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SuisseHistoire linguistique |
Ce qu'on appelle la Suisse romande (ou Romandie) est un territoire qui se situe à l'ouest de la Suisse et couvre une superficie de 9,500 km², soit 23 % du pays (41 290 km²). Toutefois, bien que cette appellation d'une partie de la Suisse soit très courante dans la vie quotidienne, elle n'a aucune valeur juridique; on l'oppose à la Suisse alémanique (ou allemande) et à la Suisse italienne. D'ailleurs, le terme «romand» (dans «langue romane») prend un -d final pour correspondre à «allemand»; on parle aussi de Romandie. En fait, la Suisse romande n'est pas un pays, c'est un espace culturel francophone régi par d'autres institutions politiques, comme c'est d'ailleurs le cas pour l'Acadie au Canada: un espace culturel francophone réparti en des entités politiques différentes.
L'expression «Suisse romande», inventée en 1723, est employée depuis le début du XXe siècle dans le but de souligner
la particularité culturelle de la Suisse francophone par rapport à la France et à la majorité alémanique suisse. Dans sa forme actuelle, la Suisse romande n’existe que depuis la création de l’État fédéral en 1848.
Les populations habitant la Suisse romande sont en principe «francophones» et résident dans les cantons du Jura (n° 1), de Berne (n°2), de Neuchâtel (n°3), de Vaud (n°4), de Fribourg (n°5), du Valais (n°6) et de Genève (n°7). Seuls Neuchâtel, Vaud et Genève sont unilingues français, les autres (Jura, Berne, Fribourg et Valais) étant bilingues français-allemand, mais en tenant compte de la séparation territoriale des langues. |
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La plus grande partie des cantons francophones recouvre l'aire linguistique du franco-provençal, une variété de langues pratiquement disparues en France, mais parlées encore dans les cantons de Fribourg et du Valais, en Vallée d'Aoste (Italie) ainsi que très minoritairement dans quelques villages de la région Auvergne-Rhône-Alpes dans l'est de la France. Le franco-provençal, historiquement parlé à une plus large échelle que le romanche (canton des Grisons), mais n’ayant fait que très récemment l’objet d’une standardisation, ne bénéficie d’aucun statut particulier dans la Confédération suisse. Mentionnons tout de même que cette langue avec ses variétés bénéficie d’un statut symbolique important dans le canton de Genève puisque l’hymne cantonal, le «Ce qu’è lainô», est rédigé en franco-provençal genevois. On en trouvera le texte et la traduction littérale en cliquant ICI, s.v.p. |
La Suisse romande, telle que nous la connaissons aujourd’hui, est le résultat d'un ensemble d’évolutions politiques et linguistiques complexes. Au cours de son histoire, le territoire de l'actuelle Suisse romande a changé de langue cinq fois : ce furent d'abord les langues préceltiques (Ibères, Aquitains, Ligures, Étrusques, Daces, etc.) qui sont passées au gaulois (1re fois), puis celui-ci a été supplanté par le latin (2e fois), lequel deviendra le roman distinct du latin (3e fois) qui, à son tour, évoluera vers le franco-provençal (4e fois) pour être évincé cette fois par le français (5e fois). C’est l’histoire d’un changement permanent qui évolua en même temps que les langues germaniques qui s'implanteront dans tout le centre de la Suisse et l'italien dans le Sud.
2 Les origines et la civilation gauloise
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Le territoire de la Suisse romande est le témoin d'une présence humaine très ancienne, soit vers 4700 ans avant notre ère, notamment dans les cantons du Valais et de Vaud; des cités lacustres furent fondées dans le Jura et ailleurs. Quoi qu'il en soit, nous ne savons rien des langues parlées par ces premières populations. Par contre, nous en savons davantage avec l'arrivée des peuples gaulois entre 1000 et 500 avant notre ère, vraisemblablement en provenance d’une région située à l’est du Rhin, entre le Main et le Danube, et jusqu’en Hongrie. Bien avant l'arrivée des Romains, soit au début de l'âge du fer (entre le VIIIe et le VIe siècle avant notre ère), la civilisation celtique, originaire de ce qui est aujourd'hui l'Allemagne du Sud et la France du Nord-Est, s'était implantée en Autriche, ainsi que dans l'est de la France, en Suisse et le nord de l'Italie, en Espagne et dans l'île de Grande-Bretagne. |
C'est également à cette époque que s'établirent les relations commerciales entre les Celtes et les peuples de la Méditerranée (voir la carte de l'aire celtique entre le Ve siècle avant notre ère et le début des conquêtes romaines). On sait aussi qu'au IIIe siècle des tribus celtes envahirent le monde gréco-romain en s'emparant de l'Italie du Nord, de la Macédoine et de la Thessalie.
Au Ier siècle avant notre ère, la région couvrant toute la Suisse actuelle, l’Italie du Nord et les régions françaises voisines appartenait à un même espace relativement homogène de langue gauloise. Rien n’est connu d’une éventuelle différenciation dialectale de cet espace ethnoculturel. Nous ne savons même pas dans quelle mesure les parlers des différents peuples gaulois dont on connait le nom se distinguaient.
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Selon les témoignages littéraires du Haut-Empire romain — le géographe grec Ptolémée et l’historien romain Tacite —, les Helvètes auraient occupé à l'origine une région d’Allemagne méridionale située entre la Forêt-Noire, le Rhin et le Main. Ils se seraient progressivement installés dans un territoire déjà celtisé du Plateau suisse vers la fin du IIe siècle avant notre ère. Un siècle plus tard, au moment où Jules César les faisait entrer dans l'histoire, nous savons que toute la Suisse actuelle, ainsi que l’Italie du Nord et les régions françaises à proximité, appartenait à une même aire culturelle gauloise. |
Plusieurs peuples celtiques occupèrent le territoire de la Suisse actuelle, dont les Rauraques au nord-ouest, les Rhètes en Suisse orientale et dans les Grisons, le Tessin peuplé de Lépontiens, alors que le Valais actuel était partagé entre les Nantuates, les Véragres, les Sédunes et les Ubères; les Allobroges occupaient la région de Genève, mais ce sont les Helvètes qui sont demeurés les plus célèbres dans l'histoire :
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Aucun peuple gaulois, y compris les Helvètes, n'a laissé de trace de sa langue, sauf dans la toponymie comme Rhône, Danube, Bienne, Lausanne, Avenches, etc. Évidemment, ces mots-là ont été latinisés, puis francisés, sinon germanisés.
3 La période gallo-romaine
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La fondation de la ville d'Avenches (Aventicum, en
latin) comme capitale des Helvètes eut lieu vraisemblablement en même temps que l’intégration politique de l’Helvétie dans l’Empire romain, soit vers l'an 15 avant notre ère; cette intégration est vraisemblablement liée à la campagne d’Auguste contre les
peuples germaniques. Le pays des Helvètes constituait une région stratégique pour l'Empire romain parce qu'elle était située tout près des
Germains de l'autre côté du Rhin. Un système routier fut mis en place afin de garantir la possibilité d'y envoyer rapidement des troupes. En quelques décennies,
Aventicum compta plus de 20 000 habitants, ce qui en faisait la plus grande ville de l'Helvétie.
Les historiens croient que les Romains n'ont pas tenté d'assimiler les Helvètes, comme d'ailleurs ce fut le cas avec la plupart des Gaulois, parce que leur objectif était davantage d’exploiter les ressources naturelles des territoires conquis, plutôt que d’imposer aux habitants gaulois la langue latine. C'est de cette façon que l'aristocratie traditionnelle a pu non seulement rester en place, mais a aussi conservé son rôle dominant chez les Helvètes. |
Après la guerre des Gaules, Jules César força de nombreux Helvètes, qui avaient quitté leur région natale pour aller aider les guerriers gaulois contre les Romains, à retourner dans leur ancien territoire pour empêcher l'installation de Germains d'outre-Rhin sur le Plateau suisse, car cela aurait constitué une menace pour Rome et sa province. Cette période romaine s'est étalée du Ier siècle avant notre ère au IVe siècle de notre ère.
- L'intégration dans l'Empire romain
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L'intégration des Helvètes s'accéléra sous le règne de l'empereur Vespasien (de 69 à 96), en raison de la mise en place d'une politique donnant des avantages aux notables locaux, dans des agglomérations dotées d'une certaine autonomie locale telle Eburdunum (Yverdon-les-Bains), Lousonna (Lausanne), Minnodunum (Moudon) ou Solodurum (Soleure).
À partir de l'an 89, la plus grande partie de la région de l'Helvétie, donc tout le Sud-Ouest, fut rattachée à la province de Germanie supérieure (aujourd'hui avec Mayence comme capitale), tandis que le sud-est du territoire, occupé de nos jours par les cantons des Grisons et du Tessin, faisait partie de la Rhétie, déjà conquise en -15. L'assimilation gagna progressivement la société helvétique, principalement à partir des réseaux routiers parce que l'arrivée de citoyens romains apporta en même temps leur mode de vie que les élites locales gauloises voulurent imiter. |
Tout cela transforma l'Helvétie et ses habitants qui, en l'espace de deux générations, changèrent profondément leur mentalité et leur culture. Il semble que ce soit le réseau fluvial qui favorisa la romanisation de l'ouest de la Suisse actuelle. Les Romains privilégièrent un axe à partir de la ville de Lyon en passant par Genève et le lac Léman, tout le long du Rhône, un territoire duquel se développa une aire linguistique qui deviendra plus tard le franco-provençal. La plupart des Helvètes vivaient dans un axe entre le lac Léman et le lac de Constance (voir la carte ci-haut). Mais c'est vers le IIIe siècle que débuta la romanisation des populations gauloises. Pendant que le latin prenait de l'expansion, le territoire connaissait une longue période de prospérité économique. Des travaux archéologues ont révélé des traces de la langue latine dans certains monuments, surtout dans la région du lac Léman, plus proche des activités romaines que dans les régions à proximité du Rhin, qui vivaient sous la menace des incursions germaniques, notamment des Alamans.
D’ailleurs, vers la fin du IIIe siècle, les incursions des Alamans en territoire suisse, notamment en 260 où de nombreuses villes furent pillées, inquiétèrent les populations helvètes; elles finirent par migrer vers le sud pendant que les Romains abandonnaient le territoire de la Suisse aux peuples germaniques dits «fédérés», respectivement les Burgondes, puis les Alamans.
- La christianisation et la latinisation
Vers le IVe siècle, les habitants du Plateau suisse commencèrent à se christianiser. Les plus grandes villes virent s'installer les premiers évêchés : Genève, Martigny, Avenches, Augusta Raurica, Vindonissa (Windisch, dans le canton d'Argovie), Lausanne, Soleure, Berne. Nous savons que les Helvètes latinisèrent les noms de lieux, ce qui constitue un indice de l'assimilation linguistique des Helvètes. Cependant, il est difficile de savoir jusqu'à quand les Helvètes ont continué à parler leur langue gauloise, puisque rien ne permet de préciser une date précise de la rupture linguistique.
Nous savons qu'il a dû y avoir une longue période de bilinguisme progressif. Chez les Helvètes, il est certain que la masse de la population analphabète a dû continuer à parler le gaulois, tandis que la population instruite, forcément minoritaire, savait lire et écrire en latin. On peut donc affirmer que la civilisation gauloise a pu se maintenir durant quelques siècles après l’intégration de l’Helvétie dans l’Empire romain. Si quelques milliers de soldats romains et quelques centaines de fonctionnaires romains ne pouvaient pas à eux seuls modifier la composition ethnique des populations locales, ils ont pu faire accepter la langue et la culture romaines, et intégrer celles-ci au sein des familles locales issues de l’ancienne aristocratie helvète.
Tout porte à croire que la romanisation a eu lieu dans ce qui est la Suisse actuelle et qu'elle était effective au Ve siècle avant que les nations germaniques s'installent dans la région. Ce qui importe, c'est quel type de latin s'est développé dans ce qui est la Suisse romande, car la langue gauloise pouvait encore être parlée dans les régions rurales. Dans son Histoire linguistique de la Suisse romande, Andres Kristol distingue trois couches d’apports qui constituent la spécificité du latin de cette aire linguistique helvétique en particulier :
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La carte ci-contre montre les provinces romaines (Aquitaine, Lyonnaise, Narbonnaise et Séquanaise) avant les migrations germaniques. Dans le coin gauche en bas, l'espace en rouge délimite de ce qui deviendra l'aire du franco-provençal comprenant les régions de Lyon, de la Franche-Comté, de la Suisse romande, de la Savoie et de la Vallée d'Aoste. Cette grande région a pu conserver un vocabulaire latin spécifique, inconnu des autres langues gallo-romanes, un latin qu’elle doit au contact avec la province narbonnaise très latinisé et avec l’Italie du Nord. |
De plus, en raison de la présence des montagnes, les populations de la Savoie, du Plateau suisse et de la Vallée d’Aoste sont demeurées un peu à l'écart du Lyonnais en développant des mots latins particuliers. C'est ainsi qu'on peut parler d'un «latin valaisien» par opposition au «latin lyonnais».
La situation politique de l'Empire romain se stabilisa sous l’empereur Dioclétien (244-312) qui arriva au pouvoir en 284 : celui-ci réussit à rétablir l’autorité de l’État et la paix à l’intérieur de l’Empire. Afin de consolider la frontière avec la Germanie, Dioclétien rattacha le Plateau suisse à la province de la Séquanaise (ou Séquanie), appelée aussi Maxima Sequanorum, qui faisait partie de la province de Belgique, dont la capitale était Trèves. Dès lors, l'Helvétie romaine fut orientée vers le nord-est, soit vers Trèves, capitale de l’Empire romain au nord de la Gaule.
Le territoire des Helvètes était occupé, répétons-le, par quelques milliers de soldats dont la présence semble avoir été relativement discrète et par quelques centaines de hauts fonctionnaires essentiellement d’origine romaine. Sur une population de 200 000 à 300 000 personnes, le nombre peu élevé des Romains était donc insuffisant pour modifier la composition ethnique des Helvètes. Toutefois, la langue latine et la diffusion de la culture romaine ont influencé durablement la population autochtone, surtout auprès de l’ancienne aristocratie helvète, dont les membres ont occupé des postes importants dans les villes et les campagnes du pays, tout en se latinisant dans le cadre administratif romain. Il est donc certain qu'au Ve siècle la latinisation avait effectivement eu lieu, alors que le gaulois ait pu néanmoins coexister dans les régions rurales avec le latin.
4 Le Royaume des Burgondes
Le premier peuple germanique qui arriva dans la région de ce qui est aujourd'hui la Suisse romande, et ce, avant même la chute de l’Empire romain (en 476), ce furent les Burgondes, un peuple germanique. À la fin du IVe siècle, ils s'étaient déjà établis aux abords du Rhin en Germanie supérieure, comme peuple fédéré de l'Empire romain, à la suite de la migration des Vandales et des Alains en Gaule romaine, sans qu'ils ne soient politiquement soumis à l'Empire. Ils constituèrent alors un premier royaume en 413 dans la région de Worms (Allemagne), avant d'être défaits en 436 par les Huns en Germanie inférieure.
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Dans la deuxième moitié du Ve siècle, les Burgondes profitèrent de la disparition progressive de l’Empire romain pour constituer un État indépendant dont la capitale fut d'abord Genève. Ils s'installèrent dans la partie méridionale de la Sapaudia, au bord du Léman, sur le territoire agrandi de Genève, au cours des années 438-439. Les spécialistes s'accordent pour dire que la population burgonde représentait quelques dizaines de milliers de personnes. Dans son Histoire linguistique de la Suisse romande, Andres Kristol les estime à moins de 25 000 individus, en général des réfugiés de guerre, car le nombre de guerriers parmi eux n'atteignait environ que 5000 personnes; les Burgondes constituaient ainsi moins de 10 % de la population totale de la Sapaudia, estimée à environ 250 000 à 300 000 habitants. Les Burgondes étaient déjà christianisés, mais ils appartenaient à la communauté chrétienne des ariens
— l'arianisme affirmait que Jésus-Christ était le fils de Dieu et qu'il n'avait
pas existé de toute éternité, car il avait été créé par Dieu le Père à un moment
donné —, ce qui, dans un premier temps, les séparait de la population romane qui était catholique.
À partir de 443, les Burgondes étendirent rapidement le territoire de leur première implantation. En effet, le Royaume des Burgondes couvrait à l'origine en partie ou en totalité les actuelles régions suivantes : la Bourgogne, la Franche-Comté, la Savoie, le Lyonnais, le Dauphiné, la Suisse romande, la vallée du Rhône (incluant Marseille) et la Vallée d'Aoste (aujourd'hui en Italie). |
- Les langues parlées
À cette époque, la plupart des habitants de ces régions parlaient une langue romane, une langue qu'on appelait sans doute romanz, romanzo, romance, roumounsch, roumeuns, etc., mots qui signifiaient «dans la langue des Romains», en croyant qu'il s'agissait encore du latin. Quant aux Burgondes eux-mêmes, l'élite pouvait encore parler, en plus du latin, le burgonde, une langue germanique orientale (avec le gotique et le vandale), mais beaucoup de Burgondes étaient déjà passés au latin et s'étaient convertis au catholicisme. C’est au IVe siècle que se sont manifestées les premières traces de la christianisation du nord de la Suisse et du Plateau suisse; c'est à cette époque qu'apparaissent les premiers évêques de l’Helvétie romaine christianisée : Genève, Martigny, Avenches, Augusta et Vindonissa.
Le Royaume des Burgondes abritait des populations relativement diverses qui parlaient massivement le latin, mais aussi le burgonde et l'une des autres langues germaniques (vieux saxon, gotique, vandale, francique, ostrogoth, alaman, etc.). Dès les premiers siècles après l'installation des Burgondes, d'autres peuples germaniques, dont des colons alamans et longobards, vécurent au milieu d’une population romane et gauloise dans les parties actuellement romanes de la Suisse.
Au moment où les Burgondes furent vaincus en 534, par la prise d’Autun et par l’emprisonnement du dernier roi burgonde, Gondomar III (486-534), la langue burgonde ne devait plus être parlée par beaucoup de locuteurs. Ce qui est certain, c'est que cette langue s'est vraisemblablement éteinte au cours du VIe siècle. Dès 534, le Royaume des Burgondes fut intégré à l'Empire mérovingien en tant que "Regnum Burgundorum": le Royaume de Bourgogne.
- Les traces linguistiques
La question est de savoir si les Burgondes ont laissé des traces de leur langue dans les régions où ils se sont installés. Dans le cas du français, l'ancienne langue germanique des Francs a laissé de nombreux mots que les francophones d'aujourd'hui emploient de façon courante sans même savoir qu’ils sont d’origine germanique. Un total de 368 mots, dont guerre, haine, laideur, haubert, guetter, honte, etc.
Le philologue Walther von Wartburg (1888-1971) a dressé une liste des mots qui ont une origine burgonde dans le français actuel: il en a trouvé une vingtaine. Ces mots d’origine burgonde comme brogier (“réfléchir” ou “broyer du noir”), melon (“jeune boeuf, veau châtré”), une faraman (“une femme de mauvaise vie”), etc., montrent que les Burgondes ont laissé des traces dans la langue parlée en Suisse romande, mais il est certain qu’ils en ont laissé très peu. Le total des mots d’origine supposément burgonde qu’ont pu aligner leurs meilleurs défenseurs de cette langue n’a jamais atteint les 80 unités, ce qui apparaît fort peu par comparaison avec les mots franciques laissés en français.
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Au cours des VIe et VIIe siècles, les différents royaumes germaniques s'affaiblirent: les Ostrogoths furent conquis par les Romains d'Orient, puis par les Lombards; les Wisigoths éliminèrent les Suèves avant d'être exterminés à leur tour par les Francs au nord et par les Arabes en Espagne; les Vandales subirent le même sort en Afrique du Nord et les survivants furent islamisés. Quant au Royaume des Burgondes, il fut absorbé par les Francs mérovingiens. Finalement, les Francs sortirent grands vainqueurs de ces affrontements en soumettant presque toute l'Europe romanisée à l'autorité de quelques monarques.
Clovis (481-511), le roi des Francs (rex Francorum), de 466 à 511, combattit le dernier représentant de l'autorité romaine à Soissons en 486; il étendit ses États de la Loire jusqu'au Rhin. En fait, le règne de Clovis fut important pour deux raisons majeures: l'unification des Francs et leur conversion au christianisme. Avec Clovis commença la dynastie des Mérovingiens (< de Mérovée, le grand-père de Clovis et troisième roi franc, qui aurait vaincu Attila le 20 juin 451, grâce à une coalition). Après avoir épousé Clotilde, une princesse burgonde, Clovis se convertit au catholicisme et reçut ainsi l'appui de ses sujets gallo-romans. |
Clovis fut le premier roi à parler une langue germanique (et non plus le latin), plus précisément le francique ripuaire, une situation qui ne prendra fin qu'avec Hugues Capet (en 987), dont la langue maternelle sera le «françois» (franswè). En 507, Clovis occupa Toulouse et l'Aquitaine, pendant que les Burgondes s'installaient en Provence. Théodoric, le roi des Ostrogoths, empêcha Clovis d'aller jusqu'à la Méditerranée. L'empereur romain d'Orient, Anastase, donna à Clovis les titres de «consul» et de «patrice», le reconnaissant ainsi comme seul représentant légitime du pouvoir en Occident. Clovis décéda en 511 dans sa nouvelle capitale, Paris. Il avait fondé le nouveau royaume Franc qui s'étendait du Rhin aux Pyrénées et où les relations entre les vainqueurs et les populations romaines étaient plus solides que partout ailleurs en Occident. Après la mort de Clovis, le royaume des Francs fut partagé entre ses fils, subissant ensuite une succession de guerres civiles, de réunifications et de partages successoraux. En 534, les fils de Clovis mirent fin à l'indépendance du Royaume des Burgondes. Les premières caractéristiques du franco-provençal semblent être apparues vers la fin du VIe siècle dans des inscriptions monétaires mérovingiennes. En fait, il s'agissait des premières manifestations du roman du allait devenir du franco-provençal vers le IXe siècle.
- La fin de la Burgondie
Bien que la conquête du Royaume des Burgondes par les Francs mérovingiens fut sans aucun doute importante pour l’histoire de la Suisse romande, son impact linguistique ne fut pas considérable, contrairement au nord de la Gaule. C'est que la conquête n'a pas introduit une arrivée significative de Francs dans la région. Il y eut cependant des familles nobles qui sont venues s'installer en Burgondie pour assurer la transition administrative du pouvoir. Dans les faits, la nouvelle noblesse s’est rapidement alliée avec l’aristocratie locale des Burgondes, de sorte qu'une personne pouvait porter un nom franc, parler le latin de l’époque, se considérer comme Burgonde et épouser une femme d’origine gallo-romaine ou l’inverse. Dès le VIIe siècle, tous les habitants de la Burgondie étaient désignés indifféremment comme des Burgondes.
D'après les sources dont nous disposons, les Burgondes, bien que d'origine germanique, connaissaient déjà le latin: nombre d'entre eux étaient bilingues et pouvaient s'exprimer en bas latin. Ils abandonnèrent leur langue ancestrale issue de la branche germanique orientale (aujourd'hui éteinte), ils adoptèrent le latin local, qui évoluera graduellement vers le roman avant de former le franco-provençal, lequel devait être supplanté par le français, même si des communautés parlent encore cette langue dans certaines localités de la Suisse romande.
- L'avènement des Alamans
D’après les recherches archéologiques actuelles, c’est au Ve siècle que les premiers Alamans, un autre peuple germanique, traversèrent le Rhin et s'établirent en Alsace, puis agrandirent progressivement leur territoire englobant la région de Dijon jusqu'au lac de Constance en passant par Strasbourg, ce qui réduisait d'autant le Royaume des Burgondes au nord-est. La Franche-Comté et le Jura devinrent ainsi une frontière des Gallo-Romains en contact permanent avec le monde germanique. Vers 500, les Alamans furent vaincus à la bataille de Tolbiac (Zülpich) par Clovis, le roi des Francs mérovingien, qui annexa leurs territoires, avant d'aller combattre les Wisigoths du royaume de Toulouse (508),
devenant maître de la plus grande partie de la Gaule. Quoi qu'il en soit, les
Germains étaient partout, que ce soit les Francs, les Alamans, les Burgondes,
les Ostrogoths, les Wisigoths, etc.
Dans le contexte de la Suisse romande, ce sont les Alamans qui ont laissé le
plus de traces de leur langue.
Les Alamans ont donné le mot «alémanique», dont l'origine est Alamanni en latin, puis Alemanni; l'allemand a repris le latin en le transformant en Alemannisch, donc alémanique en français. Il est difficile cependant de distinguer les mots provenant des Alamans et ceux des autres langues alémaniques: haut-alémanique, bas-alémanique, alémanique supérieur, souabe, alsacien. On peut néanmoins citer les mots suivants : arquebuse, blafard, bride, hallebarde, hutte, sarrau (vêtement militaire). Il faut retenir que les mots d'origine germanique en français viennent presque tous du francique, une des langues parlées par les Francs. |
Les Alamans ont donné l'un des noms à l'Allemagne (en français). Le terme le plus ancien est celui en latin rapporté par Jules César: Germania, soit «Germanie» en français. Ce terme fut repris plus tard, à partir du XVIe siècle par l'anglais (Germany), le grec (Γερμανία ou Germanía), l'albanais (Gjermania), le roumain et l'italien (Germania), le russe (Германия ou Guermanïia), etc.
Il existe une autre origine, celle provenant des Alamans, soit *Alamanniz, mot du du proto-germanique qui pourrait avoir la signification suivante: Al- signifiant «tout», et mann signifiant «homme», donc «tous les hommes». Au cours du Moyen Âge, il était d'usage dans les langues romanes d'employer l'expression "regnum Alamaniae" pour désigner la partie germanique du Saint-Empire romain germanique, qui devint Alamannia, puis Allemagne en français, Alemanha en portugais, Alemania en espagnol, Alemanya en catalan, Alemaña en galicien, Alamagn en breton, Almanya en turc, etc.
Toutefois, l'expression romane "regnum Alamaniae" avait une expression correspondante pour les peuples germaniques: "regnum Theutonicum" (royaume des Teutons, en français) — du latin Teutoni dérivé du vieux haut-allemand diutisc. Lexpression fut ensuite traduite au XIVe siècle par "deutsche Lande", ce qui allait donner Deutschland, Tyskland en danois, en norvégien et en suédois, Duitsland en néerlandais.
- Le début de la frontière linguistique
Vers la fin du VIe siècle, la colonisation alémanique s'était répandue sur toute la rive gauche du Rhin à partir du lac de Constance, de sorte que les Alamans avaient germanisé des régions appartenant à l'Empire romain: une partie de l'Helvétie, de l'Alsace actuelle et du sud-ouest de la Germanie. Dans les quelques siècles qui suivirent, il ne semble y avoir eu encore de réelles frontières linguistiques entre les localités gallo-romaines et les implantations alémaniques.
À la différence des Burgondes qui avaient adopté le latin, sinon le roman (le romanz) des habitants, les Alamans avaient conservé leur langue et même germanisé tout l'Est. La frontière entre le roman et l'alémanique s'est fixée peu à peu après le VIe siècle; elle se produisit d'abord dans les vallées densément peuplées (Constance, Strasbourg, Bâle, Plateau suisse) ainsi que sur les voies d'accès à la zone alpine, tout en restant floue dans les espaces intermédiaires, c'est-à-dire les forêts et les montagnes peu peuplées. C'est ainsi que naquit une frontière linguistique en Helvétie: à l'ouest, le latin s'était transformé, comme dans toutes les langues romanes en romanz avant de se transformer en divers parlers franco-provençaux (sauf dans le Jura en langue d'oïl); à l'est, les langues germaniques devinrent les parlers alémaniques (et l'allemand). Cette frontière linguistique est le résultat des incursions germaniques, surtout les Alamans et les Burgondes, qui repoussèrent les populations romaines vers le sud et l'ouest, pour laisser le territoire oriental occupé par deux peuples en guerre permanente l'un contre l'autre: les Burgondes à l'ouest et les Alamans à l'est.
Au début du Moyen Âge, le régime féodal se caractérisait par le morcellement politique et la fidélité au suzerain (seigneur). Afin de s'assurer la fidélité de ses vassaux, un suzerain accordait à chacun d'eux un fief (une terre) qui leur servait de moyen de subsistance; en retour, les vassaux s'engageaient à défendre leur seigneur en cas d'attaque extérieure. Ce système entraîna le morcellement des États et la constitution de grands fiefs, eux-mêmes divisés en une multitude de petits fiefs; les guerres entre seigneurs étaient très fréquentes parce qu'elles permettaient aux vainqueurs d'agrandir leur fief. Par conséquent, chacun des seigneurs vivait relativement indépendant dans son fief, sans contact avec l'extérieur. Dans un tel système, la monarchie demeurait à peu près sans pouvoir. En même temps, cela favorisait la fragmentation linguistique.
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Lorsque le royaume des Francs passa aux mains de Charlemagne en 760 (dynastie des Carolingiens (latin: Carolus), celui-ci entreprit la restauration de l'ancien Empire romain. En monarque guerrier, Charlemagne agrandit son royaume par une série de campagnes militaires, en particulier contre les «Saxons païens» dont la soumission fut difficile et violente (772-804), mais aussi contre les Lombards en Italie et les musulmans d'al-Andalus en Espagne. Appelé par le pape en Lombardie, où les Lombards faisaient peser une menace sur les États de l'Église, Charlemagne s'empara de Pise et se proclama lui-même roi des Lombards (774). Puis il conquit l'Aquitaine (769), vassalisa la Bavière, soumit les Frisons (785), les Avars de Pannonie (796) et temporairement les Saxons de la Grande-Bretagne (804). Lorsque Charlemagne se fit couronner empereur du Saint-Empire romain germanique en décembre 799, son royaume s'étendait du nord de l'Espagne jusqu'aux limites orientales de l'Allemagne actuelle, de l'Autriche et de la Slovénie (voir la carte de l'empire de Charlemagne). |
6.1 Les langues parlées
Charlemagne ne réussit jamais à assujettir la Grande-Bretagne et l'Espagne, qui demeurèrent respectivement aux mains des Anglo-Saxons et des Arabes. Quant à son désir de réunir l'Empire romain d'Orient et l'ancien Empire romain d'occident, Charlemagne échoua. De plus, l'unification politique réussie par Charlemagne ne dura pas assez longtemps pour que celui-ci imposât dans tout son empire le francique rhénan, sa langue maternelle (et la langue locale de sa région de naissance), et probablement la langue courante à la cour carolingienne (mais en concurrence certaine avec le latin).
De toute façon, les habitants de son empire parlaient une multitude de langues romanes, germaniques et celtiques pas encore formées. À l'écrit, c'était autre chose, car l'époque de Charlemagne s'est remise aux études latines. Les clercs et les lettrés copièrent massivement et pillèrent littéralement les classiques romains. Dans les faits, les populations, tant que romanes que germaniques, ne comprenaient plus le discours de l'Église ni celui du pouvoir royal, qui employaient encore le latin, un latin par ailleurs bien différent de celui de Jules César. Les gens instruits devaient nécessairement se servir de ce latin comme langue seconde: c’était la langue véhiculaire internationale dans tout le monde catholique. Hors d'Europe, le turc, l'arabe, le chinois et le mongol jouaient un rôle analogue.
6.2 Le traité de Verdun (843)
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En 843, le traité de Verdun divisa en trois l’Empire carolingien entre les trois petits-fils de Charlemagne.
En effet, Lothaire, Charles le Chauve et Louis le Germanique scindèrent en deux l’ancienne Burgondie devenue le duché (mérovingien) de Bourgogne:
Dans les faits, le partage était strictement politique, puisqu'il ne tenait pas compte de la situation linguistique des populations impliquées. Charles le Chauve perdait d’importantes régions de langue romane au sud — la Bourgogne orientale, la Provence et la Lombardie —, mais récupérait des régions flamandes au nord. Louis le Germanique recevait des régions entièrement de langues germaniques de la Saxe à la Bavière. |
Quant à la Lotharingie, elle se trouvait à cheval sur les frontières linguistiques romanes et germaniques, et ce, du nord de l’Europe jusqu’en Italie. Lothaire Ier héritait donc à la fois de certaines régions germanisées au nord, mais entièrement romanisées à partir de la Bourgogne vers Italie. Ces trois royaumes seraient les ancêtres de la France, de l’Italie et de l’Allemagne.
- Le partage de la Lotharingie
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Finalement, à la mort de Lothaire II (le fils de Lothaire Ier), en 869, ses deux oncles — Charles le Chauve et Louis le Germanique — en profitèrent pour s'approprier la Lotharingie et signèrent en 870 un traité à Meerssen (Pays-Bas). Louis le Germanique s'attribua la quasi-totalité des territoires de son neveu Lothaire II; il se trouva avec des territoires de langues romanes, soit la moitié orientale de la Belgique, la Lorraine, l’Alsace, une partie de la Bourgogne, le Jura, tout le Plateau suisse (comprenant Genève), la Savoie et la Provence. Quant à Charles le Chauve, il acquit des territoires au nord (la région jusqu’à la Meuse et le tiers de la Frise sauf Utrecht), ainsi que les régions le long du Rhône et de la Saône. Malgré ses protestations et le soutien du pape Adrien II, Louis II (825-875) ne réussit pas par la suite à récupérer son héritage en Italie et décéda en 875. Pendant longtemps, les communautés romanes et germaniques habitèrent souvent les mêmes régions sans que les uns et les autres soient nécessairement séparés; ils purent néanmoins former de petites enclaves linguistiques. Toutefois, de façon progressive, les populations germaniques assimilèrent en partie les populations romanes, de sorte qu'une frontière linguistique s'est formée entre l'Est germanique et l'Ouest roman. |
Depuis quelques siècles, les locuteurs de ce qui deviendra la France ne parlaient plus le latin, mais une «langue romane rustique» ("lingua rustica romana"), laquelle prenait des formes très différentes selon les régions entre le Nord et le Sud. Dans les territoires de ce qui deviendra l'Allemagne, il se parlait diverses formes d'une «langue tudesque» ("lingua teudisca"), également diversifiée et entrée en concurrence avec une langue romane locale qui, dans le cadre de cet article, deviendra plus tard le franco-provençal. Du fait de sa situation géographique, cette variété de langues possédait déjà certains traits communs avec les langues d'oïl du Nord et avec l'occitan du Sud, tout en intégrant aussi des éléments des langues germaniques et italo-romanes.
6.3 Le second Royaume de Bourgogne (933-1378)
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C’est en partie dans l'ancienne Lotharingie que, vers la fin du IXe siècle au sein du sein du Saint-Empire romain germanique, il s'est formé le second Royaume de Bourgogne (933-1378), un événement qui peut être considéré comme une conséquence directe de la dissolution de l'Empire carolingien.
Ce Royaume de Bourgogne incluait notamment (voir la carte ci-contre) le comté de Bourgogne, la moitié occidentale de la Suisse actuelle, la Vallée d'Aoste, le Lyonnais, la Bresse, le Bugey, la Savoie, le Dauphiné français, la Provence et le comté de Nice. C'est Rodolphe II (880-937) qui fonda un royaume connu sous le nom de «Royaume d'Arles» ou «Royaume des Deux Bourgognes». Ce royaume a existé de manière indépendante jusqu'en 1033, date à laquelle il a été absorbé dans le Saint-Empire romain germanique pour disparaître en 1378. À la mort de Rodolphe III en 1032, le Royaume de Bourgogne fut scindé en de nombreuses structures ecclésiastiques (évêchés) et politiques, telles qu’elles se présentaient au Ve siècle, avec des principautés épiscopales qui se substituaient au pouvoir laïc. Le Royaume de Bourgogne demeura la seule entité politique englobant la plus grande partie de l'espace franco-provençal. Toutefois, contrairement au français, le franco-provençal sera présent au sein d’entités politiques très diverses qui ne connaîtront jamais la moindre tentative d’unification linguistique, ce qui favorisera la fragmentation de cette langue en un grand nombre de variétés locales. |
- Le haut-allemand
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De la fin du XIe siècle à la fin du XVe siècle, le haut-allemand s'affirma dans les territoires qui allaient former peu à peu la Confédération des XIII cantons (1513), dont il était la langue la plus employée. C'est cette forme d'allemand, plus particulièrement l'Oberdeutsch (allemand supérieur), qui donnera naissance aux parlers alémaniques, ainsi qu'à l'alsacien, au souabe et au bavarois. L'adjectif «haut» dans haut-allemand (en allemand: hochdeutsch) fait allusion au fait que ce groupe de langues était à l'origine parlé principalement dans les régions montagneuses de l'aire germanophone, par opposition aux langues du bas-allemands (Niderdeutsch) de la plaine d'Allemagne du Nord. On trouve les langues du haut-allemand en Suisse, dans le sud de l'Allemagne, en Alsace et en Lorraine (France), au Liechtenstein, au Luxembourg et dans le Limbourg (Pays-Bas). |
En 1481, la Confédération s'est considérablement agrandie et devint multilingue, avec des possessions italophones au sud du massif du Saint-Gothard, des liens avec les trois Ligues romanches grisonnes et des possessions francophones avec le Pays de Vaud, le Bas-Valais, mais aussi des territoires dans le Jura détenus par Bienne et l'évêché de Bâle.
C'est aussi à cette époque qu'on vit les Walser, de langue germanique, émigrer du Valais vers plusieurs hautes vallées du Piémont, du Tessin (à Bosco/Gurin), des Grisons, du pays de Saint-Gall, du Vorarlberg et du Liechtenstein. Les Grisons connurent deux vagues de colonisation venues, l'une du Nord (germanique), l'autre du Sud-Ouest (romane), qui ont rompu définitivement l'unité linguistique du territoire rhéto-romanche.
- Les langues romanes parlées
Pendant que, dans les régions de langues romanes, le latin servait de langue écrite entre les chancelleries et les sujets des royaumes, les régions germanisées ne purent échapper à l'influence du nouveau haut-allemand écrit, étant donné les contacts culturels, religieux et politiques que les Suisses entretenaient avec le Saint-Empire romain germanique. De par leur nature même, ces documents officiels ne peuvent pas nous donner une idée précise des formes de langues parlées en Suisse romande au Moyen Âge. Néanmoins, certains textes «latins» renfermaient des termes techniques pour lesquels les rédacteurs n’ont pas été capables de trouver des équivalents latins, probablement parce qu’ils n’existaient pas à l'époque de la Rome antique; ils les ont alors latinisés à partir des mots de la «langue vulgaire» (du latin: vulgus, «peuple»).
Malheureusement, nous ne saurons jamais comment étaient parlées ces variétés romanes «vulgaires», tant en France qu'en Suisse ou en Belgique, mais nous savons qu'elles ont existé, car de rares documents rédigés en «langue vulgaire» peuvent le prouver. Cependant, ces mêmes documents écrits ne reflètent certainement pas l’usage linguistique d’une région donnée. Par conséquent, quels que soient les documents que l’on emploie, la réalité de la langue parlée au Moyen Âge en Suisse romande demeurera toujours inconnue.
D'ailleurs, durant tout le Moyen Âge, aucun clerc n’a jamais essayé de transcrire phonétiquement la langue parlée en ancien français, en ancien franco-provençal ou en ancien occitan. Il faut attendre le XVIe siècle pour que des érudits, des notaires ou des curés commencent à transcrire plus ou moins fidèlement la langue locale de leur région. Au cours du Moyen Âge, les scribes étaient généralement formés dans des villes comme Dijon, Lyon, Besançon, Chambéry, Grenoble, Genève ou Turin, voire Bologne, donc des localités souvent éloignées du patelin d'origine des scribes. Ils apprenaient à écrire en latin dans une langue stéréotypée pleine de formules toutes faites. Tous les scribes connaissaient leur lange romane locale, mais ne l'employaient guère à l'écrit.
6.4 Les langues vernaculaires
À partir du XIIIe siècle, on trouve dans les écrits officiels des formes bourguignonnes, neuchâteloises, fribourgeoises, etc., en somme des tournures propres au franco-provençal. Les documents rédigés en «langue vulgaire» ou vernaculaire furent assez fréquents à Fribourg, à Neuchâtel et dans le Jura, mais très rares à Genève, dans les régions de la Bourgogne, de Vaud ou du Valais, plus influencées par une autre langue romane comme le français. Il semble que la proximité de la frontière linguistique avec les langues germaniques, donc le «modèle allemand», a pu jouer un rôle important dans l'emploi des langues vernaculaires «en Suisse». Que ce soit en Angleterre ou dans les pays de langues germaniques, les documents en langue vernaculaire sont apparus très tôt, dès le IXe siècle — pendant qu'en France le latin se maintenait encore au XVe siècle —, parce que l'écart entre l'ancien anglais ou le vieil allemand et le latin était très grand, en tout cas beaucoup plus que dans les langues romanes et le latin.
L'un des premiers documents rédigés, le 30 avril 1244, en langue vulgaire jurassienne est un acte de donation du seigneur Hugues de Buix, à l'abbaye de Bellelay dans le Jura, dont en voici un petit extrait:
Texte original
Saichent tut cil qui ces leitreis veiront |
Traduction
Sachent tous ceux qui verront |
Toutefois, il est presque impossible de pouvoir retranscrire la prononciation de l'époque.
En somme, après avoir été bilingue roman/latin, la Suisse romande est devenue trilingue en incluant les langues vernaculaires. Si tous les locuteurs pouvaient s'exprimer dans les langues locales ou franco-provençales, les scribes écrivaient ou en latin d'Église ou dans un français régional de type bourguignon plus ou moins teinté par la langue locale. Dans les textes littéraires, les écrits se rapprochaient du français commun, comme il était d'usage dans toutes les régions du nord de la France à la même époque.
Au XIIIe siècle, les régions, qui devaient au cours des siècles suivants devenir des cantons suisses, demeuraient encore des entités politiques disparates. Certaines régions appartenaient à l'Autriche des Habsbourg, d'autres à la Maison de Savoie, au Royaume de France, au Milanais, voire à la Prusse. Encore une fois, ce genre de dispersion politique ne pouvait qu'entraîner la fragmentation linguistique.
7.1 La naissance d'une confédération
La notion de confédération n'avait pas encore le sens qu'on lui donne aujourd'hui. Il s'agissait néanmoins d'une association d'États souverains qui avaient scellé un pacte de défense contre leurs ennemis.
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C'est en 1291 qu'est née ce qu'on appellera plus tard la Confédération helvétique. Trois cantons alpins de langue alémanique (Uri, Schwyz et Unterwald constitué de deux demi-cantons: Obwald et Nidwald) se lièrent par un pacte perpétuel de défense contre l'Autriche (les Habsbourg), le Milanais au sud et la Savoie à l'ouest. Les armées confédérées, qui venaient de se forger ainsi une solide réputation, commencèrent à se désigner du nom valorisé de Schwyz; au moment de la création de la Confédération des III cantons, Schwytz était le canton le plus proche du territoire de l'Autriche, et les Autrichiens utilisaient alors le nom du canton pour nommer l'ensemble du pays. Puis d'autres cantons exprimèrent le désir d'adhérer à cette alliance: Luzern (Lucerne) en 1332, Zürich en 1351, Glarus (Glaris) et Zug (Zoug) en 1352, puis Bern (Berne) en 1353, la date de naissance de la Confédération. |
À cette époque, tous les cantons n'avaient qu'une dénomination allemande. Les Confédérés infligèrent une nouvelle défaite à l'Autriche (bataille de Sempach, dans le canton de Luzern, en 1386), qui reconnut l'indépendance des VIII cantons (1389). Les Suisses cherchèrent ensuite à agrandir leur territoire : Freiburg (Fribourg) et Solothum (Soleure) rejoignirent la Confédération, tandis que, entre 1403 et 1440, les Uranais (canton d'Uri) enlevèrent la Léventine (en allemand: Livinen et le val d’Ossola au Tessin) achevant de contrôler la route du Saint-Gothard. Les Suisses s'allièrent au Valais, à Neuchâtel, etc., et imposèrent leur domination à d'autres territoires. En 1415, l’Argovie (Aargau) tomba puis, en 1460, ce fut au tour de la Thurgovie (Thurgau). Durant plusieurs siècles, la Suisse demeura un pays de langue allemande (en fait, le suisse alémanique ou le suisse allemand). L'entrée du canton de Freiburg (Fribourg) n'a rien changé, car le canton était bilingue, alors que la langue allemande prédominait sur les autres langues.
7.2 Le duché de Savoie
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L'histoire de la Savoie, qui s'étend de 1416 à 1792, débuta avec l'érection du comté de Savoie en duché en 1416 pour se terminer avec l'annexion de ce territoire par les troupes révolutionnaires françaises en 1792.
C'est l'empereur du Saint-Empire romain germanique, Sigismond (1368-1437) qui érigea le comté de Savoie en duché et lui offrit une autonomie politique sans précédent; le domaine ducal s'accrut dès 1418 avec le rattachement du Piémont. En 1430, l'État de Savoie comprenait, en plus de la Savoie proprement dite avec Chambéry comme capitale, le Bugey, la Bresse, le Chablais, le Faucigny, le Genevois (Genève) et le Pays de Vaud, la Maurienne et la Tarentaise, les vallées d'Aoste et de Suse, le Piémont et le pays de Nice (voir la carte ci-contre). Les habitants de ces contrées étaient tous des Savoyards. Si la cour ducale était francophone et utilisait le français, parfois l'italien de Toscane, dans sa correspondance privée, le latin demeurait la seule langue d'expression du pouvoir. Quant aux Savoyards, ils parlaient, selon leur lieu de résidence, soit le franco-provençal savoyard au nord avec des variantes locales, soit le piémontais, une langue italienne, au sud; quand ils écrivaient, ils le faisaient en français ou en italien de Toscane. Désireux de se démarquer de la France, le duc de Savoie, Emmanuel-Philibert (1528-1580), dit Tête de fer, décida en 1561 d'adopter deux langues officielles pour son duché. Il choisit, d'une part, le français pour la Savoie et la Vallée d'Aoste, d'autre part, l'italien de Toscane pour le Piémont et le comté de Nice. Dès lors, le latin ne fut plus employé. En 1563, las de voir les Français envahir constamment le duché, et constatant que son extension était fermée par la Confédération helvétique et surtout par la France, Emmanuel-Philibert de Savoie décida de transporter sa capitale à Turin où il se sentait plus en sécurité qu'à Chambéry. |
7.3 La Suisse plurilingue
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Pendant ce temps, la Suisse de l'époque devint un État plurilingue dès la fin des guerres de Bourgogne (1477), dès l'instant où les cantons de Bern (Berne) et de Freiburg (Fribourg) eurent conquis de nouveaux territoires dans le pays romand de l'Ouest. Berne occupa le pays de Vaud (Wallis), alors que Fribourg s'empara du comté de Gruyère et de la région bilingue de Fribourg. Les cantons suisses assurèrent leur indépendance vis-à-vis des seigneurs locaux, tout en restant des sujets du Saint-Empire romain germanique. Au cours du XVe siècle, les confédérés conquirent les territoires avoisinants et conclurent des alliances avec de nombreuses régions des alentours (Appenzell, le Valais et Saint-Gall). Les conquérants n'imposèrent pas l'usage des langues germaniques, car les nouveaux baillis parlaient en général le suisse alémanique ou l'allemand et le français.
En 1501, les cantons de Bâle (Basel) et de Schaffhouse (Schaffhausen) rejoignirent la Confédération, suivis en 1513, par l’Appenzell; ce fut l'époque de la Confédération des XIII cantons, qui devait durer jusqu'en 1798. Les Suisses prenaient alors une part active aux guerres entre l’Italie et la France. Les mercenaires suisses au service de la France réussirent à s’emparer de plusieurs villes d'Italie, qui formeront plus tard le canton du Tessin. |
En 1536, le canton de Berne envahit le Pays de Vaud (Waadt) qui n'était plus défendu par la Savoie, pendant que le canton de Fribourg agrandissait son territoire. Les Berlinois imposèrent la Réforme et le protestantisme à la place du catholicisme, mais cela ne modifia pas davantage le statut des langues en Suisse, car ses habitants n'étaient reconnus que comme «sujets».
En résumé, la situation linguistique de cette époque en Suisse romande peut être caractérisée par la coexistence de trois usages linguistiques ayant chacun des fonctions complémentaires :
- les parlers franco-provençaux (et franc-comtois dans le Jura) sont employés dans toute la société; même certains érudits écrivaient parfois en franco-provençal;
- le français régional est employé dans toute la Suisse romande;
- le français métropolitain, celui importé par les intellectuels protestants, commence à s'imposer à Genève, puis s'étend dans tous les textes écrits.
Déjà à cette époque, le franco-provençal prenait des variantes diverses : savoyard, dauphinois, lyonnais, bressan, forézien (en France), valaisan, fribourgeois, vaudois (en Suisse), valdôtain (en Italie). Les langues d'oïl en France étaient tout aussi diverses, sauf que le roi de France avait l'avantage de favoriser une langue, le français (prononcer [franswè]), ce qui ne s'est pas passé avec les langues occitanes et les langues franco-provençales.
Les événements de la Réforme protestante commencèrent en 1517, au moment où Martin Luther affichait ses thèses sur la porte de l’église de Wittenberg en Allemagne. Deux ans après Luther, soit en 1519, Ulrich Zwingli commença à prêcher la nouvelle doctrine à Zurich (Suisse). Le canton de Berne adopta le protestantisme en 1528.
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Ulrich Zwingli (1484-1531) était un réformateur religieux qui dénonçait la vente des indulgences par l’Église catholique; en 1523, c'est lui qui parvint à faire adopter la Réforme au canton de Zürich. C'est donc depuis cette ville que Zwingli fut à l'origine des Églises réformées de la Suisse alémanique, alors que Guillaume Farel (1489-1565), à partir de Neuchâtel, et Jean Calvin (1509-1564), à partir de Genève, furent les principaux réformateurs en Suisse romande. Comme tous les humanistes de leur époque, Farel et Calvin savaient parfaitement le français et le latin, bien qu'ils puissent parler aussi leur langue locale. Quoi qu'il en soit, c'est Jean Calvin qui va consolider la Réforme et transformer Genève en une ville protestante. |
La Réforme bouleversa les relations entre les cantons et favorisa de nouveaux rapprochements entre les villes réformées telles que les villes francophones Genève, Lausanne, Neuchâtel, et alémaniques comme Bâle (all. Basel), Berne (all. Bern), Glaris (all. Glarus) et Zurich (all. Zürich). Bref, les rivalités se cristallisèrent sur les religions, de sorte que les tensions entre catholiques et protestants dégénérèrent en conflits sanglants et perdurèrent jusqu'au XVIIIe siècle en entraînant à chaque fois de nouveaux conflits armés.
8.1 Les Bernois et Fribourg
Au XVIe siècle, les Bernois encouragèrent les Fribourgeois et les Valaisans à participer au démantèlement de l’État savoyard, dont la langue officielle était le français. Dans les régions vaudoises, les Bernois utilisèrent tous les moyens pour imposer la Réforme en dépit de la résistance des habitants qui voulaient rester catholiques. D'ailleurs, l'administration bernoise ne réussit pas à imposer l'allemand, elle laissa les baillis bernois — les représentants des autorités locales — s'exprimer en français et même à apprendre le parler vaudois pour pouvoir communiquer avec la population locale et le personnel de service. Afin de mieux implanter l’allemand, les Bernois se seraient servis des activités de l’école et de l’Église, bien qu'avec des résultats fort modestes. En 1534, l’allemand et le français semblaient être perçus comme des langues égales, du moins à l’église. Voici un extrait du procès-verbal du Conseil de la ville de Berne, entre le 9 octobre et le 6 novembre 1534 :
Es ist der Kinderler halb angesächen […], das ein jeder Hußvatter, so da Kind hat, die über vij jar alt sind, allwegen zu 14 tagen einst uff dem suntag nach dem Imbis zu den predicanten bringen und fürren söllen, namlich die tütschen zum tütschen und die weltschen zum weltschen. | [En ce qui concerne le catéchisme des enfants […], chaque père de famille qui a des enfants âgés de plus de sept ans doit les amener tous les quinze jours le dimanche après la collation chez les prédicateurs, les Allemands chez l’allemand et les Romands chez le romand.] |
D'après Andres KRISTOL dans son Histoire linguistique de la Suisse romande, les enfants romands semblaient avoir fréquenté le catéchisme en français jusqu’en 1578, alors que les enfants germanophones allaient chez le pasteur de langue allemande. En même temps, au moment d'un changement d’horaire, on ordonna la même année à l’instituteur d’amener tous les enfants à la prière en allemand, sans tenir compte de leur langue maternelle.
En 1715, les autorités bernoises tenteront encore de supprimer l’emploi du français dans le système judiciaire, au tribunal de Morat (procès-verbal du Conseil de la Ville, 15 janvier 1715) :
Weilen man auch beobachtet, daß zu Erhaltung guter Reputation, hier an dieserem Ohrt, anständiger, besser und Richtsääsen leichter und vortheilhaftiger wäre, daß man in Verführung des Rechtens das Gericht nur in teutscher Spraach halten und also nicht wie in vergangenen Zeiten alles untereinandern mischen wurde, daß sintemahlen die teutsche Sprach allhier in den Schulen zum fundament gelegt und ins gemein vielmehr als die frantzösische geübt wird, die von hied auß, naher Bern fellende Appellationen auch in die Teutsche Appellaz Cammer gehörend, mann derowegen auß diesen und anderen Betrachtungen, von nun an, das Gricht nur in teutscher Spraach halten und verführen sölle. |
[Puisqu’on observe que pour le maintien de la bonne réputation en ce lieu, il serait préférable, plus convenable, avantageux et facile pour les jurés que dans l’exécution du droit le tribunal ne se tienne qu’en langue allemande et donc qu’on ne mélange pas tout comme aux temps passés, et puisque la langue allemande constitue ici le fondement dans les écoles et est généralement exercée beaucoup plus que la française, et que les recours émanant d’ici sont de la compétence de la chambre des recours allemande de Berne, que pour toutes ces considérations le tribunal ne se tienne désormais plus qu’en allemand.] |
Devant l'opposition des citoyens, il fut décidé que les audiences pourraient se faire en français le lundi. Dans un canton bilingue de l'époque, comme Fribourg, l'allemand et le suisse alémanique étaient plus prestigieux que le français et le franco-provençal (le fribourgeois). Étant donné qu'on écrivait en français, mais qu'on parlait en fribourgeois, le français avait un avantage sur le parler local qui, en plus, était concurrencé par le suisse alémanique parlé et l'allemand écrit. Durant quelques siècles, le suisse alémanique bénéficia d'une situation plus avantageuse que les parlers franco-provençaux, ce qui eut pour effet de freiner leur expansion sans les éliminer. Cette situation changera au XIXe siècle.
8.2 Les Romands et les Alémaniques du Valais
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Dans cette région, il fallait distinguer dès 1384 deux Valais: le Valais savoyard et le Valais épiscopal. Le Valais savoyard (Bas-Valais), sous influence franco-provençale et française, fut administré par de petites châtelleries féodales et des seigneuries ecclésiastiques, alors que le Valais épiscopal (Haut-Valais), sous influence alémanique, fut gouverné par le prince-évêque de Sion. La séparation du Bas-Valais et du Haut-Valais a duré moins de cent ans (de 1384 à 1476), mais elle est à l'origine de la frontière linguistique du canton du Valais bilingue: les locuteurs du Bas-Valais parlaient le franco-provençal et écrivaient en français (quand ils le savaient), alors que ceux du Haut-Valais parlaient le suisse alémanique et écrivaient en allemand (quand ils le pouvaient). Dans les faits, les documents officiels des autorités étaient rédigés en latin, puis traduits en franco-provençal et en alémanique afin que tous puissent comprendre. |
Cependant, la ville de Sion comme capitale était majoritairement de langue alémanique à la suite d'un important contingent de germanophones en provenance de Zermatt. De plus, la cour épiscopale était composée majoritairement de locuteurs alémaniques. Cette situation ne devait pas durer indéfiniment, car à la fin du XVIIIe siècle les changements démographiques viendront changer cette dynamique de sorte que le français deviendra majoritaire.
8.3 Le français en Suisse romande
En Suisse, la Réforme protestante eut d'importantes conséquences au point de vue linguistique. L'impression de la Bible exigeait qu'on en vienne à une entente sur une langue et une orthographe employées. Les États germanophones adoptèrent aussitôt l'«allemand standard» qui avait l'avantage d'être commun pour servir à l'impression des nouvelles versions de la Bible de Luther produites à Bâle; cette écriture fut reprise dans toute la Suisse alémanique. C'est depuis cette époque que les Suisses alémaniques se sont mis à parler systématiquement le Schwizerdütsch, le suisse allemand, et à écrire en allemand standard. La pratique du protestantisme exigeait qu'on lise la Bible en allemand et c'est pour cette raison que les Alémaniques se sont toujours conformés à cette obligation tout en conservant leurs nombreux parlers locaux.
En Suisse romande, on comptait alors 60 000 huguenots francophones, dont un bon nombre de Français qui avaient quitté leur pays pour un autre afin de conserver leur religion réformée. Ces réfugiés français ont pu jour un rôle dans l'expansion du protestantisme en Suisse, notamment à Genève, mais très peu dans les autres régions francophones. Luther en Suisse alémanique et Jean Calvin en Suisse romande ont eu beaucoup plus d'influence dans la Réforme protestante et sur les langues.
Jean Calvin (1509-1564) fut à cette époque le premier grand auteur de prose en français; il fut l'auteur de L'institution chrétienne, qui préconisait le retour à la Bible et à la foi de l‘Église primitive. Il connut un énorme succès populaire et contribua à définir et à fixer la langue française non seulement en Suisse, mais aussi en France. Calvin changea radicalement les rapports linguistiques entre l'Église et le peuple: pendant que le latin demeurait la langue de l’Église catholique en France, c'était le français dans les églises protestantes. En même temps, il fit la fortune des imprimeurs. Contrairement aux catholiques, la nécessité de pouvoir lire la Bible a mené les protestants «francophones» à une alphabétisation précoce, même chez les filles.
- Genève
À Genève, Farel et Calvin voulurent instaurer un État théocratique, mais ils durent se heurter à une forte résistance de la bourgeoisie locale qui cherchait à maintenir son pouvoir politique. Néanmoins, grâce à l'appui de nombreux réfugiés français attirés à Genève par la réputation de Calvin et à l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle génération de Genevois qui avaient déjà été formés par son Catéchisme, Calvin finit par se faire accepter presque partout en Suisse. Il imposa ses structures à l'Église et au pouvoir politique, et il attira un grand nombre de protestants français, italiens, anglais et néerlandais, puis des pasteurs, des juristes, des enseignants, lesquels donnèrent à Genève un essor culturel et économique important.
En raison du brassage des populations, la langue française prit le dessus sur les langues vernaculaires, notamment le franco-provençal savoyard, genevois, vaudois, etc., sans réelle résistance de la part de leurs locuteurs résolument bilingues (français et savoyard genevois), et ce, d'autant plus que la pratique du français dans l’écrit était déjà bien enracinée. Il faut ajouter que les Français arrivés de Paris réussirent à déclasser les langues locales en étouffant toute initiative locale. Évidemment, ces événements qui se sont déroulés à Genève se répétèrent dans le canton de Vaud, notamment dans les écoles protestantes qui enseignaient le français comme langue seconde à tous les enfants dans les villes et les villages; il fallait que tout le monde puisse lire la Bible dans cette langue, même si les enfants continuaient à parler savoyard ou «en langue patoise» en dehors de l'école.
Finalement, le français genevois peut être considéré comme une variété importée, mais adaptée aux réalités de la région qui n'était plus savoyarde, mais suisse. Le français devint une «langue d’apparat» employée dans des situations formelles de communication et dans toute la prédication dominicale, ce qui n'empêcha pas le parler savoyard ou genevois de conserver certaines pratiques, une manière pour les Genevois d'affirmer leur identité, notamment à la cour de Chambéry qui venait d'adopter le français comme langue officielle en 1561. On peut lire quelques extraits de l’hymne national du canton de Genève La Chanson de l’Escalade (le Cé qu’è lainô); c’est le texte le plus important en franco-provençal genevois. Des événements différents qu'à Genève ont fait en sorte que dans la principauté de Neuchâtel le français a fini par évincer le parler franco-provençal neuchâtelois.
- Cantons catholiques et cantons protestants
La carte ci-contre montre quels sont les cantons protestants et les cantons catholiques. Le Jura, le Valais et Fribourg sont surtout catholiques, mais Neuchâtel, Vaud et Genève sont majoritairement protestants.
Pour leur part, la plupart des Suisses romands protestants abandonnèrent progressivement leurs parlers franco-provençaux pour passer au français, la langue commune pour lire la Bible, outre le latin. Ceci explique que les parlers franco-provençaux, appelés généralement patois par les locuteurs, se soient mieux maintenus dans les cantons catholiques (Fribourg et Valais) que dans les cantons réformés (Neuchâtel, Vaud, Genève, où ils n’étaient plus parlés à partir du XIXe siècle, sauf dans certaines régions du canton de Vaud, où ils ont pu se maintenir, de façon plutôt discrète, jusqu’à nos jours. L’autre raison de la disparition rapide des parlers franco-provençaux est l’idéal linguistique unitaire lié au centralisme français, qui fut largement repris à leur compte par les francophones «périphériques» de la Suisse. |
Cependant, le français n'avait pas encore acquis en Suisse romande de véritable statut, même s'il était largement employé. À la même époque, au XVIIe siècle, le français demeurait une langue de prestige et restait dans toute l'Europe la langue de la diplomatie et de la culture. La langue de la Diète (Parlement de la Confédération) demeurait l'allemand, tandis que les francophones et les italophones n'étaient même pas représentés. Seuls les cantons alémaniques et le canton de Fribourg, bilingue celui-là (français-allemand), étaient membres de la Confédération. Cependant, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, l'allemand fut toujours considéré comme l'unique langue officielle de la Confédération.
De Louis XI (roi de France de 1461 à 1483) à Louis XVI (de 1774 à 1791), les mercenaires suisses ont toujours servi dans les armées des rois de France. Si Louis XI n'employait que les mercenaires germanophones, par la suite, les Romands sont devenus majoritaires. À partir du XVIIe siècle, le français s'imposa en Europe de sorte que même les mercenaires alémaniques se sont mis à parler français, ce qui contribua au développement de l'usage du français en Suisse.
Avant 1797, la Révolution française n'avait jamais eu de conséquence importante en Suisse. Cette année-là, les Français annexèrent la Suisse avec une certaine prudence: ils commencèrent à occuper des territoires frontaliers qui appartenaient au diocèse de Bâle, puis Bonaparte intégra la Valteline (Tessin) à la République cisalpine qui venait d'être créée. En janvier 1798, les autorités du canton de Vaud demandèrent l'aide de la France pour chasser les Bernois de leur territoire. Après quelques batailles décisives, la France réussit à occuper tout le territoire de la Confédération; c'est la défaite de Berne qui mit fin à la Confédération helvétique, laquelle dut subir le joug de la France révolutionnaire.
9.1 La République helvétique
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Le 12 avril 1798, le gouvernement français mit alors en place le nouveau régime de la République helvétique (en allemand: Helvetische Republik, en italien: Repubblica elvetica), qui fut un État centralisé et unitaire, dont les limites administratives internes furent grandement redessinées. Pendant cette période, la Suisse fut touchée à la fois par les conflits européens et par des révoltes intérieures. Le 30 septembre 1802, Bonaparte imposa l'Acte de médiation qui devint la nouvelle Constitution pour le pays qui présentait un nouveau découpage des frontières cantonales: la Confédération des XIX cantons, c'est-à-dire un État soumis au contrôle français, dont le nombre de cantons passait de 13 à 19 avec l'ajout des cantons du Tessin, de Saint-Gall, des Grisons et de Vaud, qui rejoignaient la Confédération, à égalité avec les autres cantons. Le Valais devint brièvement «indépendant» sous le nom de République rhodanienne. La Diète fédérale se vit confier de nouveaux pouvoirs, rapidement contestés par les anciens cantons. Bonaparte fit donc de la Suisse un État multilingue avec la reconnaissance formelle de l’égalité des langues française, allemande et italienne. Durant la République helvétique (1798-1803), l’allemand, le français et l’italien bénéficièrent du même statut. |
Dans une lettre aux délégués de la République helvétique, Bonaparte avait statué :
Saint-Cloud, le 19 frimaire an 11 [10 décembre 1802] de la République française
Bonaparte, premier Consul et Président ; Aux députés des dix huit Cantons de la République helvétique. Le premier devoir, le devoir le plus essentiel du Gouvernement français sera toujours de veiller à ce qu’un système hostile ne prévale point parmi vous, et que des hommes dévoués à ses ennemis ne parviennent pas à se mettre à la tête de vos affaires. [...] |
Sous le gouvernement français, le ministre de l'Éducation, Philippe-Albert Stapfer (1766-1840), élabora une politique d'apprentissage des langues dès la première année de l'école primaire et préconisa la création d'une université nationale.
9.2 Le département du Simplon
Au début de l'année 1810, Napoléon se trouvait à l'apogée de sa puissance. L'année précédente avait vu la défaite de l'Autriche, et la paix de Vienne du 14 novembre 1809 permettait à la France d'annexer les Provinces illyriennes, ce qui renforçait l'intérêt pour annexer le canton du Valais afin de construire la route du Simplon, une petite municipalité dans le canton du Valais.
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Napoléon entreprit très vite la construction de la route du Simplon destinée à relier directement Paris à Milan par le plus court chemin entre Lyon et la ville lombarde et la nécessité de la contrôler. Pendant un peu plus de trois années, de novembre 1810 jusqu'à la fin de 1813, le Valais fut annexer à la France pour former le département du Simplon, les Valaisans devenant pendant cette période des citoyens français.
La préfecture du Simplon qui dépendait directement du ministère de l'Intérieur fut fixée à Sion, ce qui favorisait le transfert de la ville des princes-évêques germanophones et germanophiles dans une cité devenue francophone. Durant tout le temps de l'occupation, les quelque 126 000 Valaisans donnèrent du fil à retordre aux Français au point où la France dut abandonner ses tentatives d'assimilation pour privilégier le maintien de l'ordre. |
Le 28 décembre 1713, les Autrichiens pénétrèrent dans le département du Simplon, atteignirent Sion le lendemain et occupèrent le territoire jusqu'en mai 1714, au moment où le traité de Paris remettait définitivement le Valais à la Suisse. Malgré la durée éphémère du département du Simplon (1810-1813), son intégration à la France fit pencher la balance en faveur du français qui devint (temporairement) ainsi la seule langue officielle du Valais.
- Le rétablissement des frontières
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Après la chute de Napoléon, le Congrès de Vienne de 1815 décida de rendre aux pays européens leurs frontières d'avant la Révolution française de 1789, sauf pour certains aménagements. C'est alors que la Suisse perdit Mulhouse (qui demeura française), la Valteline et la région de Bormio (rattachées à la Lombardie italienne). Les possessions jurassiennes de l'évêché de Bâle furent attribuées au canton de Berne, en compensation du pays de Vaud, dont l'indépendance comme canton suisse fut alors reconnue. La Diète suisse fut restaurée et l'allemand redevint sa langue officielle, mais les délégués des cantons romands purent s'exprimer dans leur langue. Les cantons de la république de Genève, de la principauté de Neuchâtel (qui restait la propriété personnelle du roi de Prusse jusqu'en 1848) et du Valais (l'ancien département du Simplon, sous Napoléon) se joignent la Confédération helvétique. Chaque canton choisit sa constitution (et sa langue) et presque tous revinrent au régime en vigueur avant la Révolution. Désormais, le Valais se présentait comme un canton bilingue, mais l’ancien Bas-Valais gagnait de l’importance en raison de son nombre plus élevé d’électeurs. |
Au final, malgré les exactions de l'armée française, Napoléon aura forcé l'égalité entre tous les citoyens suisses, instauré le trilinguisme officiel, imposé l'émancipation définitive à l'égard de la tutelle bernoise dans le pays, préparé l'ébauche d'une administration efficace, le tout pour élaborer l'avènement de la Confédération suisse.
Devenue la Confédération suisse en 1815, le traité de Paris attribua la partie jurassienne de l'évêché de Bâle et la région de Bienne au canton de Berne, en compensation de la perte de l'Argovie et du pays de Vaud. La frontière de la Suisse ne devait plus subir par la suite de changements majeurs. Au cours des années suivantes, le Parti radical démocratique connut une forte croissance dans plusieurs cantons urbains et protestants. Ses membres, partisans d'un système plus centralisé, devinrent progressivement majoritaires au Parlement qui adopta alors plusieurs mesures anticatholiques et anticonstitutionnelles.
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En 1847 éclata la guerre civile du Sonderbund
(en allemand : Sonderbundskrieg), une guerre à caractère
sécessionniste qui s'est déroulée du 3 au 29 novembre. Le Sonderbund
était une ligue composée de sept cantons conservateurs à majorité
catholique (Uri, Schwytz, Unterwald, Lucerne, Zoug, Fribourg et le
Valais), qui s'étaient unies dans une coalition politique et militaire.
Cette ligue s'opposait à la plupart des autres cantons du pays qui
défendaient la Confédération, tandis que certains cantons demeuraient
neutres (Neuchâtel, Appenzell Rhodes-Intérieures et Appenzell
Rhodes-Extérieures). À cette époque, les cantons n'avaient que des noms
en allemand, la carte ci-contre étant francisée.
Les cantons romands se sont répartis dans les deux camps — Vaud et Genève chez les fédéralistes et Valais et Fribourg chez les sécessionnistes —, selon leur confession et non selon leur appartenance linguistique; les soldats de tout le pays se côtoyèrent ainsi pour la même cause, ce qui préserva la paix linguistique. La rapide victoire des forces fédérales permit la création d'un État fédéral plus démocratique et plus progressiste. |
- Une nouvelle constitution
Celui-ci se dota d'une nouvelle constitution en 1848 et devint officiellement trilingue. En effet, l'article 109 de la Constitution de 1848 proclamait dorénavant: «Les trois langues principales parlées en Suisse, l'allemand, le français et l'italien, sont les langues nationales de la Confédération.» C'est la délégation vaudoise, conduite par Henri Druey (1799-1855), membre du Parti radical démocratique, qui avait proposé cette disposition sur les langues. Alors que toute l'Europe (et le reste du monde entier) avait adopté le principe d'«un État/une langue», la Suisse affichait sa singularité avec un État multilingue proclamant l'égalité de statut de trois langues. Au milieu du XIXe siècle, une telle situation paraissait exceptionnelle!
Par la suite, l'indépendance et la neutralité perpétuelle de la Suisse furent reconnues par les grandes puissances. La Confédération helvétique comptait alors 22 cantons. La Constitution de 1848 fut révisée en 1874, en accroissant le caractère fédéral de l’État. L'article 109 sur les langues devint alors le fameux article 116. Toutefois, cette égalité proclamée des langues ne fut jamais vraiment totalement respectée. Les lois fédérales n'étaient traduites qu'en français après avoir été rédigées d'abord en allemand. Les lois et les arrêtés fédéraux ne furent traduits en italien qu'en 1902.
- L'annexion de la Savoie par la France
Pendant ce temps, la Savoie à l'ouest de l'Italie avait été cédée en 1860 à la France à la suite d'un plébiscite, ainsi que le comté de Nice. Ce transfert de juridiction scellera définitivement le sort des parlers franco-provençaux savoyards en faveur de la prédominance du français.
Quant à la Vallée d'Aoste qui faisait partie de la Savoie, elle fut intégrée à l'Italie, ce qui mettra le franco-provençal, le valdôtain, en concurrence avec l'italien.
10.1 Un État fédéral trilingue
En fait, la Confédération helvétique n’est devenue juridiquement un État multilingue que lors de la création de l’État fédéral moderne de 1848. Dans l'article 109 de la Constitution fédérale de 1848, l'allemand, le français et l’italien acquirent le statut de «langues nationales» et de «langues principales»:
Article 109 (1848)
Les trois langues principales de la Suisse, l’allemand, le français et l’italien, sont les langues nationales de la Confédération. |
Cette unique disposition constitutionnelle relative à la langue mit ainsi fin à l’ancienne prédominance de l’allemand. Lors de la révision de la Constitution en 1874, l’article 109 fut repris pratiquement sans changement en devenant l'article 116.
Article 116 (1874)
Les trois principales langues parlées en Suisse, l'allemand, le français et l'italien sont langues nationales de la Confédération. |
10.2 L'abandon des parlers locaux
Vers la fin du XIXe siècle, la législation fédérale ne se préoccupait que des langues officielles de la Confédération, comme c'est un peu le cas encore aujourd'hui. Le français, qui avait fait de rapides progrès dans les cantons de Genève, de Vaud, de Neuchâtel et de Berne, eut pour effet de refouler en grande partie les parlers franco-provençaux locaux, y compris dans le Jura où il se parlait une langue d'oïl, le franc-comtois. Quant aux parlers alémaniques, ils étaient répandus dans toute la Suisse allemande.
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Les parlers locaux du franco-provençal et les parlers alémaniques en Suisse se sont formés plus ou moins à la même époque, soit entre le XIe siècle et le XVe siècle. Au XVIIIe et jusqu'au début du XIXe siècle, on considérait les parlers régionaux ou locaux comme des variantes corrompues de la langue standard, le français pour les uns, l'allemand pour les autres. La différence réside dans le fait que les «patois» de la Suisse romande sont le résultat des évolutions spontanées du latin parlé local et qui appartiennent au franco-provençal et non aux langues d'oïl (français, picard, normand, champenois, poitevin, saintongeais, bourguignon, etc.) et aux langues d'oc (languedocien, béarnais, gascon, provençal, etc.) comme en France. Le franco-provençal, langue romane, est à la fois proche des langues d'oïl et des langues d'oc, sauf qu'il s'est formée et diffusée à partir des axes de transit entre Lyon et la Vallée d'Aoste en Italie, et qu'il n'a jamais appartenu à un État politique unifié, puisqu'il était réparti entre la France, la Savoie, l'Italie et la Suisse. L'exception en Suisse romande demeure les parlers jurassiens qui prolongent linguistiquement le franc-comtois dans les langues d'oïl en France. |
- La vitalité des parlers alémaniques
Tandis que les parlers franco-provençaux en France, en Suisse romande et dans la Vallée d'Aoste sont pratiquement disparus, les parlers alémaniques dominent la vie quotidienne en Suisse. De fait, en Suisse allemande, l’allemand standard et le suisse alémanique remplissent des fonctions différentes. Si l’allemand standard est appris et employé à l’école ainsi que dans tous les documents officiels, le suisses alémanique continue d'être florissant et non seulement dans le domaine privé. Cette grande famille linguistique regroupe le Berndeutsch, le Senslerdeutsch, le Bündnerdeutsch et l’Urnerdeutsch, le Baseldeutsch, le Zürichdeutsch, le Solothurnerdeutsch ou encore le Walliserdeutsch. Généralement, les parlers alémaniques sont caractérisés selon les cantons respectifs; on distingue, entre autres, l'alémanique de Bâle, l'alémanique de Berne, l'alémanique de Zurich, l'alémanique de Soleure, l'alémanique de Singen, l'alémanique d'Urgen, l'alémanique de Glaris, l'alémanique du Valais, l'alémanique des Grisons, l'alémanique d'Appenzell et l'alémanique de Saint-Gall. Les différences sont parfois considérables, notamment si la distance géographique importante.
La vague alémanique s'est propagée à grande échelle par les médias, que ce soit les journaux, la radio ou la télévision, sans oublier l'apport des chansonniers. En raison de la mobilité accrue de la population, les parlers alémaniques, surtout à partir des zones urbaines, sont de plus en plus imprégnés d'expressions issues de l'allemand écrit standard et également de l'anglais. De nombreux Suisses alémaniques manquent de pratique dans l’usage oral de l’allemand standard; Il existe une croyance répandue selon laquelle cette langue nationale officielle est en réalité une langue étrangère. Cette situation est totalement opposée en Suisse romande où les parlers locaux ne jouent pratiquement aucun rôle dans la société. Il en est ainsi pour le valdôtain, un parler franco-provençal encore un peu employé dans la Vallée d'Aoste (Italie), qui on le sait a déjà fait partie du duché de Savoie.
Enfin, dans la Suisse italienne, les parlers locaux sont encore vivants, mais ils ne jouissent pas d’une grande valorisation sociale comme c’est le cas du suisse alémanique (Schweizerdeutsch) chez les germanophones.
- Les recensements fédéraux
Dans tous les recensements antérieurs à 1990, la seule question qu'on posait aux électeurs concernait l’appartenance à l'une des communautés linguistiques «nationales»: le français, l'allemand, l'italien (et un peu plus tard le romanche); on mentionnait aussi l'appartenance à une communauté de langue étrangère. Le gouvernement ne prévoyait même pas la possibilité qu'il y ait des locuteurs bilingues: toute personne appelée à répondre au questionnaire devait choisir une seule langue, ce qui obligeait les bilingues à faire des choix arbitraires. Évidemment, les questionnaires des recensements n'ont jamais, avant 1990, envisagé la possibilité qu'une personne puisse parler un «patois». L’information sur cette réalité semble avoir été complètement occultée.
Aujourd'hui, les questions du recensement ont évolué et font place à plus d'informations sur les langues.
- Le rôle de l'école
De plus, la Suisse romande a connu au XIXe siècle une nette amélioration de la scolarisation dans les régions de tradition catholique, comme à Fribourg, au Valais ou dans le Jura; la scolarisation était plus en avance dans les régions protestantes comme Genève, Vaud ou Neuchâtel. Quoi qu'il en soit, c'est à cette époque que l’analphabétisme a été éradiqué en Suisse. La connaissance du français s'est généralisée, de sorte que les «patoisants» sont devenus forcément bilingues.
De leur côté, les écoles ont eu raison des «patois», en culpabilisant les enfants et les parents qui le parlaient en famille. On a fait croire aux populations que l'emploi du «patois» était nuisible à une bonne acquisition du français, langue de prestige et garant de la promotion sociale. Les instituteurs avaient pour mission de réprimer durement les jeunes habitués à «parler patois» en famille; ils se voyaient investis du devoir de «bien parler français», afin de se conformer aux modèles du «bon français de France», c'est-à-dire du «vrai français». La Loi sur l’instruction publique de 1806 dans le canton de Vaud interdisait l'usage du «patois» dans les écoles. Partout en Suisse romande, l’école multiplia les interdictions du patois, comme ce fut le cas en France contre le breton ou le corse. Certains ouvrages puristes furent publiés tels le Glossaire fribourgeois ou recueil des locutions vicieuses usitées dans le canton de Fribourg (1864) afin de traquer les germanismes. Voici quelques exemples de termes «vicieux» employés dans le canton de Neuchâtel:
recrotson = petit repas cavette = petite cave cramine = froid intense badje = abattu, fatigué bonne-main = pourboire |
bouchoyer = tuer un animal communier (n.m.)= membre d'une commune cratte = cueilloir (panier) kneupflet = boulette de pâte frite peuglise (n.f.) = fer à repasser |
Dans le canton du Valais, le franco-provençal perdura un peu plus que dans les autres cantons romands, de sorte que le français pouvait encore être considéré comme une langue étrangère. On peut en lire un exemple du valaisan en cliquant ici, s.v.p.
À la même époque, il se publiait au Canada français le Manuel des difficultés les plus communes de la langue française, adapté au jeune âge, et suivi d'un recueil de locutions vicieuses, dont l'auteur était un prêtre catholique du nom de Thomas Maguire (1776-1854). Son ouvrage marquait le début du purisme linguistique au Canada: il dénonçait avec force les anglicismes, les canadianismes et les vieilles expressions du Régime français. Tous les mots qu'il ne trouvait pas dans les dictionnaires français étaient systématiquement rejetéss. Pour T. Maguire (prononcer [magwèr]), c'étaient des mots «ignobles», «bas et révoltants», «barbares et dénaturés». Une idéologie similaire prévalait en France comme en Suisse où l'on parlait de mots «malpropres».
Bref, le XIXe siècle constitue une période importante au point de vue linguistique, car c'est au cours de ce siècle que le paysage linguistique de la Suisse romande s'est profondément transformé. C'est l'époque où les locuteurs de la Suisse romande ont adopté le français comme langue parlée, celui-ci étant déjà présent comme langue écrite depuis le Moyen Âge. Dès lors, si l'on fait exception du Valais, une grande partie de la Suisse romande abandonna rapidement les «patois» locaux traditionnels comme moyen habituel d’expression orale.
10.3 La reconnaissance du romanche
La Constitution de 1874 allait être modifiée plus de 140 fois par la suite. Après la Première Guerre mondiale, la Ligue romanche (Lia Rumantscha) se lança dans des campagnes pour la protection et la reconnaissance du romanche. Le canton des Grisons intervint en 1935 auprès du Conseil fédéral pour que le romanche obtienne le statut de «langue nationale». Lors du référendum du 20 février 1938, la population de la Suisse se prononça à 92 % en faveur du romanche comme «quatrième langue nationale», sans acquérir le statut de «langue officielle». L'article 116 de la Constitution fédérale de 1938 se lisait dorénavant comme suit:
Article 116 (1938)
1) L’allemand, le français, l’italien et le romanche sont les langues nationales de la Suisse. 2) Sont déclarées langues officielles de la Confédération: l’allemand, le français et l’italien. |
Il faut comprendre que la protection du romanche, une langue romane comme le français et l'italien, ne valait que pour le canton des Grisons.
En 1996, l'article 116 de la Constitution de 1874 fut revu et corrigé pour devenir l'article 70 de la nouvelle Constitution du 18 avril 1999, qui fixait les principes de la politique linguistique actuelle:
Article 70 (1999)
1) Les langues officielles de la Confédération sont l'allemand, le français et l'italien. Le romanche est aussi langue officielle pour les rapports que la Confédération entretient avec les personnes de langue romanche. 2) Les cantons déterminent leurs langues officielles. Afin de préserver l'harmonie entre les communautés linguistiques, ils veillent à la répartition territoriale traditionnelle des langues et prennent en considération les minorités linguistiques autochtones. 3) La Confédération et les cantons encouragent la compréhension et les échanges entre les communautés linguistiques. 4) La Confédération soutient les cantons plurilingues dans l'exécution de leurs tâches particulières. 5) La Confédération soutient les mesures prises par les cantons des Grisons et du Tessin pour sauvegarder et promouvoir le romanche et l'italien. |
En vertu de cet article 70, la Constitution élevait le romanche au rang de langue officielle régionale. Le texte constitutionnel reconnaissait aussi la primauté des cantons en matière de langue ainsi que le principe de la territorialité des langues; toutefois, les cantons avaient l’obligation de promouvoir la compréhension et les échanges entre les quatre communautés linguistiques. Enfin, la Confédération reconnaissait officiellement au gouvernement fédéral la possibilité de protéger et de promouvoir dorénavant les langues minoritaires, donc l’italien et le romanche. La sauvegarde de la quatrième langue de la Suisse, le romanche, fut considérée comme «une tâche d'importance nationale», à tel point que la Confédération accordait une contribution annuelle afin notamment de financer le fonctionnement des organisations de défense de la langue et de l'agence de presse romanche.
C'est ainsi que le romanche est devenu une langue officielle partielle «pour les rapports que la Confédération entretient avec les personnes de langue romanche» (par. 1). Pour leur part, les cantons pouvaient déterminer leurs langues officielles, respecter leur répartition territoriale et prendre en considération les minorités linguistiques autochtones (par. 2). La Confédération soutenait les cantons plurilingues dans l'exécution de leurs tâches particulières (par 4). Enfin, la Confédération appuyait les mesures que prennent les cantons des Grisons et du Tessin pour la sauvegarde du romanche et de l'italien (par. 5). Cependant, le romanche du canton des Grisons ne peut faire le poids face à la concurrence de la puissante langue allemande, et ce, d'autant plus que les autorités du canton des Grisons, majoritairement des germanophones, se font toujours tirer l’oreille pour protéger le romance, elles ont même déléguer leurs pouvoir aux municipalités. Dans les circonstance, il paraît difficile de diminuer ou d'éliminer le processus d’assimilation — ou plutôt de germanisation — qui désarticule la société romanche.
En 1997, la Suisse fédérale a ratifié la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires; elle a reconnu le yéniche et le yiddish comme des langues minoritaires sans territoire, mais aussi le franco-provençal (ou arpitan) et le franc-comtois jurassien en tant que langues régionales en Suisse romande.
10.4 Les cantons francophones
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Sur le front francophone, après une longue agitation autonomiste (qui avait débuté en 1893) et de longues années de tergiversations et de combats politiques, la minorité francophone du canton de Berne obtint en 1978 le droit de créer son propre canton, le 23e du nom de Jura. Ce nouveau membre de la Confédération suisse renforça le poids des francophones au sein des institutions fédérales. Il fallut aussi un référendum à l'échelle du pays. Plus de 82 % des Suisses répondirent par l'affirmative à la question qui suit: «Approuvez-vous la création du canton du Jura?» Au 1er janvier 1979, le canton du Jura entrait «en souveraineté». Soulignons que, au cours de l'histoire, il y eut également des cantons qui, pour diverses raisons, ont quitté la Confédération helvétique: Rottweil, Mülhausen, Chablais, Montbéliard, etc. |
- L'unilinguisme territorial
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Finalement, les cantons unilingues francophones sont les suivants: Jura, Neuchâtel, Vaud et Genève; le canton du Tessin est unilingue italien. Les cantons bilingues avec le français et l'allemand sont Berne, le Valais et Fribourg. Mais il faut toujours comprendre que ces cantons ne sont pas pas bilingues partout sur leur territoire, le principe étant de conserver la séparation territoriale des langues. Bref, la partie francophone des cantons bilingues est aussi unilingue que les cantons unilingues du Jura, de Neuchâtel, de Vaud et de Genève. La séparation territoriale des langues facilitait l’assimilation rapide des milliers d'immigrants alémaniques installés en Suisse romande depuis la création du nouvel État fédéral de 1815; l'effet est le même avec les migrants francophones dans les cantons allemands. |
Les Grisons trilingues constituent un cas à part, car la séparation territoriale des langues est beaucoup moins tranchée, notamment avec le romanche en concurrence avec l'allemand.
- Les parlers locaux
Selon l'auteur de l'Histoire linguistique de la Suisse romande, Andres Kristol, les cantons romands formaient en 1990 deux groupes : Neuchâtel, Vaud, Genève et Berne, francophones avec 1 % ou moins de «patoisants»; Fribourg, le Jura et le Valais compteraient plus de 3 % de patoisants. En Suisse romande, tous les parlers franco-provençaux sont à l'agonie, alors que la situation est à l'opposé dans les cantons germanophones.
En effet, concurremment à l'allemand standard enseigné à l'école, la plupart des Suisses germanophones continuent de s'exprimer quotidiennement en suisse alémanique, même dans les assemblées municipales, les parlements locaux, à la télévision ou à la radio, alors qu'on y entend un beau mélange d'alémanique zurichois, bernois ou bâlois. En principe, tout ce monde doit se comprendre, mais il existe néanmoins des cantons rétifs qui sont prêts à favoriser le recours à l'anglais pour mieux communiquer entre Suisses.
- Le français régional
Dans les cantons francophones, si l'une des formes du franco-provençal est de moins en moins connue, le français régional est florissant. Celui-ci contient un certain nombre de «romandismes», des éléments lexicaux et sémantiques qui font partie de l’identité linguistique de la Suisse romande, mots ou expressions souvent partagés avec les régions françaises voisines, comme la Savoie et la Franche-Comté. Rappelons les exemples suivants: septante (70), huitante (80), nonante (90), gymnase (lycée), galetas (grenier), peinturlurer, inféodé (non fondé), verglacé (verglas), minimiser (amoindrir), chiclette (gomme à mâcher), préaviser (donner un préavis), repourvue (nomination), fornalettte (petit four), cordette (petite corde), cassoton (petite casserole), crochon (croûte du pain), etc. Ces termes peuvent être différents d'un canton à l'autre, il s'agit alors de neuchâtelisme, de valaisisme, de vaudisme, etc. Pour simplifier, on peut recourir au mot «helvétisme» pour touts les termes régionaux employés en français. Voici quelques exemples avec les lettres A, B et C:
Abricotine (n.f.) = eau-de-vie d'abricot. Agender (vt.) = noter sur un agenda. Aguillage (n.m.) = empilement instable. Amman (n.m.) = titre donné à certains magistrats locaux. Apigeonner (vt) = appâter, leurrer. Appenzell (n.m.) = fromage fabriqué au lait de vache écrémé. Appondre (vt.) = mettre bout à bout. Assermentation (n.f.) = prestation de serment. Auditoire (n.m.) = salle de conférences. Aula (n.f.) = grande salle d'une université, d'un musée. Autogoal (n.m.) = but marqué contre son camp. Azorer (vt.) = réprimander. |
Babillard (adj et n.) = qui parle beaucoup. Baboler (vi.) = buter sur les mots. Batoiller (vi.) = bavarder, jacasser. Bletser (vt.) = rapiécer. Boiler (n.m.) = chauffe-eau. Boleux/euse (adj.) = chanceux. Bonne-main (n.f.) = pourboire. Bourbine (n. m. ou fém.) = surnom donné aux Suisses alémaniques. Brigander (vt.) = malmener. Brinde (n.f.) = action de porter un toast. Bringuer (vt.) = importuner, ennuyer. Brûlon (n.m.) = odeur de roussi. |
Cabaler (vt.) = tenter de gagner qqn à une cause. |
Beaucoup de touristes sont surpris d'entendre les nombres septante, huitante et nonante. Mais si le nombre 80 se dit «huitante» dans les cantons de Vaud, du Valais et de Fribourg, c'est «quatre-vingts» dans les autres cantons francophones (Genève, Neuchâtel, Berne et Jura), plus influencés par le «français de France». La Suisse romande a aussi conservé les noms traditionnels des repas de la journée, comme au Canada: le déjeuner (le matin), le dîner (à midi) et le souper (le soir).
- Le français fédéral
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Il faut souligner aussi l'importance du gouvernement fédéral en français. Rappelons que la Suisse est un État fédéral quadrilingue dans lequel l'allemand et les parlers alémaniques (le Schwyzerdütsch) dominent largement. Ainsi, les Suisses alémaniques rédigent leurs textes en allemand standard ou souvent en allemand standard suisse (Schweizer Standarddeutsch). De façon générale, la plus grande partie des documents législatifs et administratifs de l'État fédéral sont rédigés en allemand, puis traduits en français avant de l'être en italien. Il en résulte un «français fédéral» généralement tout à fait correct au point de vue de la grammaire et de la syntaxe, mais avec un lexique souvent influencé par l'allemand. |
C'est ainsi qu'on trouve Conseil national (< all. Nationalrat) équivalant à «Chambre basse», Conseil fédéral (< all. Bundesrat) équivalant à «gouvernement fédéral», Conseil des États (< Ständerat) équivalant à «Chambre haute»; tractanda (< all. Traktanden) pour «ordre du jour», protocole (< all. Protokoll) pour «procès-verbal», action (< all. Aktion) pour «promotion» ou «campagne promotionnelle», bancomat (< all. Bankautomat) pour «distributeur automatique de billets», maturité (< all. Maturitätsexamen) pour «examen final du lycée».
Aujourd'hui, 64 % de la population est germanophone et parle l'un des nombreuses variétés du suisse allemand, le Schwyzerdütsch, et 23 % du pays est francophone, le français étant parlé majoritairement à l'ouest; l'italien, qui représente 8 % de la population, est essentiellement parlé au sud des Alpes, et le romanche, 0,6 %, se parle uniquement dans le canton des Grisons et compte moins de 40 000 locuteurs. Enfin, la forte immigration des dernières décennies a apporté un nombre important de locuteurs parlant une langue étrangère non nationale comme langue principale, ce qui représenterait environ 21 % de la population résidente.
L'histoire de la Suisse romande apparaît en partie différente de celle de la France. Elle fut à peu près similaire jusqu'à l'arrivée des Romains. En raison des populations autochtones, notamment les Helvètes, les Burgondes et les Alamans, le latin transmis en Suisse romande est devenu le franco-provençal, sauf dans le Jura avec le franc-comtois, et il s’est diversifié comme en France ou en Espagne, mais avec des influences linguistiques différentes, suivant que, selon les cantons, celles-ci ont été françaises, savoyardes, germaniques ou italiennes. Sauf que pendant que la France s'unifiait politiquement et linguistiquement, les futurs francophones suisses étaient dispersés en plusieurs États: France, Savoie, Italie, Suisse et ses cantons germanisés.
La Suisse romande est donc le résultat d'un ensemble de facteurs auxquels se sont ajoutés les huguenots français dans les cantons protestants, les réfugiés alémaniques, l'annexion de la France révolutionnaire, l'annexion de la Savoie sous Napoléon III, sans oublier, plus récemment, l'apport des populations ouvrières issues d’Europe méridionale, surtout du Portugal, de l'Espagne et de l'Italie, attirées par le haut niveau de vie des Suisses.
Les Suisses romands contemporains ont surpassé depuis longtemps les sentiments d'infériorité à l’égard de la variation régionale de la langue française qu'ils ont fini par adopter non seulement comme les Français, mais aussi comme les Belges et Québécois. L’idéologie propagée par la France d'une forme unique de français a fait place à un mouvement d’émancipation dans lequel les particularités linguistiques régionales ont acquis leur légitimité. La variété de français en Suisse est légèrement différente pour les cantons près de la France tels Genève, Vaud, Neuchâtel et Jura,
et elle est plus particularisée dans les cantons de Fribourg et du Valais, qui ont conservé davantage les expressions savoyardes et alémaniques.
Cela dit, l'apport de la Suisse romande à la francophonie est un atout, car le réseau francophone en Suisse est particulièrement dynamique: il rassemble de nombreuses associations, des établissements d'enseignement de haut calibre, des institutions culturelles qui contribuent à enrichir le monde francophone et à renforcer les liens avec les autres pays membres. De plus, depuis le Sommet de Dakar en 1989, la Suisse, un État fédéral multiculturel à majorité germanophone et neutre, a adhéré l'Organisation internationale de la Francophonie et a toujours manifesté son intérêt pour le français avec brio, n'hésitant pas en 2010 à remplacer presque au pied levé le Sommet de Madagascar à Montreux dans le canton de Vaud, appuyé en cela par les autres cantons francophones (Genève, Neuchâtel et Jura). La Suisse romande fait partie intégralement de la francophonie.
Contrairement à la plupart des pays du monde où cohabitent deux ou plusieurs langues sur le territoire national, la Suisse ne connaît pas de conflits linguistiques. En pratiquant la séparation territoriale des langues, la Confédération suisse a su préserver l'intégrité des différentes communautés linguistiques. Le prix à payer pour la pax helvetica, c'est celui d'être gouverné par une majorité allemande, par des hommes politiques, des chefs d'entreprise, des fonctionnaires qui pensent et décident en suisse alémanique, tout préoccupés à gérer leur prospérité économique. Pour le reste, les communautés linguistiques se tournent le dos avec une certaine indifférence. C’est sans doute ce que signifie l’adage bien connu à propos des Suisses: «Les Suisses s’entendent bien parce qu’ils ne se comprennent pas.»
(1) Le monde francophone : la francophonie |
(2) La Francophonie : l'OIF |
(3) La carte des États francophones |
(4) La France d'outre-mer |
(5) Histoire de la langue française |
(6) Histoire de la Nouvelle-France |
(7) Histoire du français au Québec |
(8) Histoire des langues en Belgique |
(9) Suisse
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10) Bibliographie générale |