembourg décidait de ne pas retenir la candidature de la Turquie à l'adhésion à l'Union européenne. Cette décision, on s'en doute, fut très mal perçue par l'opinion publique turque. Les conditions politiques imposées par l'Union européenne étaient devenues plus contraignantes, alors que la Turquie s'est souvent vu reprocher ses atteintes aux droits de l'Homme et sa gestion brutale de la question kurde. Néanmoins, en décembre 1999, le gouvernement turc remporta un certain succès au sommet d'Helsinki, car les chefs d'État et de gouvernement de l'Union reconnurent le statut de «candidat à l'adhésion» de la Turquie.

Il n'en demeure pas moins que la Turquie ne fait pas suffisamment d'efforts pour rassembler les conditions nécessaires à cette adhésion. Si l'on tient compte de quelques modifications mineures à la législation turque, les réformes engagées sont toujours demeurées timides et ressemblent à du camouflage. D'un côté, toute concession à l'égard des minorités est présentée comme une grande politique d'ouverture; de l'autre, l'État adopte des pratiques encore plus rigides qui contrebalancent les concessions. Par exemple, en 2003 et en 2004, le gouvernement turc autorisait les émissions radiophoniques dans les langues et dialectes locaux, ainsi que leur enseignement dans les écoles privées par le Règlement relatif aux émissions de radio et de télévision dans les langues et dialectes traditionnellement employés par les citoyens turcs dans leur vie quotidienne (2004). Cette mesure fut présentée à l'Europe comme la levée des interdictions qui frappaient la langue kurde.

Dans les faits, il n'en fut absolument rien. De plus, toute manifestation de revendication du droit à l'enseignement en kurde fut sévèrement réprimée. Quant aux violations des droits de l'Homme, elles demeurent massives. Néanmoins, un nouveau code civil fut adopté, qui reconnaît aux femmes l’égalité dans le mariage, l’enseignement du kurde fut finalement autorisé à certaines conditions et la peine de mort, abolie, ce qui permit au chef kurde Abdullah Öcalan d'échapper à la peine de mort.

8.5 La crise irakienne et l'autonomie kurde

En avril 1991, la résolution n° 688 de l'ONU imposa à l’Irak une «zone de protection» dans le nord du pays; l'organisme international décida d'en garantir la sécurité par des patrouilles aériennes au nord du 36e parallèle surveillées par les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne dans le cadre de l'opération appelée "Provide Comfort". Lorsque la guerre du Golfe éclata en 1991, le Kurdistan irakien était déjà en ruines. Néanmoins, la création d'une zone d'exclusion aérienne dans le nord de l'Irak, protégée par les militaires américains et britanniques, a eu pour effet de conférer aux Kurdes d'Irak une autonomie réelle. Pendant ce temps en Turquie, à partir de 1991, grâce à l'abrogation de la Loi relative aux publications et émissions qui seront faites dans d'autres langues que le turc, des livres, des revues et des journaux ont été publiés en kurde, mais cette langue est demeurée longtemps interdite à la télévision.

- L'autonomie kurde

En 1992, les Kurdes d'Irak tinrent leurs premières élections démocratiques, lesquelles permirent la création, à Erbil, d'un parlement kurde autonome et d'un gouvernement régional démocratiquement élu. Le Parlement autonome comptait 100 sièges réservés aux Kurdes, 5 aux Assyriens et 10 aux Turkmènes. Soucieux de rassurer les États voisins, le Parlement kurde se prononça en faveur d'un fédéralisme respectant l'intégrité territoriale de l'Irak.

Comme on pouvait s'y attendre, les écoles kurdes furent réouvertes dans toutes les régions «libérées». En ce qui concerne les diverses minorités linguistiques du Kurdistan, les autorités kurdes entreprirent de promouvoir le statut des langues minoritaires afin qu'elles puissent être utilisées dans les médias et dans l'enseignement dans les écoles primaires et secondaires. En même temps, le kurde fut promu comme langue de l'administration dans les zones kurdes. Les populations arabes sunnites implantées par Saddam Hussein furent obligées de rendre les terres aux Kurdes et de voir leurs villes incluses dans un Kurdistan autonome.

- Les conséquences en Turquie

Toutes ces mesures eurent pour effet de semer la panique en Turquie, car les dirigeants de ce pays n'étaient que fort peu disposés à voir se créer une entité politique le moindrement viable chez les Kurdes irakiens. C'est que l'autonomie dans le Kurdistan irakien pourrait s'étendre au Kurdistan turc. La présence d'un Kurdistan autonome en Irak, avec l'appui des États-Unis, représente donc une menace pour l'intégrité de la Turquie.

Pour manifester son désaccord, l'armée turque massa quelque 140 000 soldats à la frontière nord de l'Irak, tout en menaçant d'intervenir. Toute relation qui se détériorerait entre la Turquie et les États-Unis ne pourrait que favoriser les courants anti-occidentaux, ultranationalistes, militaristes et islamistes. La Turquie semble prête à s'interposer militairement en cas d'indépendance du Kurdistan irakien. Quant aux États-Unis, ils craignent qu'une éventuelle indépendance du Kurdistan irakien ne déstabilise toute la région en ravivant le rêve sécessionniste des minorités kurdes de la Turquie et de l'Iran. Au fur et à mesure que les Kurdes d'Irak renforcent leurs positions en Irak, on assiste à une recrudescence de l'hostilité, sinon du racisme des Turcs à l'égard des Kurdes de Turquie. La Turquie n’a d'ailleurs jamais caché qu’elle souhaitait le rétablissement de l'autorité de Bagdad sur le Kurdistan irakien malgré la tutelle internationale imposée par l’ONU. Elle ne veut à aucun prix un État kurde dans le nord de l'Irak voisin, et ce, d'autant plus que celui-ci risquerait d'être asphyxié par la Turquie, la Syrie et l'administration de Bagdad.

Depuis que les États-Unis ont réussi à contrôler Bagdad, les Kurdes ont eu certes la vie plus facile, mais l'armée turque a continué de surveiller ses intérêts en maintenant des troupes près du Kurdistan irakien. Cependant, en janvier 2018, alors que l’État islamique était pratiquement à l’agonie, les États-Unis ont abandonné lâchement leurs alliés kurdes et, par la voix de leur secrétaire d’État, reconnaissaient plutôt «le droit légitime de la Turquie» à se «protéger». C'est ainsi que, avec la bénédiction de la Russie, la Turquie a pu tranquillement lancer son offensive terrestre et aérienne (appelée «Rameau d’olivier») contre les Kurdes en Syrie. Pourtant, en août 2016, l’émissaire des États-Unis auprès de la coalition internationale antidjihadistes jugeait «inacceptables» les frappes menées par la Turquie contre les forces arabo-kurdes, qui menaient leur combat contre le groupe État islamique dans le nord de la Syrie. La Turquie craint toujours qu’un éventuel Kurdistan irako-syrien ne donne une base arrière idéale aux Kurdes turcs aspirant à libérer leurs terres ancestrales.

8.6 Les effets de la répression

Selon un bilan officiel établi par le ministre d'État du gouvernement turc, la guerre entre les Kurdes et les forces armées turques aurait fait au moins 40 000 morts depuis 1984, dont quelque 15 000 parmi les militaires turcs. Elle aurait coûté à l'État turc quelque 84 milliards de dollars US et 3000 villages kurdes auraient été détruits. On ignore en réalité combien coûte exactement la guerre antikurde, car de nombreux fonds ne sont pas soumis au contrôle du Parlement, mais certains économistes estiment que plus des trois cinquièmes du budget annuel sont consacrés à la «pacification» du territoire. Le gouvernement turc croit encore éradiquer la guérilla kurde, sans rien céder aux aspirations culturelles ou politiques des Kurdes! Évidemment, c'est une politique dont les chances de réussite semblent quasi nulles.

Ce n'est pas un hasard si l’armée turque a acquis une importance démesurée dans ce pays. Celle-ci dévore un budget impressionnant qui fragilise toute l’économie de la Turquie, avec une inflation qui dépasse, depuis 1991, les 80 %. Cette armée n’a qu’un projet : conserver l’alliance américaine et constituer son bras armé contre les Russes et les Arabes. Cette puissante armée a aussi un droit de veto sur tous les budgets votés au Parlement d’Ankara; elle soumet d’abord son propre budget aux parlementaires, mais aucun d’eux ne peut le contester sous peine d’être accusé de trahison.

Il est certain par ailleurs qu’une bonne partie de l’armée turque, par exemple les généraux et les autres officiers, les miliciens pro-gouvernementaux, les policiers, sans compter les fonctionnaires en poste dans les régions kurdes, les marchands de canons, les trafiquants de drogue, etc., ont intérêt à poursuivre ce conflit qui renforce leur emprise sur le pays. Il est vrai en outre que la Turquie conserve une très longue tradition militariste pour des raisons de sécurité nationale. La guerre contre les Kurdes aurait coûté, selon les estimations des militaires, plus de 100 milliards de dollars US. La Turquie abrite en même temps une base permanente de 5000 militaires américains (sans compter des soldats britanniques et français) ainsi que des armes nucléaires.

8.7 L'actualité des questions linguistiques

La question linguistique continue encore aujourd'hui de faire partie des «actualités politiques» en Turquie. Depuis la mort d'Atatürk en 1938, chaque décennie amène l'inévitable débat, à savoir s'il faut favoriser un lexique plus traditionnel ou plus moderne. Le domaine religieux n'a, quant à lui, jamais été beaucoup affecté par la réforme linguistique. Les publications religieuses ont continué de véhiculer un discours qui est encore aujourd'hui lourdement arabe ou persan dans le vocabulaire et très persan dans la syntaxe. Entre-temps, les successeurs d'Atatürk ont repris le flambeau en reprenant l'idéologie de l'épuration de la langue.

En fait, l'objectif d'Atatürk a toujours été la religion, plus précisément son élimination en tant qu'héritage de l'Empire ottoman. Son ambition était de créer un nouvel homme turc, dépouillé de tout ce qui pouvait lui rappeler son ancienne appartenance ottomane, ce qui incluait la religion musulmane. Pour ce faire, il fallait rejeter non seulement l'alphabet arabe, mais aussi les influences linguistiques islamistes, le calendrier, même les vêtements.

Depuis une trentaine d'années, la Turquie semble avoir cessé de considérer la langue comme un problème majeur. Les alternances politiques n'ont guère favorisé une action constante en la matière, bien que la presse turque n'ait jamais cessé de consacrer de nombreux articles à la question. Il y eut une tentative de réforme autoritaire par le gouvernement militaire en 1982, mais elle provoqua de vives réactions même chez les partisans, qui y virent une trahison d'Atatürk. 

- Le «paquet démocratique» pour les droits des Kurdes

En septembre 2013, le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdoğan, dévoilait un «paquet démocratique» pour les droits des Kurdes; il annonçait des réformes destinées notamment à accroître les droits des Kurdes. En éducation, le gouvernement turc préconisait un enseignement en kurde dans les établissements d'enseignement privés tout en précisant que certaines matières continueraient d'y être offertes en turc: «Nous rendons à présent possible l'enseignement dans différentes langues et dialectes dans les écoles privées.» 

Recep Tayyip Erdoğan (devenu président de la Turquie en août 2014) a également annoncé des mesures permettant que certaines localités kurdes, dont le nom avait été turquisé après le coup d'État de 1980, puissent reprendre leur nom kurde. Il comptait aussi autoriser la libre utilisation des lettres kurdes Q, W et X, longtemps bannies de Turquie, car elles n'apparaissaient pas dans l'alphabet turc. En fait, l'enseignement en kurde serait autorisé comme matière optionnelle au même titre que les langues étrangères comme l'anglais, le français ou l'allemand, et ce, à la condition qu'il y ait un nombre suffisant d'élèves. Quoi qu'il en soit, les nouvelles lois et les anciennes lois modifiées contiennent encore des dispositions restrictives, alors que les tentatives de réformes se heurtent aux résistances de l'appareil de l''État. Bref, les effets positifs se font encore attendre.

- Des mesures jugées symboliques

Dans les faits, les réformes ont été perçues comme essentiellement «symboliques» par les associations et les mouvements kurdes qui revendiquent le droit à l’enseignement en langue maternelle kurde dans les écoles publiques, une forme d’autonomie pour les régions à majorité kurde de l’Est et du Sud-Est, une révision de la loi antiterroriste afin de permettre la libération de milliers de personnes et une mention de l’identité kurde dans la Constitution. À l'heure actuelle, aucune école publique n'est autorisée à donner un enseignement dans la langue de cette minorité. Les réformes proposées apparaissent de toute évidence comme nettement insuffisantes («trop légères») pour les Kurdes.

Pourtant, les revendications des Kurdes semblent acceptables. Ce peuple progressiste demande une auto-gouvernance démocratique dans le sud du pays – et non pas l’indépendance – et le respect de ses droits culturels et linguistiques. Or, ces demandes sont jugées inacceptables et considérées comme provocatrices par le gouvernement turc, nationaliste et conservateur, qui en a fait un prétexte à la rupture du cessez-le-feu.

- La poursuite de la répression contre les Kurdes

En 2015, la Turquie a vu en effet réapparaître une vague de violence et a lancé une opération aérienne contre les groupes terroristes actifs en Syrie voisine, comme le groupe armé État islamique (EI). Or, comme il n'y a pas de guerre contre le groupe État islamique, Ankara se sert de ce prétexte pour couvrir sa répression de la guérilla du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). De fait, l'Agence France-Presse signale que, sur des dizaines de frappes aériennes menées par la Turquie en Syrie, seules trois visaient officiellement l’EI, les autres ciblaient les rebelles kurdes.

La Turquie semble encore s'enfoncer dans une guerre ouverte avec les Kurdes, qui répliquent par des attaques meurtrières aux raids aériens visant leurs bases, laissant les Américains en première ligne dans la lutte contre les djihadistes. La télévision nationale retransmet chaque jour en direct les funérailles officielles accordées aux «martyrs» victimes du PKK. Encore en septembre 2015, le gouvernement turc, par la voix de son premier ministre islamo-conservateur, promettait d’éradiquer les rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) au lendemain de l’opération la plus meurtrière menée depuis des années contre les forces armées. Ainsi, le pays se retrouve replongé dans son accablant cauchemar du «problème kurde». Aujourd'hui encore, l'opinion publique turque et les médias sont prêts à accepter toutes les violations des droits de l'Homme, pourvu que le «terrorisme kurde» soit supprimé. Comme par le passé, le gouvernement turc préfère régner par la peur. Entre-temps, l'État turc continue d'emprisonner des intellectuels et historiens turcs qui soutiennent la reconnaissance du génocide arménien.

Depuis le mois d'août 2015, le régime turc du président Erdoğan a imposé une cinquantaine de couvre-feux dans les régions kurdes du sud-est de la Turquie, isolant plusieurs villes du reste du pays. De nombreuses exactions ont été relevées, tandis que les maisons étaient rasées une à une. Certains observateurs parlent d’une volonté d’éradiquer, non pas le PKK, mais le peuple kurde dans sa totalité. De fait, Nusaybin, Cizre, Silopi, Sur, Dargeçit, etc., toutes des villes kurdophones sont devenues le théâtre d’intenses combats entre les soldats turcs et les combattants du PKK. Ankara a déployé 10 000 soldats et policiers dans les seules villes de Cizre et Silop, et a bombardé les bases du PKK jusque dans les montagnes irakiennes. L'objectif du gouvernement du président Recep Tayyip Erdoğan, c'est de «pacifier» et de «nettoyer» le sud-est du pays, à majorité Kurde et «d'enterrer tout le monde dans les tranchées». C’est toute l’ironie de la situation: tandis que les forces kurdes combattent l'EI en Irak et en Syrie, elles sont bombardées quotidiennement par l’aviation turque. Cela signifie aussi que les civils touchés par cette guerre n'ont plus d'électricité, plus d'eau, plus d'hôpitaux, plus de téléphone, plus le droit de mettre le pied dans la rues, etc. 

Le président turc, Recep Tayyip Erdoğan, est à la fois proche des États-Unis et des milieux islamiques radicaux. D'ailleurs, le régime est accusé de complicité avec les djihadistes par de nombreux d’observateurs : fourniture d’armes, transit du pétrole, soins des blessés, soutien économique, laissez-passer à la frontière, etc. Ce double jeu, longtemps ignoré et nié par les États-Unis et leurs alliés, de plus en plus dénoncé. Sans une forte pression de la communauté internationale, la répression sanglante du peuple kurde a peu de chances de s’arrêter, et ce, d’autant plus que le président turc a déclaré ne vouloir ni processus de paix ni discussions avec les «terroristes» kurdes. Pour le moment, le gouvernement d’Erdoğan ne semble pas enclin à laisser quelque liberté d’action que ce soit aux Kurdes présents sur son territoire. La Turquie a sombré dans la guerre civile. C'est à nouveau l'impasse avec les Kurdes. L'héritage laissé par Mustafa Kemal Atatürk pèse encore lourdement sur la Turquie, du moins en ce qui concerne les Kurdes. Atatürk ne voulait rien savoir des Kurdes et de leur prétendue autonomie; c'est pourquoi il a eu recours à l'armée pour les neutraliser. Près d'un siècle plus tard, la Turquie mène le même combat rétrograde, autocratique et antidémocratique.

Le président Recep Tayyip Erdoğan semble exceller pour amplifier la polarisation de son pays. Il s'agit pour lui de pousser ses partisans à se dresser contre l’autre partie du pays: jouer les sunnites contre les chiites, les Turcs contre les Kurdes, les religieux contre les laïcs, puis souffler sur les braises d’un nationalisme fascisant. Les opposants du président Erdoğan l'accusent d'atteintes aux libertés individuelles, de mise au pas de la justice, d'attaques contre la presse d’opposition, d'islamisation de la société, d'autoritarisme croissant, de folie des grandeurs et de corruption (depuis le scandale de décembre 2013).

L'un de ses plus récents thème de prédilection concerne les femmes et le planning familial. Le président turc estime qu'aucune famille musulmane ne peut accepter la contraception et le planning familial; il en appelle «aux mères pour accroître le nombre de Turcs». Par le passé, il a déjà assuré que les femmes devaient avoir au moins trois enfants; il a décrit l’avortement comme un «crime contre l’Humanité», mais il a aussi dénoncé la «trahison contre des générations de Turcs» que représente à ses yeux le planning familial. Évidemment, l'opposition et les mouvements féministes turcs reprochent au régime du président islamo-conservateur d’entretenir les violences contre les femmes avec des préjugés religieux.

- La fierté linguistique

Le retour de la fierté linguistique plutôt l'«expansion» linguistique fait aujourd'hui pleinement partie du projet politique de l'AKP (en turc : Adalet ve Kalkınma Partisi = Parti de la justice et du développement). La diffusion du turc dans le monde est devenue un objectif avoué et poursuivi avec des moyens soutenus. L'agence d'aide extérieure TIKA (en turc: Dirk ve Koordinasen Ajan = Agence de coopération et de coordination) mène à bien son projet de «Turcologie» depuis 1999. Les instituts culturels Yunus-Emre, créés en 2007, ont pour mission officielle l'enseignement de la langue et la promotion des arts et de la culture turque à l'étranger. Il en existe à l'heure actuel 45 dans 34 pays, mais l'objectif officiel est de se rendre à au moins une centaine de centres actifs d'ici à 2023. Le réseau des écoles de Fethullah Gülen a aussi pleinement participé à cet effort national linguistique entre 2003 et 2014, avant le conflit avec l'AKP qui les a marginalisées dans le dispositif de la diplomatie informelle turque.

- Le coup d'état raté de juillet 2016

C'est pourquoi le coup d'état raté de juillet 2016 n'a pas surpris grand monde en Turquie, même si la planète entière s'en est inquiétée. La méfiance profonde que se vouent mutuellement le président du pays, Recep Tayyip Erdoğan, et les forces armées turques, longtemps toutes-puissantes dans le pays, n’est un secret pour personne. Lorsqu’il a pris le pouvoir en Turquie en 2003, Erdoğan avait promis de retourner les militaires dans leurs casernes en les excluant du pouvoir politique. Or, selon le modèle turc hérité de l'époque de Mustapha Kemal Atatürk, l’armée joue le rôle de garant de la stabilité et de la laïcité dans le pays, un concept rejeté aujourd'hui par le parti islamo-conservateur d’Erdoğan. Du fait que le pays souffre d'une très mauvaise économie attribuée à l'escalade de la violence avec les Kurdes, aux attentats terroristes et à la menace djihadiste, à l'afflux des réfugiés et à l’évaporation des touristes, le moment semblait propice pour que l'armée, fidèle à son habitude, intervienne pour rétablir l'ordre, comme elle l'a fait en 1960, en 1971, en 1980 et en 1997.

Le président Erdoğan s'est retrouvé renforcé par l’échec des putschistes, mais il faudrait qu'il se rende compte que la façon dont il gouverne le pays est également une source de divisions au sein du peuple turc, bien qu'il bénéficie de beaucoup d'appuis auprès des musulmans pratiquants, lesquels ont eu le sentiment d'être marginalisés par le passé en raison de l'influence des militaires sur les précédents gouvernements. Le régime du président Erdoğan est marqué par des scandales de corruption et aussi par une tactique politique de plus en plus visible qui ne manifeste par des restrictions sur la liberté d'expression et de la presse, des licenciements abusifs de magistrats et de dirigeants militaires, des violences et l'usage excessif de la force, des détentions illégales, la torture, la chasse aux Kurdes, etc. Cette dérive politique autoritaire semble être devenue le symbole de mobilisation qui caractérise désormais la société turque.

De fait, comme il fallait s'y attendre, non seulement l’armée n’a pas été épargnée par les purges après le putsch avorté, mais la purge s'est généralisée et est devenue une épuration dans l'administration publique, les universités, les stations de radio et les chaînes de télé. Selon un comptage de l’AFP, au moins 25 000 fonctionnaires, dont plusieurs milliers de policiers et de gendarmes et des enseignants, ont été suspendus ou démis dans cette chasse nationale. 

De toute évidence, le gouvernement Erdoğan n’a toujours pas compris qu’un malaise profond traverse la société turque et qu’il ne pourra pas le surmonter en mobilisant ses partisans et en recourant constamment à la théorie du complot.

- Un gouvernement islamiste et corrompu

Le gouvernement islamiste et corrompu de Recep Tayyip Erdoğan est contesté par beaucoup de Turcs. À la faveur de diverses crises, le président Erdoğan a imposé un programme islamiste. En bon dictateur, il a réussi à cumuler les pouvoirs grâce en partie à la tentative ratée de coup d'État, lequel a servi de prétexte pour emprisonner les leaders d'opinion qui lui sont hostiles et pour instaurer un régime de terreur. Six mois plus tard, quelque 110 000 personnes avaient perdu leur emploi ou avaient été suspendues parce qu'elles ont été soupçonnées d'avoir participé au coup d'État. Dix-neuf universités ont été fermées, quatre chercheurs et plus de 400 étudiants ont été jetés en prison pour délit d'opinion. Plus de 170 journaux, radios, chaînes de télé ont été fermés. Il en résulte aujourd'hui qu'il n'y a plus de liberté de parole en Turquie.

Pour en revenir aux Kurdes, le président Erdoğan a élaboré une propagande ultranationaliste qui le rend populaire auprès de certaines parties de la population. Ainsi, Erdoğan a déclaré que la ville de Mossoul avait déjà été sous le contrôle des Turcs (il y a plus d'un siècle). Du même souffle, Erdoğan a demandé que les Turcs participent à la libération de Mossoul, ce qui a été refusé par l'Irak. Néanmoins, la Turquie a envoyé des troupes en Irak et en Syrie contre la volonté des gouvernements de ces deux pays.
 

Évidemment, peu d'informations filtrent en provenance des territoires kurdes de Turquie. Les journalistes étrangers n'y sont pas admis. Mais les destitutions de maires kurdes, les attentats kurdes en Turquie et l'histoire récente laissent présager qu'une situation épouvantable règne dans ces régions. Les massacres de Kurdes se succèdent les uns aux autres.

N'oublions pas que l'armée turque est considérée comme la 10e armée la plus puissante au monde. Une fois l'État islamique neutralisé, la Turquie voudra mâter les Kurdes établis au sud de sa frontière. Qui l'empêchera de le faire? Les Américains et leurs alliés protègent les Kurdes parce qu'ils sont les meilleurs combattants contre l'État islamique. Vont-ils risquer une rupture avec la Turquie? Si le gouvernement turc poursuit ses politiques de répression, c'est pourtant ce qu'il faudrait faire. Parce que personne ne peut rien attendre de bon de la part d'un pays islamiste, corrompu et qui terrorise et manipule sa population. Signalons que, le 24 juin 2016, le Parlement turc a voté l’immunité des poursuites judiciaires pour les membres des forces armées, et ce, pour l'ensemble des actes commis dans le cadre des opérations militaires au Kurdistan turc.

Le 16 avril 2017, le président Recep Tayyip Erdoğan a organisé un référendum qui proposait d'instituer un régime présidentiel au lieu d'un régime parlementaire. L'objectif d'Erdoğan était de restaurer la gloire de l'Empire ottoman en se dotant des pouvoirs accrus. La victoire à l'arraché au référendum du 16 avril va probablement polariser la société turque : les deux partis politiques qui se sont prononcés en faveur du référendum auraient normalement dû récolter plus de 60 % des voix. Ils n'en ont obtenu que 51,3 % et n'auraient pas dépassé la majorité si les bulletins de vote non scellés n'avaient pas été comptés.

Les objectifs évidents du président Erdoğan sont de détruire complètement toute forme de gouvernement kurde non seulement en Turquie, mais aussi en Syrie. Il a même déclaré qu’il n’hésiterait pas à envoyer ses troupes jusqu’à la frontière irakienne. En fait, Erdoğan semble caresser le rêve de reconstruire l’Empire ottoman, lequel étendait ses frontières sur l’Irak et la Syrie et qui faisait la promotion d’un islam intolérant. C'est ce qui explique aussi la «christianophobie» institutionnelle dont on accuse la Turquie. L'Union européenne a d'ailleurs averti le gouvernement turc que la liberté religieuse appliquée en Turquie ne répondait pas encore aux critères fixés par l'Europe.

En juin 2018, Le chef de l’État turc a été réélu dès le premier tour pour un nouveau mandat aux pouvoirs renforcés. En effet, sa victoire aux élections de 2018 assoit encore son pouvoir, car le scrutin marque le passage du système parlementaire en vigueur à un régime présidentiel où le chef de l’État concentre la totalité du pouvoir exécutif, aux termes d’un référendum parlementaire qui s’est tenu l’année précédente. La réforme constitutionnelle prévoit le transfert de tous les pouvoirs exécutifs au président, qui pourra nommer les ministres et de hauts magistrats, décider du budget et gouverner par décrets; la fonction de premier ministre est supprimée.

La Turquie se retrouve à la croisée des chemins. C'est aujourd'hui un système présidentiel dans lequel le pouvoir est de plus en plus centralisé entre les mains d’une seule personne. C'est un État dans lequel des dizaines de journalistes et des centaines d’opposants politiques sont actuellement emprisonnés. C'est un allié occidental qui bloque l’adhésion de la Suède à l’OTAN et qui ménage à la fois ses relations avec la Chine, l’Arabie saoudite, la Russie et l’Ukraine. C'est aussi un système parlementaire dans lequel le Parlement n’a pas d'emprise, la justice n’est pas indépendante et la presse est muselée. Le régime laïc hérité de Mustafa Kemal Atatürk semble volatilisé pour le moment afin de faire place à un régime autoritaire et impérial. La nostalgie de l'Empire ottoman s'affiche sans détour. Le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan a mis au pas l'armée, s'est rapproché de l'Iran et s'est éloigné de l'Europe. Atatürk et Erdoğan sont mûs par le même nationalisme, même si les moyens pour atteindre leur but sont opposés. 

De plus, en mai 2023, le président Erdoğan a démenti les médias occidentaux qui, prenant leurs désirs pour la réalité, avaient parié sur sa défaite électorale. La victoire de son parti aux législatives du 14 mai et sa réélection à la présidence le 28 mai vont vraisemblablement aggraver l’isolement avec l’Union européenne, déjà confrontée à la guerre du président russe Vladimir Poutine. L’un et l’autre semblent avoir ambitionné de restaurer la grandeur des deux grands empires dont la Russie et la Turquie sont les héritières : l’Empire des tsars et l’Empire ottoman.

Les actes de répression sanglants forment un chapitre peu glorieux de l'Histoire de la Turquie. On peut regretter que la naissance de ce pays se soit faite de façon aussi violente, soit en éliminant ou en tentant d'éliminer les minorités arméniennes, grecques, arabes, kurdes et juives. Paradoxalement, sans cette violence, jamais ce pays n'aurait atteint cette unité ethnique et cette commune vision morale, qui ont contribué à la renaissance turque.

Quoi qu'il en soit, l'épuration ethnique a entraîné des conséquences linguistiques importantes. En éliminant les minorités arméniennes et grecques, en matant les communautés kurdes, la Turquie se transformait en une société homogène, à la fois totalement de langue turque et de religion musulmane, tout en restant la première république musulmane laïque. Tout compte fait, l'épuration ethnique faisait partie d'un programme visant à implanter durablement la langue turque au sein de la société anatolienne. Sans des mesures autoritaires et répressives, la Turquie de Mustafa Kemal Atatürk n'aurait jamais pu entreprendre une réforme orthographique aux répercussions sociales et politiques aussi profondes. Mais le prix pour atteindre cet objectif fut très élevé, surtout quand on apprend le sort qui attendait les minorités nationales: les Grecs, les Arméniens, les Kurdes et les Arabes. L'Histoire de la Turquie montre en même temps que la langue peut servir d'instrument puissant à une élite pour imposer sa domination.  

En ce qui concerne la question kurde, la Turquie a encore bien des efforts à faire si elle veut parvenir à régler un problème vieux d'un siècle. Elle n'y parviendra pas en cherchant des solutions cosmétiques destinées à apaiser les revendications kurdes ou, pire, en recourant à la répression systématique. Il faudra plus que cela, car il faudra consentir enfin à ramer dans le sens du courant. Or, la Turquie n'en est pas encore là, et ce, d'autant plus qu'elle considère que tous les Kurdes sont des terroristes. Pourtant, il faudra bien que ce pays remette en question ses mauvaises relations avec ses minorités, surtout les Kurdes, et reconsidère son passé passablement sanguinaire. Chose certaine, les 15 millions de Kurdes de Turquie ont le droit de vivre comme les turcophones. Mais les politiques d'assimilation vont à l'encontre du droit des peuples à la vie et à leur pleine autodétermination.

Si la Turquie persiste dans cette voie de la liquidation des Kurdes, il ne restera plus aux pays occidentaux qu'à soutenir la création d'un État kurde puissant au grand dam des autorités turques. Le conflit syrien a remis au goût du jour la question de la création d'un Grand Kurdistan au Proche-Orient. Les Kurdes sont néanmoins conscients qu’un Grand Kurdistan n'est pas possible pour le moment, mais ils pourraient aspirer à des «provinces fédérales» plus autonomes au sein des frontières de leur pays. Cette solution permettrait la résolution d’un conflit de longue date né de la revendication d’un peuple dispersé sur plusieurs États sans violer le principe d’intangibilité des frontières. Toutefois, le scénario d’une autonomie en douceur semble pour l'instant impossible en Turquie et en Iran, les gouvernements de ces deux pays étant très forts au point de vue politique et institutionnel. À l'heure actuelle, sous la présidence d'Erdoğan, la Turquie a régressé sur plusieurs fronts. Ses institutions s'écroulent, ses universités sont devenues dysfonctionnelles, ses médias sont pratiquement muselés, l'économie est en recul, les rapports avec l'Europe se dégradent et le problème interne avec les Kurdes refait surface. Recep Tayyip Erdoğan orchestre cette régression et la Turquie va tôt ou tard en payer le prix.

 

Dernière mise à jour: 17 août 2024

La Turquie

(1) Situation générale


(2)
Histoire de l'Empire ottoman
et de la Turquie moderne
 


(3)
La politique linguistique
 
(4) Bibliographie

Kurdistan