Turquie

La politique linguistique
 

Plan de l'article

1 La Constitution turque
1.1 Le caractère indivisible de la République
1.2 Des droits égaux théoriques
1.3 Les nécessaires modifications
1.4 Le traité de Sèvres (1920)
1.5 Le traité de Lausanne (1923)

2 L'application de la politique linguistique
2.1 Le Parlement turc
2.2 Les langues et la justice
2.3 L'Administration publique
2.4 La langue maternelle des citoyens turcs
2.5 Les langues d'enseignement
2.6 L'enseignement de la religion

3 Les langues dans les médias
3.1 La liberté d'expression sous surveillance
3.2 Entre la censure et l'interdiction
3.3 La presse écrite
3.4 La presse électronique

4 La politique de paranoïa des autorités
4.1 L'attitude de prudence chez les Kurdes
4.2 L'opinion publique turque
4.3 L'adhésion à l'Union européenne

1 La Constitution turque

Jusqu'à récemment, la Turquie était sous le régime d'une constitution imposée par les militaires de 1982. Candidate à l'Union européenne, la Turquie se devait de progresser dans le respect des droits de l'Homme et de la démocratie. En adoptant, en octobre 2001, quelque 34 modifications à la Constitution de 1982 avec une très large majorité (474 voix contre 16), le Parlement turc a permis apparemment à la Turquie de se rapprocher de l'Europe. De plus, la Turquie a donné des garanties pour réformer son Code pénal. En principe, il fallait lever les principaux obstacles à l'ouverture des négociations d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Cependant, la Turquie a connu un siècle de pratiques répressives, discriminatoires et ultranationalistes en matière de langue. Il ne faut pas s'attendre à ce que la situation change radicalement du jour au lendemain.    

1.1 Le caractère indivisible de la République

À l'article 3, ainsi que dans le Préambule, le texte de la Constitution turque (1982) proclame encore le caractère «indivisible» de l'État turc: 

Article 3

1) L'État turc forme avec son territoire et sa nation une entité indivisible. Sa langue officielle est le turc.

2) Son emblème, dont la forme est définie par la loi, est un drapeau de couleur rouge sur lequel il y a une étoile et un croissant blancs.

3) Son hymne national est la « Marche de l'indépendance ».

4) Sa capitale est Ankara.

Dans un arrêt de 1994, la Cour constitutionnelle turque a tiré de cette disposition la conclusion que «dans la république de Turquie, il n'y a qu'un État et une seule nation et non pas plusieurs nations». Encore dans le même arrêt, la Cour a également affirmé:

La Constitution est fermée aux modes d'administration pour les régions, tels que l'autonomie ou l'autogestion […]. Il ne saurait y exister qu'un seul État, qu'un territoire intégral et qu'une nation unitaire […]. Le principe d'État-nation ne permet ni une conception multinationale de l'État, ni une structure fédérative.

C'est clair, il n'y a pas de place en Turquie pour une forme quelconque de décentralisation administrative.

1.2 Des droits égaux théoriques

L'article 10 de la Constitution de 1982 prévoit que tous les individus sont égaux devant la loi, sans aucune discrimination fondée sur la langue, la race, la couleur de la peau, le sexe, la religion, etc. :

Article 10

1) Tous les individus sont égaux devant la loi sans distinction de langue, de race, de couleur de la peau, de sexe, d'opinion politique, de croyance philosophique, de religion ou de secte, ou distinction fondée sur des considérations similaires.

2) Les femmes et les hommes ont les droits égaux. L’État est tenu d’assurer la mise en pratique de cette égalité.

3) Aucun privilège ne peut être accordé à un individu, une famille, un groupe ou une classe quelconques.

4) Les organismes de l'État et les autorités administratives sont tenus d'agir conformément au principe de l'égalité devant la loi en toute circonstance.

La loi prévoit même des sanctions sévères à l'égard de ceux qui pratiqueraient de la discrimination. Pourtant, dans la Constitution de 1982 avant les modifications, trois dispositions faisaient état des «langues interdites» (sans les nommer) par la loi:

Article 26 (modifié en 2001)

Aucune langue interdite par la loi ne peut être utilisée pour exprimer et diffuser des opinions [...].

Article 28 (modifié en 2001)

La presse est libre et ne peut être censurée. [...] Nul ne peut publier dans une langue interdite par la loi.

Article 42 (paragraphe conservé)

9) Aucune langue autre que le turc ne doit être enseignée aux citoyens turcs ou utilisée en tant que langue maternelle dans les établissements d'éducation et d'enseignement. La loi fixe les règles relatives à l'enseignement des langues étrangères dans les établissements d'éducation et d'enseignement ainsi que celles auxquelles doivent se conformer les écoles où l'éducation et l'enseignement sont dispensés dans une langue étrangère. Les dispositions des conventions internationales sont réservées.

Ou bien tous le citoyens sont égaux devant la loi ou bien ils ne le sont pas; lorsqu'on interdit certaines langues, il n'y a plus d'égalité possible. Les proclamations sur la non-discrimination et sur l'égalité linguistique restent uniquement des formules creuses et déclaratoires. D'ailleurs, certaines lois turques sont encore plus révélatrices de l'attitude prohibitive à l'égard des autres langues que le turc.

1.3 Les nécessaires modifications

Parce qu'elle est candidate à l'adhésion dans l'Union européenne, la Turquie a dû amorcer un processus de mise en conformité du droit turc avec les normes européennes, y compris en matière de droits de l'Homme et de protection des minorités. Cette situation a conduit le gouvernement à modifier en octobre 2001 la Constitution pour abroger une disposition qui prohibait l'usage de «certaines langues interdites par la loi». C'est pourquoi l'article 26 de la nouvelle version de la Constitution (2001) est maintenant le suivant:

Article 26 (modifié par la loi n° 4709 du 3.10.2001)

1) Chacun possède le droit d'exprimer, individuellement ou collectivement, sa pensée et ses opinions et de les propager oralement, par écrit, par image ou par d'autres voies. Cette liberté comprend également la faculté de se procurer ou de livrer des idées ou des informations en dehors de toute intervention des autorités officielles. La disposition de cet alinéa ne fait pas obstacle à l'instauration d'un régime d'autorisation en ce qui concerne les émissions par radio, télévision, cinéma ou autres moyens similaires.

2) L'exercice de ces libertés peut être limité dans le but de préserver la sécurité nationale, l’ordre public, la sécurité publique, les caractéristiques fondamentales de la République et l’intégrité indivisible de l’État du point de vue de son territoire et de la nation, de prévenir les infractions, de punir les délinquants, d'empêcher la divulgation des informations qui sont reconnues comme des secrets d'État, de préserver l'honneur et les droits ainsi que la vie privée et familiale d'autrui et le secret professionnel prévu par la loi, et pour assurer que la fonction juridictionnelle soit remplie conformément à sa finalité.

3) Les dispositions réglementant l'utilisation des moyens de diffusion des informations et des idées ne sont pas considérées comme limitant la liberté d'expression et de propagation de la pensée, pourvu qu'elles n'en empêchent pas la publication.

4) La loi réglemente les formes, conditions et procédures relatives à l’exercice de la liberté d'expression et de propagation de la pensée

L'article 28 sur la liberté de la presse a été considérablement modifiée dans la version de 2001:

Article 28 (modifié par la loi n° 4709 du 3.10.2001)

1) La presse est libre et ne peut être censurée. La création d'une imprimerie ne peut être subordonnée à une autorisation ni au versement d'une garantie financière.

2) L'État prend les mesures propres à assurer la liberté de la presse et celle de l'information.

3) Les articles 26 et 27 de la Constitution s'appliquent en matière de limitation de la liberté de la presse.

4) Quiconque écrit ou fait imprimer toute information ou texte qui menace la sécurité intérieure ou extérieure de l'Etat ou son intégrité indivisible du point de vue de son territoire et de la nation ou qui est de nature à encourager une infraction ou à inciter à l'émeute ou à la rébellion, ou qui se rapporte à. des informations secrètes appartenant à l'État, ou qui, dans le même but, imprime ou livre à autrui un tel texte ou information, en est responsable conformément aux dispositions législatives concernant lesdites infractions.

5) La distribution peut être empêchée de manière préventive en vertu d'une décision judiciaire ou, dans les cas où un retard serait préjudiciable, en vertu d'un ordre de l'autorité expressément habilitée par la loi à cet effet. L'autorité compétente ayant empêché la distribution avise le juge compétent de sa décision au plus tard dans les vingt-quatre heures. Dans le cas où le juge compétent n'approuve pas cette décision au plus tard dans les quarante-huit heures, celle-ci est considérée comme nulle.

6) Aucune interdiction de publication relative à des événements ne peut être instaurée, sous réserve des décisions rendues par le juge dans les limites qui seront définies par la loi en vue d'assurer l'accomplissement de la fonction juridictionnelle d'une manière conforme à sa finalité.

7) Les publications, périodiques ou non, peuvent être saisies en vertu d'une décision judiciaire dans les cas où une enquête ou des poursuites ont été entamées en raison d'une des infractions indiquées par la loi, et également en vertu d'un ordre de l'autorité expressément habilitée par la loi à cet effet dans les cas où un retard serait préjudiciable sous l'angle de la sauvegarde de l'intégrité indivisible de l'État du point de vue de son territoire et de la nation, de la sécurité nationale, de l'ordre public, des bonnes mœurs ou de la prévention des infractions. L'autorité compétente ayant ordonné la saisie avise le juge compétent de sa décision au plus tard dans les vingt-quatre heures; dans les cas où le juge n'approuve pas cette décision au plus tard dans les quarante-huit heures, celle-ci est considérée comme nulle.

8) Les dispositions générales en matière de saisie et de confiscation s'appliquent aux enquêtes et poursuites relatives à des infractions portant sur des publications périodiques ou non périodiques.

9) Les périodiques publiés en Turquie peuvent être temporairement suspendus par décision judiciaire en cas de condamnation en raison de publications portant atteinte à l'intégrité indivisible de l'État du point de vue de son territoire et de la nation, aux principes fondamentaux de la République, à la sécurité nationale ou aux bonnes mœurs. Toute publication constituant indéniablement la continuation d'une publication périodique suspendue est interdite; ces publications sont saisies en vertu d'une décision judiciaire.

Quant à l'article 42 sur l'éducation, il n'a pas été modifié et le paragraphe 9 de 1982 est resté intact:

Article 42

1) Nul ne peut être privé de son droit à l'éducation et à l'instruction.

2) Le contenu du droit à l'instruction est défini et réglementé par la loi.

3) L'éducation et l'enseignement sont assurés sous la surveillance et le contrôle de l'État, conformément aux principes et réformes d'Atatürk et selon les règles de la science et de la pédagogie contemporaines. Il ne peut être créé d'établissement d'éducation ou d'enseignement en opposition avec ces principes.

4) La liberté d'éducation et d'enseignement ne dispense pas du devoir de loyauté envers la Constitution.

5) L'enseignement primaire est obligatoire pour tous les citoyens des deux sexes et il est gratuit dans les écoles de l'État.

6) Les règles auxquelles doivent se conformer les écoles privées des degrés primaire et secondaire sont déterminées par la loi d'une manière propre à garantir le niveau fixé pour les écoles de l'État.

7) L'État accorde aux bons élèves qui sont dépourvus de moyens financiers l'aide nécessaire pour leur permettre de poursuivre leurs études, sous forme de bourses ou par d'autres voies. L'État prend les mesures appropriées en vue de rendre les personnes dont l'état nécessite une éducation spéciale utiles à la société.

8) On ne peut poursuivre dans les établissements d'éducation et d'enseignement que des activités se rapportant à l'éducation, à l'enseignement, à la recherche et à l'étude. Aucune entrave ne peut être apportée à ces activités de quelque manière que ce soit.

9) Aucune langue autre que le turc ne peut être enseignée aux citoyens turcs en tant que langue maternelle ou servir à leur dispenser un enseignement en tant que telle dans les établissements d'éducation et d'enseignement. La loi fixe les règles relatives à l'enseignement des langues étrangères dans les établissements d'éducation et d'enseignement ainsi que celles auxquelles doivent se conformer les écoles où l'éducation et l'enseignement sont dispensés dans une langue étrangère. Les dispositions des conventions internationales sont réservées.

On peut consulter le texte complet des dispositions linguistiques de la Constitution turque dans sa version de de 2001 en cliquant ICI. L'enseignement des minorités constitue un enjeu de taille pour tous les pays d'Europe. S'il est vrai que le droit à l'instruction est un droit fondamental reconnu, il n’en va pas de même pour l'enseignement dans les langues minoritaires en Turquie. D'ailleurs, les instruments contraignants du Conseil de l’Europe allant en ce sens n’ont jamais été ratifiés par la Turquie... ni par la Grèce.

1.4 Le traité de Sèvres (1920)

Le traité de Sèvres de 1920 (voir aussi la carte du partage) équivalait à une loi constitutionnelle pour la Turquie ottomane; il avait été signé par le sultan Mehmet VI et les Puissances alliées. On le sait, ce traité n'a jamais été appliqué. Certains articles du traité portait sur les droits des minorités ethniques, notamment les articles 141 à 143.  L'article 140 reconnaissait le traité comme une loi fondamentale:

Article 140

La Turquie s'engage à ce que les stipulations contenues dans les articles 141, 145 et 147 soient reconnues comme lois fondamentales, à ce qu'aucune loi ni aucun règlement, civils ou militaires, aucun iradé impérial ni aucune action officielle ne soient en contradiction ou en opposition avec ces stipulations, et à ce qu'aucune loi, aucun règlement, aucun iradé impérial ou aucune action officielle ne prévalent contre elles.

L'article 141 engageait la Turquie à accorder à tous ses habitants une pleine et entière protection de leur vie et de leur liberté sans distinction de naissance, de nationalité, de langage, de race ou de religion:
 

Article 141

La Turquie s'engage à accorder à tous les habitants de la Turquie pleine et entière protection de leur vie et de leur liberté sans distinction de naissance, de nationalité, de langage, de race ou de religion.

Tous les habitants de la Turquie auront droit au libre exercice, tant public que privé, de toute foi, religion ou croyance.

Les atteintes au libre exercice du droit prévu à l'article précédent, seront punies des mêmes peines, quel que soit le culte intéressé.

L'article 145 accordait à «tous les ressortissants ottomans» les mêmes droits civils et politiques «sans distinction de race, de langue ou de religion». Il était précisé aussi au paragraphe 3 qu'il n'y aurait «aucune restriction contre le libre usage par tout ressortissant ottoman d'une langue quelconque», que ce soit dans les relations privées ou commerciales, en matière de religion, de presse ou de publications de toute nature, voire dans les réunions publiques. Il était même énoncé que des «facilités appropriées» seraient adoptées aux ressortissants ottomans dont la langue ne serait pas le turc afin que leur langue puisse être utilisée à l'oral comme à l'écrit devant les tribunaux:

Article 145

1)
Tous les ressortissants ottomans seront égaux devant la loi et jouiront des mêmes droits civils et politiques sans distinction de race, de langue ou de religion. La différence de religion, le croyance ou de confession ne devra nuire à aucun ressortissant ottoman en ce qui concerne la jouissance des droits civils ou politiques, notamment pour l'admission aux emplois publics, fonctions et honneurs ou l'exercice des différentes professions et industries.

2)
Le Gouvernement ottoman présentera aux Puissances alliés dans un délai de deux ans après la mise en vigueur du présent Traité, un projet d'organisation du système électoral, basé sur le principe de la représentation proportionnelle de minorités ethniques.

3)
Il ne sera édicté aucune restriction contre le libre usage par tout ressortissant ottoman d'une langue quelconque soit dans les relations privées ou de commerce, soit en matière de religion, de presse, ou de publications de toute nature, soit dans les réunions publiques. Des facilités appropriées seront données aux ressortissants ottomans de langue autre que le turc pour l’usage de leur langue soit oralement, soit par écrit, devant les tribunaux.

En vertu de l'article 147, les minorités devaient jouir du même traitement et des mêmes garanties en droit que les autres ressortissants ottomans, afin de créer et de contrôler à leurs frais tout établissement d'enseignement «avec le droit d’y faire librement usage de leur propre langue et d’y exercer librement leur religion» :

Article 147

Les ressortissants ottomans appartenant à des minorités ethniques, de religion ou de langue, jouiront du même traitement et des mêmes garanties en droit et en fait que les autres ressortissants ottomans. Il auront notamment un droit égal à créer, diriger et contrôler à leurs frais, indépendamment et sans aucune ingérence des autorités ottomanes, toutes institutions charitables, religieuses ou sociales, toutes écoles primaires, secondaires, et d’instruction supérieure, et tous autres établissements scolaires, avec le droit d’y faire librement usage de leur propre langue et d’y exercer librement leur religion.

Le traité prévoyait même un territoire pour un éventuel Kurdistan indépendant au sud de l'Arménie (voir la carte du partage). Cependant, perçu comme extrêmement humiliant, les nationalistes turcs de Mustafa Kemal ne l'ont jamais accepté et ils se sont aussitôt lancés dans des guerres contre la Grèce (guerre gréco-turque) et contre l'Arménie (guerre turco-arménienne) dans le but de récupérer les «territoires perdus». Étant donné que la Turquie a gagné ces deux guerres, le traité de Sèvres ne fut jamais appliqué. Il fut remplacé par le traité de Lausanne et ratifié par la Turquie de Mustafa Kemal. On peut consulter les autres dispositions du traité de Sèvres de 1920 en cliquant ICI.

1.5 Le traité de Lausanne (1923)

C'est donc le traité de Lausanne qui a prévalu et qui constitue l'acte de naissance de la Turquie moderne. Les parties signataires – l'Empire britannique, la France, l'Italie, le Japon, la Grèce, la Roumanie, la Serbie et la Turquie – définirent alors un cadre juridique pour la Turquie dont les dispositions demeurent encore valables aujourd'hui. Autrement dit, le traité de Lausanne de 1923 s'applique encore à la Turquie d'aujourd'hui, mais des «adaptations» unilatérales ont paru nécessaires par les dirigeants turcs qui ont fini par les appliquer selon leurs propres intérêts.

À l'article 37 du traité de Lausanne, la Turquie s'engageait à ce que les dispositions prévues dans le traité international soient reconnues comme faisant partie des lois fondamentales au même titre que la Constitution; l'État reconnaissait la prééminence du traité sur toute autre loi, règlement ou «action officielle» du gouvernement. L'article 39 proclamait le principe de la non-discrimination en matière de race, de religion et de langue. L'article 39 prévoyait même l'entière liberté en matière de langue:

Article 37

La Turquie s'engage à ce que les stipulations contenues dans les articles 38 à 44 soient reconnues comme lois fondamentales, à ce qu'aucune loi, aucun règlement, ni aucune action officielle ne soient en contradiction ou en opposition avec ces stipulations et à ce qu'aucune loi, aucun règlement ni aucune action officielle ne prévalent contre elles.

Article 39

Les ressortissants turcs appartenant aux minorités non musulmanes jouiront des mêmes droits civils et politiques que les musulmans.

Tous les habitants de la Turquie, sans distinction de religion, seront égaux devant la loi.

La différence de religion, de croyance ou de confession ne devra nuire à aucun ressortissant turc en ce qui concerne la jouissance des droits civils et politiques, notamment pour l'admission aux emplois publics, fonctions et honneurs ou l'exercice des différentes professions et industries.

Il ne sera édicté aucune restriction contre le libre usage par tout ressortissant turc d'une langue quelconque, soit dans les relations privées ou de commerce, soit en matière de religion, de presse ou de publications de toute nature, soit dans les réunions publiques.

Nonobstant l'existence de la langue officielle, des facilités appropriées seront données aux ressortissants turcs de langue autre que le turc, pour l'usage oral de leur langue devant les tribunaux.

- Des dispositions non respectées

Toutefois, les principales dispositions n'ont jamais été vraiment appliquées, car elles ne concernaient que les minorités religieuses, notamment les chrétiens et les juifs, et non pas les minorités linguistiques. Le traité de Lausanne prévoyait explicitement des exceptions pour les minorités grecques de Constantinople (aujourd’hui Istanbul), des îles d'Imbros et de Ténédos (à l’embouchure du détroit des Dardanelles dans la mer Égée), ainsi que pour les minorités turques de la Thrace occidentale (en Grèce). En 1923, l'île d'Imbros (appelée aujourd'hui du nom turc de Gökçeada) était peuplée à 95 % de Grecs orthodoxes, l'île de Ténédos (maintenant en turc: Bozcaada), à 75 %. Ces deux îles auraient dû, d'après le traité de Lausanne, devenir autonomes au sein de l'État turc, ce qui ne fut guère le cas. Aujourd'hui, il ne reste plus que quelques dizaines de Grecs sur ces îles (environ une trentaine), mais 2400 Turcs. On peut consulter la page sur cette question en cliquant ICI, s.v.p. 

Les autorités turques sont restées fidèles à leur politique d'assimilation et ont toujours soutenu que le traité de Lausanne n’accordait un statut qu'aux «minorités non musulmanes» (donc religieuses) et n'en désignait aucune en particulier. C'est pourquoi l’État turc n’accorde le statut de minorité qu’à trois d'entre elles: les chrétiens orthodoxes grecs, les chrétiens orthodoxes arméniens et les juifs.

Ainsi, aucun droit linguistique n’a été reconnu aux minorités de Turquie, que ce soit les Arméniens, les Bulgares, les Grecs et les Kurdes qui ont particulièrement été victimes de la répression turque. Pourtant, la question des minorités avait été vivement débattue au cours des négociations menant au traité de Lausanne.

- Des droits fondés sur la réciprocité

En prenant en considération l'article 5 du Pacte national de 1920, qui promettait que les droits strictement religieux accordés aux minorités par des traités européens devraient être accordés aux minorités en Turquie, les Alliés occidentaux avaient longuement essayé d'obtenir de la délégation turque (mais en vain) la reconnaissance des minorités sur une base linguistique:

Article 5

Les droits des minorités seront confirmés par nous sur la même base que ceux établis au profit des minorités dans d'autres pays par les conventions ad hoc conclues entre les Puissances de l'Entente, leurs adversaires et certains de leurs associés.

D'autre part, nous avons la ferme conviction que les minorités musulmanes des pays avoisinants, jouiront des mêmes garanties en ce qui concerne leurs droits.

Or, le droit interne turc et les pratiques de l’État ne donnent pas plein effet à ces droits, mais au contraire remettent systématiquement en cause l’application même du traité de Lausanne, notamment en vertu de la clause dite de «réciprocité» de l'article 45:

Article 45

Les droits reconnus par les stipulations de la présente section aux minorités non musulmanes de la Turquie, sont également reconnus par la Grèce à la minorité musulmane se trouvant sur son territoire. 

Cet article accorde à la minorité musulmane de la Grèce les mêmes droits qu’aux minorités non musulmanes de Turquie, ce qui a permis à chacune des parties de remettre en cause plusieurs des droits aux citoyens membres de ces minorités. Alors que le traité de Lausanne instituait la notion de réciprocité en des termes «positifs», son application s’est étendue, tant en Grèce qu'en Turquie, de façon «négative». En effet, la Cour constitutionnelle turque a interprété ces dispositions selon le principe du «donnant-donnant»: la Turquie s'engageait à respecter les droits des minorités conférés par le traité aussi longtemps que la Grèce les respectait. Or, une telle interprétation apparaît contraire à l’article 45 du traité, qui prévoyait des responsabilités parallèles, et non interdépendantes, pour chaque partie. De plus, ces droits étaient «religieux», non «linguistiques».

Quant au Conseil de l'Europe, il estime que la reconnaissance de droits fondés sur la stricte réciprocité est «inacceptable eu égard au droit international des droits de l’homme», «anachronique» et «nuisible à la cohésion nationale en ce que chaque État punit ses propres citoyens». D'ailleurs, l’article 60.5 de la Convention de Vienne sur le droit des traités interdit le principe de réciprocité dans le domaine des droits de l’Homme.

Article 60

5) Les paragraphes 1 à 3 ne s’appliquent pas aux dispositions relatives à la protection de la personne humaine contenues dans des traités de caractère humanitaire, notamment aux dispositions excluant toute forme de représailles à l’égard des personnes protégées par lesdits traités.

Pour la Turquie, le principe de la réciprocité permettait de nier les droits des minorités; il suffisait d'accuser la Partie signataire de ne pas appliquer les dispositions du traité et les droits étaient automatiquement perdus.

- Des représailles en lieu et place des droits

Au lieu de respecter les clauses du traité, les parties en sont venues à exercer des représailles auprès de leurs propres citoyens afin de les «punir» pour le non-respect pratiqué par l'autre État. De plus, les autorités turques ont toujours interprété les dispositions du traité de manière extrêmement restrictive, car celles-ci se sont limitées aux communautés arménienne (apostolique, catholique et protestante), grecque-orthodoxe et juive. Les dispositions du traité de Lausanne ne protègent pas des communautés existant pourtant en Turquie, avant même l’établissement de la république de Turquie, telles que les Assyro-Chaldéens et les catholiques non arméniens. Dans toute la législation turque, seul le traité de Lausanne de 1923 consacre la notion de minorité religieuse, non pas celle de minorité linguistique.

Au final, que ce soit pour la minorité musulmane de Thrace ou de la minorité orthodoxe grecque de Turquie, les deux États ont adopté une perception «extérieure» à l'égard de leur minorité reconnue. En effet, tandis que la Turquie «surveille» la minorité musulmane de Thrace par un consulat général situé à Komotini, la Grèce tente de protéger sa minorité religieuse orthodoxe de Turquie au moyen d'un bureau des Affaires politiques relevant du ministère des Affaires étrangères. Bref, les minorités intra-muros doivent être protégées par des instances extra-muros, ce qui est un non-sens.

Il faut dire que la compréhension de la notion de minorité est fondamentalement liée au «nationalisme turc», lequel s’est toujours exprimé au cours de l’histoire par un rejet de toutes les minorités chrétiennes — par exemple, le génocide de 1915 contre les Arméniens, les émeutes antichrétiennes de 1955 et les nombreuses exactions contre les Grecs (à la suite de la partition de l’île de Chypre) et par une politique intensive de turquisation qui a associé exclusivement la notion de citoyenneté à celle de l’ethnie turque et de la religion musulmane. Cette mentalité a imprégné toute la société turque qui manifeste en règle générale un rejet certain à l’encontre des minorités nationales perçues comme des «ennemis des Turcs».

2 L'application de la politique linguistique

L'État turc a toujours appliqué une politique restrictive, voire répressive, à l'égard de ses minorités. Forcément, la Turquie ne peut pas, en un tournemain, se débarrasser de ses vieilles «habitudes» séculaires.  En tant que langue officielle, il est normal que tous les organismes de l'État ne fonctionnent qu'en turc : Parlement, cours de justice, administration publique, écoles, médias, etc. Les seuls cas où il est possible d'utiliser une autre langue ont trait aux tribunaux au moyen de la traduction et à l'enseignement des langues étrangères.

2.1 Le Parlement turc

La seule langue officielle du Parlement turc est le turc. Celui-ci compte environ 150 députés d'origine kurde (sur un total de 550), tous partis politiques confondus (soit près de 30 %). Ces élus représentent le Sud-Est anatolien à l'Assemblée nationale d'Ankara. Ils n'ont pas le droit d'utiliser le kurde, ni promouvoir une idéologie kurde. En Turquie, le rôle du Parlement consiste surtout à couvrir l’action de l’État, de l’armée et de la police. Au-dessus du Parlement, il y a les membres du Conseil de sécurité nationale, et ce sont eux qui prennent les véritables décisions. Les parlementaires sont un peu comme des notaires qui enregistrent les décisions.

En 1991, Leyla Zana devint la première femme kurde à avoir été élue au Parlement turc. Le jour même de son assermentation, elle fut emprisonnée parce qu'elle avait fait une brève déclaration en kurde et portait un bandeau rouge, jaune et vert, les couleurs traditionnelles kurdes. Leyla Zana avait alors prononcé ces quelques mots en kurde: «Vive la paix entre les peuples kurde et turc.» Privée de ses droits, elle ne fut finalement libérée qu'en 2004 pour «vice de forme».

En Turquie, les députés kurdes, comme les autres, doivent «rentrer dans le rang» et ne jamais soulever la controverse. En guise de «reconnaissance», certains ont pu devenir des ministres importants (à l'Intérieur, à la Justice, aux Affaires étrangères et même la fonction de premier ministre, par exemple Turgut Özal). Le territoire kurde de Turquie vit encore sous un régime féodal. Et les potentats locaux se font facilement élire à l'Assemblée nationale, mais il ne semble pas toujours dans leur intérêt personnel que la situation de leurs compatriotes kurdes s'améliore!

2.2 Les langues et la justice

L'article 263 de la Loi sur la procédure civile (2011) prévoit que, dans une cours de justice, «si le témoin ne parle pas le turc, il est entendu par l'intermédiaire d'un interprète»:

Article 263

Emploi d'interprètes et d'experts

1) Si le témoin ne parle pas turc, il est entendu par l'intermédiaire d'un interprète.

2) Si le témoin est sourd et muet et sait lire et écrire, les questions lui sont notifiées par écrit et ses réponses sont imprimés; s'il ne sait ni lire ni écrire, le juge écoute avec l'aide d'un expert qui comprend la langue des signes.

 Il ne s'agit pas là d'un droit, mais d'un privilège. Pourtant, l'article 39 du traité de Lausanne prévoyait à l'égard des minorités «des facilités appropriées [...] pour l'usage oral de leur langue devant les tribunaux.» Le recours à un interprète dans les cours de justice ne constituera jamais un droit des peuples.

Présentement, l'article 312 du Code pénal accorde aux tribunaux une très grande latitude en matière de délits d'opinion. Les propos qui favoriseraient le «séparatisme» et le «réactionnisme» sont sévèrement sanctionnés. L’article 312 du Code pénal précise que prononcer ou écrire le mot Kurdistan équivaut à «faire de la propagande séparatiste-terroriste». Les centaines de journalistes et d'écrivains qui croupissent dans les prisons turques en savent quelque chose. Chaque année, près de 200 journalistes sont incarcérés pendant des périodes plus ou moins longues pour avoir voulu exercer librement leur métier, et des dizaines d'entre eux sont torturés lors de leur détention. Le nombre de publications saisies ou de médias censurés est impressionnant et doublerait tous les trois ans.

Quant à l'article 159 du Code pénal, il châtie l’insulte ou le mépris à l'égard de l'identité turque (turcité), ainsi qu'à l'égard de la République, de l'Assemblée nationale, du gouvernement, des ministres, des forces de sécurité et de la Justice»:

Article 159
(Modifié : 1961/235)


1) Ceux qui insultent publiquement ou ridiculisent la personnalité morale de la turcité, de la République, de l'Assemblée nationale, du Gouvernement, des ministres, des militaires ou des forces de sécurité de l'État, ou encore de l'appareil judiciaire, seront passibles d'une pénalité d'un minimum d'un an et d'un maximum de six ans d'emprisonnement à sécurité maximale.

2) Si l'insulte à la turcité est effectuée dans un pays étranger par un Turc, la pénalité donnée sera augmentée du tiers à la moitié.

Encore aujourd'hui, le seul fait de prononcer le mot «kurde» tombe sous l’accusation d’une «incitation à la haine raciale». Le fait de parler kurde est synonyme de «terrorisme» et de «séparatisme». Pourtant, ce ne sont que des mots... pas des actes violents. Dans bien d'autres pays, l'insulte ne constitue pas un crime.

L’article 301 relatif au dénigrement de l’identité turque, de la République, et des fondements et institutions de l’État, a été introduit dans le cadre des réformes législatives du 1er juin 2005, en remplacement de l’article 159 de l’ancien Code pénal. Or, Amnistie Internationale s’était souvent opposée à l’usage de l’article 159 pour poursuivre des opinions critiques non violentes, et avait demandé aux autorités turques d’abolir cet article. Voici cet article 301:

Madde 301 (version originale turque)

Türklügü, Cumhuriyeti, Devletin kurum ve organlarini asagilama

1) Türklügü, Cumhuriyeti veya Türkiye Büyük Millet Meclisini alenen
asagilayan kisi, alti aydan üç yila kadar hapis cezasi ile cezalandirilir.

2) Türkiye Cumhuriyeti Hükûmetini, Devletin yargi organlarini, askerî veya emniyet teskilatini alenen asagilayan kisi, alti aydan iki yila kadar hapis cezasi ile cezalandirilir.

3) Türklügü asagilamanin yabanci bir ülkede bir Türk vatandasi tarafindan islenmesi hâlinde, verilecek ceza üçte bir oraninda artirilir.

4) Elestiri amaciyla yapilan düsünce açiklamalari suç olusturmaz.

Article 301 (modifié en 2005)

Insulte à la turcité, à la République, aux institutions et aux organismes de l'État

1) Toute personne qui insulte publiquement la turcité, la République
ou la Grande Assemblée nationale de Turquie sera punie d’une peine de prison allant de six mois à trois ans.

2) Une personne qui insulte publiquement le gouvernement de la République turque, l'appareil judiciaire de l’État, l’armée ou les services de police sera punie d’une peine de prison allant de six mois à deux ans.

3) Dans le cas où l'insulte à la turcité est pratiquée par un citoyen turc dans un pays étranger, la peine qui sera octroyée sera majorée d’un tiers.

4) L’expression de la pensée sous forme de critique ne peut être sanctionnée.

Par ailleurs, le rapport de la Commission européenne sur l’élargissement de l’Union européenne, rendu public le 8 novembre 2006, soulignait que ce cadre juridique actuel ne garantit pas la liberté d’expression de façon conforme aux normes européennes, car il s'agirait d'une façon de restreindre la liberté d’expression: 

Nous ne pouvons que souscrire à ces conclusions et rappeler que l’article 301 du Code pénal, entré en vigueur le 1er juin 2005, permet une exploitation de la loi à des fins de contrôle de l’activité des médias.

Non seulement la justice turque applique l’article 301 selon une interprétation rigoureuse, mais elle n’applique pas le paragraphe 4 qui énonce que «l’expression de la pensée sous forme de critique ne peut être sanctionnée».

Par contre, les langues étrangères telles l'anglais, le français ou l'allemand, sont reconnues dans la Loi sur l'exécution des peines et sur les mesures de sécurité (2004). En effet, les détenus qui ne connaissent pas le turc doivent recevoir toute information utile «dans leur langue maternelle ou, si cela n'est pas possible, en anglais, en français ou en allemand».

Article 22

Information aux détenus, aux proches et aux personnes concernées

1) Les administrateurs de l'institution doivent, oralement et par écrit, fournir aux détenus lors de leur admission dans l'établissement les informations concernant les questions sur les activités de traitement à mettre en œuvre, les infractions et les sanctions disciplinaires, les moyens pour obtenir des renseignements et formuler des plaintes, leurs droits et leurs responsabilités, ainsi que toute information qui pourrait être utile pour leur adaptation à la vie dans l'institution. Des informations doivent également être données au sujet de la protection et de l'aide à la suite de la mise en œuvre. Les détenus de nationalité étrangère, qui ne connaissent pas le turc, doivent être informés dans leur langue maternelle ou, si cela n'est pas possible, en anglais, en français ou en allemand. Les malentendants doivent recevoir des explications dans la langue des signes. Les non-voyants doivent recevoir une brochure écrite dans leur propre alphabet.

Il ne faut pas croire que la «langue maternelle» (en turc: "kendi dilinde": mot à mot «dans leur propre langue») dont il est question ici concerne le kurde, l'arménien, le grec out toute autre langue minoritaire, il s'agit des ressortissants étrangers avec l'anglais, le français ou l'allemand.

2.3 L'Administration publique

En ce qui concerne l'Administration publique, seul le turc est admis, car toute autre langue est interdite. Quant au kurde, il est tout aussi interdit, même dans les régions kurdes. Les autres langues minoritaires ne sont pas davantage employées. Par ailleurs, en septembre 2000, le gouvernement turc a fait adopter à toute vapeur un règlement visant à éliminer de la fonction publique les «séparatistes» (c'est-à-dire les Kurdes) et les «réactionnaires» (c'est-à-dire les islamistes). On estime à 200 000 le nombre de ceux qui auraient été limogés après un procédé de délation en bonne et due forme. 

Une ancienne loi, adoptée le 10 juin 1949 et encore en vigueur, la Loi sur l'administration provinciale, n° 5442, modifiée en 1959, donne la possibilité au ministère de l'Intérieur de changer les noms des villages portant des noms qui ne sont pas en langue turque:

Article 2/d/2

Les noms de village qui ne sont pas en turc et prêtent à confusion doivent être modifiés dans le plus bref délai possible par le ministère de l'Intérieur sur réception de l'avis du Comité provincial permanent.

On pourrait aussi citer la loi n° 5816 adoptée le 25 juillet 1951 (Loi relative aux crimes commis contre Atatürk) et concernant les crimes commis contre la personne d'Atatürk:

Article 1er

1)
Quiconque insulte publiquement ou maudit la mémoire d'Atatürk est incarcéré avec une lourde sentence entre un et trois ans.

2) Une sentence lourde entre un à cinq ans est rendue à quiconque détruit, brise, ruine ou barbouille une statue, un buste ou un monument représentant Atatürk ou la tombe d'Atatürk.

3) Quiconque encourage les autres à commettre les crimes décrits dans les paragraphes ci-dessus est puni comme s'il avait commis le crime.

L'article 2 précise que les crimes décrits à l'article 1er sont commis par un groupe de deux ou plusieurs individus en public ou dans des lieux publics ou encore au moyen de la presse, la pénalité sera doublée. La loi ne précise pas s'il est plus grave d'insulter la mémoire d'Atatürk en kurde plutôt qu'en turc.

La question des prénoms kurdes mérite l'attention. Ceux-ci ont longtemps fait l'objet d'une interdiction aujourd'hui levée. Cependant, l'État turc a trouvé une solution ingénieuse pour continuer à interdire les prénoms kurdes. L'alphabet turc ne dispose pas des lettres [q], [w] et [x], lesquelles sont indispensables pour transcrire la langue kurde, notamment le kurmandji. Il en résulte que tous les noms kurdes comprenant ces trois lettres sont simplement interdits. Ainsi, en 2002, un tribunal siégeant à Dicle dans la province de Diyarbakir a condamné une famille qui avait donné des prénoms kurdes à leurs enfants. La Cour a imposé aux parents de donner de nouveaux noms à leurs enfants, afin de les rendre plus conformes à la «culture nationale», parce qu'«il est interdit de donner des prénoms susceptibles de heurter l’opinion et qui sont contraires à nos traditions, aux règles de la morale et à notre culture nationale».

En septembre 2003, une circulaire du ministère de l’Intérieur ordonnait aux autorités locales d’autoriser les prénoms kurdes, appelés «prénoms à consonance ethnique»: «Les prénoms donnés par nos concitoyens, selon leurs traditions, qui sont formés à partir de l'alphabet turc, dans la lignée des valeurs morales (...) et qui ne sont pas offensants, ne violent pas la loi de l'état civil.» Mais le Ministère a refusé l'emploi des lettres [q], [w] et [x].

2.4 La langue maternelle des citoyens turcs

Bien qu'il existe plus d'une quarentaine de langues minoritaires en Turquie, la langue maternelle des citoyens turcs doit être le turc. L'une des lois les plus sévères à ce sujet est la loi n° 2820 portant statut des partis politiques, publiée le 24 avril 1983 au Journal officiel de la République turque. Cette loi contient des dispositions très claires au sujet des minorités linguistiques. Voici comment est libellé l'article 81:

Article 81

Prévention contre la création des minorités

Les partis politiques :

a) ne peuvent affirmer qu'il existe sur le territoire de la république de Turquie des minorités fondées sur une différence nationale ou religieuse, culturelle ou confessionnelle ou raciale ou linguistique;

b) ne peuvent avoir pour objectif et mener des activités visant à saper l'unité nationale ou de participer à des activités à cette fin en créant des minorités sur le territoire de la république de Turquie par la protection, le développement et la diffusion d'une langue et d'une culture autres que la langue et la culture turques;

c) ne peuvent utiliser une autre langue que le turc dans la rédaction et la publication de leurs statuts et leur programme, ni dans leurs congrès, rassemblements en plein air ou réunions à l'intérieur, ni dans leur publicité; ils ne peuvent utiliser ni diffuser des calicots, affiches, disques, enregistrements sonores, films, brochures et tracts rédigés dans une autre langue que le turc; ils ne peuvent pas non plus rester indifférents à ce que ce genre d'actions soient menées par d'autres. Cependant, ils peuvent traduire leurs statuts et leurs programmes dans les langues étrangères autres que celles qui sont interdites par la loi.

En vertu de cette loi, il est interdit d'affirmer qu'il existe sur le territoire de la république de Turquie des minorités fondées sur une différence nationale ou religieuse, culturelle ou confessionnelle ou raciale ou linguistique. Le fait de ne pas reconnaître une réalité ne l'empêche pas d'exister quand même.

Cette disposition est renforcée par la loi n° 2932 du 19 octobre 1983 (ou loi n° 2932 du 19 octobre 1983 relative aux publications faites dans une autre langue que le turc) qui révèle l'essentiel de la politique linguistique du gouvernement turc. Afin de sauvegarder «l'intégrité indivisible de l'État avec son territoire et sa nation», la loi règle toutes les procédures et les principes «relatifs à l'interdiction de l'usage des langues pour divulguer et diffuser les opinions» (art. 1). L'article 2 rappelle qu'il est interdit de diffuser et de divulguer les opinions dans une autre langue que celle reconnue par l'État turc. Puis l'article 3 déclare, en trois paragraphes, que la langue maternelle des citoyens turcs est le turc et qu'il est interdit d'utiliser une autre langue que le turc.

Article 1er

Afin de sauvegarder l'intégrité indivisible de l'État avec son territoire et sa nation, la souveraineté nationale, la République, la sécurité nationale, l'ordre public, la présente loi réglemente les procédures et les principes relatifs à l'interdiction de l'usage des langues pour divulguer et diffuser les opinions.

Article 2
Langues qui pourront être utilisées pour divulguer et diffuser des opinions

1) Il est interdit de diffuser et de divulguer des opinions dans une autre langue que la première langue officielle des États reconnus par l'État turc.

2) Sont réservées les dispositions relatives aux traités internationaux dont la Turquie est à partie, à l'éducation, à l'enseignement, aux recherches scientifiques et aux publications des établissements publics.

Article 3
La langue maternelle des citoyens turcs

1) La langue maternelle des citoyens turcs est le turc.

2) Il est interdit d'utiliser comme langue maternelle d'autres langues que le turc et de se livrer à des activités visant à la diffusion de ces langues.

3) Sous réserve de l'approbation préalable de l'autorité administrative compétente [...], il est interdit de porter dans les réunions et les manifestations des affiches, des pancartes, des calicots, des écriteaux, etc., rédigées en une autre langue que le turc, même dans les langues non interdites par cette loi, et de diffuser par des disques, des enregistrements sonores et magnétoscopiques et par d'autres appareils et outils servant à diffuser des opinions en une autre langue que le turc.

Cependant, cette loi a été abrogée par la loi anti-terroriste n° 1991/3713. Bref, tous les citoyens ont le droit d'utiliser leur langue à l'exception de celles interdites par la loi, c'est-à-dire toute autre langue que la «langue maternelle des citoyens turcs» qui, dans tous les cas, est le turc.

Pour le gouvernement turc, il ne semble y avoir là aucune contradiction entre le reconnaissance de la liberté de la langue et l'interdiction des autres langues que le turc, sauf s'il s'agit de la «liberté de la seule langue turque». Cette loi, en principe abolie en 1991, est demeurée en vigueur malgré les déclarations officielles des dirigeants turcs concernant la «réalité kurde», car une nouvelle loi a autorisé l'emploi du kurde en privé et dans la musique, les disques et les cédéroms, les vidéos et autres moyens d'expression. Toutefois, le kurde continue d'être interdit dans les bureaux de l'Administration, les textes imprimés, la radio et la télévision publiques, etc.

Soulignons aussi que l'article 5 de la Loi sur les associations (2004), n° 5253, interdit encore la formation d'associations qui ont pour but «de promouvoir une proposition selon laquelle il existerait des minorités au sein de la République turque en fonction des différences de classe, de race, de langue, de religion ou de région, ou de créer des minoritésla création de minorités» :

Article 5

Associations qu'il est interdit de créer

Aucune association ne peut être créée en contradiction avec les principes de base mentionnés dans le préambule de la Constitution.

Il est interdit de fonder une association dans le but :

1. De détruire l'unité indivisible de l'État turc et de la nation;

2. De menacer ou de détruire, en raison des différences de classe, de race, de langue, de religion ou de région, l'existence de la République turque décrite dans la Constitution;

6. De promouvoir une proposition selon laquelle il existerait des minorités au sein de la République turque en fonction des différences de classe, de race, de langue, de religion ou de région, ou de créer des minorités en protégeant, en favorisant ou en propageant des langues ou des cultures distinctes de la langue et de la culture turques, ou de faire des habitants d'une région, d'une race, d'une classe, d'une religion ou d'une secte dominante ou privilégiée une catégorie au dessus des autres;

L'article 6 de la Loi sur les associations mentionne que les associations n'ont pas le droit d'utiliser «des langues interdites par la loi, que ce soit dans leurs règlements ou dans le texte d'une réglementation ou de publications d'association»:

 

Article 6

Interdiction d'utiliser certains noms, certaines affiches et certaines langues

Les associations ne peuvent pas utiliser :

1. Le nom, les emblèmes, les affiches, les rosettes et les signes similaires à un parti politique, un parti politique condamné, un syndicat, une confédération, une association ou une organisation supérieure condamnée par un tribunal, conformément à l'article 76 de la présente loi, ni aucun drapeau, emblème ou fanion associé à une société appartenant à d'anciens États turcs;

2. (Abrogé : 04/12/1991 - 3713/art. 23).

3. Des langues interdites par la loi, que ce soit dans leurs règlements ou dans le texte d'une réglementation ou de publications d'association, dans leur assemblée générale, ou dans toute assemblée officielle ou privée, publique ou à huis clos;

Enfin, l'article 65 de la même loi énonce que «les associations ont le droit d'ajouter à leur raison sociale seulement les mots "Turcs", "Turquie", "National", "République", "Atatürk" et "Mustafa Kemal", au besoin avec des suffixes ou des préfixes s'y rapportant» :

Article 65

Noms d'association soumis à une autorisation

1) Les associations ont le droit d'ajouter à leur raison sociale seulement les mots «Turcs», «Turquie», «National», «République», «Atatürk» et «Mustafa Kemal», avec des suffixes ou des préfixes s'y rapportant, par résolution du Conseil des ministres.

Voilà des dispositions qui en disent long sur les restrictions du gouvernement turc.

2.5 Les langues d'enseignement

Tels que définis dans la Loi fondamentale sur l'éducation de 1973, n° 1739, les objectifs et les principes de l'éducation nationale turque sont, entre autres, de sensibiliser les citoyens redevables aux principes et aux réformes d'Atatürk à adopter son concept du nationalisme tel que défini dans la Constitution; à protéger les valeurs nationales, morales, humaines, spirituelles et culturelles de la nation turque; à aimer et édifier leur famille, la patrie et la nation ; à être conscients de leurs obligations et de leur responsabilités envers la République turque, qui est un État démocratique, laïc et social fondé sur les droits de l'Homme et les principes de base définis dans le Préambule de la Constitution, et à se comporter en conséquence. Le discours de l’État kémaliste républicain de 1923 est ainsi constamment réaffirmé. Son influence sur le système éducatif et la famille est total.

Le système d’enseignement turc comprend l'éducation préscolaire, l’enseignement primaire, l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur. Dans toutes les écoles de Turquie, l’enseignement n'est dispensé qu’en turc. L'article 2 de la Loi sur l'éducation et l'enseignement d'une langue étrangère, n° 2923 (1983), portant sur l'éducation et l'enseignement des langues étrangères est précise à ce sujet:

Article 2

a) La langue maternelle des citoyens turcs ne peut être enseignée dans une autre langue que le turc.

c) En prenant en considération l'avis du Conseil de la sécurité nationale, le Conseil des ministres détermine par décret quelles langues étrangères il est possible d'apprendre en Turquie.

 L'article 24 de la Loi sur les établissements d'enseignement particuliers (1965-1883) impose la connaissance du turc et un personnel turc dans les écoles ouvertes par des étrangers et proposant un enseignement dans une autre langue que le turc:

Article 24

1) Les directeurs d'écoles privées qui enseignent dans une autre langue que le turc et qui ont été ouvertes par des étrangers doivent recommander au ministère de l'Éducation nationale une personne possédant les qualifications pour donner des cours de turc ou de culture turque et connaissant la langue d'enseignement pour le ministère de l'Éducation nationale afin d'émettre un permis de travail en tant que directeur adjoint du directeur turc.

2) S'il n'y a pas d'enseignant pour les cours de turc et de culture turque, cette tâche peut également être confiée à des enseignants d'origine turque et de nationalité de la République turque qui ont reçu un enseignement spécial dans la langue d'enseignement de l'école.

3) Le ministère de l'Éducation nationale doit sélectionner les directeurs adjoints turcs des écoles, qui ne font pas cette proposition dans un délai d'un mois malgré l'avertissement, parmi les enseignants qui satisfont aux conditions ci-dessus et les mettent en service.

La Loi n° 2932 du 19 octobre 1983 relative aux publications faites dans une autre langue que le turc, aujourd'hui abrogée, interdisait d'utiliser comme langue maternelle d'autre langue que le turc:  

Article 3 (abrogé)

La langue maternelle des citoyens turcs

1) La langue maternelle des citoyens turcs est le turc.

2) Il est interdit d'utiliser comme langue maternelle d'autres langues que le turc et de se livrer à des activités visant à la diffusion de ces langues.

Autrement dit, l'État turc décrète qu'il n'existe pas d'autre langue maternelle que le turc pour les citoyens turcs. Pourtant, le tableau des langues maternelles utilisées (voir la page) compte une cinquantaine de langues, pas seulement le turc. Pour les autorisés turques, ces langues sont sans doute des «dialectes».

La langue maternelle La Constitution turque déclare à l'article 42 que «nul ne peut être privé de son droit à l'éducation et à l'instruction», mais que «aucune langue autre que le turc ne peut être enseignée aux citoyens turcs en tant que langue maternelle ou servir à leur offrir un enseignement en tant que telle dans les établissements d'éducation et d'enseignement»:  

Article 42

1) Nul ne peut être privé de son droit à l'éducation et à l'instruction.

10) Aucune langue autre que le turc ne peut être enseignée aux citoyens turcs en tant que langue maternelle ou servir à leur offrir un enseignement en tant que telle dans les établissements d'éducation et d'enseignement. La loi fixe les règles relatives à l'enseignement des langues étrangères dans les établissements d'éducation et d'enseignement ainsi que celles auxquelles doivent se conformer les écoles où l'éducation et l'enseignement sont dispensés dans une langue étrangère. Les dispositions des conventions internationales sont réservées.

Évidemment, cette disposition du paragraphe 10 implique que l'enseignement doit se faire obligatoirement en turc. Cette disposition constitutionnelle est une entrave de poids pour le développement de toute langue minoritaire en Turquie. Ce paragraphe 10 devrait être aboli au plus tôt.

- L’éducation préscolaire

En Turquie, l'enseignement préscolaire n'est pas obligatoire; c'est une option offerte aux enfants de 3 à 5 ans par le système d'éducation. Ces écoles, appelées ailleurs «écoles maternelles» ne sont guère nombreuses, et généralement privées et payantes. Certaines classes de maternelle sont ouvertes gratuitement dans certaines villes parmi les écoles primaires. En 2006, seulement 15 % des enfants fréquentaient ce genre d'écoles. Les programmes d'enseignement à la maternelle ne comprennent que des cours de langue turque, ainsi qu'une initiation à l'écriture et à la lecture, puis des éléments sur l'hygiène et l'environnement, sans oublier des jeux organisés.

- Les études primaires

Même si le taux de scolarisation approche les 99 % au primaire, il existe des disparités entre les différentes régions, entre le monde rural et celui des villes, ainsi qu’entre la scolarisation des garçons et celle des filles. Le taux d’absentéisme des élèves est beaucoup plus élevé en milieu rural puisque ces derniers doivent souvent participer aux travaux de la ferme. L'enseignement primaire dure normalement huit années. La matière la plus importante en terme d'heures est la langue turque, suivie de l'éducation civique et des mathématiques. Les langues étrangères, l'anglais, sont enseignées à partir de la 4e année, c'est-à-dire à dix ans, à raison de deux heures par semaine. Lorsqu'un élève n'a pas obtenu les résultats souhaités à la fin l'année, il doit la redoubler. Dans les écoles publiques, les élèves doivent porter un uniforme.

Parallèlement au système public, il existe des écoles primaires privées offrant un enseignement moyennant des frais élevés. Dans ces établissements, il est possible d'enseigner dans une autre langue, c'est-à-dire dans une langue dite internationale, l'anglais, le français, l'allemand, le russe, etc. 

- Les études secondaires

Au terme de leur scolarité du primaire, les élèves peuvent poursuivre leurs études dans des établissements d'enseignement général et technique ou des établissements professionnels (trois ou quatre années). Dans ces établissements, l'objectif est d'offrir un enseignement général, mais seul un cinquième des élèves poursuivent leurs études au secondaire.

Les disciplines enseignées dans les établissements secondaires sont la langue et la littérature turques, la religion, la culture et la philosophie, l'histoire et la géographie, les mathématiques, la biologie, la physique, la chimie, l’hygiène, les langues étrangères (anglais, français et allemand). Le français n'est enseigné qu'à 2,2 % de la population scolaire. En  2004, le ministère turc de l'Éducation a annoncé que, outre l'anglais, la première langue obligatoire, les jeunes enfants devront désormais choisir entre le français et l’allemand comme seconde langue obligatoire. Cette mesure, dictée par la candidature de la Turquie à l'adhésion à l'Union européenne semble appréciable dans la mesure où, depuis une trentaine d'années, l'usage et l'enseignement du français reculent devant celui de l'anglais. Les élèves ayant terminé leurs études secondaires peuvent accéder à l'université après un concours d'admission.

La Turquie s'est doté aussi de «lycées de langue étrangère», lesquels préparent les élèves doués au moyen de programmes d'enseignement supérieur correspondant à leurs intérêts et à leurs aptitudes. Ces lycées offrent un enseignement plus soutenu dans une langue étrangère, généralement l'anglais, mais aussi le français, l'allemand ou l'italien. La durée de ces études est de quatre ans, mais la première année correspond à un programme intensif de préparation à la langue étrangère.

Ces établissements d'enseignement sont en réalité des «lycées turcs ouverts par des étrangers». À ce titre, ils relèvent du ministère de l'Éducation et les programmes scolaires sont similaires à ceux des écoles publiques turques. Les lycées de langue étrangère offrent obligatoirement un bilingue turc-anglais ou turc-français, etc., alors que les matières scientifiques sont enseignées dans la langue étrangère. Cet enseignement bilingue permet aux élèves qui obtiennent leur diplôme de bénéficier d'une exemption de baccalauréat leur permettant d'accéder directement aux universités étrangères.

- Les études supérieures

Il existe en Turquie plus d'une cinquantaine d'universités publiques et quelque 25 universités privées (6 % des étudiants y ont accès), ainsi qu'une dizaine d’écoles et d’académies militaires et de polices, pour un total de quelque deux millions d'étudiants. Le système d'éducation universitaire est très centralisé. Le Conseil de l’enseignement supérieur (YÖK) contrôle les programmes d’enseignement et dispose de pouvoirs disciplinaires importants. Ce contrôle ne concerne pas seulement l'administration, mais aussi les contenus de l’enseignement et de la recherche. Pour beaucoup d'universitaires, les pouvoirs du YÖK sont généralement jugés excessifs. C'est le gouvernement qui désigne les responsables de tous les échelons de la hiérarchie universitaire. Dans les universités publiques, le turc constitue la langue d'enseignement, mais dans certaines universités privées l'enseignement se fait en anglais. Par ailleurs, on estime qu'environ 40 000 jeunes Turcs font des études supérieures à l'étranger, dont la moitié le font en anglais.

Les étudiants étrangers qui fréquentent une université turque doivent réussir un examen de langue turque avant leur admission, appelé «Turkish Language Proficiency». Ceux qui échouent à cet examen doivent suivre un programme d'apprentissage du turc durant une année complète dans le but d'acquérir un niveau suffisant pour poursuivre des études universitaires. Pour les programmes en anglais, en français ou en allemand, les étudiants doivent réussir un test linguistique lors de leur inscription.

- L'enseignement des langues étrangères

Le Décret  n° 92/2788 du 20 mars 1992 énonce quelles sont les langues étrangères enseignées en Turquie dans les écoles publiques: l'anglais, le français, l'allemand ainsi que le russe, l'italien, l'espagnol, l'arabe, le japonais et le chinois:

2) Il a été décidé par le Conseil des ministres du 4 mars 1992 que, dans les cours officiels et privés, l'éducation et l'enseignement doivent être dispensés dans les langues suivantes : l'anglais, le français, l'allemand ainsi que le russe, l'italien, l'espagnol, l'arabe, le japonais et le chinois.

Partout, on continue d'y vénérer le «père des Turcs», Mustafa Kemal, dont les portraits, bustes et statues sont omniprésents, que ce soit dans les halls, les cours de récréation, les bureaux administratifs ainsi que les salles de classe. L'enseignement des langues étrangères est possible en Turquie, mais il ne s'agit jamais de la langue d'une minorité «ethnique». On y enseigne surtout l'anglais, puis le français et l'allemand; un peu l'italien, l'espagnol, l'arabe, le japonais et le chinois.

En fait, les langues proscrites ou interdites sont les langues des minorités nationales, particulièrement le kurde, mais aussi le grec (l'ennemi héréditaire) et le bulgare (un autre ennemi héréditaire). Cependant, les langues des pays voisins, telles que le grec, le bulgare et l'arménien, peuvent être offertes dans les établissements militaires turcs. C'est notamment le cas, depuis 2000-2001, avec le russe et le bosniaque, en plus des trois autres langues. L'objectif serait de ne pas perdre «la bataille de l’information».

Les langues occidentales telles que l'anglais et l'allemand ou le français ne constituent pas une menace pour la Turquie. Elles ne sont donc pas pourchassées, au contraire. Pour le gouvernement turc, la langue kurde n'est pas considérée comme un enrichissement pour la société, mais comme un danger pour «l'existence et l’indépendance de l'État, l'unité et l’indivisibilité de la nation, le bien-être et la sécurité de la communauté».

- Les établissements privés

La plupart des établissements d’enseignement privés sont des écoles confessionnelles reconnues comme appartenant à des minorités chrétiennes. De  plus, la direction de ces écoles est bicéphale: le directeur en titre est issu de la minorité, mais le directeur adjoint est un musulman désigné par l’État. Dans les faits, seul le directeur adjoint détient un réel pouvoir de décision, car il doit cautionner toutes les décisions du directeur. Il existe aussi deux types d’enseignants: d'une part, ceux qui enseignent le turc en étant rémunérés par l’État, d'autre part, ceux qui enseignent une langue minoritaire et qui sont rémunérés par la communauté minoritaire. Les enfants des membres des minorités non musulmanes n’ayant pas la nationalité turque ne sont pas autorisés à fréquenter les écoles d'une minorité. Ces établissements connaissent tous des difficultés financières et, dans certains cas, les autorités turques ont trouvé une façon détournée de faire fermer les portes de plusieurs écoles: il s’agit de retarder ou de ne pas accorder d’autorisation dans la nomination par les autorités turques de directeurs issus de la minorité concernée. En ce sens, la situation des écoles des minorités peut être qualifiée de désastreuse.

- L'enseignement dans les langues minoritaires

Dans le domaine de l'éducation, l'État ne s'est jamais senti dans l'obligation de prévoir ou de construire des écoles pour les minorités linguistiques. Rappelons cet article 42 de la Constitution turque qui déclare qu'«aucune langue autre que le turc ne peut être enseignée aux citoyens turcs en tant que langue maternelle ou servir à leur offrir un enseignement en tant que telle dans les établissements d'éducation et d'enseignement».

En février 2002, le premier ministre Bülent Ecevit (de janvier 1999 à novembre 2002) avait jugé utile de faire une mise au point à la presse pour signaler que l'enseignement de la langue kurde dans les établissements scolaires de Turquie était «inacceptable». Dans un entretien accordé à la chaîne CNN turque, M. Ecevit avait souligné que l'enseignement du kurde était «impossible» et s'est indigné au sujet d'une campagne orchestrée par «certains cercles liés à certains pays européens» qui n'hésitent pas à «utiliser des enfants et des jeunes pour diviser la Turquie». Rappelant que le «turc est la langue officielle des institutions publiques», M. Ecevit a suspecté que le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) était derrière cette campagne pour l'enseignement du kurde dans les écoles.

En août 2002, le gouvernement a entrepris une réforme dite «pro-européenne» afin de permettre d'introduire l'enseignement de la langue kurde dans les écoles. Pourtant, malgré les discours rassurants, les pratiques sont restées exactement les mêmes. Au lendemain du vote autorisant l'enseignement du kurde (3 août 2002), le premier ministre Ecevit estimait que désormais la Turquie «répondait à tous les critères politiques» posés par l’Union européenne. En décembre 2003, le Journal officiel publiait le règlement n° 25307, appelé Règlement sur l'enseignement dans les diverses langues et les divers dialectes traditionnellement employés par les citoyens turcs dans leur vie quotidienne.

Dans ce règlement, aucune langue minoritaire n'est mentionnée, pas même le kurde. Selon les termes utilisées, le texte ne traite que «des divers dialectes et diverses langues traditionnellement employés par les citoyens turcs dans leur vie quotidienne». Ce genre de formulation laisse croire en effet qu'il existe d’autres langues que le turc en Turquie. De fait, il existe une cinquantaine de langues utilisées en Turquie, dont le kurde kurmanji, le kurde dimili (zazaki), l'arabe leventin, le kabarde (circassien oriental), le persan (farsi), l'azéri (azerbaïdjanais), l'arabe mésopotamien du Nord, le gagaouze, le bulgare (pomaque), le grec pontique, adyghéen (circassien), le géorgien, l'arabe mésopotamien du Sud, le bosniaque, le tchétchène, le tatar de Crimée, etc., toutes des langues parlées par plus de 100 00 locuteurs. Or, le kurde fait partie de «ces langues et dialectes», alors qu'il est parlée par plus de 15 millions de locuteurs en Turquie. C'est ce qui explique que la plupart des revendications d'ordre linguistique proviennent essentiellement des Kurdes.

Dans le règlement n° 25307, il n'est nul fait mention du mot «kurde» ni de «langue kurde». la formule consacrée utilisée — «des divers dialectes et diverses langues traditionnellement employés par les citoyens turcs dans leur vie quotidienne» — consiste à éviter à tout prix d'employer le mot «kurde» dans un texte juridique pour favoriser une formule sibylline: «les diverses langues et les divers dialectes traditionnellement employés par les citoyens turcs dans leur vie quotidienne». Autrement dit, les langues minoritaires sont considérées comme des «dialectes» ou des langues «diverses» employées traditionnellement par des citoyens «turcs» dans leur usage privé. C'est là un mépris flagrant pour toutes les langues minoritaires du pays.

De plus, l'article 2 du Règlement sur l'enseignement dans les diverses langues et les divers dialectes traditionnellement employés par les citoyens turcs dans leur vie quotidienne (2003) précise qu'il ne s'agit que d'établissements privés pouvant offrir des cours.

Article 2

Contenu

Le présent règlement concerne les cours privés, qui peuvent être offerts conformément à la loi n° 625 relative aux cours privés destinés à l'apprentissage des diverses langues et divers dialectes traditionnellement employés par les citoyens turcs dans leur vie quotidienne, ainsi que les fonctions et mesures similaires pour l'enseignement et l'instruction des langues et dialectes que le Conseil des ministres a décidées pour l'éducation et l'enseignement des divers dialectes et diverses langues, conformément à la loi n° 2923 sur l'enseignement des langues étrangères en éducation et l'enseignement des divers dialectes et diverses langues destinés aux citoyens turcs.

Lorsque les membres des minorités veulent employer leur langue, ils doivent ouvrir leurs propres écoles et en absorber entièrement les frais. Étant donné que fonder une école privée est une chose, mais que la faire vivre, c'est une autre affaire, la plupart de ces écoles finissent par fermer, notamment en raison des conflits incessants entre les Kurdes et le gouvernement. De fait, des centaines d'écoles minoritaires ont dû fermer leur porte.

L'article 5 du même Règlement sur l'enseignement dans les diverses langues et les divers dialectes mentionne, d'une part, que l'objectif est de mener des activités d'apprentissage, d'autre part, que «les cours doivent être conformes aux buts généraux et principes fondamentaux de l'éducation nationale turque ainsi qu'aux qualifications fondamentales de la République exposées dans la Constitution, et ils sont offerts de façon à ne pas violer l'intégrité indivisible de l'État avec son pays et sa nation»:

Article 5

But du cours

1) Le but du cours et autres cours de langue dans les langues et dialectes enseignés pour ce motif est de mener des activités destinés à apprendre les diverses langues et les divers dialectes traditionnellement employés par les citoyens turcs dans leur vie quotidienne.

2) Les cours doivent être conformes aux buts généraux et principes fondamentaux de l'éducation nationale turque ainsi qu'aux qualifications fondamentales de la République exposées dans la Constitution, et ils sont offerts de façon à ne pas violer l'intégrité indivisible de l'État avec son pays et sa nation.

Le gouvernement turc prend vraiment d'infinies précautions, dont la moindre difficulté n'est pas d'obtenir une autorisation du ministère de l'Éducation pour offrir ces cours dans des établissements d'enseignement privés. Le plus difficile, c'est de réunir toutes les conditions pour recevoir cette indispensable autorisation. Seuls les élèves du primaire et du secondaire, munis de l’autorisation de leurs parents, peuvent suivre les cours durant les week-ends et les vacances d’été, et non pas durant les jours normaux. On peut certainement douter que ce genre de cours durant les congés soit de nature à susciter la participation massive des élèves. En fait, ce texte juridique propose simplement un strict minimum, tout en faisant en sorte que ce strict minimum ne puisse même pas se réaliser.

Près de dix ans plus tars, en juin 2012, le premier ministre, Recep Tayyip Erdogan (en fonction depuis le 29 août 2014 et devenu président de la Turquie), déclarait au Parlement devant les députés du Parti de la justice et du développement (AKP, issu de la mouvance islamiste) :
 
Nos élèves [...] pourront désormais apprendre les langues et dialectes locaux. Par exemple, s'il y a un nombre suffisants d'élèves, le kurde pourra être choisi comme matière optionnelle.

Il s'agit en ce cas d'établissements privés, non  pas d'établissements publics et gratuits. Ces cours en kurde dans la variante kurmandji, la deuxième langue maternelle du pays, sont proposés en option dans les écoles turques, au même titre que les langues étrangères telles que l'anglais, le français ou l'allemand.

Pour sa part, l'écrivain et linguiste américain Noam Chomsky, professeur au Massachusetts Institute of Technology (Boston) a, depuis février 2002, soutenu la revendication d'un enseignement du kurde dans les établissements d'enseignement en ces termes:

I respect Kurdish and I also respect those who courageously work to demand to learn their mother tongue in the schools. [J'ai du respect pour le kurde, je respecte aussi ceux qui œuvrent avec courage pour demander à apprendre leur langue maternelle dans les écoles.]

S'il mettait les pieds en  Turquie, M. Chomsky pourrait être accusé de «propagande contre l'indivisible unité» de la Turquie et être condamné à un an de prison. Néanmoins, son éditeur en Turquie a été accusé de «propagande séparatiste». Finalement, le célèbre linguiste a pu se rendre à Diyarbakir en janvier 2013, la ville principale du sud-est du pays, une région à majorité kurde, pour une série de conférences et de rencontres avec des militants kurdes. Chomsky soutient que la Turquie doit d'abord faire face à son problème kurde et panser ses plaies afin de prendre sa place dans le nouvel ordre mondial:

The growing Kurdish independence in Iraq and the possibility of one in Syria will evidently have impacts on the dynamics of the southeastern region of Turkey and the Middle East as well. [L'indépendance kurde croissante en Irak et la possibilité de celle-ci en Syrie pourront évidemment avoir des répercussions sur la dynamique de la région sud-est de la Turquie et aussi bine qu'au Proche-Orient.]

Ce qui peut paraître normal dans la plupart des pays, c'est-à-dire apprendre sa langue maternelle à l'école, ne l'est pas du tout en Turquie, car toute instruction dans une autre langue que le turc est interdite par l'article 42.10 de la Constitution turque. Les dirigeants turcs se sont toujours catégoriquement opposés à cette reconnaissance, alors que celle-ci constitue l'un des droits reconnus par l'Union européenne à laquelle la Turquie veut pourtant adhérer. Bref, pendant que les autorités turques font les yeux doux à l'Union européenne, elles demeurent inflexibles face aux revendications des minorités nationales.

Le débat sur l’enseignement des langues maternelles montre à quel point la Constitution de 1982, imposée par la junte militaire de 1980, est devenue désuète. De ce fait, l’adoption d’une nouvelle Constitution est devenue nécessaire. Évidemment, ce n'est pas pour demain que les Turcs vont changer leur constitution de façon à intégrer, en tant que droit fondamental, la notion d’enseignement dans la langue maternelle de tout citoyen turc. En Turquie, près d’un quart de la population est kurde.

C'est pourquoi certaines associations kurdes ont quand même décidé d'ouvrir à leurs frais des écoles (privées). À chaque fois, le gouvernement a tout fait pour les fermer, alléguant qu'elles n'avaient pas de «statut officiel». Au besoin, la police est intervenue parfois avec des gaz lacrymogènes, des canons à eau et des matraques, et a fermé de force les écoles. En raison des manifestions qui ont eu lieu, le gouvernement a cédé en accordant à ces écoles kurdes un «statut particulier». Pendant ce temps, les représentants de la minorité kurde qualifiaient cette mesure de «moyen palliatif», car l'objectif est d'obtenir le droit à la totalité de l'enseignement en kurde.

Les Kurdes craignent la résistance future des directions d’écoles «nationalistes», qui ne manqueront pas d'invoquer toutes sortes d'excuses pour ne pas appliquer les directives concernant l'enseignement en kurde. Pour beaucoup de Turcs, le droit à l'enseignement en kurde n'aurait d'autre but que de réveiller un «nationalisme ethnique dangereux» destiné à saper l'unité du pays et d'en compromettre l'intégrité territoriale. Les autorités font tout ce qu'elles peuvent pour alourdir les conditions bureaucratiques et financières existantes et s'organisent pour qu'il n'y ait pas de professeurs disponibles en langue kurde.

Dans de telles conditions, il n’est pas surprenant que 40 % de la population kurde soit analphabète, particulièrement les femmes. Selon un rapport publié par le Turkish Daily News (26 juin 2000) à Diyarbakir, la principale ville kurde, 61,4 % des jeunes filles âgées de 7 à 13 ans ne seraient pas scolarisées. Le document indique que le taux de scolarisation en primaire est de 68,9 % dans l’Est kurde et de 70,9 % dans le Sud-est kurde, alors que ce taux monte à 89,03 % dans toute la Turquie. Quant au secondaire, le taux descend jusqu’à 28,2 % dans le Sud-Est et n’atteint que 33 % dans le Sud, contre 53,1 % de moyenne générale en Turquie. En ce qui concerne le lycée, la moyenne nationale est de 38,7 % en Turquie, mais cette moyenne descend à 25,8 % à l’Est et à 18,7 % au Sud-Est. En ce qui a trait aux études supérieures, le taux atteint 3,8 % de fréquentation dans le Sud-Est et 10,9 % dans l’Est, alors que la moyenne nationale est de 22,8 % pour toute la Turquie. Bref, le rapport, établi selon les données de l’Institut d’État des statistiques (DIE), de l’Organisation de la planification de l’État (DPT), de la Banque mondiale et de l’UNICEF, montre que «dans le domaine de l’éducation et de la culture, aussi bien que dans les autres domaines, l’Anatolie du Sud-Est est la région qui a le moins bénéficié des réformes lancées depuis la fondation de la république de Turquie».

2.6 L'enseignement de la religion

L’article 12 de la Loi fondamentale sur l'éducation (1973), n° 1739, sur l’éducation nationale prescrit que la culture religieuse et l’éducation morale font partie des matières obligatoires enseignées dans les écoles primaires et les établissements d’enseignement secondaire et supérieur, ce qui inclut en principe les écoles des minorités.

Article 12

La laïcité est le fondement de l'éducation nationale turque.

La culture religieuse et l'enseignement moral font partie des matières obligatoires enseignées dans les écoles primaires et les lycées, ainsi que dans les écoles de même niveau.

À la suite de la décision n° 1 du 9 juillet 1990 de la part du Haut-Conseil de l’éducation, il existe une possibilité de dispense :

À la suite de la proposition du ministère de l'Éducation, les élèves de nationalité turque et adhérant à la religion chrétienne ou juive, qui fréquentent les écoles primaires et secondaires, à l'exception des écoles affiliées aux minorités, ne sont pas obligés de suivre le cours de culture religieuse et connaissance morale à condition qu'ils attestent leur adhésion à ces religions. Cependant, si ces élèves veulent suivre ce cours, ils doivent présenter une demande écrite de la part de leur représentant légal.

Selon le ministère de l’Éducation, cette possibilité d’exemption est également ouverte aux membres des minorités non musulmanes et non reconnues par le traité de Lausanne.

3 Les langues dans les médias

La Turquie n'est pas réputée pour sa liberté de presse. Non seulement la plupart des journalistes sont inféodés au pouvoir en place (parce qu'ils n'ont guère le choix), mais le Code pénal (2005) interdit encore d'insulter, de mépriser ou de rabaisser publiquement la "turcité" (ou l'identité turque), l'État, le gouvernement, l'armée et les forces de sécurité turques (art. 301).

Article 301 (modifié en 2005)

Insulte à la turcité, à la République, aux institutions et aux organismes de l'État

1) Toute personne qui insulte publiquement la turcité, la République
ou la Grande Assemblée nationale de Turquie sera punie d’une peine de prison allant de six mois à trois ans.

2) Une personne qui insulte publiquement le gouvernement de la République turque, l'appareil judiciaire de l’État, l’armée ou les services de police sera punie d’une peine de prison allant de six mois à deux ans.

3) Dans le cas où l'insulte à la turcité est pratiquée par un citoyen turc dans un pays étranger, la peine qui sera octroyée sera majorée d’un tiers.

4) L’expression de la pensée sous forme de critique ne peut être sanctionnée.

3.1 La liberté d'expression sous surveillance

Cet article 301 du Code pénal turc est devenu le symbole d'une «liberté d'expression sous surveillance» en Turquie. En raison de la pression exercée par la Commission européenne depuis l'ouverture des négociations d'adhésion en 2005, le gouvernement turc a finalement modifié en avril 2008 l'article 301 du Code pénal par la loi n° 5759. Alors que l'ancienne version de cette disposition permettait de pénaliser toute attaque contre l'identité turque ou la turcité, un terme jugé ambigu, la nouvelle version réprime les insultes visant «la nation turque». L'article 301modifié impose toujours d’obtenir un accord du ministre de la Justice, alors que la peine de prison maximale est réduite de trois à deux ans. La Loi modifiant le Code pénal turc, n° 5759 (2008), se lit comme suit:

ARTICLE 1er

En date du 26 septembre 2004, la loi n° 5237 est modifiée à l'article 301 du Code pénal turc comme suit avec le titre:

"Insultes à la nation turque, à la république de Turquie, aux institutions et aux organismes de l'État.

Article 301

1) Toute personne qui insulte publiquement la nation turque, la République ou la Grande Assemblée nationale de Turquie sera punie d’une peine de prison allant de six mois à deux ans.

2) Toute personne qui insulte publiquement l'État, l'armée ou les services de police sera punie conformément aux dispositions du paragraphe précédent.

3) L’expression de la pensée sous forme de critique ne constitue pas un crime.

4) La poursuite d'une enquête pour un tel crime exige l'autorisation du ministre de la Justice."
 
ARTICLE 2

La présente loi entre en vigueur à la date de sa publication.

ARTICLE 3

La présente loi sera exécutée par le Conseil des ministres.

En réalité, le gouvernement turc se sert du prétexte de la «lutte contre le terrorisme» pour suspecter et accuser nombre de journalistes de «menaces à la sécurité nationale». C'est ainsi que des dizaines de journalistes sont régulièrement arrêtés et emprisonnés, surtout lorsqu'ils traitent de la «question kurde». Selon l'organisme Reporters sans frontière, la Turquie occupe la 149e place sur 180 dans le «Classement mondial 2015» quant à la liberté de la presse, et il ne semble pas y avoir une quelconque amélioration en ce domaine.

3.2 Entre la censure et l'interdiction

La censure reste très forte dans ce pays et la plupart des journaux ne sont jamais très éloignés des positions du pouvoir en place. Parmi les sujets tabous limitant la liberté d'expression, citons les références à l'islam politique, l'armée et les Kurdes. Les journalistes qui soutiennent islamistes, dénoncent le «terrorisme d'État (l'armée) ou sont soupçonnés de diffuser des «thèses séparatistes» (pro-kurdes) sont aussitôt emprisonnés pour «atteinte à la sécurité de l'État». Selon l'organisme Reporters sans frontière, les arrestations arbitraires, les passages à tabac et les tortures sont encore monnaie courante quand il s’agit de réprimer l’information sur la question kurde. Malgré les engagements du gouvernement, les pressions sur les médias n’ont en rien diminué. Au contraire, alors que, tous les jours, les journalistes turcs font déjà face à l'arbitraire policier, un nouveau «paquet de réformes sur la sécurité intérieure» prévoit d’étendre après février 2015 les pouvoirs des forces de l’ordre. Pour les observateurs, la Turquie demeure «l’une des plus grandes prisons au monde pour les journalistes».

Depuis plusieurs décennies, il était interdit en Turquie de publier des informations dans une autre langue que le turc. L'article 31 de la Loi sur la presse de 1950 pouvait servir de prétexte pour interdire n'importe quelle publication:

Article 31

Modifié en 1983/2950

L'entrée ou la distribution en Turquie d'œuvres publiées dans un pays étranger, qui contredisent l'unité indivisible de l'État avec son territoire et sa nation, l'hégémonie nationale, l'existence de la République, la sécurité nationale, l'ordre public, l'ordre public général, l'intérêt commun, la moralité ou la santé générale, peuvent être interdites par décision du Conseil des ministres.

Entre 1980 et 1983, le gouvernement militaire a adopté plusieurs lois interdisant formellement l'usage de la langue kurde et la possession de documents écrits ou sonores en kurde. L'article 2 de la Loi n° 2932 du 19 octobre 1983 relative aux publications faites dans une autre langue que le turc (1983) était on ne peut plus claire au sujet des publications dans une autre langue que la première langue officielle des États reconnus par l'État turc:

Article 1er

Objet et champ d'application

Afin de sauvegarder l'intégrité indivisible de l'État avec son territoire et sa nation, la souveraineté nationale, la République, la sécurité nationale, l'ordre public, la présente loi réglemente les procédures et les principes relatifs à l'interdiction de l'usage des langues pour divulguer et diffuser les opinions.

Article 2

Langues qui peuvent être utilisées pour divulguer et diffuser des opinions

1) Il est interdit de diffuser et de divulguer des opinions dans une autre langue que la première langue officielle des États reconnus par l'État turc.

2) Sont réservées les dispositions relatives aux traités internationaux dont la Turquie est à partie, à l'éducation, à l'enseignement, aux recherches scientifiques et aux publications des établissements publics.

Cette loi n° 2932 a été abrogée en 1991. Depuis, avec la levée de l'interdiction des langues, la parution de journaux en kurde a été rendue en principe possible. Cependant, ces journaux sont régulièrement perquisitionnés, contraints de cesser périodiquement leur publication ou bien des poursuites judiciaires sont intentées contre des journalistes. La politique de censure pratiquée par l’État turc a pour effet de faire constamment disparaître des journaux qui sont remplacés par d’autres. En fait, aucune de ces publications n'a pu survivre longtemps parce que les procureurs de l'État ont toujours trouvé des prétextes pour les fermer.

3.3 La presse écrite

Selon l'article 39 du traité de Lausanne, tout citoyen turc est libre d'utiliser la langue qu'il souhaite, par exemple le kurde, dans le cadre des émissions de radio ou de télévision ou bien pour des publications écrites. De nombreux journalistes turcs, en citant des dispositions du traité de Lausanne, croient maintenant que les citoyens de langue kurde pourraient bénéficier de ces droits. Les autorités estiment que ces journalistes interprètent «de façon erronée» les clauses du traité.

La plupart des journaux nationaux et régionaux sont publiés en langue turque. Parmi la quarantaine de quotidiens, certains ont des tirages de plus de 15 000 exemplaires: Zaman, Posta, Hürriyet, Sözcü, Sabah, Habertürk, Pas Fotomaç, Türkiye, Milliyet et Fanatik.  Quelques quotidiens sont publiés en anglais (Daily Sabah, Today's Zaman, Hürriyet Daily News, Good Mornond Turkey), mais deux sont en arménien (Marmara et Jamanak).

Les autres journaux sont des périodiques. Outre ceux publiés en turc, on trouve des mensuels en anglais (Made in Turkey), en français (Aujourd'hui la Turquie), mais le Ağani Murutsxi est publié en trois langues: en laze (une langue caucasienne), en hemşince (une variété d'arménien) et en romeyka (une variété de grec pontique).

Un seul journal est publié en kurde à l'échelle nationale: l'Azadiya Welat. Mais celui-ci a été interdit une bonne dizaine de fois, tandis que la plupart des journalistes ont été emprisonnés sous prétexte qu'ils avaient fait «de la propagande pour une organisation illégale», en l'occurrence le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan).

En général, les tribunaux invoquent l'article 25 de la Loi sur la presse (1950) et l'article 1er de la Loi relative aux crimes commis contre Atatürk :
 

Loi sur la presse

Article 25

Confiscation et interdiction de distribution et de vente

1) Le procureur de la République peut confisquer trois exemplaires pour examen pour la plupart des imprimés. Si un inconvénient découle des délais dans l'examen, la police peut confisquer les imprimés.

2) Tant qu'un examen ou une enquête est lancée, tous les imprimés peuvent être confisqués par ordre d'un juge en vertu de la Loi relative aux crimes commis contre Atatürk, 5816, en date du 25 juillet 1951, les lois de réforme énumérées à l'article 174 de la Constitution; au paragraphe 2 de l'article 146, aux paragraphes 1 et 4 de l'article 153, à l'article 155, aux paragraphes 1 et 2 de l'article 311, aux paragraphes 2 et 4 de l'article 312, au paragraphe a) de l'article 312 du Code pénal turc, 765 et aux paragraphes 2 et 5 de l'article 7 de la Loi anti-terroriste, n° 3713, en date du 12 avril 1991.

3) Malgré leur langue de publication, s'il existe des preuves solides que des périodiques et des non-périodiques publiés à l'extérieur de la Turquie entraînent des crimes visés au paragraphe 2 ci-dessus, leur distribution ou leur vente en Turquie peut être interdite sur l'ordre du Bureau du procureur en chef de l'État au moyen d'une décision d'un juge en droit pénal local. Si un inconvénient découle des délais de l'examen, une décision du procureur en chef de l'État suffira. Cet ordre doit être présenté pour approbation judiciaire dans les 24 heures au plus tard. Si un juge ne l'approuve pas dans les 48 heures, le procureur en chef doit considérer la décision comme nulle et non avenue.

La Loi relative aux crimes commis contre Atatürk est ainsi formulée en son article 1er :

Article 1er

1)
Quiconque insulte publiquement ou maudit la mémoire d'Atatürk est incarcéré avec une lourde sentence entre un et trois ans.

2) Une sentence lourde entre un à cinq ans est rendue à quiconque détruit, brise, ruine ou barbouille une statue, un buste ou un monument représentant Atatürk ou la tombe d'Atatürk.

3) Quiconque encourage les autres à commettre les crimes décrits dans les paragraphes ci-dessus est puni comme s'il avait commis le crime.

L'article 31 de la Loi sur la presse modifiée en 1983 est encore plus sévère:
 

Article 31

L'entrée ou la distribution en Turquie d'œuvres publiées dans un pays étranger, qui contredisent l'unité indivisible de l'État avec son territoire et sa nation, l'hégémonie nationale, l'existence de la République, la sécurité nationale, l'ordre public, l'ordre public général, l'intérêt commun, la moralité ou la santé générale, peuvent être interdites par décision du Conseil des ministres.

L'article 28 de la Constitution turque, modifié par la loi n° 4709 du 3 octobre 2001, prévoit qu'une publication peut être interdite si elle porte atteinte à la sécurité intérieure ou extérieure de l'État ou son intégrité indivisible du point de vue de son territoire et de la nation :

Article 28

4) Quiconque écrit ou fait imprimer toute information ou texte qui menace la sécurité intérieure ou extérieure de l'État ou son intégrité indivisible du point de vue de son territoire et de la nation ou qui est de nature à encourager une infraction ou à inciter à l'émeute ou à la rébellion, ou qui se rapporte à. des informations secrètes appartenant à l'État, ou qui, dans le même but, imprime ou livre à autrui un tel texte ou information, en est responsable conformément aux dispositions législatives concernant lesdites infractions.

5) La distribution peut être empêchée de manière préventive en vertu d'une décision judiciaire ou, dans les cas où un retard serait préjudiciable, en vertu d'un ordre de l'autorité expressément habilitée par la loi à cet effet. L'autorité compétente ayant empêché la distribution avise le juge compétent de sa décision au plus tard dans les vingt-quatre heures. Dans le cas où le juge compétent n'approuve pas cette décision au plus tard dans les quarante-huit heures, celle-ci est considérée comme nulle.

6) Aucune interdiction de publication relative à des événements ne peut être instaurée, sous réserve des décisions rendues par le juge dans les limites qui seront définies par la loi en vue d'assurer l'accomplissement de la fonction juridictionnelle d'une manière conforme à sa finalité.

7) Les publications, périodiques ou non, peuvent être saisies en vertu d'une décision judiciaire dans les cas où une enquête ou des poursuites ont été entamées en raison d'une des infractions indiquées par la loi, et également en vertu d'un ordre de l'autorité expressément habilitée par la loi à cet effet dans les cas où un retard serait préjudiciable sous l'angle de la sauvegarde de l'intégrité indivisible de l'État du point de vue de son territoire et de la nation, de la sécurité nationale, de l'ordre public, des bonnes mœurs ou de la prévention des infractions. L'autorité compétente ayant ordonné la saisie avise le juge compétent de sa décision au plus tard dans les vingt-quatre heures; dans les cas où le juge n'approuve pas cette décision au plus tard dans les quarante-huit heures, celle-ci est considérée comme nulle.

8) Les dispositions générales en matière de saisie et de confiscation s'appliquent aux enquêtes et poursuites relatives à des infractions portant sur des publications périodiques ou non périodiques.

9) Les périodiques publiés en Turquie peuvent être temporairement suspendus par décision judiciaire en cas de condamnation en raison de publications portant atteinte à l'intégrité indivisible de l'État du point de vue de son territoire et de la nation, aux principes fondamentaux de la République, à la sécurité nationale ou aux bonnes mœurs. Toute publication constituant indéniablement la continuation d'une publication périodique suspendue est interdite; ces publications sont saisies en vertu d'une décision judiciaire.

D’après des renseignements rapportés par le quotidien turc Milliyet du 21 août 2000, les autorités turques ont même interdit la diffusion de centaines de cassettes dont les textes étaient majoritairement chantés en kurde ou encore par des Kurdes. Les autorités ont motivé leur décision par le fait que la direction générale des droits d'auteur du ministère de la Culture ait annulé «le certificat de gestion de l'œuvre».

Bien qu'un amendement constitutionnel ait été adopté en octobre 2001, les lois sont demeurées vagues sur le droit de publication et de diffusion en langue kurde. Certaines publications en kurde furent tolérées par les autorités, mais leur distribution est restée interdite dans les provinces du Sud-Est, encore soumises à l'état d'urgence.

Le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) accuse le gouvernement turc de mener une «vaste offensive» pour faire taire les médias d’opposition en usant d’intimidation et de poursuites judiciaires. D'une part, depuis Atatürk, les autorités turques ont toujours souffert de paranoïa à l'égard de leurs propres minorités. D'autre part, en raison des pressions gouvernementales incessantes, il existe en Turquie une forte culture de l'autocensure, qui crée une information déformée et sape les efforts pour renforcer la démocratie et le pluralisme à tous les niveaux de la société turque.

3.4 La presse électronique

Pour ce qui est de la possibilité d'autoriser des émissions en kurde sur les chaînes nationales de télévision et radio, la question a été évoquée par le Conseil national de sécurité, mais les décisions furent longues avant d'aboutir. Pendant ce temps, des centaines de personnes ont continué d'être arrêtées pour avoir signé une pétition réclamant le droit à l'éducation en kurde, une campagne que les autorités turques affirment être dirigée par le PKK. En août 2002, le Parlement turc a adopté une réforme, dont l'un des avantages était de permettre la diffusion d'informations radiophoniques en kurde.

Les premières diffusions radiophoniques et télévisées en kurde sur Radio 1 et TRT 3 (radio et télévision d'État) ont finalement eu lieu le 9 juin 2004, soit deux ans après le vote autorisant la réforme. La langue kurde dispose de quarante minutes d'émissions télévisée et de trente minutes d'émissions radiodiffusées par semaine. L’autorisation a été donnée aux télévisions locales privées d’émettre des programmes en kurde pour le 1er janvier 2006. Néanmoins, il n'existe toujours pas officiellement d'émissions en kurde (kürtçe), mais uniquement en «dialecte» zazaki (zazaca) et en «dialecte» kurmandji (kurmanci).

Le 25 janvier 2004, le Journal officiel publiait le Règlement relatif aux émissions de radio et de télévision dans les langues et dialectes traditionnellement employés par les citoyens turcs dans leur vie quotidienne (25357). Il faut d'abord savoir qu'un Conseil suprême pour la radio et la télévision est prévu pour accorder les licences de radiodiffusion et de télévision, et pour veiller à ce que les titulaires de licences respectent les dispositions juridiques et réglementaires applicables en matière de radiodiffusion. Par ailleurs, on ne nomme aucune langue minoritaire: on utilise constamment le stéréotype «les divers dialectes et diverses langues traditionnellement employés par les citoyens turcs dans leur vie quotidienne». L'article 4 du Règlement 25357 est très révélateur de «l'ouverture» ambiguë des autorités turques en matière de radiodiffusion dans d'autres langues que le turc:

Article 4

Langue des émissions

La langue principale des émissions est le turc. Dans les émissions, il doit être assuré que le turc est employé comme langue des communications sans déformer ses caractéristiques et ses règles, alors que le turc est promu comme une langue moderne de la culture, de l'éducation et de la science. De façon exclusive, aucune émission ne peut être faite dans des langues et dialectes autres que le turc. Mais, dans le cadre d'émissions réglementées, il est possible de le faire dans les divers dialectes et diverses langues traditionnellement employés par les citoyens turcs dans leur vie quotidienne.

En vertu du paragraphe 4 de l'article 5 du Règlement 25357, les établissements de radio et de télévision qui détiennent une licence nationale publique et privée de diffusion peuvent produire des émissions dans ces langues et dialectes; les émissions de radio n'excéderont pas 60 minutes par jour pour un total de cinq heures par semaine; les émissions de télévision n'excéderont pas 45 minutes par jour pour un total de quatre heures par semaine. Le paragraphe 5 du même article précise que ces émissions télévisées «devront être accompagnées de sous-titres turcs ou d'une traduction en turc à la fin de chaque programme», alors que, pour les émissions radiophoniques, elles devront être «suivies d'une traduction en turc à la fin du programme»:

Article 5

5) Les émissions des établissements, qui émettent un programme de télévision dans ces langues et dialectes, incluant les émissions de retransmission, devront être accompagnées de sous-titres turcs ou d'une traduction en turc à la fin de chaque programme, dont les émissions correspondront entièrement en termes de chronométrage et de contenu, en ce qui a trait aux émissions radiophoniques, suivies d'une traduction en turc à la fin du programme.

Toutefois, seule la Société publique de radio et télédiffusion (TRT) est autorisée à diffuser ces émissions, car, selon le responsable du RTUK, «elles ne seront pas contre l'unité indivisible de la Turquie, ni contre les principes de la République». Enfin, en vertu de l'article 8 du Règlement relatif aux émissions de radio et de télévision dans les langues et dialectes traditionnellement employés par les citoyens turcs dans leur vie quotidienne, les établissements de diffusion qui ont obtenu une autorisation d'émettre «dans une langue autre que le turc» ne peuvent pas violer la primauté de la loi, les principes de base de la Constitution, les droits et libertés, la sécurité nationale, la moralité générale, les caractéristiques fondamentales de la République telles que présentées dans la Constitution, l'intégrité indivisible de l'État avec son pays et ses citoyens, la loi no 3984, les principes et les procédures présentées dans les règlements publiés et fondés sur cette loi, les exigences prévues par le Conseil suprême et ses conditions d'autorisation. Que de précautions! Dans les faits, le kurde est demeuré encore interdit à la télévision. En fait, le cadre juridique turc ne garantit pas encore suffisamment la liberté d'expression. Pourtant, il existerait en Turquie plus de 253 chaînes de télévision, dont 24 nationales, 16 régionales et 213 locales, sans oublier plus de 1000 stations de radio, dont 36 nationales, 102 régionales et 952 locales.

On peut se demander pourquoi il apparaît si difficile d'obtenir des émissions télévisées en kurde. C’est la législation portant sur le Conseil supérieur de l'audiovisuel turc (RTÜK) qui n'autorise pas la création d’une télévision kurde en vertu de ce passage qui énonce que «les émissions de radio et de télévision doivent se faire en langue turque, mais est également possible de diffuser des informations dans des langues qui ont joué un rôle dans la constitution d’œuvres universelles et scientifiques», ce qui n'apparaît manifestement pas être le cas pour les langues des minorités nationales.

Du fait que les médias électroniques kurdes aient été longtemps interdits en Turquie, les Kurdes se sont organisés et ont créé en 1995 un réseau de télévision par satellite: MED-TV. En fait, cette société de production prépare ses émissions dans des studios à 3000 kilomètres de là, soit à Denderleeuw, près de Bruxelles (Belgique); puis les émissions sont envoyées par satellite à Londres et retransmises par Eutelsat, non seulement en Turquie, mais aussi en Irak, en Iran et dans toute l’Europe. Le gouvernement turc a vainement tenté d'empêcher MED-TV d'émettre et a essayé de brouiller les émissions retransmises par Eutelsat. Son concepteur, M. Barzan Shaswar, un Kurde originaire d'Iran, affirmait: «En créant un Kurdistan par satellite, dans le ciel, sans contrôle culturel, nous avons détruit les frontières qui coupent notre peuple en quatre.» La chaîne, qui bénéficiait de souscriptions de ses téléspectateurs en Europe et au Proche-Orient, touchait en moyenne 10 millions de foyers kurdes. Toutefois, en avril 1999, MED-TV a perdu sa licence. Les autorités britanniques ont reproché à cet émetteur, proche du PKK, d'avoir appelé à la violence dans le cadre de ses programmes. Puis, quelques mois après la fermeture de MED-TV, un autre émetteur est apparu: MEDYA. On ignore depuis quel pays il émet. Au printemps de 1999, les Kurdes ont créé Kurdistan-TV, un émetteur conçu comme une alternative à MED-TV, qui diffuse ses programmes depuis le nord de l'Irak. Kurdistan-TV est géré par le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) mais conseillé et soutenu par des milieux turcs pour affaiblir le régime irakien. Ces émetteurs diffusent non seulement en kurde, mais aussi en anglais, en turc, en arabe et en assyrien.

4 La politique de paranoïa des autorités

La Turquie continue d'appliquer une politique répressive à l'égard de sa minorité kurde. Non seulement les leaders kurdes sont-ils pourchassés et emprisonnés, mais il en est de même pour ceux qui écrivent des livres sur la langue kurde, les Kurdes ou le Kurdistan. Les patronymes kurdes sont interdits sous prétexte qu'ils remettent en cause les «intérêts de la République turque».

Selon l'Official General Report on Turkey (janvier 2002) préparé pour le Conseil de l'Union européenne par le ministère néerlandais des Affaires extérieures, les aspirations nationalistes des Kurdes constitueraient «une menace pour l'indivisibilité de l'État turc unifié et comme une cause de division entre les citoyens turcs fondée sur l'ethnie» :

Version originale anglaise

The Turkish government views Kurdish nationalist aspirations as a threat to the indivisibility of the unified Turkish state and as causing a rift between Turkish citizens on the grounds of ethnicity. [...] Support for the Kurdish cause is ... a criminal offence under ... the Criminal Code or ... the Anti-Terror Law, depending on the type of support afforded. The penal provisions apply to everyone in Turkey, regardless of whether they are of Turkish or Kurdish origin.

The Turkish authorities do not so much focus on whether a certain person is a Turk or a Kurd but rather on whether he harbours separatist sympathies. The Turkish authorities' definition of separatism is broad and not always unequivocal.

Traduction française

Le  gouvernement turc considère les aspirations nationalistes des Kurdes comme une menace pour l'indivisibilité de l'État turc unifié et comme une cause de division entre les citoyens turcs fondée sur l'ethnie. [...] Appuyer la cause kurde constitue [...] une infraction criminelle en vertu [...] du Code criminel ou [...] de la loi antiterroriste, selon le type d'appui fourni. Les dispositions pénales s'appliquent à tous les Turcs, qu'ils soient d'origine turque ou kurde.

Les autorités turques ne s'attardent pas tant au fait qu'une personne soit turque ou kurde qu'à la sympathie qu'elle affiche pour la cause séparatiste. Les autorités turques donnent au séparatisme une définition large qui n'est pas toujours sans équivoque.

Le 17 mars 2003, le Service de radiotélévision publique des États-Unis, la Public Broadcasting Service - PBS, a diffusé une émission de télévision signalait ce qui suit:

Version originale anglaise

Kurds in Turkey are not permitted to put up any signs or publish newspapers in their own language. Kurdish names considered provocative may not be given to Kurdish children. Last year, Turkey lifted some of the restrictions on the use of the Kurdish language in accordance with requirements for entering the European Union, a long-time goal of Turkish officials; but there is still only limited Kurdish programming available on radio and TV.

Traduction française

Les Kurdes, en Turquie, n'ont pas le droit d'afficher ou de publier des journaux dans leur propre langue. Les enfants kurdes ne peuvent recevoir de noms kurdes, jugés provocateurs. L'an dernier, la Turquie a levé certaines restrictions concernant l'usage de la langue kurde, en conformité avec des exigences d'acceptation dans l'Union européenne, ce que désirent les autorités turques depuis longtemps; mais la programmation kurde disponible à la radio et à la télévision est toujours limitée.

4.1 L'attitude de prudence chez les Kurdes

Selon une enquête réalisée par l'organisation caritatif «Aide à l'asile» (en anglais: "Asylum Aid»), quiconque affirme son identité kurde ou fait valoir ses droits ethniques risque de subir des traitements discriminatoires, d'être harcelé, torturé, voire exécuté sans autre forme de procès. Le compte rendu de 2002 de l'organisme énonçait aussi qu'un «Kurde pouvant se faire passer pour un Turc peut ne subir aucune discrimination», s'il décide de ne pas faire état de son identité ethnique; il peut «même atteindre les échelons supérieurs du gouvernement». Même les Kurdes qui sont prudents et veillent à ne pas se mettre les autorités à dos vivent encore «dans un climat de crainte et d'appréhension où qu'ils soient, à moins qu'ils ne renoncent à leur identité». Afin d'éviter les problèmes, beaucoup de Kurdes pratiquent l'autocensure; ils se montrent discrets lorsqu'ils parlent en kurde en public, même s'il s'agit d'une conversation strictement privée. Selon le même compte rendu, la plupart des Kurdes «vivent dans la crainte permanente de la police et des informateurs au sein de la communauté», et ce, même quand ils n'osent pas affirmer leur identité ethnique. 

4.2 L'opinion publique turque

Évidemment, la population turque, quant à elle, ne souffre pas nécessairement de la même paranoïa que ses dirigeants. La plupart des citoyens turcs n'ont jamais entendu parler de «discrimination» envers les Kurdes. Le «vécu» des citoyens turcs ordinaires est que la Turquie est un pays où le racisme n'existe pas. Dans les grandes villes, la plupart des gens ont des voisins turcs, kurdes ou arméniens dans l'immeuble qu'ils habitent, et tout ce monde cohabite sans aucun problème. Certains n'ont même jamais entendu parler de leur vie de l'existence d'un «problème kurde». Il faut dire que la plupart des citoyens turcs n'ont aucune animosité à l'égard des Kurdes ou de toute autre ethnie, ce qui n'empêche pas les autorités politiques de veiller au grain.

Rappelons cette anecdote rapportée par un citoyen turc vivant maintenant en France. Ce monsieur affirme que, lors de son entraînement militaire obligatoire, un conférencier avait été invité; c'était un professeur d'histoire de l'une des universités les plus réputées du pays. Il visitait les casernes et rappelait à son auditoire les «bons sentiments patriotiques» que tout Turc devait développer. Le brave homme expliquait «scientifiquement» aux jeunes soldats qu'il n'y avait pas de «problème kurde» en Turquie, tout simplement parce que les Kurdes n'existaient pas (sic):

Un Kurde est en fait un Turc qui, pour une raison ou pour une autre, quitte sa vallée et va s'installer dans les montagnes. Au fur et à mesure, il dégénère et il oublie comment parler correctement. Au bout de quelques générations, les enfants de ces Turcs montagnards parlent donc un patois local dérivé du turc, mais qu'on ne comprend plus. Comme dans les montagnes, il y a toujours de la neige, quand on marche dessus, cela fait crac-crac (en turc kitir-kitir)... Et ce kitir-kitir a donné le mot kurde qu'on applique à ces dégénérés.

Certes, on ne peut accuser tous les Turcs de méchanceté, mais il existe une forte dose de naïveté dans la population probablement entretenue par les autorités, afin de balayer la question kurde sous le tapis. 

4.3 L'adhésion à l'Union européenne

À la différence de leurs «frères» d’Irak et d’Iran, les Kurdes de Turquie disposent d’un atout important dans la lutte pour obtenir leurs droits. En effet, le gouvernement turc désire ardemment adhérer à l'Union européenne. C’est sans doute pour cette raison que la Turquie a signé (mais non encore ratifié), le 22 janvier 2000, la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales. La Turquie a déposé sa demande d’adhésion à l'Union européenne, le 14 avril 1987. Elle a signé signé un accord d'Union douanière en 1995 et a officiellement été reconnue candidate le 12 décembre 1999 lors du Sommet européen d'Helsinki.

Toutefois, l’objectif d’intégrer l’Europe reste impossible à atteindre tant que la Turquie demeurera incapable de respecter les droits de l'Homme et de résoudre la question kurde. Bien que la candidature de la Turquie à l’Union européenne ait été acceptée en 1999, les autorités turques doivent, à présent, pleinement répondre aux critères d’adhésion afin de pouvoir prétendre devenir un État-membre de l’Union européenne. La question kurde reste la principale cause de l’actuel système de répression sévère et de la structure antidémocratique de la Turquie. Il faudra plus que d'accorder des droits individuels ni même un statut de minorité pour résoudre la question kurde! 

N’oublions pas que la «sale guerre» contre les Kurdes a fait plus de 31 000 morts (depuis 1984), déplacé plusieurs millions de personnes et détruit plus de 3000 villages, rasés ou évacués. Selon les observateurs occidentaux, l’armée turque est bel et bien coupable de «terrorisme d'État». Il faudra bien un jour que le gouvernement turc accepte au moins de reconnaître le fait kurde pour permettrait l'ouverture d'un dialogue entre les autorités et les Kurdes. On n’en est pas encore là! De tels faits démontrent que la situation des minorités demeure très insatisfaisante pour toutes les minorités, car les violations toujours persistantes et institutionnalisées des droits de l’homme remettent en question la capacité de la Turquie de devenir membre de l’Union européenne.

Le 3 août 2002, le Parlement a non seulement adopté l'abolition de la peine de mort en Turquie (ce qui signifiait la prison à vie pour le chef kurde Öcalan), mais également un ensemble de réformes démocratiques, à l'issue de 16 heures de débats parfois houleux. Dorénavant, la diffusion de programmes audiovisuels en langue kurde sera autorisée à certaines conditions, ainsi que l'enseignement privé du kurde. Le Parlement a également étendu la liberté d'expression et d'association, limité la répression des manifestations publiques et élargi les droits des instances religieuses non musulmanes.  Il y a d'autres sujets encore à clarifier et surtout, il y a un certain nombre de décrets d'application qui doivent être pris, par exemple sur la diffusion télévisée et radiophonique de «langues autres que le turc» ou l'enseignement de ces langues. Rappelons que l'armée toute puissante, qui a déjà renversé plusieurs gouvernements depuis 1960, s'est toujours opposée à toute forme de concession aux 15 millions de kurdes du pays.

Dans certains milieux turcs, on parle de résoudre «la question kurde» et de la distinguer du «terrorisme». De leur côté, des responsables kurdes de la région semblent prêts à accepter une large autonomie, qui ne serait pas l'indépendance. Beaucoup de Kurdes demandent que la Turquie se transforme en une république fédérale au sein de laquelle ils bénéficieraient d'une grande autonomie. D'autres n'hésitent pas à demander le maximum: l'autonomie politique et la formation d'un Grand Kurdistan avec les régions kurdes d'Iran, d'Irak et de Syrie. Pour que ces beaux discours de part et d’autre ne soient pas vides de sens, il faudrait plusieurs conditions extrêmement difficiles à réaliser:

1) que l'État turc apprenne à respecter ses engagements,
2) que la minorité kurde cesse d'alimenter ses propres rivalités internes,
3) que les États de la région (Turquie, Irak, Iran, Syrie) acceptent de coexister les uns avec les autres,
4) que la poursuite des combats ne soient plus un prétexte pour justifier la présence militaire américaine dans la région.

Tout un programme en perspective! Pourtant, la rébellion kurde qui affecte régulièrement depuis 1984 le sud de la Turquie pose un problème d'image au plan international pour le gouvernement d'Ankara. Depuis la désintégration de l'URSS et la guerre du Golfe avec l'Irak, la Turquie tente de tirer partie de la nouvelle situation internationale. Elle veut se poser comme LA puissance «occidentale» importante dans la région et se tord dans tous les sens pour sortir du carcan et devenir un État de droit. Y réussira-t-elle? Probablement, mais dans quelques décennies.

Si le passé est garant de l’avenir, celui-ci reste sombre. Il faut toujours se rappeler que, dans le passé, la Turquie n'a jamais cessé de recourir à des méthodes répressives à l'égard de ses minorités. L'assimilation systématique, dont furent victimes les Grecs, les Bulgares, les Arméniens et les Kurdes, a laissé des traces indélébiles chez ces peuples. Elle a suscité la révolte et la haine, et a abouti à un échec; l'éternelle rébellion kurde en est la preuve manifeste aujourd'hui.

Il faudra bien, un jour, que la Turquie remette en question ses mauvaises relations avec ses minorités et son passé passablement sanguinaire. Chose certaine, les politiques d'assimilation vont à l'encontre du droit des peuples à la vie et à leur existence collective. Dans les cas d'assimilation forcée, le silence de la communauté internationale est toujours une forme de complicité. La Turquie, qui jouit depuis fin 1999 d'un statut de pré-candidate à l'Union européenne, réclamait qu'une date pour l'ouverture de négociations d'adhésion soit fixée avant la fin de 2002. Pour le moment, l'adhésion de la Turquie à l'UE demeure au point mort, les négociations étant bloquées. Pendant que la Turquie croit que l'UE est un «club chrétien» dénué de fondement légitime, certains États ont peur d'un flux migratoire musulman. Finalement, le poids des opinions publiques européennes, majoritairement défavorables à l'intégration de la Turquie, pèse davantage dans la décision.

Surtout, il faudra que le système politique turc apprenne à se défaire de ses vieux réflexes : mainmise de l’armée sur le gouvernement, guerre contre le «terrorisme kurde» et interdiction de tout ce qui conteste le dogme kaméliste inventé par Mustafa Kemal, le «père des Turcs». Sinon, point de paix possible! Il faudrait abolir le fameux Conseil national de sécurité (MGK) créé en Turquie par les sept généraux putschistes de septembre 1980, car dans ce pays les «conseils» du MGK ont toujours été respectés par le Parlement et ils sont considérés «comme des lois avant l’heure».

La grande erreur de la Turquie fut d'avoir fonctionné en terme d’«État-nation», alors que la structure sociale du pays était manifestement multinationale. L’échec était d’autant plus prévisible que cette politique d’uniformisation se réalisait sur une base autocratique. Dès lors, le recours à la violence était inévitable. De plus, loin d’enrayer les mouvements d’émancipation kurde, la mobilisation turque ne réussit qu’à les renforcer et les confirmer dans leur volonté de rupture avec cet État-nation dont les Kurdes et les autres minorités sont totalement exclus. On doit reconnaître également que la Turquie devient de plus en plus conservatrice, de plus en plus nationaliste et de plus en plus islamiste. Le nationalisme turc, qui a très fréquemment l'allure de la xénophobie, pose une menace bien plus sérieuse que l'islamisme. Le fait que le terrorisme kurde semble vouloir s'arrêter constitue une source d'encouragement, mais peut perpétuer aussi le nationalisme au sein de l'opinion publique turque.

Or, en Turquie, l'opinion publique et les médias sont prêts à accepter toutes les violations des droits de l'Homme, pourvu que le «terrorisme kurde» soit supprimé. Bref, il convient de se demander si les gouvernements, actuels et futurs, parviendront à faire adhérer la société turque aux valeurs européennes des droits de l'Homme. C'est même probable, mais ce n'est certainement pas pour demain! De leur côté, beaucoup de Kurdes placent leurs espoirs d’un avenir meilleur dans l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne qu’ils perçoivent comme un espace multiculturel de paix, de démocratie et de pluralisme. Ils estiment qu'ils ont le droit de vivre dans la dignité sur la terre de leurs ancêtres, de préserver leur identité, leur culture, leur langue et de les transmettre librement à leurs enfants. Pour le moment, c'est encore un rêve! En Turquie, les lois finissent par changer avec le temps, alors que leur application peut aussi être longue.

Dernière mise à jour: 17 août 2024

La Turquie

(1) Situation générale


(2)
Histoire de l'Empire ottoman
et de la Turquie moderne

 


(3)
La politique linguistique
 
(4) Bibliographie

Kurdistan

 

L'Asie
Accueil: aménagement linguistique dans le monde