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Fédération de Russie

Fédération de Russie

5) La résurgence du suprématisme russe

1. La Russie, un État en transition
1.1 Un rappel de l'URSS
1.2 La Communauté des États indépendants
1.3 La valse des présidents russes

2 Le retour de la Russie impérialiste
2.1 L'annexion de la Crimée
2.2 L'idéologie messianique
2.3 La grande langue russe
 

3 La guerre en Ukraine et l'ordre mondial
3.1 Un conflit contre les États-Unis et l'otanisation
3.2 La protection du Donbass en Ukraine
3.3 La perpétuelle entreprise de russification
3.4 La nécessaire domination russe

4 Une idéologie autoritariste partagée
4.1 La doctrine autocratique
4.2 Le despotisme comme système politique
4.3 Un régime aux tentacules efficaces

1. La Russie, un État en transition

La fin de l’URSS a entraîné la désintégration d’un espace géopolitique commun constitué de 15 républiques qui sont devenues des États souverains. Le 25 décembre 1991, Mikhaïl Gorbatchev démissionna de son poste de président de l’URSS, cette dernière ayant cessé d’exister. Grâce à sa superficie de 17 millions de kilomètres carrés, la Russie postsoviétique demeurait encore le plus grand pays du monde.

1.1 Un rappel de l'URSS

En URSS, la langue véhiculaire (en russe: язык межнационального общения) désigne littéralement la «langue de communication interethnique». En effet, après l'éphémère politique d'indigénisation (en russe коренизация ou korenizatsia) donnant à chaque république fédérée une «langue titulaire», les autorités sont vite passées à une politique de russification au moyen de cette langue «véhiculaire» qui, hormis dans les trois pays baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie) et les trois pays caucasiens (Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie), a imposé partout ailleurs, donc dans les neuf autres républiques, non seulement la langue russe comme unique langue véhiculaire, mais aussi l'alphabet cyrillique russe et les dénominations russes des lieux (par exemple en Biélorussie, Borissov au lieu de Barisaou; en Ukraine Lvov au lieu de Lviv; en Moldavie, Kichinev au lieu de Chisinau). Dans les républiques musulmanes, on a russifié aussi les patronymes (par exemple Gaïdar Aliyev au lieu de Haydar Ali, ou Gourbangouly Berdimougamedov au lieu de Gurbangül Berdi-Muhammad).

 

Le tableau ci-contre indique le nom des républiques de l'URSS ainsi que celui des langues dites «titulaires».
  République
soviétique
Langue
titulaire
Langue
véhiculaire
1  Arménie arménien arménien et russe
2  Azerbaïdjan azéri azéri et russe
3  Biélorussie biélorusse russe
4  Estonie estonien estonien et russe
5  Géorgie géorgien géorgien et russe
6  Kazakhstan kazakh russe
7  Kirghizistan kirghiz russe
8  Lettonie letton letton et russe
9  Lituanie lituanien lituanien et russe
10  Moldavie moldave (roumain) russe
11  Russie russe russe
12  Tadjikistan tadjik russe
13  Turkménistan turkmène russe
14 Ukraine ukrainien russe
15  Ouzbékistan ouzbek russe

Plusieurs soviétologues se sont demandé pourquoi les trois pays baltes et les trois pays caucasiens ont subi une russification plus modérée que les autres républiques soviétiques. On peut avancer quelques explications. La première, c'est qu'il s'agit de «petites nations» qui ne représentaient pas d'importantes populations (mais c'est aussi le cas de la Moldavie, qui n'a pas été épargnée). Pour les pays baltes, une autre explication vient du fait que leur annexion à l'URSS en 1940, selon le pacte Hitler-Staline, n'a jamais été reconnue par l'ONU et les États-Unis, donc le Kremlin a préféré faire «profil bas». Pour les pays caucasiens, c'est le fait que ces derniers avaient d'importantes diasporas en Occident (Arménie, Géorgie), en Turquie et en Iran (Azerbaïdjan), avec le résultat possible qu'une russification trop brutale ne serait pas passée inaperçue. Mais l'explication la plus vraisemblable, lorsque l'on regarde la politique de l'Intourist, l'agence soviétique de voyages, est que ces républiques servaient de «vitrine» à ce que Moscou appelait «l'internationalisme» soviétique, censé respecter l'identité et la culture de chaque nation absorbée par l'URSS. D'ailleurs, ces six républiques plus distinctives ont pu conserver leurs alphabets traditionnels à côté du cyrillique, et les noms indigènes de leurs villes furent respectés (Talinn, Daugavpils, Vilnius, Tbilissi et non les noms russes tels Reval, Dvinsk, Vilno ou Tiflis).

1.2 La Communauté des États indépendants

Le traité de Minsk du 8 décembre 1991 entérinait la dislocation de l'Union soviétique et créait la Communauté des États indépendants (CEI). Les présidents des trois principales républiques de l'Union soviétique signèrent cet accord:

- Boris Eltsine, président de la République socialiste fédérative soviétique de Russie ;
- Stanislaw Chouchkievitch, président de la République socialiste soviétique biélorusse ;
- Leonid Kravtchouk, président de la République socialiste soviétique d'Ukraine.

Le 21 décembre 1991, huit autres anciennes républiques soviétiques rejoignirent la CEI au moment de la signature du traité d’Alma-Alta au Kazakhstan: outre les trois pays fondateurs (Biélorussie, Russie et Ukraine), on comptait l’Arménie, l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Kirghizistan, la Moldavie, le Turkménistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. La Géorgie et l'Ukraine ont déjà fait partie de la CEI, mais se sont désistées, respectivement en 2009 et en 2018. La Lituanie, la Lettonie et l'Estonie ont toujours refusé d'adhérer à la nouvelle organisation, préférant faire partie de l'Union européenne.

On comprend que la proclamation de la CEI est antérieure à la dissolution de l'URSS : il s'agit donc bien d'une transformation, d'autant que la "nomenklatura" oligarchique s'est maintenue au pouvoir et que le KGB, sous d'autres noms, en a assuré la cohésion. On peut lire un article consacré sur la Communauté des États indépendants (CEI).

Au cours des dernières années de l’URSS, les Russes ne formaient que 52% de la population totale, mais 82% de l'ensemble des Soviétiques parlaient couramment le russe, tandis que 58% le considéraient comme leur langue maternelle. Ainsi, 62 % des non-russophones maîtrisaient parfaitement la langue russe, alors que c’était seulement le cas de 3,5% des Russes pour la langue des autres nationalités. Parmi les nations dites «titulaire», c'est-à-dire celles qui bénéficiaient d'une république fédérée, les Biélorusses étaient déjà les plus russifiés avec 82,4% de locuteurs ayant passé au russe. À l’inverse, ce pourcentage n’était que de 28,1% en Géorgie.

Évidemment, les Russes constituaient le seul groupe présent sur l’ensemble du territoire de l’URSS. Avant l'effondrement de celle-ci, 17,5 % des Russes, soit 25 millions d'individus, vivaient en dehors de la fédération de Russie. Dans leur grande majorité, ils habitaient des régions en continuité territoriale avec la Russie, où ils étaient parfois installés depuis quelques siècles, comme en Ukraine.

1.3 La valse des présidents russes

Le 10 juillet 1991, Boris Eltsine fut élu président de la nouvelle fédération de Russie devenue indépendante. La Russie adopta en décembre 1993 une constitution à l’issue d’un référendum qui validait le nouveau système politique fondé sur un pouvoir présidentiel fort. Quant au pouvoir législatif, il fut confié à un parlement bicaméral : l'Assemblée fédérale de la fédération de Russie composée du Conseil de la Fédération (Chambre haute) et de la Douma d’État (Chambre basse).

- La libéralisation

Les années 1990 virent apparaître un grand nombre de partis politiques et une nouvelle liberté d’expression qu'on n'avait jamais connus auparavant. Toutefois, ce début de démocratisation se déroula dans un cadre économique extrêmement difficile avec comme résultat que cette transformation vers une économie libérale devint une source de frustration pour la majorité des Russes qui s'appauvrirent. L'État russe de Boris Eltsine fut incapable d'ajuster les réformes nécessaires à la réalité sociale de sorte que le chômage augmenta considérablement. Cette situation engendra un mécontentement généré par les réformes et de la déception à l’égard du modèle libéral occidental. L'effondrement de l'Union soviétique provoqua donc un sentiment d'humiliation pour des millions de Russes qui se sont sentis floués durant une crise économique brutale. Dans de telles conditions, la politique linguistique est passée au second plan, noyée par les problèmes sociaux et économiques.

La popularité déclinante du président Eltsine incita les électeurs à se ranger derrière le Parti communiste au moment des élections législatives tenues en Russie, le 17 décembre 1995. Eltsine fut néanmoins réélu en 1996, en dépit de la trop rapide libéralisation de l’économie, de la guerre en Tchétchénie et de son état de santé instable. En décembre 1999, soit huit ans après son accession au pouvoir, Boris Eltsine annonça sa démission comme président du pays.

- Les changements linguistiques

En 1991, au moment de l'effondrement de l'URSS, la politique linguistique de la Russie d'Eltsine est passée chez les politiciens au second plan, noyée par les problèmes sociaux et économiques. Mais la libéralisation de l'économie et des mœurs s'est également transmise dans la langue russe, c'est-à-dire dans les comportements langagiers qui se sont mis à refléter le désordre ambiant. On a vu apparaître dans la langue russe non seulement de nouveaux emprunts à l’anglais, mais aussi des libertés linguistiques telles que des expressions populaires jugées grossières ou obscènes, des modifications dans la syntaxe, etc., bref contre l'ordre (linguistique) établi. Puis des linguistes s’en sont alarmés et voulurent freiner un tel «relâchement des usages linguistiques», notamment dans la presse écrite et les médias électroniques, voire chez les politiciens qui osaient employer des jurons et des «grossièretés».

Un linguiste soviétique russe, Jurij Nikolaevič Karaulov (en russe: Юрий Николаевич Караулов, 1935-2016), qui était à ce moment directeur de l’Institut de la langue russe de l’Académie des sciences de Moscou, dressait un tableau fort alarmant de l’état de la langue russe en déplorant les mauvais traitements, l'étiolement, l'appauvrissement, voire la dégénérescence de la langue russe. Un certain nombre de linguistes russes demandèrent au gouvernement de prendre des mesures énergiques pour redresser la situation, alors que d'autres étaient loin de partager cet alarmisme.

- L'intronisation du président Poutine

C'est le premier ministre, Vladimir Poutine, qui succéda à Boris Eltsine à la fin de 1999. Après être devenu chef de l’État russe, Vladimir Poutine entreprit la campagne électorale présidentielle avec une nette avance dans les sondages et en mars 2000 il remporta une victoire prévisible avec 53,4 % des voix. Poutine fut réélu en mars 2004 à la présidence de la Russie. Son parti, le Partie Russie unie, confirma la position de force du président Poutine.

Il faut dire que Vladimir Poutine est arrivé au pouvoir dans un contexte où la fédération de Russie n’avait connu que des déboires dans presque tous les domaines de son existence. Après l’effondrement du régime soviétique et la thérapie de choc imposée par le président Eltsine pour répondre aux exigences des gouvernements du G7 et des institutions financières internationales, le pays avait vécu une chute dramatique de la production industrielle et agricole. En moins de cinq ans, le PIB avait reculé de plus de 50%, ce qui eut pour effet de faire baisser le niveau de vie de la majorité de la population. En même temps, l’espérance de vie des hommes avait reculé de cinq ans, passant de 62 à 57 ans. Le taux de mortalité dépassait largement le taux de natalité, avec comme résultat que la population du pays avait diminué de plus de huit millions d’habitants, même en comptant le retour des Russes venant des républiques d’Asie centrale, de la Transcaucasie et des républiques baltes. Quant aux infrastructures, elles avaient continué à se détériorer, tandis que des maladies autrefois éradiquées étaient réapparues. Bref, de cet effondrement généralisé avait surgi un profond sentiment d’humiliation dans toute la population.

En somme, Vladimir Poutine était arrivé au bon moment.  En vertu de la Constitution, celui-ci ne pouvait se présenter comme président après deux mandats, ce fut son second, Dmitri Medvedev, qui devint président avec une écrasante majorité dès le premier tour du scrutin. Vladimir Poutine devint premier ministre, mais c'est encore lui qui dirigea le pays. En mars 2012, ce fut sans surprise que Vladimir Poutine remporta la victoire au premier tour de l'élection présidentielle russe avec 63,6%. Il redevint donc le chef de l'État après avoir effectué un mandat de quatre ans comme premier ministre, soit de 2008 à 2012.

Grâce à la montée des prix des hydrocarbures, l’économie russe finit par renouer avec la croissance. Le redressement économique permit au gouvernement de Vladimir Poutine de lancer plusieurs programmes à caractère social concernant la santé, l'éducation et le «logement accessible». Les années 2000 connurent non seulement une réduction du chômage, mais également une augmentation du pouvoir d’achat. Grâce à la croissance économique, Vladimir Poutine voulut redonner à la Russie le statut d’une grande puissance, tout en prônant un rapprochement avec les États-Unis et l’Union européenne.

Cependant, il y eut un prix pour la croissance russe: l'interventionnisme et l'autoritarisme. Depuis son ascension au pouvoir, Vladimir Poutine n'a jamais cessé de parler de la «catastrophe» qu’ont été pour les Russes les années 1990, certes des années de liberté, mais également de problèmes économiques. Pendant des années, il a présenté la démocratie comme synonyme d'instabilité et de pauvreté, par opposition à un pouvoir fort garant de la prospérité et de la richesse.

- L'interventionnisme linguistique

Cet interventionnisme politique, social et économique s'est également transposé dans le domaine linguistique. Durant tout ce temps, Vladimir Poutine avait entendu les propos alarmistes concernant le prétendu déclin de la langue russe. Des efforts furent entrepris pour élaborer un texte de loi qui devait aboutir à la Loi fédérale «sur la langue officielle de la fédération de Russie» du 1er juin 2005 N 53-FZ (en russe: Федеральный закон "О государственном языке Российской Федерации" от 01.06.2005 N 53-ФЗ). Il semblait urgent de «régler» d'abord le statut de la langue officielle, dans les domaines relevant de l’État, mais aussi des différentes institutions sociales. Il faudra attendre une seconde loi adoptée presque dix ans plus tard, en 2014, visant à interdire le recours aux grossièretés dans les affaires publiques.

Par contre, pour Poutine et de nombreux linguistes, la Loi de 2005 sur la langue officielle devait protéger la langue russe littéraire de la «barbarisation» (en russe: Варваризация ou varvarizatsia) et de la «jargonisation» (en russe: Жаргонизация ou jargonizatsia). Cependant, l'article 3 de la loi énumère 11 domaines obligatoires (voir le texte) dans lesquels s'applique la loi concernant la langue russe, ce qui exclut l'emploi du russe chez les particuliers. Néanmoins, il demeure surprenant que, selon l'article 1.3, l'autorité compétente en matière de fixation de la norme soit le gouvernement lui-même, plutôt que, par exemple, une académie de la langue russe, un conseil de la langue russe, etc. : «La procédure d'approbation des règles de la langue littéraire russe moderne, qui est utilisée à titre de langue officielle de la fédération de Russie, et les règles de l'orthographe et de la ponctuation russe sont définies par le gouvernement de la fédération de Russie

Quant au paragraphe 6 de l'article 1 (voir le texte), il énonçait que l'on ne devait pas permettre «l’emploi de mots injurieux» concernant, entre autres, la race, la nationalité, la langue, les convictions politiques ou autres, y compris le recours à des mots et des expressions indécentes, ainsi qu’à des mots étrangers, dont il existe des équivalents en russe. Ce genre d'énoncé provoqua de vifs débats au sein des parlementaires, de sorte que ce paragraphe allait être réécrit dans une version ultérieure pour s'en tenir à l'interdiction d'employer des mots et des expressions qui ne sont pas conformes aux normes de la langue littéraire russe moderne. 

Quoi qu'il en soit, ce genre de mesures soulève des controverses, car certains linguistes croient que, sous prétexte de protéger la langue russe normalisée, on passe ainsi à la répression des usages qui échapperaient à la norme, ce qui correspondrait à un retour à la censure, une censure linguistique d'abord, puis une censure éventuelle du contenu. Sous la gouverne d'un autocrate comme Vladimir Poutine, il s'agit là d'une politique nécessaire pour protéger la langue russe qu'il croit menacée.

2 Le retour de la Russie impérialiste

L'effondrement de l'Union soviétique en 1991, à la suite du système communiste européen ( 1989), entraîna un nouvel ordre mondial où les États-Unis exercèrent une hégémonie absolue pour une durée alors indéterminée. Certains observateurs affirment que la Russie utiliserait la Communauté des États indépendants (CEI) dans le but de conserver son ancien empire sous une nouvelle forme et en créant divers mécanismes pour y arriver. La Russie demeure actuellement un important fournisseur d'énergie pour de nombreux États de la CEI, ce qui lui confère un pouvoir politique considérable dans la région. Elle maintient son influence prépondérante grâce à ses liens d'ordre économique et politique, et de défense militaire, ainsi qu'à la culture populaire russe qui continue de prédominer dans les membres de la CEI, sans oublier la langue russe qui sert de langue officielle, c'est-à-dire celle des assemblées, des travaux et des publications.

2.1 L'annexion de la Crimée

Le 22 février 2014, en Ukraine, le président russophone Viktor Ianoukovitch, naturellement pro-russe, fut destitué par le Parlement de Kiev. Pour beaucoup d'Ukrainiens, la décision du président Ianoukovitch de refuser les accords avec l'Union européenne fut perçue comme une tentative de ramener l'Ukraine dans le giron de la Russie, alors qu'une bonne partie des Ukrainiens tentaient de s'en distancer. Pendant que d'autres voulaient se débarrasser d'un président sur qui pesaient de graves soupçons de népotisme et de corruption, le président de la fédération de Russie craignait de devoir faire face à un président ukrainophone pro-ukrainien. De fait, après l'intérim d'Oleksandr Tourtchynov (23 février 2014 – 7 juin 2014), ce fut la présidence de Petro Porochenko (7 juin 2014 - 20 mai 2019), un ukrainophone qui voulait promouvoir la langue ukrainienne, le nationalisme, le capitalisme inclusif, la décommunisation et la décentralisation administrative, quitte à dépoutiniser l'Ukraine. C'en était trop pour Vladimir Poutine qui voyait «son» Ukraine se démocratiser à l'européenne.

- L'occupation militaire

Comme par hasard, le Parlement local de Crimée, ainsi que les aéroports de Sébastopol et de Simferopol furent occupés par des hommes armés qui se revendiquèrent comme groupes d'autodéfense de la population russophone. Un gouvernement pro-russe, non reconnu, fut installé en Crimée. Entre-temps, le président Vladimir Poutine affirmait que l'intervention russe en Crimée était nécessaire à des fins humanitaires — comprenons par là qu'il fallait protéger les russophones —, alors que l'Ukraine et d'autres pays soutenaient, pour leur part, que cette intervention constituait une violation de la souveraineté de l'Ukraine.

- Le référendum truqué

En dix jours seulement, le Parlement de Crimée vota l'organisation d'un référendum pour le rattachement de l'ensemble de la péninsule, dont Sébastopol, à la Russie, référendum qui s'est tenu le 16 mars 2014. L'issue du référendum avec 96,6 % de «oui» qui s'est déroulé sur fond de crise et sous occupation militaire ne faisait aucun doute. Les troupes russes et les milices pro-russes sont restées déployées sur le terrain, bien visiblement. Les pays occidentaux, comprenant les États de l'Union européenne et les États-Unis, considéraient que ce référendum était illégal et revenait à une annexion pure et simple par Moscou. Le drapeau russe flottait déjà sur l'édifice du parlement de la Crimée le jour du référendum. Le vote s'est déroulé sans la participation d'observateurs internationaux. L'ONU n'a pas reconnu ces résultats. Lors du référendum, les soi-disant observateurs internationaux ont été vus par des individus connus pour leurs opinions fascistes, nazies et néo-staliniennes. Le 17 mars 2014, le président de la fédération de Russie signait un décret officiel reconnaissant la Crimée comme «un État indépendant». Mais, le lendemain, un accord était signé sur l'admission de la Crimée au sein de la Russie.

D'après le président Poutine, la Russie se devait de défendre les populations russes et russophones (pensons aux Ukrainiens et aux Tatars russophones) là où elles étaient menacées de répression. Selon lui, l’appel à l’aide des habitants de la péninsule ne pouvait rester sans réponse : «Nous ne pouvions pas abandonner la Crimée et ses habitants en détresse. Cela aurait été une trahison de notre part.» Ces arguments ne peuvent, à eux seuls, permettre de comprendre les raisons du coup de force en Crimée. Pour les autorités russes, les résultats du référendum en Crimée démontraient clairement que le peuple de Crimée ne voyait son avenir que comme une partie de la Russie, mais comme un «pays indépendant» avec «la réunification des peuples».

- La minorisation des Ukrainiens et des Tatars

Les autorités russes, selon une procédure connue, ont tout fait pour remplacer la population ukrainienne et tatare par des Russes de la fédération de Russie. Au cours des dernières années, des centaines de milliers de Russes se sont installés dans la péninsule et des dizaines de milliers de Tatars de Crimée ont été forcés de partir. Entre 50 000 à 60 000 personnes ont quitté la Crimée et la moitié d'entre elles sont des Tatars de Crimée. Au moins 800 000 Russes de Russie les ont remplacées. Toute cette migration a servi à implanter durablement la langue russe en Crimée, bien que la Constitution criméenne de 2014 puisse déclarer que «les langues officielles de la république de Crimée sont le russe, l'ukrainien et le tatar de Crimée». Cependant, les trois langues ne sont pas officielles au même degré, car «la langue russe est la langue qui doit favoriser la compréhension mutuelle, le renforcement des liens interethniques des peuples de la fédération de Russie résidant sur le territoire de la république de Crimée». Les deux autres langues, l'ukrainien et le tatar, ne sont ainsi officielles que de façon symbolique.

Si le destin de l'Ukraine semble être à un tournant historique, c'est déjà fait pour la Crimée. Il était prévisible que des vagues d'immigration de la part des ukrainophones criméens se déplacent vers l'ouest de l'Ukraine, alimentant ainsi les sentiments anti-russes chez les Ukrainiens de l'Ouest. En même temps, une nouvelle population russe allait s'installer sur la presqu’île de Crimée.

2.2 L'idéologie messianique

Si l'URSS s'est soldée par un échec, si sa structure politique s'est effondrée, le messianisme impérial russe, lui, a survécu. En témoignent ces propos (30 mars 2022 dans le journal MKRU) d'Alexandre Douguine, un conseiller ultraconservateur du président Poutine:
 

Правда и Бог на нашей стороне. Мы боремся с абсолютным Злом, воплощенным в западной цивилизации, ее либерально-тоталитарной гегемонии, в украинском нацизме. Мы были созданы ради этой миссии. Вот, что сейчас необходимо - необходим зов. La vérité et Dieu sont de notre côté. Nous combattons le Mal absolu incarné dans la civilisation occidentale, son hégémonie libérale totalitaire, dans le nazisme ukrainien. Nous avons été créés pour cette mission. C’est ce dont nous avons besoin maintenant - un rappel est nécessaire.

Cette idéologie messianique puise sa source dans l'histoire slavo-byzantine (voir le schisme de 1054), ce qui donna naissance à la religion et à l'art orthodoxes, ainsi qu'à la littérature et la langue russes. Le schisme de l'orthodoxie dans la seconde moitié du XVIIe siècle a démontré le rôle important de la langue et de la religion dans l'État russe, notamment par la réforme des livres liturgiques et la signification des termes religieux, car l'orthodoxie a entraîné de grandes conséquences géopolitiques.

- L'alliance du sabre et du goupillon
 

Le 6 octobre 2022, à l'occasion du 70e anniversaire du président Poutine, le  chef de l'Église orthodoxe russe, le patriarche Cyrille (en russe: Kirill) de Moscou appuyait ainsi le chef de l'État:
 

Еще молимся Тебе, Господу Богу нашему о Главе Государства Российского Владимире Владимировиче, и о еже подати ему богатыя милости и щедроты Твоя, даровати ему здравие и долгоденствие, и от всех сопротивлений видимых и невидимых врагов избавити, в мудрости и крепости духовней утвердити, рцем вси, Господи услыши и помилуй; Благоденственное и мирное житие, здравие же и спасение и во всем благое поспешение, подаждь Господи ныне чествуемому Главе Государства Российского Владимиру Владимировичу, властем, воинству и народу Богохранимого Отечества нашего и сохрани их на многая и благая лета! Nous t'adressons aussi, Seigneur Dieu, nos prières pour le chef de l’État russe, Vladimir Vladimirovitch, accorde-lui ta généreuse miséricorde, la santé et la longévité, délivre-le de toutes les résistances d’ennemis visibles et invisibles, renforce-le dans la sagesse et la force spirituelles, et avec l'aide de tous, Seigneur, écoute et aie pitié ; assure-lui une vie prospère et paisible, qu'il triomphe rapidement de tout. Seigneur, accordez votre grâce au désormais tant honoré chef d’État de la Russie, Vladimir Vladimirovitch, aux autorités, à l’armée et au peuple de notre Patrie protégée par Dieu et sauvez-les pour de nombreuses et bonnes années!

S'agit-il d'une «guerre sainte»? Dans la terminologie historique et ecclésiastique, ces paroles signifient que la guerre est «sacrée» (en russe: "священная"). Déjà le 27 février, le quatrième jour de l'invasion russe, Sa Sainteté exprimait ses craintes que «les forces du mal qui ont toujours lutté contre l'unité de la Russie et de l'Église russe» peuvent prendre le dessus. Le saint homme a proclamé Vladimir Poutine comme «un combattant contre l’Antéchrist» ("борцом с Антихристом"). Selon Cyrille, de nombreux pays envient la Russie d'avoir un tel dirigeant qui croit ouvertement en Dieu, car là-bas, en Occident, il n'est pas d'usage de parler de sa foi. Il faudrait que le saint homme aille visiter les États-Unis: il constaterait que, dans cette société conservatrice, les politiciens font grandement usage du recours à Dieu.    

Avec Poutine, l'Église et le nationalisme sont de plus en plus étroitement unis. Dans l'ensemble, l'Église orthodoxe et Poutine entretiennent une relation symbiotique plutôt inhabituelle. Poutine a permis à l'Église de revenir sur le devant de la scène et l'a soutenue d'une manière inédite depuis la révolution d'Octobre. À son tour, l'Église a fourni une partie du soutien intellectuel et culturel à la vision nationaliste de Poutine pour la Russie et la sphère d'influence russe au sens large.

- Combattre le satanisme

D'ailleurs, dans un discours du 30 septembre 2022,  Vladimir Poutine critiquait ainsi les actions des élites occidentales:
 

Это вызов всем, такое полное отрицание человека, ниспровержение веры и традиционных ценностей, подавление свободы приобретает черты религии, наоборот, откровенного сатанизма. C'est un défi pour tout le monde, un tel déni complet d'une personne, le renversement de la foi et des valeurs traditionnelles, la suppression de la liberté acquiert les caractéristiques de la religion, au contraire, le satanisme pur et simple.

Le président de la fédération de Russie a également exprimé son indignation face à la «politique du genre» de l'Occident, à la tolérance envers les personnes LGBT et au changement de sexe:

Разве мы хотим, чтобы у нас здесь, в нашей стране, в России, вместо мамы и папы был родитель номер один, номер два, номер три? Совсем спятили уже? Voulons-nous vraiment que nous ici, dans notre pays, en Russie, au lieu de maman et papa, ayons le parent numéro un, numéro deux, numéro trois ? Êtes-vous déjà complètement fou ?

Par la même occasion, il soulignait que «les perversions qui conduisent à la dégradation et à l'extinction» ne devraient pas être imposées dans les écoles. Poutine omet de dire que ces actions en Occident sont marginales et ne sauraient refléter des valeurs morales adoptées par tout le monde.

Poutine recourt ainsi à un vocabulaire religieux dans le cadre de ce qui reste officiellement une «opération militaire spéciale»? Le conseiller du président russe, Alexandre Douguine, affirme qu'«un satanisme à découvert et un racisme pur et simple prospèrent en Ukraine, et l'Occident ne fait que les soutenir». Cette invocation du satanisme de l'Occident implique une nécessaire «désatanisation» de l'Ukraine, ce qui justifierait encore davantage ladite «opération spéciale». Alexeï Pavlov (1854-1929), secrétaire adjoint du Conseil de sécurité de la fédération de Russie, s’inquiétait en particulier de «l’Église de Satan», qui s’était «répandue en Ukraine», notamment dans les appels à tuer des soldats russes!

- Le salut mondial et l'idéologie du monde russe

L’idée d’une Russie au cœur du salut mondial subsiste dans une nouvelle forme, plus diluée et essentiellement revancharde. Selon cette idéologie, la Russie se devait de sauver le monde de la décadence occidentale! Pour ce faire, elle devait restaurer sa grandeur pour s’opposer à l’Occident toujours aussi décadent. La doctrine poutinienne peut se résumer ainsi, selon Sergueï Jirnov dans L'engrenage :
 

Sa doctrine? De forts accents messianiques, une identité impériale, le rejet du libéralisme, de l'individualisme, la limitation des libertés, une vision traditionnelle de la famille, le rejet de l'homosexualité, la pratique assidue de la religion orthodoxe. Il évoque le choc des civilisations, l'hégémonie culturelle et politique chère à Gramsci qui passera par la bataille des idées. Selon lui, la Russie devrait récupérer les anciennes républiques soviétiques, mais aussi des pays d'Europe de l'Est, la Mongolie, la Mandchourie et le Tibet, afin de devenir la première grande puissance terrestre face à la puissance maritime incarnée par les États-Unis. Lors d'une interview à la BBC, Douguine avait posé la question: «Qui gouverne le monde? Seule une guerre pourrait vraiment en décider».

En plus de la langue russe, l'Église orthodoxe russe a toujours joué un rôle décisif dans les mouvements actuels de politique étrangère du président Vladimir Poutine. Cette idéologie du «monde russe» était à la base de la campagne de l'Église orthodoxe russe dans les années 1990 dans le but de reprendre le contrôle de la «diaspora ecclésiale» et des communautés orthodoxes qui avaient été divisées par l'effondrement de l'Union soviétique.

Poutine s'est imprégné de cette idéologie puisqu'il parle aussi des fondements religieux pour recréer une sorte d'empire orthodoxe dont l'Église y exercerait un rôle croissant. Le patriarche Cyrille est désormais en réalité l'un des principaux idéologues de la guerre en Ukraine, et ses sermons entraînent haut et fort la participation à cette campagne comme une sorte de «guerre sainte», comme quoi l'alliance du sabre et du goupillon a toujours ses vertus et ses adeptes! Ce n'est pas le premier cas dans l'Histoire. La «guerre sainte» permet au patriarche orthodoxe Cyrille de parler d’un «combat contre les forces du mal», mais ce discours marque assurément une nouvelle étape dans la politique de la Russie.

Le patriarcat de Moscou agit dans le domaine religieux exactement comme l'État russe dans le domaine politique : il entend garder dans son obédience tous les orthodoxes de l'ex-URSS, refuse que les États qui en sont sortis aient leurs propres patriarcats autocéphales, et préfère créer un schisme avec le patriarcat œcuménique de Constantinople, qui a reconnu ces nouvelles Églises autocéphales, plutôt que de les reconnaître à son tour en vertu de la «communion orthodoxe».

Or, le patriarche Cyril, n'est pas un enfant de chœur : selon la Commission européenne, ce religieux serait «un allié de longue date du président Vladimir Poutine, [qui] est devenu l’un des principaux soutiens de l’agression militaire russe contre l’Ukraine». Pour beaucoup de Russes, Cyrille serait un homme dépourvu de sens moral, un lèche-cul qui exécuterait docilement les ordres des oligarques et du président Poutine; il insulterait les nouveaux patriarches qui ont émergé dans les républiques ex-soviétiques devenues indépendantes, selon la tradition orthodoxe (un pays = un patriarcat). Comme quoi la religion est associée à la politique en Russie, les porte-paroles de l'Église orthodoxe russe ont toujours soutenu les opérations militaires en 2008 pour la Géorgie et pour la Syrie en 2015, et parlaient d'une «guerre sainte», voire d'une purification naturelle». En Russie, l'imagerie religieuse se confond avec la glorification militaire. D'ailleurs, les religieux russes bénissent et consacrent régulièrement les chars, les hélicoptères et les avions de l'armée russe.

Depuis qu'il est devenu président, Poutine s'est présenté comme le véritable défenseur des chrétiens du monde entier, le leader de la Troisième Rome. Poutine considère son destin spirituel comme la reconstruction de la chrétienté, basée à Moscou. Vladimir Poutine, qui se drape dans la vertu en donnant des leçons de morale au monde, gouverne son pays en recourant à la corruption, au népotisme, à la propagande, à l’autoritarisme, à la répression brutale et à l’emprisonnement de tous ses opposants. Quant à sa prétendue défense des «valeurs conservatrices», il semble oublier qu’en Russie la gestation pour autrui (GPA) est légale, que les statistiques en matière d’homicides, de divorces ou d’avortements n’ont rien à envier au reste du monde.

2.3 La grande langue russe

Vladimir Poutine, le président de la fédération de Russie (par intérim de 1999 à 2000, de plein exercice de 2000 à 2008, ainsi que depuis 2012), a développé l'obsession de reconquérir les anciens pays de l’Union soviétique. Pour le président Poutine, le démantèlement de l'URSS constitue «la plus grande tragédie du XXe siècle». De fait,  celui-ci sait très bien qu'il ne pourrait récupérer ne serait-ce que les pays du Bloc de l'Est, ce qui exclurait seulement la Biélorussie, l'Ukraine et la Moldavie. Avec son opération militaire en Ukraine, Poutine croit commencer à réparer le «mal» et à «corriger» une erreur de l'histoire. S'il ne croit pas à la restauration de l'URSS, il doit tout faire pour offrir une idéologie «de remplacement» qui comprendrait tous les éléments qu'il estime positifs dans l'ancien système soviétique, c'est-à-dire à peu près tout, à l'exception du communisme!

L'heure serait davantage à la restauration de l'idéologie soviétique pour Poutine qu'au rétablissement de l'ex-URSS; il se situe est dans la continuité de Lénine et de Staline, dont il a réhabilité la mémoire. Derrière tout cela, il ne faut pas oublier l'expansionnisme de la langue russe, laquelle a toujours caractérisé le suprématisme et le messianisme russes. Le 15 octobre 2021, le président Poutine déclarait lors d'une réunion de la Communauté des États indépendants:

И для вас, и для нас важно, чтобы люди адаптировались, легко входили в нормальную жизнь в России, ну, как минимум, русский язык нужно знать, нужно понимать, что такое Россия, что такое культура России, взаимоотношения между народами России, да и бывшего Советского Союза, сказал он и добавил, что это нужно для того, чтобы интегрироваться. [...] Это нужно для того, чтобы интегрироваться и не только зарабатывать деньги, но и жить полноценной жизнью. Pour vous comme pour nous, il est important que les gens s'adaptent, entrent facilement dans la vie normale en Russie, eh bien! au moins, vous devez connaître la langue russe, vous devez comprendre ce qu'est la Russie, quelle est la culture de la Russie, la relation entre les peuples de la Russie, oui, et de l'ex-Union soviétique. [...] Cela est nécessaire pour s'intégrer et non seulement gagner de l'argent, mais aussi vivre une vie bien remplie.

Poutine estime que la langue russe agit comme une force unificatrice et maintient un espace de civilisation unique sur le territoire de la CEI. Il rappelait également que les pays de la CEI organisaient en 2023 l'«Année de la langue russe comme langue de communication interethnique». Moscou envisage des mesures utiles dans le programme de cet événement, qui visent à soutenir, à préserver et à élever le statut de la langue russe, puis à propager la culture russe.

Il s'agit du modèle russe restauré du désormais célèbre "Make America Great Again" aux États-Unis par l'ex-président Donald Trump : "Сделаем Россию великой снова" ("Sdelayem Rossiyu snova velikoy"), c'est-à-dire «Rendons à la Russie sa grandeur».

Le président Poutine rêvait de reconstruire l'Empire soviétique. Mais ce sont aussi les effets pervers de l'économie soviétique qui sont réapparus: des rayons dans les commerces désespérément vides, des queues interminables, des clients qui se bousculent pour attraper les derniers sacs de sucre disponibles dans les supermarchés, la hausse du prix des denrées de base, le krach de la valeur du rouble, la panique, retour en 1990. 

3 La guerre en Ukraine et l'ordre mondial

En février 2022, en faisant la guerre aux Ukrainiens, la Russie actuelle, héritière de l'Empire russe et de l'Union soviétique, retournait à l'époque de la force et de l'intimidation, voire de la peur! Si la Russie s'est toujours montrée apte à intimider et à se faire craindre, elle s'est également révélée inapte à persuader et à convaincre. Depuis le XIXe siècle, l'idéologie dominante chez les tsars, puis les Soviets et ensuite par le président russe, Vladimir Poutine, c'est le mensonge, gage de la sécurité sociale, car dire la vérité, c'est mettre l'État en danger, le tout accompagné par une corruption généralisée chez les oligarques! L'un des problèmes avec ce genre de réécriture de l’histoire du XXe siècle est que les autres pays d’Europe de l’Est qui comptent des minorités russes importantes se demandent s’ils ne subiront pas bientôt le même sort que l’Ukraine, soit de subir une invasion de l'armée russe, comme celle du 24 février 2022. Dans l'esprit de Vladimir Poutine, il ne s'agit nullement d'une éventuelle invasion, mais d'une «réintégration».

Toutefois, l'acharnement de Vladimir Poutine à réimposer en Europe de l’Est un empire soviétique d'un autre temps risque d'entraîner aussi une nouvelle identité européenne commune, afin de réduire l'influence de la Russie. Comme les autres puissances européennes (France, Royaume-Uni, Allemagne et Prusse, Italie, Autriche-Hongrie), sans oublier l'Empire ottoman et l'Empire japonais, qui ont dû, au début du XXe siècle, faire le deuil de leur empire, la Russie devra aussi, un jour, faire le sien! C'est inéluctable, car tous les empires finissent par disparaître devant le ressac du nationalisme local.

3.1 Un conflit contre les États-Unis et l'otanisation

Pour Vladimir Poutine et l'un de ses conseillers, l'ultranationaliste pan-russe Alexandre Dougine, il ne s'agit pas avant tout d'une guerre contre l’Ukraine, ce serait plutôt une guerre contre les États-Unis et contre l’otanisation, l'Ukraine n'étant que la première étape de cette vaste opération. Bref, la guerre de Poutine et de la Russie serait dans les faits une guerre contre l’ordre libéral mondial actuel, contre l’empire américain et le monde anglo-saxon ! Dans le cadre de son discours à la Nation prononcé le 21 février 2023 devant l'Assemblée fédérale, Vladimir Poutine déclarait que la Russie n'était pas en guerre contre l'Ukraine:

Мы не воюем с народом Украины, об этом я уже много раз говорил. Сам народ Украины стал заложником киевского режима и его западных хозяев, которые фактически оккупировали эту страну в политическом, военном, экономическом смысле, десятилетиями разрушали украинскую промышленность, грабили природные богатства. Закономерным итогом стали социальная деградация, колоссальный рост бедности и неравенства. И в таких условиях, конечно, легко черпать и материал для боевых действий. О людях никто не думал, их готовили на заклание и в конце концов превратили в расходный материал. Печально, просто страшно об этом говорить, но факт. Nous ne sommes pas en guerre avec le peuple ukrainien, je l’ai déjà dit à maintes reprises. Le peuple ukrainien lui-même est devenu l’otage du régime de Kiev et de ses maîtres occidentaux, qui ont effectivement occupé ce pays au sens politique, militaire et économique, qui ont détruit l’industrie ukrainienne pendant des décennies et pillé les ressources naturelles. Le résultat logique a été la dégradation sociale, une augmentation colossale de la pauvreté et des inégalités. Et dans de telles conditions, bien sûr, il est facile de puiser du matériel pour les hostilités. Personne ne pensait aux gens qui étaient préparés pour l’abattage et finalement transformés en matériel consommable. C’est triste, c’est juste effrayant d’en parler, mais c’est un fait. [21-02-23]

Heureusement que la Russie n'est pas en guerre contre l'Ukraine, sinon ce serait un désastre! Poutine affirme désirer libérer l'Ukraine de la tutelle de l'Occident, celui-ci étant présenté comme ultra-décadent. Voici ce que pense Poutine des Occidentaux qu'il accuse de dépravation et de perversion:

Посмотрите, что они делают со своими собственными народами: разрушение семьи, культурной и национальной идентичности, извращения, издевательства над детьми, вплоть до педофилии, объявляются нормой, нормой их жизни, а священнослужителей, священников принуждают благословлять однополые браки. Да бог с ними, пускай чего хотят, то и делают. Что здесь хочется сказать? Взрослые люди имеют право жить как хотят, мы к этому так и относились в России и всегда к этому будем так относиться: никто в частную жизнь не вторгается, и мы не собираемся этого делать. Regardez ce qu’ils font à leurs propres peuples : la destruction de la famille, de l’identité culturelle et nationale, la perversion, l’abus des enfants, jusqu’à la pédophilie, sont déclarés la norme, la norme de leur vie, et les ecclésiastiques, les prêtres sont forcés de bénir les mariages homosexuels. Que Dieu soit avec eux, qu’ils fassent ce qu’ils veulent. Que voulez-vous dire ici? Les adultes ont le droit de vivre comme ils veulent, nous l’avons traité de cette façon en Russie et nous le traiterons toujours de cette façon: personne n’envahit la vie privée, et nous n’allons pas le faire. [21-02-23]

Étant donné que, selon le président russe, il est impossible de vaincre la Russie sur la champ de bataille, les Occidentaux attaqueraient la culture russe et l'Église orthodoxe russe ainsi que d'autres organisations religieuses traditionnelles du pays:

Но они также не могут не отдавать себе отчёт в том, что победить Россию на поле боя невозможно, поэтому ведут против нас всё более агрессивные информационные атаки. Целью выбирают прежде всего, конечно, молодых людей, молодые поколения. И здесь опять лгут постоянно, извращают исторические факты, не прекращают нападки на нашу культуру, на Русскую православную церковь, другие традиционные религиозные организации нашей страны. Mais ils ne peuvent pas non plus ne pas être conscients qu'il est impossible de vaincre la Russie sur le champ de bataille, c'est pourquoi ils mènent de plus en plus d'attaques d'information agressives contre nous. En premier lieu, bien sûr, les jeunes, les jeunes générations sont choisis comme cible. Et là encore, ils mentent constamment, déforment les faits historiques, n'arrêtent pas les attaques contre notre culture, contre l'Église orthodoxe russe et d'autres organisations religieuses traditionnelles de notre pays. [21-02-23]
Dans cette idéologie post-soviétique, la modernité est jugée mauvaise dans toutes ses productions : les sciences, les arts, la société, les modes, la démocratie, les droits de l'homme, etc. Ainsi, l'un des conseillers du président russe, Alexandre Guelievitch Douguine (né à Moscou en 1962), un intellectuel ultranationaliste parmi les plus influents sur la politique étrangère de Poutine, rejette cette idée que la démocratie et les droits de la personne seraient des valeurs universelles : ce seraient simplement des notions occidentales qui ne devraient pas être imposées à d'autres sociétés et à d'autres aires culturelles. Mais la Russie peut, elle, imposer ses propres notions aux autres peuples!

En somme, la Russie est considérée comme une civilisation indépendante avec ses propres valeurs traditionnelles, mais dont l'objectif est la réunion de tous les Slaves orientaux et de tous les frères eurasiens dans un seul grand espace. Ce serait là la logique du destin de la Russie, dont l'Ukraine ferait également partie. Trois éléments y seraient reliés:  la langue russe, l'orthodoxie et le slavisme.

De plus, les États-Unis et l'OTAN se prépareraient, selon Vladimir Poutine, à menacer militairement la Russie, car l'Occident utiliserait l'Ukraine à la fois comme bélier contre la Russie et comme terrain d'entraînement :

США и НАТО ускоренно разворачивали у границ нашей страны свои армейские базы, секретные биолаборатории, в ходе манёвров осваивали театр будущих военных действий, готовили подвластный им киевский режим, порабощённую ими Украину к большой войне. Les États-Unis et l’OTAN ont rapidement déployé leurs bases militaires et leurs laboratoires biologiques secrets près des frontières de notre pays, maîtrisé le théâtre des hostilités futures lors de manœuvres, préparé le régime de Kiev sous leur contrôle et l’Ukraine asservie par eux pour une guerre majeure. [21-02-23]

Finalement, Poutine accuse les Occidentaux d'être responsables de la guerre en Ukraine:
 

Ответственность за разжигание украинского конфликта, за эскалацию, за рост числа его жертв полностью лежит на западных элитах и, конечно, на киевском режиме сегодняшнем, для которого украинский народ, по сути дела, чужой. Украинский сегодняшний режим обслуживает не национальные интересы, а интересы третьих стран. La responsabilité d’alimenter le conflit ukrainien, de l’escalade, de l’augmentation du nombre de ses victimes incombe entièrement aux élites occidentales et, bien sûr, au régime de Kiev aujourd’hui, dont le peuple ukrainien est en fait étranger. Le régime ukrainien actuel ne sert pas les intérêts nationaux, mais les intérêts de pays tiers. [21-02-23]

Par conséquent, la Russie doit recourir à la force pour arrêter l'Occident. En lieu et place, Moscou veut imposer en échange la puissance russe eurasiatique, avec la Chine comme principale alliée! Le problème, c'est que l'OTAN ne s'est jamais avancée agressivement vers la Russie, ce sont plutôt les pays de l'Europe de l'Est qui ont réclamé sa protection contre les Russes!

3.2 La protection du Donbass en Ukraine

Mais Vladimir Poutine soutient qu'il veut protéger les russophones du Donbass et qu'il a tout fait pour régler le problème de façon pacifique:

Горжусь – думаю, что все мы гордимся, – что наш многонациональный народ, абсолютное большинство граждан заняли принципиальную позицию в отношении специальной военной операции, поняли, в чём смысл действий, которые мы делаем, поддержали наши действия по защите Донбасса. В этой поддержке прежде всего проявился настоящий патриотизм – чувство, которое исторически присуще нашему народу. Оно потрясает своим достоинством, глубоким осознанием каждым, я подчеркну, каждым неразрывной своей собственной судьбы с судьбой Отечества.

Начиная с 2014 года Донбасс сражался, отстаивал право жить на своей земле, говорить на родном языке, боролся и не сдавался в условиях блокады и постоянных обстрелов, нескрываемой ненависти со стороны киевского режима, верил и ждал, что Россия придёт на помощь.

Между тем – и вы это хорошо знаете – мы делали всё возможное, действительно всё возможное для того, чтобы решить эту проблему мирными средствами, терпеливо вели переговоры о мирном выходе из этого тяжелейшего конфликта.

Je suis fier – je pense que nous sommes tous fiers – que notre peuple multinational, la majorité absolue des citoyens, ait adopté une position de principe sur l’opération militaire spéciale, ait compris le sens des actions que nous menons et ait soutenu nos actions pour protéger le Donbass. Dans ce soutien, tout d’abord, le véritable patriotisme s’est manifesté, un sentiment qui est historiquement inhérent à notre peuple. Celui-ci choque par sa dignité, sa conscience profonde de chacun, je le souligne, chacun de son destin inséparable avec le destin de la Patrie.

Depuis 2014, le Donbass se bat, défend le droit de vivre sur ses terres, parle sa langue maternelle, se bat et n’abandonne pas dans les conditions du blocus et des bombardements constants, de la haine non dissimulée du régime de Kiev, a cru et attendu que la Russie vienne à la rescousse.

Entre-temps, comme vous le savez bien, nous avons fait tout ce qui était possible, voire tout ce qui était possible, pour régler ce problème par des moyens pacifiques, en négociant patiemment une issue pacifique à ce grave conflit.
[21-02-23]

S'il avait voulu recourir à des moyens pacifiques, Poutine aurait pu offrir aux russophones du Donbass des emplois en Russie ou leur offrir des terres dans son pays, le plus grand du monde. Il a préféré envahir l'Ukraine en semant la destruction de tout le Donbass et en tuant sans distinction russophones et ukrainophones. Le Donbass est devenu la région ukrainienne la plus détruite par l'armée russe. Une région entièrement détruite qu'il veut obtenir à tout prix par la force pour son intérêt stratégique comme voie de passage pour la Crimée! Vladimir Poutine revendique l’annexion de quatre régions ukrainiennes de l’Est et du Sud que les forces russes contrôlent partiellement, en plus de la péninsule de Crimée en 2014. Le Kremlin pose comme conditions à l’ouverture de négociations de paix la cession de ces territoires et que l’Ukraine renonce à entrer dans l’OTAN.

Dans un article publié le 12 juillet 2021 sous le titre de «Sur l'unité historique des Russes et des Ukrainiens» ("Об историческом единстве русских и украинцев"), Vladimir Poutine affirmait vouloir protéger les malheureux russophones d'Ukraine menacés d'assimilation forcée par les ukrainophones:

Но дело в том, что в Украине сегодня ситуация совершенно иная, так как речь идет о вынужденной смене идентичности. И самое отвратительное, что русские на Украине вынуждены не только отречься от своих корней, поколений предков, но и поверить, что Россия – их враг. Не будет преувеличением сказать, что курс на принудительную ассимиляцию, на формирование этнически чистого украинского государства, агрессивного по отношению к России, сопоставим по своим последствиям с применением против нас оружия массового поражения. Из-за такого искусственного раскола между русскими и украинцами русский народ в целом может сократиться на сотни тысяч, если не миллионы. Mais le fait est qu'en Ukraine aujourd'hui la situation est complètement différente, puisque nous parlons d'un changement forcé d'identité. Et le plus dégoûtant, c'est que les Russes en Ukraine sont obligés non seulement de renoncer à leurs racines, à des générations d'ancêtres, mais aussi de croire que la Russie est leur ennemi. Il ne serait pas exagéré de dire que le cours vers l'assimilation forcée, vers la formation d'un État ukrainien ethniquement pur, agressif envers la Russie, est comparable dans ses conséquences à l'usage d'armes de destruction massive contre nous. En raison d'un tel fossé artificiel entre Russes et Ukrainiens, le peuple russe dans son ensemble peut diminuer par centaines de milliers, voire par millions. [12-07-21]

Pour Poutine, les Ukrainiens russophones sont des Russes! S'il est inacceptable pour lui que les Ukrainiens ukrainophones tentent d'assimiler les Ukrainiens russophones, il ne devrait pas être plus acceptable que les Russes assimilent les ukrainophones depuis le début du XVIIIe siècle, d'abord sous les tsars, puis sous l'Union soviétique et ensuite la Russie contemporaine de Poutine qui ne se gêne pas depuis deux décennies d'assimiler les 20 millions de peuples autochtones sur son territoire.

3.3 La perpétuelle entreprise de russification

Effectivement, la russification demeure toujours un objectif à atteindre pour les autorités russes, et ce, depuis 1721 sous le règne de Pierre Ier le Grand. Aujourd'hui, au fur et à mesure que les forces russes pénètrent en Ukraine, des «spécialistes d’unités de transmission des forces armées russes» reconfigurent les réseaux de transmission et diffusent les chaînes russes dans ces territoires. Ainsi, des centaines de milliers, voire des millions d'habitants, bénéficient maintenant d'un accès «gratuitement» aux principales chaînes russes. Dans ces mêmes régions passées sous le contrôle de Moscou, les forces d’occupation y mènent une politique de russification des territoires conquis : la monnaie russe, le rouble, a été instaurée et des passeports russes sont distribués.

De plus, toutes les affiches en ukrainien sont aussitôt remplacées par des inscriptions en russe, comme dans un pays conquis. En somme, c'est un rappel du suprématisme russo-soviétique, notamment par l'imposition de la langue russe. En fait, l'intention de Poutine était d'implanter une vaste et terrifiante opération de russification. Il veut effacer la langue, la culture et l’identité des Ukrainiens qui ne seraient, à ses yeux, qu’une invention de l’Occident. Depuis que la Russie a envahi l’Ukraine, la question linguistique est devenue plus que jamais un enjeu de pouvoir pour les Russes et un symbole de résistance pour les Ukrainiens, mais aussi un objet d’instrumentalisation de part et d'autre. Si le russe est la langue maternelle des Ukrainiens russophones, il est devenu celle de l'agresseur. Du coup, parler ukrainien est une façon de s'afficher comme résistant ou rebelle!

Le 22 février 2023, Poutine répétait son discours impérialiste classique, selon lequel la Russie se bat pour ses frontières historiques, une idéologie floue qui peut englober, outre l’Ukraine et la Biélorussie, probablement la Géorgie, la Moldavie, le Caucase du Sud, etc. Par la suite, Poutine pourrait soumettre ces régions comme il a soumis la Tchétchénie, par la terreur et la destruction. Ce serait alors le prix à payer pour avoir voulu vivre librement! Mais pour Vladimir Poutine, ce ne serait qu'une «réintégration»!

Dans la Russie de Vladimir Poutine, il faut mettre hors de nuire trois catégories de citoyens russes:

1) les groupes religieux autres qu'orthodoxes;
2) les minorités nationales;
3) les opposants politiques, même non violents.

Tous ces groupes peuvent semer la discorde et installer la gangrène dans le pays. Il faut donc les éliminer au nom de la raison d'État!

3.4 La nécessaire domination russe

En 2016, Poutine avait déclaré que la Russie était un empire, pas une nation. Quoi qu'il en soit, la Russie n'a jamais été capable ou n'a jamais voulu résoudre un quelconque conflit ou un différend sur les territoires de sa zone d'influence: l'Azerbaïdjan et l'Arménie avec le Haut-Karabagh, la Moldavie avec la Transnistrie, la Géorgie avec l’Abkhazie, l’Adjarie et l’Ossétie du Sud, sans oublier la Tchétchénie, l'Ossétie, le Daghestan, l'Ingouchie, etc., dans la région du Caucase.

De plus, la Russie continue de soutenir l'indépendance des régions sécessionnistes de la Moldavie (Transnistrie), de la Géorgie (Abkhazie, Adjarie, etc.) et de l'Ukraine (Donbass), ce qui fait obstacle à toute résolution de conflits. D'ailleurs, l'objectif de Moscou n'est pas de trouver des solutions aux conflits, mais d'assurer sa domination auprès de tous ses voisins, en l'occurrence l'Ukraine, quitte à perpétuer indéfiniment les conflits afin de les assujettir à l'usure. Dans cette perspective, Vladimir Poutine n’est pas intéressé par l’établissement d'une quelconque paix que ce soit. Si pour des pays comme la France, l'Allemagne, l'Italie ou la Pologne, la guerre semble aujourd'hui une aberration, il faut comprendre que la guerre est considérée comme normale dans la fédération de Russie pour qui la guerre est une constante dans son histoire; la paix n'est qu'une période transitoire afin de se regrouper et de contre-attaquer pour acquérir de nouveaux territoires et d'y imposer ses politiques, dont la langue russe, il ne faut jamais l'oublier. Bref, la paix pour la Russie n'est qu'une période transitoire entre deux guerres! Ce qui fait croire à beaucoup de Russes que la guerre, c'est l'avenir grâce au chaos!

En pratique, la Russie de Vladimir Poutine s'est trouvée devant une trentaine de conflits post-soviétiques qu'elle a menés sous prétexte de défendre les russophones des ex-républiques soviétiques non russes. Autrement dit, la Russie ferait œuvre «humanitaire»! Plus important encore, Poutine considère la Russie comme le successeur de l'URSS, et celui-ci, auparavant, comme le successeur de la Russie impériale. La Russie se trouve avec un problème d'auto-identification impérialiste. Vladimir Poutine croit vraiment que la Russie est une civilisation particulière et qu'elle devrait contrôler ce qu'il appelle «le monde russe», d'où la nécessite de le réintégrer.

Alexeï Remizov (1877-1957), un écrivain russe qui a inspiré Poutine, avait déjà proposé le slogan «plusieurs pays - un seul peuple», faisant référence à la nécessité d'unir tous les Russes dans les pays de l'ex-URSS. Vladimir Poutine fonde ses vues historiques sur cette historiographie du XIXe siècle, selon laquelle l'Ukraine n'est pas un pays, encore moins un État, mais «un territoire à la périphérie de la Grande Russie».

En vertu de cette idéologie qui s’inscrit dans une ancienne tradition selon laquelle la Russie est un grand pays, un empire, voire un «phare de la civilisation» éclairant de ses lumières sa zone d’influence. La Russie s'est donné unilatéralement un rôle de protection de la civilisation qu'elle seule est capable d'assumer face à l'Occident décadent. Cette civilisation salutaire passe par l'orthodoxie et la langue russe.

Le problème, c’est l’absence totale de tout consentement de la part des populations devant appartenir à cet «ensemble culturel». S'il faut des millions de morts, ce sera le prix nécessaire à payer pour la «Sainte Russie»! 

Pour des impérialistes comme Poutine, l'idée d'une «Grande Russie» sans l'Ukraine ne peut pas exister. Sans l'Ukraine, la Russie serait un État régional quasi insignifiant, et ce n'est qu'avec l'Ukraine, un pays de 603 700 km² (France: 543 965 km²), avec un accès à la mer Noire, qu'elle resterait un «Grand Empire» sur le continent eurasien.

Quoi qu'il en soit, la grande leçon à tirer de l'histoire de l'Union soviétique, c'est qu'il apparaît plus simple et plus efficace de manier le bâton que la carotte, surtout quand on est incapable de convaincre les populations. En réalité on ne veut certainement pas convaincre, mais seulement forcer l'adhésion!  Le président de la Russie a même trouvé le moyen de déclarer, le 9 mai 2023, lors la commémoration de la défaite de l’Allemagne nazie, que la Russie était une victime de la guerre en Ukraine: «Une guerre a été lancée contre notre patrie.» Pour lui, l’OTAN, dirigée par les États-Unis avec le soutien de l’Occident, est l’agresseur qui a déclenché la guerre contre la Russie en Ukraine. Toutes les justifications sont bonnes! Le problème, c'est que sans l'appui concret de la Chine de Xi Jinping, Vladimir Poutine n'aurait jamais déclaré la guerre à l'Ukraine, l'économie russe serait en récession et l'armement manquerait.

Par ailleurs, la perte de son plus proche allié au Moyen-Orient, la Syrie, est un échec, mais qui pèse peu face à sa priorité géopolitique absolue: triompher en Ukraine. Selon des analystes militaires et politiques, plus rien ne compte vraiment pour Vladimir Poutine, hormis la victoire en Ukraine, ce qui justifierait l’énorme coût humain et économique du conflit parce que celui-ci assoirait la stature mondiale de la Russie. Le président russe pense intensifier son offensive en Ukraine pour retrouver un peu de prestige. D'ailleurs, les militaires russes désirent que leur armée soit encore plus brutale en Ukraine en réponse à l’échec en Syrie. Toutefois, le gouvernement ukrainien a maintes fois exclu tout traité de paix qui officialiserait la perte de son territoire ou empêcherait son adhésion à l’OTAN. Bref, les territoires contestés sont une cause de conflit sans fin.

4 Une idéologie autoritariste partagée

Dans la fédération de Russie, au début de l'année 2023, Vladimir Poutine bénéficiait d'un large appui auprès de la population de son pays. Rappelons que la population de la Russie dépasse les 140 millions d’habitants.

Même si plusieurs milliers de Russes manifestent contre la conscription et la guerre en Ukraine, Vladimir Poutine jouit d'un appui indéfectible au-dessus de 80%, selon les stratèges militaires occidentaux. Mieux, sa cote est non seulement élevée, mais stable, en dépit de la pression de l'Occident. Les partisans du président Poutine approuvent sans réserve sa politique de durcissement envers l'Occident. Les résultats de l'étude de l'opinion sociologique vers la fin de 2022 indiquaient que les actions du président, des forces armées de la Russie, bref les actions de la fédération de Russie dans son ensemble, sont pleinement approuvées par la grande majorité des citoyens russes qui les considèrent justifiées. Ils sont même persuadés aussi que la Russie demeure invincible!

Depuis la bataille de Koulikovo contre les Mongols en 1380, jusqu'au déclenchement de la Première Guerre mondiale, l'invincible Russie a combattu pendant 334 ans (sur 534 ans), soit presque les deux tiers de son histoire. En même temps, le nombre des guerres russes a aussi montré qu'il n'y a pas eu que des victoires (une vingtaine), mais aussi des défaites (une quinzaine). Aucun empire n'est invincible! D'ailleurs, ils finissent tous par disparaître. Mais Poutine parie le contraire!

Néanmoins, c'est la guerre contre l'Ukraine qui constitue désormais le principal moteur de la croissance économique de la Russie. Bref, un enlisement prolongé semble même être la seule solution permettant à la Russie d'éviter un effondrement économique total. Par conséquent, il n'existe aucune raison pour Moscou de mettre fin au conflit et de prendre le risque de cette réalité économique.

4.1 La doctrine autocratique

La doctrine autocratique est en vigueur en Russie depuis des siècles. Elle est non seulement bien connue, mais présentée comme une nécessité : il n’existerait pas d’autre moyen de gouverner l'immense Russie que par une poigne de fer. Beaucoup de Russes en sont convaincus, surtout dans les chaumières les moins riches du pays. Pour l'élite politique, la Russie ne peut survivre que dans l'expansion. D'où la nécessité de faire la guerre quasi perpétuellement! L'État commencerait à s'affaiblir dès qu’il perd du terrain ou qu'il est contesté. Dans une telle situation, tout compromis est perçu comme une défaite.

Le Parlement russe a adopté en 2020 des modifications constitutionnelles qui permettent à Vladimir Poutine de rester au pouvoir le plus longtemps possible, en principe jusqu'en 2036. Le peuple russe est conforté parce que la Russie possède du pétrole, du gaz et des armes nucléaires, ainsi qu'une armée considérée comme imbattable. On peut affirmer que la société russe s'est ralliée à son président en tant que garant de la sécurité du pays sur un fond de comportement hostile, dont ferait preuve l'Occident. Vladimir Poutine est devenu en Russie un symbole de la lutte contre l'injustice de la domination de l'impérialisme américain. Bref, les Russes sont sécurisés, il ne peut rien leur arriver de fâcheux, sauf des catastrophes naturelles. En témoigne cette opinion enthousiaste du chef du mouvement eurasien, le nationaliste Alexandre Douguine qui affirmait, déjà en octobre 2007, au journal Izvestia :

Противников путинского курса больше нет, а если и есть, то это психически больные и их нужно отправить на диспансеризацию. Путин - везде, Путин - все, Путин абсолютен, Путин незаменим. Il n’y a plus d’opposants à la politique de Poutine et, s’il y en a, alors ce sont des malades mentaux et ils doivent être envoyés pour un examen médical. Poutine est partout, Poutine est tout, Poutine est absolu, Poutine est indispensable.

D'ailleurs, depuis 2007, cet appui n'a fait qu'augmenter en Russie. Pour beaucoup de Russes, Vladimir Poutine est «le meilleur politicien au monde» et la Russie a «beaucoup de chance d'avoir un tel dirigeant»! Par voie de conséquence, la perception est tout à fait à l'opposé en Occident où Poutine est devenu le chef d'État le plus impopulaire, avec Xi Jinping (Chine) et Kim Jong-un (Corée du Nord).  Ce sont là des régimes fondés sur la corruption, la propagande, l’autoritarisme, la répression brutale et l’enfermement des opposants. La recette est toujours la même: il suffit d'imposer un régime de désinformation, de mensonges, de manipulation des faits, de tromperies et de distorsions historiques. Le seul objectif de ces autocrates, c'est de conserver leur pouvoir à tout prix, le plus longtemps possible, et non le bien-être de leurs concitoyens, qui devient dans tous les cas le dernier de leurs soucis. Au pire, il faut en donner juste un peu au bon peuple pour qu'il ne se révolte pas.

4.2 Le despotisme comme système politique

Or, ces régimes sont nombreux, car Vladimir Poutine (n° 1) n'est pas seul dans ses politiques autoritaristes :

Il faut, entre autres, compter sur les Xi Jinping (n° 2, Chine), Kim Jong-un (3, Corée du Nord), Gurbanguly Berdimuhamedow (n° 9, Turkménistan), Bachar al-Assad (n° 4, Syrie), Alexandre Loukachenko (n° 5, Biélorussie), Nicolas Maduro (n° 8, Venezuela), Ali Khamenei (n° 7, Iran), Recep Tayyip Erdoğan (n° 6, Turquie) et bien d'autres promoteurs de systèmes autoritaires pour lesquels l'être humain a des besoins, mais aucun droit, surtout pas celui de discuter leur politique, et pour lesquels la vie individuelle n'a aucune valeur, seule comptant leur vision selon laquelle l'existence n'est que rapports de force, droit du plus fort, sinon du meilleur menteur et du meilleur manipulateur. 

On peut se demander comment il se fait qu'au XXIe siècle tant de pays adoptent le despotisme comme système politique après avoir semblé, dans la dernière décennie du XXe siècle, vouloir devenir démocratiques. La réponse pourrait être un sentiment de peur et de soumission, notamment parce que des millions d'individus, angoissés par les «défis du nouveau millénaire», selon la terminologie de l'ONU, croient ainsi trouver une sécurité sous la protection des dictateurs aux dépens de leur liberté! D'autres apprécient les régimes autoritaires parce qu’ils garantissent apparemment l’unité du pays sans devoir se soucier des minorités ethniques, sexuelles ou autres. Ils croient ainsi choisir la servitude sécurisante!

En réalité, toutes les dictatures se fondent sur le mensonge, car c'est leur seul façon de survivre, et il est omniprésent. L'État dupe ses citoyens et les citoyens dupent l'État. Dans cette dynamique, le pouvoir redoute son propre peuple, ce qui le conduit à mentir. De la même façon, la population participe à ce mensonge, car elle-même redoute le pouvoir.

De plus, au-delà des idéologies et de l'économie, les intérêts fondamentaux des dictatures peuvent se rejoindre. Par exemple, les manœuvres de désinformation et de polarisation sont orchestrées par des dictatures qui ont intérêt à discréditer et à casser les démocraties. Ils ont une haine viscérale pour toute démocratie, car elle leur paraît menaçante.  Dans tous ces pays, les élections sont décidées d'avance, puisqu'elles correspondent à de simples cérémonies d'investiture. Les dictatures disposent d'outils efficaces pour obtenir les résultats attendus: trucage des votes, élimination des opposants (par assassinat ou emprisonnement), déclaration d'inéligibilité des candidats indésirables, menaces et intimidations massives dans tout le pays, etc. S'il y avait des élections libres dans ces pays, les dirigeants perdraient tous le pouvoir. Par contre, les plus importants régime autoritaires se distinguent légèrement par le rôle que la langue nationale peut jouer dans ce système. Pour la Russie, la Chine, la Coréen du Nord, la Turquie, l'Iran, la langue nationale (russe, chinois, coréen du Nord, turc, iranien ou persan) joue un rôle prépondérant au point de devoir liquider les langues minoritaires. En Biélorusse (biélorusse), en Syrie (arabe), au Venezuela (espagnol) et, de plus en plus avec le Turkménistan (turkmène), la langue nationale passe au second plan tout en se rapprochant de la Russie, voire du russe.

Généralement, la plupart des peuples veulent vivre libres et sans corruption, de sorte que ceux qui vivent sous une dictature rêvent souvent de venir s'établir dans un pays démocratique, comme en témoignent aujourd'hui les mouvements massifs en immigration. Ils préfèrent alors la liberté à la servitude, même si, dans bien des cas, la servitude est perçue comme un moindre mal en attendant de s'en sortir !

4.3 Un régime aux tentacules efficaces

Néanmoins, la Russie dispose d'un atout difficile à contrer, celui d'une forte propagande qui a de longues ramifications dans le monde. La recette est toujours la même dans la Sainte Russie: il suffit d'imposer un régime de désinformation, de mensonges, de manipulation des faits, de tromperies et de distorsions historiques. Le seul objectif immédiat du président Poutine est de conserver le pouvoir à tout prix, le plus longtemps possible, tandis que le bien-être de ses concitoyens est très secondaire; il suffit de donner juste un peu de corde au bon peuple russe pour qu'il ne se révolte pas.

Ce régime de propagande est efficace au-delà de la fédération de Russie. Il suffit de constater qu'elle a réussi à créer un mouvement pro-Poutine au sein du Parti républicain aux États-Unis. Un retour de Donald Trump à la Maison-Blanche en 2024-2025 serait un coup dur pour l’Ukraine qui en est à sa troisième année de guerre face à la Russie. De même, des pays comme la Hongrie, la République tchèque ou la Slovénie sont retombés dans un vieux réflexe de soutien à Moscou, rappelant ainsi l'ère soviétique, alors qu'ils ne voudraient pas revivre cette dépendance. C'est que la propagande russe est très présente et très efficace dans certains pays occidentaux et même en Afrique.

De fait, la Russie exerce une influence de plus en plus grande en Afrique où elle étend ses longs tentacules. Elle est devenue l'un des principaux fournisseurs d'armes à l'Afrique, en particulier en Égypte et en Algérie, mais des groupes paramilitaires russes sont également très actif en République centrafricaine, en Libye, au Mozambique, au Tchad, au Soudan, etc. Ces pays n'hésitent pas à changer leur allégeance occidentale pour miser sur des régimes pro-Poutine beaucoup plus autoritaires; ce sont des pays pauvres avec de formidables richesses naturelles à exploiter, et le Kremlin est constamment à la recherche de partenaires commerciaux pour de nouveaux marchés. La Russie use de son influence pour détériorer l'environnement démocratique en Afrique dans le but de «normaliser l'autoritarisme à l'étranger» et de valider ses valeurs, ce qui comprend l'orthodoxie et la langue russe, il ne faut pas se le cacher. Dans ses discours, Vladimir Poutine déclare qu'il «a toujours soutenu les peuples africains dans leur lutte pour la libération de l'oppression coloniale», en fournissant une assistance pour renforcer l'État, la souveraineté et la capacité défensive de ces pays. Ainsi, Moscou laisse entendre que ses relations avec les nations africaines sont construites en faveur d'un nouvel ordre mondial multipolaire «plus juste et plus démocratique». En fait, l'oppression de son propre peuple ne lui suffit plus, il rêve maintenant d'opprimer la planète entière, et ce, avec l'aide de la Chine.

Les pays d'Afrique oublient qu'aucun des pays qui faisaient autrefois partie de l'Union soviétique ne veut y retourner. La Russie d'aujourd'hui est passée d'une puissance géopolitique à une étonnante puissance de nuisance! Elle est responsable de la hausse des dépenses militaires dans le monde au lieu d'investir cet argent dans des activités plus bénéfiques pour les populations.

Les empires existent depuis au moins 3000 ans avant notre ère. Ils promettaient tous la paix, la sécurité et l'ordre au prix du renoncement à des libertés importantes. Mais cette paix ne pouvait s’instaurer qu’au prix d’efforts militaires soutenus afin de maintenir la cohésion et la pérennité de ces empires. Or, tout empire entraîne nécessairement à long terme la violence et la rébellion, parce qu'il ne tolère jamais l'indépendance des peuples qu'il assujettit comme vivant dans des «provinces récalcitrantes». Les empires ont tous  fini par s'écrouler parce qu'ils se sont heurtés à des résistance plus fortes qu'eux. Rappelons que la paix promise par le IIIe Reich devait durer mille ans! Il a fait "Führer" de 1933 à 1945!

Malheureusement, la tentation du retour de l’empire, favorisé par le déclin de l'Europe, sinon des États-Unis, est à nouveau perceptible en Russie, en Chine, même dans le monde arabe où la création de l'État islamique, le califat de Daesh, exprime cette nostalgie des heureux temps révolus. L'histoire serait-elle vouée à n'être qu'un éternel recommencement? Bref, si les empires trépassent, l'impérialisme ne meurt jamais, comme le prouvent la résurgence de l'éternel retour de la Russie moderne, car celle-ci s'est construite sur les cendres de l'Union soviétique et n'a pas rejeté les idées impérialistes de ses régimes précédents. Ces idées n'ont pas fait que se radicaliser sous le dictateur actuel Vladimir Poutine.Comme nous le rappelait Machiavel au XVIe siècle, le pouvoir fondé uniquement sur la force et la peur semble moins durable que celui fondé sur la vertu. Peut-être!

Dernière mise à jour: 13 déc. 2024

 

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