Histoire sociolinguistique
des États-Unis

(7) L'Amérique multiculturelle

(De 1960 jusqu'à aujourd'hui)

Avis: cette page a été révisée par Lionel Jean, linguiste-grammairien.

Plan de l'article

1. L'immigration et les minorités
1.1 La diversité des minorités
1.2 Les minorités officielles
1.3 Les résultats de l'immigration

2 Les politiques de déségrégation
2.1 L'arrêt de la Cour suprême de 1954
2.2 La discrimination positive
2.3 La Loi sur les droits civils de 1964
2.4 L'émergence des lois sur le bilinguisme
2.5 L'intégration des immigrants
2.6 La fragilité des mesures de protection

3 Les lois sur l'enseignement bilingue
3.1 La Loi sur l'éducation bilingue de 1965
3.2 L'arrêt Lau c. Nichols de 1974
3.3 La loi de 2001 sur l'enseignement aux immigrants
3.4 Les spécialistes et l'enseignement bilingue
3.5 Les tentatives d'abolition du bilinguisme

4 Les droits linguistiques des Amérindiens
4.1 Les principales législations
4.2 Les difficultés dans l'application des lois

5 Les réformes en éducation
5.1 Les programmes fédéraux
5.2 Le combat contre la sous-scolarisation
5.3 Des résultats modestes

 

6 La diversité culturelle
6.1 Les nouveaux arrivants et la langue anglaise
6.2 L'idéologie du "melting pot" et du saladier
6.3 Les réformes de l'administration Clinton
6.4 Le maintien des cultures distinctes
6.6 Les avantages de la diversité culturelle

7. Les opposants à la diversité
7.1 L'emprise traditionnelle des WASP suprémacistes dans la société américaine
7.2 La peur des WASP
7.3 Le repli sur soi de l'homme blanc

8 La question linguistique aux États-Unis
8.1 L'anglais comme critère de l'identité nationale
8.2 Le bilinguisme comme «problème»
8.3 Le rejet des autres langues

9 L'officialisation de l'anglais
9.1 Les divers projets de loi
9.2 Les motifs pour rendre l'anglais officiel
9.3 L'officialisation de l'anglais dans les États

10 Langues, minorités et xénophobie
10.1 Les axes idéologiques sur les langues maternelles
10.2 Le holà sur les minorités
10.3 Le «péril latino»
10.4 Un vent de xénophobie
10.5 Un pays de plus en plus multiculturel
10.6 Une apocalypse appréhendée ?
10.7 Ce qu'il reste de la politique linguistique américaine

1 L'immigration et les minorités

L’histoire du peuplement des États-Unis est indissociable de celle de l’immigration. De la fondation de la première colonie permanente à Jamestown en 1607, jusqu'à l’arrivée de millions d’Italiens au début du XXe siècle, l’histoire des États-Unis est celle d’un peuplement perpétuel. Ces flux d'immigrants vers une «terre promise» ont assuré le prospérité des États-Unis, avec une population estimée en 2017 à plus de 326 millions d'habitants. Sur le piédestal de la Statue de la Liberté devant New York, on trouve ce texte de la poétesse américaine Emma Lazarus (1849-1887), gravé dans la pierre et qui évoque une Amérique accueillante et protectrice des opprimés:

Give me your tired, your poor,
Your huddled masses yearning to breathe free,
The wretched refuse of your teeming shore.
Send these, the homeless, tempest-tossed to me,
I lift my lamp beside the golden door!
Envoyez-moi vos fatigués, vos pauvres,
Envoyez-moi vos cohortes qui aspirent à vivre libres,
Les rebuts de vos rivages surpeuplés.
Envoyez-les moi, les déshérités, que la tempête m'apporte,
De ma lumière, j'éclaire la porte d'or.

L'Amérique se considérait alors comme un phare guidant les immigrants venus chercher un nouveau départ dans le Nouveau Monde.

Depuis l’arrivée des premiers colons européens, au XVIe siècle, plus de 50 millions d’immigrants se sont installés aux États-Unis. Jusqu’en 1940, la grande majorité des immigrants venaient d’Europe. Relativement peu nombreux jusqu’aux années 1830, ceux-ci sont arrivés massivement à partir de 1840-1850. D’abord anglo-saxonne, l’immigration s’élargit, dans le dernier quart du XIXe siècle, aux pays de l’Europe méditerranéenne (surtout l'Italie) et de l’Europe centrale (les Slaves). Plus de 23 millions d’immigrants ont afflué entre 1880 et 1920. Une nouvelle forme d’immigration se développa après la Seconde Guerre mondiale : il s'agissait surtout des réfugiés politiques de l’Europe de l’Est, des Cubains anti-castristes à partir de 1960 et des boat people indochinois après 1974 (Vietnamiens, Laotiens et Cambodgiens). Aujourd’hui, l’immigration provient essentiellement des pays du tiers monde : d'abord des Latino-Américains (surtout des Mexicains) et des Asiatiques (Coréens, Philippins, etc.). Dans les années 1990, un nouveau courant migratoire s’est développé en provenance des anciens pays de l’Europe communiste. Par ailleurs, l’immigration clandestine est probablement devenue plus importante que l’immigration légale. Elle a encore augmenté depuis 1990, en raison de la crise économique que traverse l’Amérique latine, car plus de la moitié des clandestins viennent du Mexique.

Cependant, le passé des États-Unis est également jalonné de sursauts anti-immigration et marqué par une ambivalence permanente des Américains sur le fait de rester un pays d’immigration. Julie Greene, une historienne de l'Université du Maryland (College Park, dans la banlieue de Washington), déclare ceci :

When you look at the whole history of the United States, one of the most striking aspects of it is the ways in which the debate over immigration has been racialized. [Lorsque vous observez toute l’histoire des États-Unis, l’un des aspects les plus frappants c’est la façon dont le débat sur l’immigration s’est appuyé sur la race.]

La Naturalization Act (Loi sur la naturalisation) de 1790 visait à empêcher les Noirs de devenir des citoyens américains. Une loi de 1798, l'Alien Act, ciblait les Français, une autre de 1875, la Page Act, interdisait l'entrée des travailleurs asiatiques, alors qu’une réforme de 1924 s’en prenait aux Européens du Sud et de l’Est, principalement des catholiques et des juifs. À partir des années 1920, désireux de mettre un frein à l’immigration, les États-Unis établirent un système de quotas. La crise économique des années 1930 n'a fait que renforcer cette tendance. Un autre historien, Allan Lichtman, de l’American University de Washington, confirme l'assertion de Mme Greene:

There was tremendous anti-immigration sentiment throughout the 19th century. At different points in American history, different types of immigrants were considered threats to the United States. [Il y a eu un très fort sentiment anti-immigration tout au long du XIXe siècle. À plusieurs moments de l’histoire américaine, différents types d’immigrants ont été considérés comme des menaces pour les États-Unis.]

Par la suite, les États-Unis ont connu des relents anti-immigration moins brutaux : par exemple, pendant la dépression des années 1930 contre les Mexicains et, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, pour limiter les réfugiés. En 1965, le système des quotas fut supprimé afin d'encourager la venue d'immigrants qualifiés et le regroupement familial avec le résultat que l’immigration légale a gonflé annuellement jusqu’à un million de personnes, surtout en provenance de l'Asie, pendant que l’immigration clandestine bondissait depuis le Mexique (12 millions). Après les attentats du 11 septembre 2001, le sentiment anti-immigration a repris de la vigueur, notamment en raison de la peur des musulmans.

Aujourd'hui, la population américaine constitue un pays de minorités. Cependant, les véritables minorités nationales sont les autochtones (Amérindiens, Inuits et Aléoutes) et les populations dont les territoires ont été achetés ou annexés, comme la Louisiane, le Nouveau-Mexique, le Texas, la Californie, etc.

1.1 La diversité des minorités

Lors du recensement de 2000, les Noirs comptaient plus de 34 millions de personnes. Pour  pour un grand nombre de Blancs américains, ils représentent la «mauvaise minorité» traditionnelle. Depuis le milieu des années 1980, la «question noire» ne semble plus être beaucoup d'actualité. Ce n'est pas dû au fait que les problèmes spécifiques des Noirs auraient été résolus, mais c'est plutôt à cause de la montée rapide des autres minorités de couleur.

- Les Hispaniques

Les minorités latinos, appelées aussi Hispaniques ou parfois plus spécifiquement Chicanos pour désigner uniquement les Américains d'origine mexicaine, représentent maintenant plus de 38 millions de personnes aux États-Unis. Juste entre 1990 et 2000, la minorité hispanique a augmenté de 58 %, tandis que la croissance démographique générale s'élevait seulement à 13,4 %. Les Hispaniques sont donc devenus la première minorité du pays, dépassant de peu la communauté noire (34 millions).

Ils sont concentrés dans l'ouest et le sud des États-Unis, dont la moitié au Texas et en Californie, tout en progressant sensiblement dans les États de l'Illinois, de New York et du New Jersey. Les Mexicains (Chicanos) forment le groupe le plus important (58 %), mais leur proportion diminue au profit des immigrants de l'Amérique latine. Par rapport à la majorité blanche, les Latinos ont choisi de se définir comme une minorité non blanche. Le poids des Latinos inquiète de plus en plus les White Anglo-Saxon Protestants qui craignent de voir leur pays leur échapper ou plutôt de perdre leur contrôle de leur pays en raison du raz-de-marée mexicain ou sud-américain! 

- Les Asiatiques

Les Asiatiques, qui n'atteignaient pas le nombre de 1,5 million en 1960, dépassent maintenant les cinq millions, les communautés les plus importantes étant les Vietnamiens et les Cambodgiens. Les immigrants asiatiques se sont regroupés sur la côte ouest : ainsi, 70 % des immigrants d'origine japonaise résident en Californie et à Hawaï, alors que plus de la moitié des Chinois sont installés en Californie et à New York. Pour beaucoup d'Américains, les Asiatiques sont devenus «la bonne minorité de l'Amérique contemporaine», au contraire, semble-t-il, des Hispaniques et des Noirs.

- Les projections démographiques

Les projections indiquent pour 2050 un total de 420 millions d'Américains, dont près de 105 millions de Latino-Américains, 60 millions d'Afro-Américains (ou Noirs) et 35 millions d'Asiatiques. Dans moins de cinquante ans, les Blancs ne formeraient plus que 53 % de la population américaine (voir le tableau plus haut pour 2050). Les projections pour 2090 provenant du gouvernement fédéral (Census Bureau Predictions) laissent entendre qu'en 2090 les «Blancs» (''Caucasian'') formeraient moins de 30 % de la population américaine, les «autres» (''Other'') représenteraient alors plus de 70 %. Une catastrophe pour les partisans de l'idéologie WASP (White Anglo-Saxon Protestants).

En somme, affirmer que les États-Unis forment une nation unilingue anglaise semble relever du mythe plutôt que de la réalité. C'est pourtant ce que prétendent les défenseurs de l'anglais aux États-Unis qui rêvent encore d'une Amérique blanche, anglo-saxonne et protestante, dont Donald Trump est le plus fidèle représentant. Or, les Blancs non hispaniques formeront même moins de 50 % de la population en 2043, selon des données du recensement de 2013.

De plus, d'ici 2050, les minorités hispaniques, asiatiques et noires constitueront 54 % d’une population qui aura atteint 439 millions. Ce sont les Hispaniques qui connaîtront le taux de croissance le plus fort, atteignant 133 millions d’individus d’ici 2050 et représentant le tiers de la croissance de l’ensemble de la population de 2010 à 2050, en raison d’un taux élevé de naissances et de l’immigration. Or, cette Amérique fait terriblement peur aux WASP qui craignent de perdre leurs prérogatives.

En 2016, plus de la moitié des bébés nés sur le sol américain appartenaient à des «minorités ethniques». À l’inverse, 80 % des personnes décédées étaient «blanches». La diversité ethnique progressant à grand pas, les Blancs deviendront minoritaires vers 2040. Dès lors, les besoins et les revendications des communautés non blanches plus jeunes seront progressivement différents de ceux des Blancs qui seront de plus en plus poussés vers la retraite. Le problème deviendra plus aiguë lorsque les cotisations de non-Blancs au travail vont devoir payer les prestations de retraite et les programmes sociaux des Blancs. À l'inverse, ces derniers, de plus en plus vieux, seront dans l'obligation d'accepter qu'une part importante de leurs impôts serve à financer des dépenses pour l'éducation, lesquelles profiteront davantage à des jeunes issus des «minorités». Bref, les Noirs, les Asiatiques et les Hispaniques, devenus ensemble «majoritaires», ne dépendront plus des Blancs pour leur bien-être économique puisque ce sera l'inverse qui se produira: les minorités d'aujourd'hui seront devenues les majoritaires de demain. Les États-Unis ne sortiront pas de cette phase sans passer par des réformes profondes ou d'une violente secousse sociale.

Pour le moment, les suprémacistes blancs essaient de pallier le processus de leur minorisation en réduisant le droit de vote des minorités (noires, hispanophones et asiatiques), mais cet expédient ne fonctionnera pas toujours. Dans dix ou vingt ans, avec notamment la montée des Latinos, la société américaine deviendra multiraciale. L’erreur des représentants du Parti républicain, comme de tous les trumpistes, c'est de réduire leur parti en un «parti de Blancs».

1.2 Les minorités officielles

Depuis 1978, le gouvernement fédéral américain, dans sa directive appelée la Federal Directive No. 15, reconnaît officiellement quatre «minorités raciales et ethniques» («racial and ethnic groups»):

1) Les Amérindiens («American Indians») et les Indigènes d'Alaska («Alaskan Natives»)
Toute personne ayant des origines liées à l'un des peuples autochtones d'Amérique du Nord et qui désire maintenir son identité culturelle par l'affiliation tribale ou la reconnaissance communautaire.

2)  Les Asiatiques («Asians») et les insulaires du Pacifique («Pacific Islanders»)
Toute personne ayant des origines liées à l'un des peuples de l'Extrême-Orient, de l'Asie du Sud-Est, du sous-continent indien ou des îles du Pacifique. Cette catégorie de citoyens comprend, par exemple, la Chine, l'Inde, le Japon, la Corée, les Philippines et les Samoa.

3) Les Noirs («Blacks»)
Toute personne ayant des origines liées à l'un des groupes de race noire d'Afrique.

4) Les Hispaniques («Hispanics»)
Toute personne non blanche originaire du Mexique, de Porto Rico, de Cuba, de l'Amérique centrale ou de l'Amérique du Sud, ou de toute autre culture espagnole. Le terme Hispanic est celui qui est utilisé officiellement par les autorités fédérales américaines (recensement, formulaires, etc.), mais la communauté préfère celui de Latino qui fait moins européen. Pour le gouvernement américain, les Hispaniques constituent un groupe ethnique, ce qui signifie qu'il existe des «Hispaniques blancs» et des «Hispaniques de couleur». Généralement, les Brésiliens lusophones et les Haïtiens francophones sont considérés comme des Latinos au même titre que les hispanophones.

Au début de l'année 2000, la Federal Directive No. 15 («Directive fédérale no 15») a été révisée pour inclure cinq catégories sur les races en scindant la seconde catégorie comme suit: d'une part, les Asiatiques, d'autre part, les indigènes d'Hawaï (Native Hawaiians) et les autres insulaires du Pacifique (Other Pacific Islanders). Il faut comprendre que les Blancs sont des White ethnics, une ethnie comme les autres.

Ces désignations officielles du gouvernement fédéral américain se révèlent quelque peu arbitraires et disparates. Ainsi, le terme Hispanic («Hispanique») renvoie à un critère linguistique (comprenant les Brésiliens lusophones et les Haïtiens francophones), alors que les termes Asian («Asiatique») et Pacific Islanders («insulaires du Pacifique») correspondent à un critère géographique; quant au mot Black («Noir»), il réfère à la couleur de la peau. Ce vocabulaire cache mal le malaise des autorités face à la diversité des composantes ethniques de la population américaine. En réalité, le caractère multiracial de la société américaine peut se résumer à son aspect «triracial» WASP : les Blancs, les Noirs et les Hispaniques. Au state actuel, les Indiens, peu nombreux, seraient intégrés par les mariages mixtes, tout comme les Asiatiques. Les indices de fécondité des trois groupes principaux apparaissait en 1999 comme révélateurs d'un certain clivage socioculturel: 1,82 enfant par femme pour les Blancs  non hispaniques, 2,09 pour les Noirs non hispaniques et 2,9 pour les Hispaniques.

1.3 Les résultats de l'immigration

Le sociologue américain Herman Sullivan décrit cinq grands types en matière d'immigration : l'assimilation, l'acculturation, la domination, le bipartisme culturel et le rejet ségrégationniste.

- L'assimilation

C'est la solution jadis préconisée ouvertement par le président Theodore Roosevelt. À l'époque, les immigrants venus massivement d'Europe se sont fondus dans le creuset américain.

- L'acculturation

Il s'agit de l'assimilation partielle des valeurs culturelles progressivement imposées par les White Anglo-Saxon Protestants (WASP), le groupe dominant. Tout en s'assimilant linguistiquement, certaines communautés ont voulu conservé des traits culturels qui leur sont propres. C'est le cas des Cadiens de la Louisiane, des germanophones du Middle West, des Italiens du Middle Atlantic, etc.

- La domination

C'est le terme courant («politically correct») pour désigner le destin tragique des Amérindiens.

- Le bipartisme culturel

Cette expression sert à désigner les petites communautés qui ont réussi à conserver les modes de vie qu'ils pratiquaient au XVIIIe siècle. Les exemples les plus connus concernent les mormons de Salt Lake City, les francophones du Vermont et du Maine, les Amish des États de Pennsylvanie, de l'Ohio et de l'Indiana ou les mennonites de la Pennsylvanie et de l'Ohio.

- Le rejet ségrégationniste

C'est la tendance la plus courante depuis quelques décennies, qui consiste pour une minorité à conserver ses valeurs culturelles tout en s'intégrant à la société américaine. Pendant des décennies, la communauté noire a pratiqué cette forme d'intégration. Aujourd'hui, les Hispaniques (Latinos et Chicanos) et les Asiatiques en sont les représentants les plus importants.   

Cela étant dit, il n'existe pas aux États-Unis une politique sociale officielle qui aurait pour objectif d'intégrer les immigrants ou de les aider à s'intégrer dans le courant dominant («mainstream»). Il n'existe ni au niveau fédéral ni dans les États de structures destinées à jouer un rôle dans l'intégration ou l'immigration. Il n'existe pas au gouvernement fédéral américain, par exemple, un «secrétaire d'État à l'Immigration». Historiquement, l'État se tient loin de toute intervention en cette matière. Toute cette approche du processus d'intégration relève exclusivement de la «société civile». 

2 Les politiques de déségrégation

Au début des années 1960, les nouveaux arrivants étaient dans 42 % des cas originaires de l'Europe, et 41 % arrivaient du Canada, 8 % d'Amérique latine et 7 % d'Asie. Avec de nouvelles lois plus permissives sur l'immigration, ces proportions allaient changer radicalement. Les États-Unis constituent aujourd'hui le plus grand pays d'immigration de notre temps, avec 40 % de l'immigration internationale. Alors qu'auparavant les minorités semblaient se satisfaire de leur sort, à partir des années 1960, elles se sont mises à revendiquer leurs droits. Ce furent d'abord les Noirs, puis les Indiens suivis des Mexicains et des... femmes.

2.1 L'arrêt de la Cour suprême de 1954

Tout a débuté en 1951 dans une école publique de Little Rock, la capitale de l'Arkansas. Le gouverneur de l'État avait tenté d'empêcher l'entrée de neuf élèves noirs dans une école jusque-là réservée aux Blancs. Le scandale éclata. La Cour suprême fut saisie de l'affaire et, s'appuyant sur le 12e Amendement à la Constitution, donna raison aux revendications de la communauté noire. La Cour dénonça la «ségrégation résidentielle» instaurée en 1948, ainsi que la ségrégation en matière de justice en 1950, sans oublier la ségrégation dans les transports publics et la ségrégation scolaire. Les enfants furent finalement admis, mais seulement après l'intervention du gouvernement fédéral. Il est vrai qu'en 1954 quelque 55 % des Noirs vivaient dans la misère et que seuls 14 % des enfants noirs terminaient leurs études secondaires.

Vainqueur de la campagne électorale de 1960, le président John Kennedy, un démocrate, présenta devant le Congrès un ambitieux programme dans le domaine de l'éducation et proposa d'atténuer les inégalités sociales les plus importantes par des mesures visant à augmenter le salaire minimum garanti, à venir en aide aux personnes âgées, à améliorer la sécurité sociale et l'accès à la santé, et à lutter contre la discrimination raciale. Kennedy réussit à accélérer l’intégration raciale, mais le Congrès républicain lui refusa presque tous les moyens financiers nécessaires à l'accomplissement du programme social de sa «nouvelle frontière». Kennedy crut bon de se lancer dans la course aux armements!

L'assassinat de Kennedy interrompit momentanément la mise en place de la politique de la «nouvelle frontière». On sait que John Kennedy était d'avis que les États-Unis sont «une nation faite de nations», mais il n'appuyait pas le multiculturalisme, ni une «fédération de ghettos ethniques» qu'il craignait. Il favorisait plutôt l'assimilation des immigrants.

2.2 La discrimination positive

Le successeur de Kennedy, Lyndon Johnson (1963-1969), un autre démocrate, poursuivit avec plus de succès la politique de son prédécesseur.

Son gouvernement réussit à améliorer la condition des plus démunis, celle des Noirs en particulier : aide médicale aux personnes âgées, aide fédérale aux établissements d'enseignement et surtout une loi sur les droits civils contre les pratiques de discrimination raciale. Johnson entama une politique dite de discrimination positive (appelée "affirmative action") afin de donner leur chance aux victimes de la discrimination raciale ou sexuelle.

Entretemps, George C. Wallace, le gouverneur de l'Alabama, clamait dans son discours inaugural de 1963 : "I say segregation now, segregation tomorrow, segregation forever", ce qui signifie «Je le dis, la ségrégation maintenant, la ségrégation demain et la ségrégation pour toujours!» À cette époque, George Wallace était la septième personnalité la plus admirée des Américains, juste devant le pape Paul VI (1963-1978).

Auparavant avaient éclaté de graves émeutes dans les ghettos noirs du pays, et le Black Power avait ébranlé les assises du gouvernement fédéral. L'assassinat de Martin Luther King en 1968 allait entraîner de nouvelles émeutes dans tout le pays.

Puis ce furent les Amérindiens qui se mirent à lutter contre leur «autodestruction» et contre l'annihilation de leur culture; ils exprimèrent leur indignation contre le traitement dont ils faisaient l'objet dans les livres d'histoire et les manuels scolaires des écoles primaires américaines. L'éducation traditionnelle des jeunes Américains était dès lors aussitôt remise en question. Comme à l'égard des Amérindiens et des femmes, les écoles américaines avaient traditionnellement inculqué à des générations d'enfants le patriotisme, mais aussi le mépris à l'endroit des autres nations, des autres peuples et des autres races, en particulier les «méchants Indiens».

2.3 La Loi sur les droits civils de 1964

Lorsque John F. Kennedy avait obtenu l'investiture du Parti démocrate en 1960, il avait fait appel comme colistier à Lyndon Johnson, un sénateur du Texas et chef de la majorité démocrate au Sénat. La disparition brutale du président Kennedy, le 22 novembre 1963, conduisit le vice-président Johnson à prêter serment et à présider aux décisions du pays. Lyndon Johnson allait poursuivre la croisade pour l'égalité et la justice sociale. Il s'évertua à faire abolir les dernières dispositions de discrimination raciale et il obtint du Congrès l'acceptation d'un vote sur un vaste programme de mesures sociales destinées à lutter contre la pauvreté, à favoriser l’éducation et la formation des jeunes, et à étendre la sécurité sociale et l’assistance médicale gratuite pour les personnes âgées. Les Noirs américains continuèrent à réclamer une intégration plus réelle, non plus seulement par la non-violence prônée par le leader noir Martin Luther King, mais également par la violence avec les Black Panthers. La pauvreté continuait de frapper lourdement les Noirs, les Hispaniques et les Indiens. Si du côté de la majorité blanche on était touché par la pauvreté dans une proportion de 12 %, les minorités de couleur l'étaient dans une proportion de 41 %.

- Les mesures de déségrégation

Après sa victoire électorale éclatante de 1964, le président Johnson disposait de moyens pour faire adopter par l'opinion américaine et le Congrès une grande partie des réformes annoncées, et de promouvoir «une justice qui ne doit pas être influencée par la couleur de la peau». Cette année-là, il fit adopter en juillet la Loi sur les droits civils (Civil Rights Act). Cette loi fédérale rendait illégale la discrimination en matière de droit de vote et d'emploi dans les installations et les locaux fréquentés par le public, ainsi que dans les écoles publiques. La loi mettait en place des modalités d'application des mesures de déségrégation. C'est l'une des lois les plus importantes à avoir été adoptées aux États-Unis, car elle interdisait la discrimination pour des motifs d'origine nationale ou raciale.

Avant de signer la Loi sur les droits civils à la Maison-Blanche devant le pasteur Martin Luther King, le président Lyndon Johnson avait déclaré au sujet de la discrimination raciale: «Notre constitution, pierre de notre république, l'interdit. Les principes de notre liberté l'interdisent. Et la loi que je signerai ce soir l'interdit.»

Le paragraphe 601 du Titre VI de la Loi sur les droits civils est représentatif des principes reliés à la non-discrimination:

TITRE VI

NON-DISCRIMINATION DANS LES PROGRAMMES D'AIDE FÉDÉRAUX

Paragraphe 601 [traduction]

Le présent paragraphe expose le principe général que nul aux États-Unis ne doit, sur la base de la race, de la couleur ou de l'origine nationale, être empêché de participer ou d'être discriminé dans le cadre d'un programme ou d'une activité recevant une aide financière fédérale.

- L'application des lois

Par la suite, dans l'ensemble, les ministères (secrétariats) du gouvernement et les organismes fédéraux adoptèrent des réglementations concernant l'application du Titre VI, dont les dispositions se révélèrent un puissant outil pour combattre les résistances des États en matière de déségrégation scolaire. En outre, tout organisme social, hospitalier, etc., public ou privé, pouvait dorénavant être poursuivi en vertu du Titre VI dès lors qu'il bénéficiait d'une subvention fédérale.

Même s'il ne s'agissait pas d'une loi linguistique, la Cour suprême des États-Unis statua que le fait de ne pas accorder un service à une personne qui ne parle ni ne lit, n'écrit ou ne comprend l’anglais constituait une forme de discrimination liée à l’origine ethnique. Dorénavant, il serait interdit de la part d'une agence gouvernementale de défavoriser un citoyen américain en raison de son origine ethnique ou linguistique. Par exemple, pour un hôpital, un poste de police, un bureau de vote, une école publique, une bibliothèque municipale, une cour de justice, etc., le fait de ne pas disposer d'interprète ou de formulaire, de facture, de dépliant d'information, etc., en une autre langue que l'anglais pourrait être discriminatoire si cette absence empêche un citoyen américain d'exercer ses droits civils. La discrimination positive fit imposer aux universités et aux colleges de réserver des places aux minorités jusqu'alors défavorisées. À partir des années 1970, les universités qui recevaient des fonds fédéraux durent fixer des quotas d’admission favorables aux minorités, de même qu’aux... femmes.  Cependant, l'application de la Loi sur les droits civils (Civil Rights Act) suscita la résistance des «suprémacistes» blancs qui tentèrent de s'y opposer par tous les moyens, y compris par le recours à la violence. D'ailleurs, beaucoup d’universités ont par la suite délaissé cette politique prescrite par la Cour suprême des États-Unis.

2.4 L'émergence des lois sur le bilinguisme

En octobre 1965, Lyndon Johnson, dont le bilan en matière de droit des minorités s'est révélé assez exceptionnel, apposa sa signature sur une nouvelle loi sur l'immigration. Les quotas nationaux à l'immigration furent supprimés, alors que le pays consentait à accueillir annuellement quelque 290 000 immigrants, dont 120 000 en provenance de l'Amérique latine. La priorité était désormais accordée à la réunification des familles, aux qualifications professionnelles, aux victimes des persécutions raciales, religieuses et politiques.

- Le droit de vote

La Loi sur les droits civils allait favoriser l'émergence des lois sur le bilinguisme, surtout après l'arrêt Lau c. Nichols en 1974 de la Cour suprême des États-Unis. Déjà en 1965, la Loi sur le droit de vote (Voting Rights Act of 1965) avait interdit la discrimination dans les procédures de vote pour des motifs de race ou de couleur d'une personne. Quelques années après la promulgation de cette loi, le Congrès a reconnu que les individus qui parlaient des langues différentes de l'anglais — surtout les Hispaniques, les Asiatiques et les autochtones — avaient eu à subir des préjudices lors du processus électoral. C'est pourquoi, en 1975, le Congrès a modifié la Loi sur le droit de vote pour étendre la protection aux citoyens qui ne pouvaient pas lire ou parler suffisamment l'anglais pour participer en toute connaissance de cause aux élections. La loi de 1975, adoptée par le Congrès, obligea les États à imprimer les bulletins de vote «en langue étrangère» si plus de 10 000 personnes ou plus de 5 % d'un groupe linguistique résidaient dans une circonscription électorale, ce qui excluait néanmoins les plus petites minorités. Voici le paragraphe 203 [ou 1973aa-1a à partir de 1975] (qui devait expirer en 2007, mais a été reconduit pour une période de vingt-cinq ans à partir du 27 juillet 2006) de la Loi sur le droit de vote (Voting Rights Act):

Paragraphe 203 [traduction]

Chaque fois qu'un État ou une subdivision politique [visé par le présent paragraphe] prévoit une inscription ou des avis de vote, des formulaires, des instructions, de l'assistance ou d'autres documents d'information touchant le processus électoral, incluant les bulletins de vote, les autorités doivent les fournir dans la langue du groupe minoritaire concernée, ainsi qu'en anglais.

Toute modification de la procédure en matière électorale dut être assujettie à une autorisation fédérale pour les dix années à venir.

- Les autres services

Par la suite, ce furent les permis de conduire qu'il devint possible d'obtenir dans une autre langue que l'anglais, puis les formulaires de déclaration sur le revenu disponibles en plusieurs langues. Dans certains services publics, ce sera la traduction des informations en espagnol, voire la possibilité de se faire naturaliser citoyen américain dans une autre langue que l'anglais. L'usage de deux langues dans certains emplois, qui auparavant n'étaient exercés qu'en anglais, a suscité l'apparition de «primes au bilinguisme». Des milliers d'enseignants, de policiers, d'infirmières et d'infirmiers, etc., perçoivent désormais de tels primes. Par ailleurs, de nombreux services publics ont recours au bilinguisme de leurs employés sans leur accorder pour autant des compensations financières. N'oublions pas que les services bilingues ne sont juridiquement ni interdits, ni encouragés, ni reconnus. Si un tel droit était officiellement reconnu, il aurait pour effet de paralyser entièrement le gouvernement. C'est ce qu'affirmait la Cour suprême de la Californie dans un arrêt (Carmona c. Sheffield, 1973):

If [right] adopted in as cosmopolitan a society as ours, enriched as it has been by the immigration of persons from many lands with their distinctive linguistic and cultural heritages, [a mandate to provide bilingual services] would virtually cause the processes of government to grind to a halt. The conduct of official business, including the proceedings and enactments of Congress, the Courts, and administrative agencies, would become all but impossible. The application of Federal and State statues, regulations, and proceedings would be called into serious question. [S'il (le droit] était adopté dans une société aussi cosmopolite que la nôtre, enrichie comme elle l'a été par l'immigration de personnes de beaucoup de pays avec leur héritage linguistique et culturel distincts, [un mandat pour fournir des services bilingues], cela aurait pour effet d'arrêter pratiquement le processus de gouvernement. La conduite des affaires officielles, y compris les la procédure et les législations du Congrès, les tribunaux et les organismes administratifs deviendraient presque impossibles. L'application des lois fédérales et des États, des règlements et des procédures serait sérieusement remise en cause.]

Dans les faits, les tribunaux admettent généralement qu'un organisme gouvernemental viole le Titre VI de la Loi sur les droits civils si la pratique réelle a comme conséquence d'écarter des services publics un nombre substantiel de personnes ne parlant pas l'anglais.

- Les tests d'anglais

Différents tribunaux se sont aussi prononcés sur la question des tests d'anglais pour l'obtention d'un emploi, car de tels tests ont un effet pénalisant à l'encontre des candidats dont l'anglais n'est pas la langue maternelle. Finalement, un tests d'anglais sera considéré comme «discriminatoire», sauf si l'employeur peut démontrer le «nécessité fonctionnelle» ("functional necessity") entre la maîtrise de l'anglais et la performance dans l'emploi ("necessary to safe and efficient job performance"), c'est-à-dire que l'anglais est nécessaire dans le rendement pour un travail sécuritaire et efficace, comme une opération chirurgicale dans une salle d'opération ou au cours de manœuvres dangereuses sur une plate-forme pétrolière. Une cour d'appel de la Californie (affaire Gutierrez c. Municipal Court, 1988) a statué que l'accent peut servir de prétexte à la discrimination:

The mere fact that an employee is bilingual does not eliminate the relationship between his primary language and the culture that is derived from his national origin. Although the individual may learn English and become assimilated into American society, his primary language remains an important link to his ethnic culture and identity. […] Because language and accents are identifying characteristics, rules which have a negative effect on bilinguals, individuals with accents, or non-English speakers, may be mere pretexts for intentional national origin discrimination. [Le seul fait qu'un employé soit bilingue n'élimine pas le rapport entre sa langue maternelle et la culture qui découle de son origine ethnique. Bien que l'individu puisse apprendre l'anglais et s'assimiler à la société américaine, sa langue maternelle demeure un lien important pour sa culture et son identité ethniques. […] Puisque la langue et l'accent renvoient à des caractéristiques d'identité, des règles qui ont un effet négatif sur les bilingues, les individus ayant un accent ou les orateurs non anglophones peuvent servir de simples prétextes pour discriminer de façon intentionnelle sur l'origine ethnique.]

D'ailleurs, la jurisprudence a statué que le fait de refuser un emploi sur la base de l'accent d'un individu constituait également une discrimination. Toutefois, en 1990, la Cour suprême des États-Unis a refusé de reconsidérer la décision d'un tribunal inférieur (Hawaï) sur la question de l'accent d'un individu, dont un employeur avait refusé l'embauche.

- La discrimination positive dans les universités

À la fin des années 1960, plusieurs universités très sélectives introduisirent des critères raciaux et ethniques dans leur procédure d'admission afin de corriger les inégalités issues du passé ségrégationniste des États-Unis et d 'augmenter la part des étudiants noirs, hispaniques et autochtones dans leurs effectifs. Le raisonnement sur lequel se fondent ce genre de politique apparaît simple : il ne suffit pas de reconnaître aux minorités les mêmes droits qu'à la majorité, encore faut-il que ces minorités puissent effectivement exercer ces droits. On part donc du principe de traitement égal à des individus inégaux ne fait que renforcer les inégalités. C'est pourquoi il serait du devoir de l'État d'intervenir afin de lutter contre la tendance naturelle de la société à produire des inégalités et de la ségrégation.

Après quelques décennies de cette pratique de discrimination positive dans les universités, il apparaît comme important de constater un accroissement de la participation des minorités à l'enseignement supérieur. Ainsi, des études publiées en 1998 révèleront que le pourcentage des étudiants Noirs admis au sein des institutions autres que les "colleges" Noirs passeront de 1,8% en I960 à 4,2% en 1970, à 8,2% en 1980 et à 9% en 1994. Entre 1960 et1995, le pourcentage de Noirs âgés de 25 à 29 ans ayant reçu un diplôme de "colleges" devait passer de 5,4% à 15,4%.

Par la suite, certains pays européens se sont inspirés de l'expérience américaine en mettant en œuvre depuis le milieu des années 1980 des politiques basées essentiellement sur des critères socio-économiques et minoritairement sur des critères ethnico-raciaux.

Toutefois, en 2023, la Cour suprême des États-Unis, dominée par des juges conservateurs, considèrera comme contraire à la Constitution la procédure d'admission fondée sur la couleur de la peau ou sur l'origine ethnique des candidats et des candidates.  

2.5 L'intégration des immigrants

Il n'en demeure pas moins que toutes ces mesures serviront au final à mieux «intégrer» les immigrants, notamment les Latinos, mais elles auront aussi un effet pervers: celui de susciter un vaste débat, pas toujours positif, sur le bilinguisme et le multilinguisme dans tout le pays.

Des millions de personnes d’Amérique latine et d’Asie vont entrer dans le pays, modifiant l'équilibre interne de la société. Même si l'immigration de masse avait repris de plus belle, elle n'atteignit pas réellement les objectifs visés. Si la Loi sur l'immigration ("Immigration Act") réussit facilement à regrouper les familles, elle ne favorisa guère les immigrants à cause des qualités professionnelles recherchées et elle ne tiendra pas compte des réfugiés politiques et des demandeurs d'asile. Quelques années plus tard, le président Jimmy Carter, aussitôt entré en fonction, déclarait encore la guerre à la discrimination en ces termes: «Aucun pauvre, aucun rural, aucun Noir ne devrait jamais souffrir d'être privé d'instruction, d'emploi ou d'une simple justice.» Il aurait dit aux membres de son cabinet: «Je veux qu'on enseigne l'anglais et non pas les cultures ethniques.» Selon cette conception, l'anglais et la tradition anglo-saxonne paraissent inconciliables avec d'autres formes culturelles. De toute façon, le président Carter n'obtint jamais les crédits nécessaires pour mettre en œuvre ses ambitions sociales. 

Néanmoins, le révolution des droits civils a instauré un nouvel environnement qui offrait aux nouveaux arrivants le garantie d'une intégration plus facile, sinon un solide rempart contre l'exclusion. En même temps, les minorités ethniques ont davantage pris conscience de leur histoire. Le mouvement a amené de nombreuses universités à créer des départements, par exemple, d'«Ethnic Studies», de «Chicano Studies», d'«Asian Studies», d'«African Studies», d'«African-American Studies», de «Native American Studies», etc.

2.6 La fragilité des mesures de protection

Malgré une législation antidiscriminatoire très élaborée, voire unique dans les pays occidentaux, malgré les avancées considérables des minorités dans leurs droits, celles-ci n'ont pratiquement pas gagné d'acquis sociaux équivalents, notamment dans le domaine de la santé. En ce sens, les politiques sociales des États-Unis ont continué de traîner de la patte.

Il faut dire que l'arrivée des présidents républicains conservateurs — Ronald Reagan, 1981-1989; George Bush, 1989-1993; George W. Bush, 2001-2009 — , qui ont nommé des juges fédéraux conservateurs durant une vingtaine d'années, a fait en sorte que les minorités ont constamment perdu des plumes. Les tribunaux sont devenus moins compatissants à l'égard de toute mesure de protection, tant sociale que linguistique ou scolaire. Non seulement les droits civils ne prennent plus d'expansion, mais ils ont tendance à être réduits. Les programmes sociaux sont perçus comme des moyens de développer chez les bénéficiaires une mentalité d'assistés sociaux. Les présidents Reagan, Bush père et Bush fils, n'ont lutté que très mollement contre la discrimination et ont généralement pris position contre l'affirmative action, c'est-à-dire des mesures dites de «discrimination positive» adoptées en faveur des citoyens discriminés du fait de leur sexe ou de leur origine ethnique ou linguistique.

De plus, dans plus de 45 États (sur 50), les républicains proposent aujourd'hui des lois destinées à exclure les électeurs non blancs, notamment les immigrants. C’est leur seul moyen d’avoir une chance de gagner la présidence et le contrôle du Congrès dans plusieurs États.

3 Les lois sur l'enseignement bilingue

Sous la pression de personnalités hispanophones, le Congrès américain finit par adopter quelques lois en matière d'enseignement bilingue. À la fin des années 1960, les membres du Congrès ont voulu tenir compte des besoins d’un nombre croissant d’élèves qui, du fait de leur connaissance limitée, sinon inexistante en anglais, se trouvaient perpétuellement en situation d’échec scolaire; ces élèves étaient en même temps désavantagés par rapport aux enfants anglophones. On s'était rendu compte que les élèves hispanophones abandonnaient massivement leurs études, alors que leur nombre augmentait par suite de l’exil des Cubains en Floride, des Mexicains dans les États limitrophes du Mexique et de Portoricains dans les États de New York et de la Nouvelle-Angleterre.

3.1 La Loi sur l'éducation bilingue de 1965

Cette législation portant sur l'enseignement bilingue faisait suite aux revendications des Noirs américains et de l'adoption de la Loi sur les droits civils (Civil Rights Act) de 1964. La loi la plus importante sur cette question fut sans contredit la Bilingual Education Act (Loi sur l'éducation bilingue) de 1965 instaurée sous la présidence de Lyndon B. Johnson. La Bilingual Education Act était la façon brève («titre court») d'appeler la loi de 1965 dont le nom était officiellement l’Elementary and Secondary Education Act (Loi sur l'enseignement primaire et secondaire) ou plus simplement l'ESEA. Cette loi de 1965 est devenue la pièce centrale des efforts du président Johnson pour améliorer le sort des pauvres au sein des minorités. Johnson, qui venait d'être élu en novembre 1964, bénéficiait d'un énorme poids politique; il fit adopter l'ESEA par la Chambre des représentants avec peu de changements, puis il persuada le Sénat de l'accepter sans modifications, le tout en 89 jours. 

Finalement, c'est la version de 1968 qui sera appliquée. La Bilingual Education Act constitua sûrement la plus grande victoire du mouvement latino, car c'est cette loi qui connut les retentissements les plus importants, tant au plan communautaire que national. La loi remettait en question le système d'éducation américain!  La version de 1968 constituait donc une loi «élargie« du projet initial dans la mesure où elle touchait tous «les enfants dont la maîtrise de l’anglais était limitée».

À l’origine, la proposition de loi présentée par le sénateur Ralph Yarborough du Texas ne concernait que les enfants mexicains. Le sénateur Yarborough justifiait sa position du fait que les autres groupes non anglophones étaient venus aux États-Unis de leur plein gré et qu'ils avaient ainsi volontairement abandonné leur langue et leur culture, tandis que les hispanophones du Sud-Ouest, originaires du Mexique, se sont fait imposer une culture qui leur était étrangère, notamment après la guerre avec le Mexique, qui s’acheva par la victoire des États-Unis et le traité de Guadalupe-Hidalgo (2 février 1848).

- Les subventions fédérales

En vertu de sa nouvelle politique d'ouverture à l'égard des immigrants, l'administration fédérale américaine de Lyndon B. Johnson avait prévu des subventions aux États dont les écoles désiraient offrir un enseignement bilingue. Malgré la complexité du système éducatif américain, les États ont profité d'énormes subventions fédérales à travers les dispositions du ESEA Act, en vertu du Titre VII (428 millions de dollars par an exclusivement affectés aux programmes «bilingues») ou du Titre I (8,6 milliards de dollars), dont 75 % pouvaient, de façon discrétionnaire, être affectés à des programmes impliquant une autre langue que l’anglais. Sur quelque 3,5 millions d’élèves bénéficiant de cet enseignement, 65 % seraient des hispanophones, les autres se répartissant environ entre 150 et 300 autres langues, surtout des minorités asiatiques, amérindiennes ou françaises (Louisiane, Maine). Selon des statistiques de 1990, quelque 72 % des élèves dont les connaissances étaient limitées en anglais (LEP) se trouvaient dans six États : la Californie, la Floride, l’Illinois, le New Jersey, New York et le Texas.

- Un programme contre la pauvreté

Pour bénéficier de l'enseignement bilingue, un enfant devait en principe venir d'une famille dont les revenus annuels ne devaient pas excéder 3000 $, ce qui désignait avant tout les familles pauvres, voire très pauvres. On peut dire qu'il s'agissait d'une mesure sociale destinée à aider les immigrants à très faible revenu (un euphémisme). En réalité, il faut comprendre que l'aide fédérale à l'enseignement bilingue fut conçue comme un «programme de pauvreté», non comme une approche innovatrice dans l'enseignement des langues. La dimension linguistique paraissait secondaire, et il n'était pas question de favoriser au départ la langue maternelle des immigrants. Bien que présentée en 1965, la loi ne fut adoptée qu'en 1968 et appliquée pour la première fois en 1971 dans l'État du Massachusetts. Il faudra même attendre en 1974 pour que la loi puisse s'étendre à l'ensemble du pays.

3.2 L'arrêt Lau c. Nichols de 1974

Cette politique a donné lieu à de nombreux procès de la part de citoyens, de groupes ou même d'États, qui n'acceptaient pas que le gouvernement fédéral s'ingère dans le domaine de l'éducation et de la langue, grâce à son pouvoir de dépenser. L'enseignement bilingue est devenue un enjeux, sinon une bataille ("battle of bilingual education"). Finalement, de nombreux Américains ont dû se résigner lorsque la Cour suprême des États-Unis a donné raison au gouvernement fédéral. C'est que l'arrêt de la Cour suprême Lau c. Nichols de 1974 fut interprété comme recommandant le recours à la langue maternelle des enfants en tant que langue d'enseignement. Selon la Cour suprême américaine, lorsque les enfants arrivent à l'école avec une faible connaissance de l'anglais, sinon aucune, le choix qu'ils ont est celui de «l'enseignement dans le lavabo ou dans la piscine» ("sink or swim") et, en ce sens, ce manque de choix constitue une violation de leurs droits civils.  La Cour a suggéré que des aménagements pourraient consister en des cours préparatoires d'anglais ou en un enseignement bilingue dans lequel la langue minoritaire sert, parallèlement à l'anglais, de langue d'enseignement durant les premières années de la scolarité; cette deuxième solution a été adoptée par un certain nombre d'administrations scolaires.

- Le droit à l'éducation pour les minorités

Aux États-Unis, l'arrêt Lau c. Nichols demeure le précédent le plus important quant aux droits en éducation chez les minorités linguistiques, bien que la Cour suprême se soit fondée uniquement sur la loi (le Titre VI de la Loi sur les droits civils de 1964) plutôt que sur la Constitution américaine. La question était de savoir si les administrateurs scolaires pouvaient répondre à leurs obligations de d'offrir l'enseignement avec des chances égales en traitant simplement tous les enfants de la même manière ou s'ils devaient leur accorder une aide particulière afin de connaître l'anglais. Cet arrêt de la plus haute cour des États-Unis a ouvert une nouvelle ère dans l'application des droits civils fédéraux en vertu des «Lau Remedies» («les compensations Lau»). L'arrêt de la Cour suprême fut rendu le 21 janvier 1974. 

- Les autres droits

Dans cet arrêt, la Cour a validé un certain nombre de «droits linguistiques». Il s'agit du droit à des bulletins de vote bilingues, du droit à l'enseignement bilingue, du droit de recourir à un interprète dans un tribunal, du droit pour les bénéficiaires à l'aide sociale d'obtenir des informations en espagnol (ou en d'autres langues) et du droit, dans des cas particuliers, de parler sa langue maternelle à son lieu de travail. La Cour ne s'est pas prononcée sur le statut des langues minoritaires, ce qui aurait impliqué un usage officiel et protégé. Néanmoins, par la suite, l'enseignement bilingue est devenu un droit des familles et une responsabilité des États, car à partir de ce moment un district scolaire à l'intérieur duquel habitait un minimum de vingt élèves appartenant à un même groupe minoritaire fut obligé d'organiser un enseignement parallèle à leur intention.

La Loi sur l'éducation bilingue de 1965 a été modifiée de nombreuses fois, mais en 1994, sous la présidence de Bill Clinton, elle fut appelée l'Improving America's Schools Act (Loi améliorant les lois scolaires d'Amérique), alors que le titre bref demeurait encore Bilingual Education Act. D'autres lois furent adoptées au Congrès, notamment la Loi d'urgence d'assistance aux écoles (Emergency School Aid Act, 1972), la Loi sur l'éducation aux autochtones (Indian Education Act, 1972) et le Programme sur l'héritage ethnique (Ethnic Heritage Program, 1972). Ces lois étaient toujours destinées aux enfants dont la connaissance de l'anglais était limitée. Elles témoignaient du fait que les Hispaniques avaient acquis vers la fin des années soixante-dix d'une visibilité sans précédent. Mais ils allaient le payer par un ressac anglo-saxon, car ils incarnaient le «brown peril», c'est-à-dire le «péril brun».

3.3 La loi de 2001 sur l'enseignement aux immigrants

En fait, les lois sur l'éducation bilingue ont fini par perdre de leur impact, surtout que la presse américaine a toujours vilipendé ouvertement cette pratique. La Bilingual Education Act ou l’Elementary and Secondary Education Act (Loi sur l'enseignement primaire et secondaire), devenue en 1994 l'Improving America's Schools Act (Loi améliorant les lois scolaires d'Amérique), a finalement été abrogée le 8 janvier 2002.

Le président George W. Bush a signé et rebaptisé la nouvelle loi scolaire sous le nom de No Child Left Behind Act of 2001 (traduction: la Loi du «aucun enfant laissé pour compte») ou NCLB. La nouvelle loi en vigueur dans tous les États américains a supprimé toute allusion au bilinguisme, le mot «bilingual» y étant désormais banni. La loi se fixait comme objectif de donner à tous les élèves américains, d’ici 2014, un niveau satisfaisant en lecture et en mathématiques; à plus court terme, l’objectif est aussi que chaque classe ait «un enseignant hautement qualifié».

Au nom de l’efficacité, la loi de 2001 imposait une limitation de trois ans à la durée de la présence d'enfants dans les «programmes bilingues» appelés maintenant des «programs of English language development for limited English proficient children», c'est-à-dire des programmes d'enseignement de l'anglais destinés aux enfants dont les connaissances sont limitées dans cette langue. Pour de nombreux Américains, c’est aussi le signe d’un début de changement de la politique linguistique fédérale pour une politique résolument tournée vers le «tout-anglais».

Il faut surtout retenir que la No Child Left Behind Act exige l'établissement des normes et d'un système d'évaluation des progrès des élèves en anglais, de publier des «bulletins scolaires» sur les écoles, de s'assurer que les enseignants soient hautement qualifiés et d'intervenir lorsque les écoles sont «en danger» ou ne font pas suffisamment de progrès scolaire en anglais. Néanmoins, les partis politiques, que ce soit chez les démocrates ou les républicains, sont unanimes pour affirmer que la loi du «aucun enfant laissé pour compte» nécessiterait une sérieuse révision.  

3.4 Les spécialistes et l'enseignement bilingue

Pour les adeptes du pluralisme, la création des programmes d'enseignement bilingue est une nécessité, car elle résulte de l'échec de la politique d'assimilation. Le sociolinguiste américain Joshua Fishman (1926-2015) fut l'un des rares propagandistes du pluralisme linguistique et culturel. Ce savant américain a écrit une trentaine d'ouvrages sur la sociologie du langage, la planification ou l'aménagement linguistique, l'enseignement bilingue, surtout en ce qui concerne les minorités linguistiques, et les liens entre langage et ethnicité. C'est l'un des plus crédibles sociolinguistes américains, dont les ouvrages sont reconnus dans le monde entier par les spécialistes. Fishman a fait en sorte que la sociolinguistique et la sociologie du langage sont devenues des domaines incontournables de la recherche linguistique.

Dans son livre Reversing Language Shift (1991), c'est-à-dire «Renversement du transfert linguistique», Fishman croit qu'il est fondamental de préserver son identité d'origine, et que le rejet de sa culture et de cette identité risquent d'entraîner l'étroitesse d'esprit et l'intolérance. Pour Joshua Fishman, la diversité ethnique et linguistique serait de loin préférable à l'homogénéité culturelle. Fishman fut particulièrement attentif aux aspects concernant la fidélité à une langue maternelle, sa préservation et sa planification (en anglais: planning), ce qui ne signifie nullement qu'il ne soit pas utile, voire nécessaire, d'apprendre une autre langue.

L'enseignement bilingue aux États-Unis apparaît comme un moyen nécessaire et efficace d'apprentissage dans de nombreuses écoles fréquentées par les enfants des minorités. L'enfant qui ignore l'anglais commence à comprendre ce qui se passe dans la salle de classe ou bien il se sent complètement perdu. Si les difficultés scolaires semblent trop lourdes à assumer, l'enfant non anglophone peut tout laisser tomber et perdre intérêt dans ses études. Sans programme d'éducation bilingue, beaucoup d'enfants perdraient un précieux temps à acquérir les connaissances de base de l'anglais, sans comprendre le contenu qu'on leur enseigne. Dans une classe d'enseignement bilingue, les enfants, dont les connaissances en anglais sont limitées, apprennent les compétences de base en lecture, en écriture et en mathématiques dans leur langue maternelle, afin d'acquérir plus tard les habiletés nécessaires en anglais.

En 1962, les chercheurs canadiens Elizabeth Peal et Wallace Lambert (psychologue) de l'Université McGill (Montréal) ont publié les résultats d'une étude ("The Relation of Bilingualism to Intelligence") comparant les effets du bilinguisme sur l'intelligence des enfants bilingues et des enfants unilingues. Ils ont constaté qu'il n'existait aucune preuve indiquant un quelconque appauvrissement intellectuel chez les enfants bilingues. En fait, les résultats de l'enseignement bilingue étaient soit équivalents soit bien supérieurs à ceux des groupes unilingues. Au début des années 1960, les deux chercheurs ont lancé la première expérience d’immersion bilingue scolaire précoce; l'objectif était de favoriser l'apprentissage du français chez les anglophones. Depuis cette expérience, la formule a fait fureur dans différents pays: l'enseignement se donne pour une partie dans la langue maternelle (25% ou 50% du temps, selon les établissements scolaires) et pour une autre partie dans la langue seconde (75% ou 50% du temps). Théoriquement, l’immersion débute en 3e année d'enseignement dans la langue maternelle. L’objectif de base est que, en sortant de la 6e année du primaire, les élèves aient atteint le même niveau de compétence dans toutes les matières que leurs camarades unilingues tout en ayant acquis une connaissance approfondie dans une autre langue que leur langue maternelle. Selon Peal et Lambert, les enfants bilingues posséderaient une flexibilité mentale supérieure, une faculté d'abstraction accrue et plus indépendante des mots, ce qui leur procurerait des avantages indéniables dans la construction des concepts. En somme, cette recherche capitale démontre que les sujets bilingues surclassent les unilingues à l'exécution de certaines tâches cognitives; elle réfute aussi la croyance voulant que le bilinguisme cause des déficits cognitifs.

Bref, un environnement bilingue et biculturel faciliterait le développement de l'intelligence, notamment l'intelligence verbale. D'autres études entreprises par Bain (1974), Cummins (1976) ainsi que Tunmer et Myhill (1984) en sont arrivées à la même conclusion sur la flexibilité cognitive supérieure des enfants bilingues. D'autres recherches ont aussi révélé que, selon Jeff McQuillan et Lucy Tse (Bilingual Research Journal, 1996), 87 % des publications universitaires américaines réalisées entre 1984 et 1994 ont soutenu l'enseignement bilingue. Cependant, les articles publiés dans les journaux sur ce sujet laissent croire que seulement 45 % des études appuient l'enseignement bilingue.

Malgré ces études sérieuses et les expériences positives de l'enseignement bilingue dans des pays comme la Suisse, la Finlande, le Canada et l'Australie, beaucoup d'Américains doutent encore des avantages de l'éducation bilingue. En réalité, ce sont surtout les Blancs qui remettent en question ce type d'enseignement. Pour eux, cet enseignement paraît d'autant plus inutile qu'ils n'en profitent guère, alors qu'ils doivent assumer des coûts accrus pour un enseignement destiné à des immigrants qui ignorent l'anglais. Pour eux, ce n'est pas un projet de société.

3.5 Les tentatives d'abolition du bilinguisme

Les organismes voués à l'unilinguisme anglais se sont repliés sur une autre stratégie apparemment plus efficace. Il s'agit de susciter des référendums locaux afin de limiter considérablement l'enseignement bilingue dans les États. La campagne d'English Only laisse croire que la connaissance de l'anglais est un désastre pour 1,4 million d'élèves et qu'elle suscite un climat de xénophobie dans la plupart des États. Certains juristes prétendent même que l'enseignement public en une autre langue que l'anglais constitue une violation des lois locales. Les écoles publiques devraient donc supprimer tous les programmes d'enseignement bilingues actuels, et ce, peu importe la langue maternelle des élèves. Dans le pire des cas, ceux qui ne connaissent pas ou peu l'anglais devraient être placés dans des classes d'immersion durant une courte période de transition qui ne pourrait excéder un an. Pour les partisans de l'unilinguisme, tous les enfants fréquentant une école publique devraient avoir le droit inaliénable de recevoir leur enseignement en anglais, à l'exception de ceux qui, au secondaire, apprennent une langue étrangère.

À l'origine de la plupart des initiatives contre le bilinguisme dans l'enseignement: Ron Unz (né en 1961), un républicain millionnaire de la Californie, qui voulait à tout prix éliminer tout enseignement bilingue. M. Unz fit campagne dans plusieurs États, notamment en Californie, en Arizona, au Colorado et au Massachusetts, sans oublier la ville de New York, afin de remplacer toute forme d'enseignement bilingue par un programme d'immersion anglaise d'une durée d'un an pour tous les enfants fréquentant l'école et parlant une autre langue maternelle que l'anglais. Les adversaires de l'enseignement bilingue affirmaient que ceux qui reçoivent leur instruction en espagnol ne possédaient qu'un anglais rudimentaire. Si cet anglais paraît suffisant pour la vie courante et les métiers sans qualification, il ne conviendrait pas pour faire ensuite des études plus poussées et accéder à des emplois qualifiés, voire fréquenter l'université et accéder aux professions intellectuelles. L'usage de l'espagnol enfermerait les enfants dans le milieu immigré et les priverait de la chance de surmonter, faute d'apprendre en classe un bon anglais, leur désavantage initial.

Ces initiatives ont généralement été mentionnées dans les médias et dans le grand public sous les noms «Initiative d'immersion anglaise», «Initiative pour l'anglais auprès des enfants» ou «Initiative Unz». Si les citoyens de l'Arizona (Proposition 203) en 2000 et de la Californie (Proposition 227) en 1998 ont accepté par référendum de réduire l'enseignement bilingue, les citoyens du Colorado ont rejeté en 2002 l'amendement 31 proposé, alors que les citoyens du Massachusetts ont en novembre 2002 également accepté de réduire l'enseignement bilingue dans leur État. Cependant, les lois adoptées ont été contestées devant les tribunaux, car elles limitent le droit à la liberté d'expression des minorités linguistiques. Certains intellectuels remettent en question cette stratégie des initiatives populaires pour faire changer les choses. Bien que ce soit une forme apparente de démocratie, il suffit qu'un groupe bien organisé, appuyé par de solides moyens financiers, présente des projets ciblant un électorat particulier pour atteindre son objectif, car la désaffection de l'électorat immigrant renforce les groupes conservateurs. À ce jeu électoral, les WASP (les suprémacistes blancs) sortent presque toujours gagnants (sauf au Colorado). 

En somme, toutes ces manifestations anti-bilinguisme témoignent d'une forte intolérance de la part d'un grand nombre d'Américains envers la diversité linguistique. C'est manifestement le point de vue de Mme Irma Rodriguez, avocate latino-américaine pour l'association MALDEF (Mexican American Legal Defense and Educational Found : «le Fonds d’éducation et d’aide juridique mexico-américain»), citée dans Hispanic Outlook for Higher Education (le 10 novembre 1995):

L'une des valeurs qui unissent notre pays est la liberté de parole pour dire ce que nous voulons et dans la langue que nous voulons. Le mouvement pour faire de l'anglais la langue officielle reflète l'humeur d'intolérance envers ceux qui ne parlent pas l'anglais ou qui sont bilingues.

Quoi qu'il en soit, la législation fédérale continue de prévaloir sur les législations des États. Même si de nombreux États ont proclamé l'anglais comme seule langue officielle, les dispositions fédérales sur le bilinguisme l'emportent sur les lois locales. Selon le département américain de l'Éducation, plus de 3,5 millions d’enfants dans l’enseignement public sont classés dans la catégorie «maîtrise limitée en anglais» (''limited English proficient''), dont 75 % de latinos (Riley et Pompa, 1998). En somme, les tentatives destinées à supprimer le bilinguisme n'ont eu à peu près aucun effet autre que strictement symbolique. Dans aucun État, les services bilingues ou multilingues n'ont été supprimés.

4 Les droits linguistiques des Amérindiens

À la fin des années 1980, la politique américaine à l'égard des Amérindiens commença à changer. Certains hommes politiques voulurent reconnaître les droits linguistiques des Amérindiens, notamment les autochtones de l'Alaska, les indigènes d'Hawaï et les insulaires du Pacifique. Mais, au cours de la présidence conservatrice de Ronald Reagan, il ne s'est rien passé. Il fallut attendre les présidences de George Bush et de Bill Clinton, et même de George W. Bush (en 2003). Quelques lois furent adoptées: la Native American Languages Act of 1990 (ou Loi sur les langues amérindiennes de 1990), la Native American Languages Act of 1992 (ou Loi sur les langues amérindiennes de 1992), la Native American Languages Act Amendments Act of 2001 (ou Loi de 2001 modifiant la Loi sur les langues amérindiennes) et la Southwest Native American Language Revitalization Act of 2003 (ou Loi de 2003 sur la revitalisation des langues amérindiennes du Sud-Ouest).

Ces lois n'autorisaient aucun nouveau programme pour les autochtones américains ni ne permettaient un financement supplémentaire, mais elles proposaient des moyens incitatifs pour préserver les langues amérindiennes en usage aux États-Unis. Ces dispositions législatives fédérales concernent les droits linguistiques des «Indiens américains» (Americans Indians), des autochtones d'Alaska (Alaska Natives), des autochtones d'Hawaï (Native Hawaiians) et des insulaires du Pacifique (Pacific Islanders), c'est-à-dire les autochtones vivant dans les possessions ou territoires américains du Pacifique. 

4.1 Les principales législations

La Native American Languages Act of 1992 («Loi sur les langues amérindiennes de 1992») vise à accorder des programmes de subventions permettant d'assurer la survie et la vitalité des langues amérindiennes. Les subventions ont pour buts de faciliter et d'encourager le transfert des habiletés langagières amérindiennes d'une génération à un autre, de former des interprètes ou des traducteurs pour ces langues, de développer du matériel pédagogique dans l'enseignement, de favoriser la production d'émissions de radio et de télévision en langues amérindiennes, d'enregistrer, compiler et analyser des témoignages oraux dans ces langues et enfin de permettre l'achat d'équipements audiovisuels, d'ordinateurs et de logiciels destinés à produire des documents dans des langues amérindiennes. Les subventions sont censées couvrir plus de 80 % des coûts des projets soumis pour la promotion des langues amérindiennes.

La loi de 2001 modifiant la Loi sur les langues amérindiennes prévoit favoriser les écoles de survie en langues amérindiennes: les Native American Language Survival Schools. Selon le paragraphe 2 de la loi, les objectifs sont notamment d'encourager et de soutenir le développement des écoles de survie en langues amérindiennes, en tant que moyens innovateurs de réparer les effets de discrimination passée contre les locuteurs des langues amérindiennes et de soutenir la revitalisation de ces langues par l'éducation en langues amérindiennes et par l'enseignement, en langues amérindiennes, d'autres matières scolaires, cela conformément avec la politique des États-Unis, telle qu'exprimée dans la Loi sur les langues amérindiennes.

Article 2

Objectifs

Les objectifs de la présente loi sont les suivantes:

(1) Encourager et soutenir le développement des écoles de survie en langue amérindienne comme un moyen innovateur de réparer les effets de la discrimination passée contre les locuteurs des langues amérindiennes et de soutenir la revitalisation de ces langues par l'éducation et par l'instruction dans d'autres matières scolaires soumises à l'emploi des langues amérindiennes comme un moyen d'instruction compatible avec la politique des États-Unis telle qu'exprimée dans la Loi sur les langues amérindiennes (25 U.S.C. 2901 et suivants);

(2) Démontrer les effets positifs des écoles de survie des langues amérindiennes d'après la réussite universitaire des étudiants amérindiens et leur maîtrise en anglais standard;

(3) Encourager et soutenir la participation des familles dans leurs efforts pédagogiques et culturels pour les écoles de survie des langues amérindiennes;

(4) Encourager la communication, la coopération et l'échange éducatif parmi les écoles de survie des langues amérindiennes et de leurs administrateurs;

(5) Fournir le soutien dans les installations des écoles de survie des langues amérindiens et des dotations;

(6) Fournir le soutien pour les refuges en langue amérindienne ou comme une partie des écoles de survie des langues amérindiennes ou comme programmes distincts qui sont développés dans les écoles de survie plus complètes des langues amérindiennes;

(7) Soutenir le développement des modèles nationaux et locaux, qui peuvent être diffusés auprès du public et rendus disponibles à d'autres écoles comme les méthodes exemplaires d'apprentissage aux étudiants amérindiens; et

(8) Développer un système de centre d'aide pour les écoles de survie amérindiennes au niveau de l'université.

La loi prétend également démontrer les effets positifs des écoles de survie en langues amérindiennes sur les résultats scolaires d'élèves ou d'étudiants amérindiens, ainsi que leur maîtrise en anglais standard.

En vertu des dispositions de la législation en vigueur, il est prévu d'offrir l'instruction et d'assurer la protection aux enfants dans une langue amérindienne pour un groupe d'au moins 10 enfants âgés de sept ans pour un minimum de 700 heures annuellement. Le secrétaire à l'Éducation est autorisé à fournir des fonds pour les organisations éducatives, les écoles et collèges en langues amérindiennes, les administrations indiennes tribales (Indian tribal governments) afin de faire fonctionner, répandre et augmenter le nombre des écoles de survie en langue amérindienne, partout aux États-Unis et dans leurs territoires, pour des enfants amérindiens parlant ou non une langue amérindienne. Toute école de survie en langue amérindienne peut bénéficier des fonds prévus par la loi et doit accorder au moins 700 heures d'enseignement en langue amérindienne par élève, pour un groupe d'au moins 15 personnes pour lesquelles une école de survie en langue amérindienne est le lieu principal d'enseignement. 

4.2 Les difficultés dans l'application des lois

Le problème principal lié à l'application de ces lois est qu'elles arrivent trop tard, alors que de nombreuses langues autochtones (amérindiennes ou insulaires) sont moribondes. D'ailleurs, la législation parle bien de «survie» (Native American Language Survival School) et pas tellement de «promotion» ni de «normalisation». On peut aussi se demander s'il ne s'agit pas, encore une fois, d'une autre façon de mieux enseigner l'anglais en tant que langue seconde en attendant qu'elle devienne la première langue. En tous cas, ce n'est pas avec ce genre de loi qu'on fera renaître, par exemple, la langue hawaïenne.

Lorsque le président George Bush (père) bombarda l'Irak en 1991 dans le but, soutenait-il, de faire cesser l'occupation du Koweït par les Irakiens, un groupe d'Indiens de l'Oregon fit circuler une lettre ouverte, aussi amère qu'ironique:

Cher Président Bush,

Pourriez-vous nous aider à libérer notre petite nation occupée? Une force étrangère occupe nos terres pour s'emparer de nos formidables ressources naturelles. Ces étrangers ont menti et mené contre nous une guerre bactériologique, tuant des milliers de vieillards, d'enfants et de femmes. Après avoir envahi notre pays, ils ont renversé les chefs et les autorités de nos gouvernements et les ont remplacés par leur propre système de gouvernement qui, encore aujourd'hui, contrôle notre mode de vie de bien des manières. Selon vos propres termes, l'occupation et le renversement d'une petite nation [...] est une occupation de trop. Sincèrement vôtre.

Un Indien d'Amérique

Confrontées au désespoir, à la colère ou à la désaffection de certains segments de la population, dont les Indiens et les Hispaniques, les autorités américaines ont trouvé la solution: il suffit de construire de nouvelles prisons pour enfermer plus de gens et exécuter davantage de prisonniers. La plupart des détenus sont pauvres, non blancs et peu instruits. Compte tenu de leur population, les Indiens et les Noirs sont très nombreux dans les prisons américaines.

5 Les réformes en éducation

Depuis les années 1960, beaucoup d'Américains avertis ne se sont pas gênés pour critiquer leur système d'éducation. Les études ont révélé que les jeunes Américains n'atteignaient pas les normes internationales en matière d'éducation. Les présidents Kennedy et Johnson avaient déjà attitré l'attention sur les déficiences du système d'éducation américain, compte tenu que la population scolaire américaine est extrêmement contrastée et changeante, notamment avec les hispanophones qui, par exemple, vont devenir la première «minorité majoritaire» devant les Noirs. Si en 1970, le système d’éducation américain était l'un des meilleurs parmi les pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), il est devenu aujourd’hui l'un des plus mauvais. Les écoles américaines sont tellement sous-financées qu’elles manquent de matériel pédagogique élémentaire. Il est vrai qu'aucun système d'éducation n'est parfait, mais les États-Unis ont tragiquement sous-performé par rapport à d'autres pays développés. Les Américains eux-mêmes dénoncent partout leur système d'éducation défaillant, les regards pointant sur les méthodes «inefficaces», les élèves «irrespectueux», les enseignants «surpayés», un financement fédéral «négligeant», des programmes «dépassés», ainsi que d'autres objets de blâme et de spéculation. Pour ce qui est du salaire des enseignants, ceux-ci gagnaient en 2017 proportionnellement 19 % de moins que les autres professionnels du pays. Il n'est donc pas surprenant que les enseignants américains ne soient pas respectés ni appréciés, tandis que la profession est peu recherchée et souvent de courte durée.

5.1 Les programmes fédéraux

Au début de la décennie de 1980, l’enseignement primaire et secondaire aux États-Unis souffrait de graves défauts : le niveau d'instruction des élèves paraissait plutôt mauvais et la violence faisait partie du quotidien. En 1981, le président nouvellement élu, le républicain Ronald Reagan, commanda une étude sur l’état des écoles américaines : il s'ensuivit un rapport très alarmant (A nation at risk) sur les défaillances du système d'éducation et la faiblesse des résultats des élèves. Dans le but d'améliorer la situation, Reagan voulut abroger la Bilingual Education Act (ESEA), ainsi que d'autres programmes fédéraux destinés aux enfants financièrement désavantagés. Il ne parvint pas à éliminer la plupart des grands programmes fédéraux, mais il lui fut plus aisé de réduire les dépenses et les subventions à un point tel que la plupart des programmes en éducation accusèrent par la suite beaucoup de retard.

Il se trouve que la législation et la réglementation américaines n'avaient jamais précisé la façon dont on devait enseigner aux enfants. L'accent fut mis sur la «responsabilité fiscale», c'est-à-dire le manque de responsabilisation de la part des administrations locales dans la gestion des subventions fédérales. La législation fut modifiée pour exiger de la part des États pour des niveaux bine déterminés de réussite scolaire. Les administrations locales durent indiquer les écoles ayant besoin de l'aide fédérale pour améliorer leurs taux de réussite scolaire.

5.2 Le combat contre la sous-scolarisation

En 1989, le président George Bush (père) et les gouverneurs des États se rencontrèrent dans un sommet sur l'éducation à Charlottesville en Virginie, au cours duquel il fut décidé que les États-Unis devaient exiger des normes nationales en matière d'éducation afin de relever le niveau scolaire des jeunes Américains. Le président Bush (père) annonça en janvier 1991 une nouvelle campagne concernant une réforme en profondeur de l'éducation. Il déclara: «Dans le domaine de l'éducation, la révolution a d'ores et déjà commencé. Je demande à tous nos compatriotes de se mobiliser pour la croisade la plus importante pour nos enfants et pour nous-mêmes.» Dans le programme de Bush (père) d'America 2000, quatre grands objectifs étaient fixés pour combattre la sous-scolarisation au cours des dix années qui suivirent :

Chaque enfant entrant à l'école devra être prêt à lire; 90 % des adolescents devront sortir diplômés d'une high school — ils n'étaient que 32 % en 1875; chaque adulte devra «savoir lire, écrire, compter et avoir une formation individuelle lui permettant de s'épanouir dans le cadre de l'économie du pays».

L'anglais, les mathématiques, les sciences, l'histoire et la géographie constituaient les cinq disciplines prioritaires. L'introduction de la géographie fut jugée importante, parce que 77 % des Américains ignoraient où se trouvait l'Irak pendant la guerre du Golfe, comme ils ignorent où est située la France. Quant à la promotion de l'anglais, elle correspondait à une préoccupation constante devant la montée des minorités non anglophones, notamment les Hispano-Américains de moins en moins désireux de se fondre dans le melting pot.

5.3 Des résultats modestes

Les résultats concrets d'America 2000 se sont révélés au demeurant modestes et les attentes, presque totalement irréalistes. En 2003, les membres de la Commission en éducation du Congrès se trouvèrent dans l'obligation de dresser ce constat : «Soixante-cinq pour cent des jeunes sortant des high schools ne peuvent assimiler le contenu d'un article de journal; 55 % sont incapables de remplir correctement un bon de commande, et 52 % d'analyser l'état de leur compte en banque.» Il faut signaler que les moyens financiers n'avaient pas suivi. En effet, le président Bush (père), l'artisan de la guerre du Golfe, n'avait accordé que 535 millions de dollars pour quelque 500 établissements d'enseignement disséminés dans l'ensemble du pays, ce qui équivalait à 0,15 % des dépenses militaires de l'année en cours.

- L'accès à l'éducation

Ces initiatives timides masquent les vrais problèmes en éducation aux États-Unis, dont les inégalités dans le revenu et la maîtrise de la langue anglaise. Ces inégalités ont des incidences dans l'accès à l'éducation; et les inégalités d’accès à l’éduction ont atteint des sommets inouïs aux États-Unis, car les enfants issus des milieux les plus modestes ont un probabilité à peine supérieure à 20 % d’accéder aux études supérieures, contre plus de 90 % pour les enfants issus des milieux les plus favorisés. De plus, il faut préciser que les enfants d’origine modeste, qui parviennent à se pratiquer un chemin vers les études, ne fréquentent évidemment pas les mêmes universités que les enfants favorisés. Par exemple, le revenu moyen des parents des étudiants fréquentant l'Université de Harvard correspond à celui des 2 % des Américains les plus aisés.

L’année 2004 a vu la commémoration de l’arrêt Brown c. le Board of Education, par lequel la Cour suprême interdisait la ségrégation raciale dans toutes les écoles américaines. Cette année-là, une analyse a été publiée au sujet des résultats des élèves sur la base de leur appartenance ethnique. Les compétences en lecture, notées sur une échelle de 0 à 500 étaient en moyenne de 294 pour les Blancs, 270 pour les Hispaniques, 263 pour les Noirs. Les résultats obtenus dans le privé étaient sensiblement meilleurs : 307 pour les élèves du privé contre 285 pour ceux du public. En mathématiques, les résultats étaient de 315 pour les Blancs, 293 pour les Hispaniques et 283 pour les Noirs. Là encore, le secteur privé obtenait de meilleurs scores : 321 en moyenne contre 307 pour le public.

La lutte pour l’égalité d’accès à l’éducation n’en demeure pas moins un enjeu majeur, parce que cette question a l'avantage de mobiliser les minorités hispaniques et noires bien plus que l'amélioration du revenu ou du salaire minimum.

- La maîtrise de la langue

Le second problème très important concerne la maîtrise de la langue qui conditionne la réussite scolaire et détermine la capacité à suivre des études supérieures de qualité, lesquelles à leur tour ouvrent les portes des métiers hautement qualifiés, encore très largement occupés par des WASP (White Anglo-Saxon Protestant). Toute création d’entreprise exige une bonne connaissance du système et de la langue et les immigrants qui maîtrisent mal l’anglais n’y parviennent que lorsqu’ils sont soutenus par un réseau communautaire de solidarité dont les membres sont bilingues.

De fait, tout entrepreneur qui cherche à décrocher des marchés, à obtenir de l'aide ou à négocier avec d’autres entreprises a besoin de l’anglais. Cette maîtrise est incontournable pour tout individu qui demeure aux États-Unis.

- Les écoles à charte (charter schools)

Les écoles dites «à charte» sont des écoles à financement public, mais à gestion privée sous contrat ("charter"). En échange d’une plus grande autonomie de fonctionnement (l’école n’est pas placée sous l’autorité d'un «superintendant» et peut déterminer seule son programme), l'école à charte (ou "charter school") s’engage à atteindre des objectifs bien précis; la non-atteinte de ceux-ci au bout de trois à cinq ans peut entraîner la révocation du contrat et la fermeture de l'école. Ces écoles à charte n’ont pas à respecter les conditions de travail négociées par les syndicats et les conseils scolaires.

En janvier 2017, le président Donald Trump a choisi comme secrétaire à l'Éducation une milliardaire républicaine, Betsy DeVos, laquelle a consacré sa carrière à la cause de la privatisation de l'éducation; selon les démocrates, elle est la personne «la moins qualifiée dans un gouvernement historiquement peu qualifié». Les critiques lui reprochent de n'avoir aucune expérience en enseignement et déplorent que ces «écoles à charte» sont là pour faire de l'argent en plus d'accaparer une part du financement public sans que les résultats scolaires ne s'améliorent pour autant. Ces écoles sont entièrement financées par le secteur public, mais avec des fonds par élève amputés en général du quart.

Les principales critiques envers les «écoles à charte» sont qu’elles introduisent de l’instabilité dans le système scolaire, parce que plusieurs ferment leurs portes pour des motifs financiers; elles privilégient aussi les notes aux examens plutôt que d'offrir une instruction moderne. Comme elles sont moins transparentes, elles risquent plus de détournements de fonds, ce qui pourrait représenter 6,5 % des budgets, selon un rapport de 2015 du Centre pour la démocratie populaire et l’intégrité en éducation ("Center for Popular Democracy and Integrity in Education"). Pour Betsy DeVos, ces changements pourraient faire «avancer le royaume de Dieu».

- Des réformes encore possibles?

Les deux principaux syndicats d’enseignants américains, soit l’American Federation of Teachers et la National Education Association ont recommandé les mesures suivantes pour tenter de corriger les déficiences du système d'éducation américain :

- rendre l’enseignement préscolaire accessible à tous sur le modèle du système français des maternelles ;
- réduire les effectifs dans les classes ;
- favoriser une meilleure formation des enseignants afin qu’ils soient tous qualifiés dans la discipline enseignée, en leur adjoignant par exemple des tuteurs ;
- rendre la profession plus attirante en augmentant les salaires et en améliorant les conditions de travail dans les régions les plus difficiles ;
- instaurer une politique de soutien concernant les enfants en situation d'échec : cours de soutien, accueil pendant l’été, extension du programme "Early Start" à davantage d’enfants défavorisés.

L'éducation fondamental semble déficiente à plus d'un titre, et les conséquences semblent se poursuivre jusque dans l'enseignement supérieur. Selon certaines études, les diplômés universitaires seraient incapables d’effectuer des tâches simples telles qu'écrire correctement en anglais. Or, presque les deux tiers des emplois dans les grandes entreprises américaines requièrent de solides compétences en écriture. Bref, le système d'éducation préparerait mal les étudiants au monde du travail.

L'un des problèmes des études universitaires aux États-Unis réside dans le coût élevé d'une année scolaire. Selon l'université choisie et le coût de la vie dans une localité donnée, le coût total se chiffre au moins à 20 000 $ (ou 18 900 €) jusqu'à 45 000 $ (ou 42 5000 €), voire davantage. Évidemment, peu de familles peuvent financer les études de leurs enfants : il faut donc recourir aux bourses, aux emprunts et au travail étudiant. Les jeunes arrivent très endettés à la fin de leurs études. Le tarif du parcours universitaire a augmenté dix fois plus que le revenu moyen des Américains.

La situation des jeunes (25-34 ans) aux études supérieures n'est néanmoins pas catastrophique, car la participation financière des Américains est de 42 %, comparativement à 38 % pour le Royaume-Uni, 41% pour la France, 55 % pour le Japon et 56 % pour le Canada. Si le bilan n’est pas le meilleur au monde, il est loin d’être médiocre. Dans les faits, les États-Unis demeurent dans le peloton de tête des pays développés (devant la Suisse, le Canada, la Suède, la Norvège, le Danemark, etc.) en matière d’effort financier consacré à la formation et à l’enseignement supérieur.

- Priorité aux dépenses militaires

En 2004, le président George W. Bush (le fils) annonça un nouveau programme ambitieux : la conquête de la planète Mars et l'implantation de colonies américaines sur cette planète vers 2018. Ce projet démontre une tendance courante dans l'histoire américaine : les obsessions militaires prennent généralement le pas sur les préoccupations sociales, notamment en éducation et en santé. Pour un Franklin Roosevelt, un Lyndon Johnson, un Jimmy Carter, voire un Bill Clinton et un Barack Obama, il y a eu surtout des présidents belliqueux comme James Monroe (1817-1825), James Polk (1845-1849), Abraham Lincoln (1861-1865), Theodore Roosevelt (1901-1909), Dwight Eisenhower (1953-1961), Richard Nixon (1969-1974), Ronald Reagan (1981-1989), George Bush (1989-1993), George W. Bush (2001-2009) et Donald Trump.

En 2015, les États-Unis se situaient seulement au 25e rang parmi 72 pays au monde en éducation (tous niveaux confondus), selon le classement PISA de l'OCDE. Afin de faire face à une hausse des dépenses militaires de 54 milliards de dollars, soit environ 10 %, le président Trump prévoyait dans son premier budget (2017) de réduire de 14 % les ressources financières dans l'éducation publique. En vue d'y parvenir, il fallait éliminer les programmes d’activités après les classes pour les élèves du primaire et du secondaire, incluant les programmes de nutrition dans les milieux défavorisés; il fallait abolir les programmes d'aide à l'éducation locale, y compris le NASA Education Service; pour finir, l'Institute of Museum and Library Services (Institut des musées et des services de bibliothèques) serait fermé. Malheureusement, lorsqu'il faut choisir d'augmenter le budget des dépenses militaires, l'éducation ne fait plus le poids.

Il y a cinquante ans, les États-Unis étaient une source d'inspiration pour les professionnels de l'éducation dans le monde entier. Plus maintenant, en dépit de la présence de certaines universités prestigieuses (Harvard, Princeton, Yale, Stanford, etc.)! Selon les experts, ce n'est pas parce que les États-Unis auraient pris du retard, mais plutôt par le fait que beaucoup d’autres pays auraient amélioré leurs performances en la matière.

6 La diversité culturelle

Après avoir caressé pendant près d’un siècle le rêve du melting pot où fusionneraient toutes les langues, toutes les races et toutes les cultures, l’Amérique s'est soudainement réveillée devant une réalité qu'elle refusait de reconnaître: la société multiculturelle. La terre d’accueil des White Anglo-Saxon Protestants (WASP) est aujourd'hui en train de se réduire comme une peau de chagrin. En effet, les immigrants du XXIe siècle ont les yeux bridés et mangent avec des baguettes, sont musulmans ou bouddhistes, ou bien ils ont la peau basanée, mangent des tacos, parlent l'espagnol et sont catholiques. Évidemment, d'autres scénarios sont possibles!

6.1 Les nouveaux arrivants et la langue anglaise

Le recensement de 2000 révélait qu'un Américain sur cinq ne parlait pas l’anglais couramment, contre un sur six en 1990. Pour la première fois dans leur histoire, les États-Unis comptent aujourd’hui une majorité d’immigrants ne parlant qu'une seule langue, qui n’est pas l’anglais. Le flot d'écoliers non anglophones rend de plus en plus difficile l'enseignement de l'anglais aux États-Unis. Selon Jeffery S. Passel, démographe à l'Urban Institute (Washington, DC), les États-Unis connaîtraient aujourd'hui leur plus grande vague d'écoliers non anglophones de toute leur histoire avec quelque 90 000 écoles publiques et plus de 11 millions d'enfants d'immigrants. Le problème ne touche pas seulement le grand nombre d'élèves dans les écoles, mais aussi le grand nombre de langues étrangères. En 2003, K.C. McAlpin, directeur (exécutif) de ProEnglish, faisait la déclaration suivante:

Trying to teach English to this large and ever growing number of school children English is like trying to run on a treadmill that continues to gain speed. We simply have to recognize that there are limits to the numbers of new immigrants we can take if we are going to teach them all English and help them achieve the American dream. [En essayant de faire apprendre l'anglais à ce grand nombre toujours croissant d'écoliers, c'est comme tenter de courir sur un tapis roulant qui continue à prendre de la vitesse. Nous devons simplement reconnaître qu'il y a des limites au nombre des nouveaux immigrants que nous pouvons accepter si nous voulons apprendre l'anglais à tous et les aider à réaliser le rêve américain.]

L'arrivée de tant d'immigrants entraîne des responsabilités pour les dirigeants américains. Non seulement il faut être capable d'accueillir les nouveaux arrivants, mais il faut aussi les intégrer dans la société américaine. Or, le premier moyen consiste à leur faire apprendre l'anglais, de façon progressive et sans créer de discrimination, ni les culpabiliser s'ils ne maîtrisent pas l'anglais dès la première année de leur arrivée.  

Par ailleurs, le poids politique des immigrants commence à faire peur aux Blancs, même si traditionnellement les nouveaux arrivés participent peu à la vie politique du pays! Il est vrai que, quand ils votent, ils favorisent massivement les démocrates, comme c'est le cas de la plupart des minorités. S'ils parlent l'espagnol et sont catholiques, ils résistent plus que d'autres immigrants aux modèles de l'American way of life. Même la communauté noire s'inquiète du rôle grandissant des Latinos et leur reproche de se considérer comme «Blancs» et de lui voler des emplois; pourtant, les Hispaniques, eux aussi, sont régulièrement victimes de discrimination.

6.2 L'idéologie du "melting pot" et du saladier

Dans l'éventualité où l'immigration se poursuivrait à son rythme actuel, les Blancs ne détiendront la majorité que dans une proportion de 52 % d'ici 2050. Les hispanophones formeront le principal groupe minoritaire (22 %) et ils seront suivis par les Afro-Américains (14 %) et les Asiatiques (10 %). Bref, il n'est pas interdit de croire qu'un jour les minorités formeraient la majorité! Verra-t-on même un jour un président latino, comme on a vu un président noir?

Aux États-Unis, la prise de conscience de la diversité culturelle s'est manifestée pourtant dès le milieu des années 1980. Les exemples sont nombreux, surtout dans les écoles. Dans un high school de Cambridge près de Boston, quelque 27000 élèves représentaient 63 nationalités et parlaient 46 langues. Les 63 000 élèves de San Francisco provenaient majoritairement du Mexique, de l'Inde, du Laos, des Philippines et parlaient 55 langues. Les 17 écoles de la ville de Sheboygan au Wisconsin devaient faire apprendre l'anglais à des enfants qui parlaient 20 langues, incluant des enfants de la Bosnie-Herzégovine et de l'Albanie, ainsi que des réfugiés hmong de l'Asie du Sud-Est. Dans un article du Monde en date du 30 octobre 1992, la journaliste française Annick Cojean cite un manuel d'histoire pour les classes américaines de troisième année:

Comme une salade, les États-Unis sont faits de différents ingrédients de peuples et de cultures. Bien qu'ils soient mélangés, ces ingrédients restent distincts. Et, comme chaque composante dans un saladier comporte une saveur particulière, chaque contribution culturelle ajoute à la variété et à la diversité de la vie américaine.

Plus précisément, le melting pot, dont la caractéristique est de fondre les divers éléments dans le creuset, est en train de se muter en saladier (salad bowl) où chacun des éléments conserve sa saveur particulière.

6.3 Les réformes de l'administration Clinton

Ainsi, le visage des États-Unis est en passe de se métamorphoser radicalement. Le président Bill Clinton avertissait ainsi ses compatriotes: «D'ici 30 ou 40 ans, aucune race ne dominera aux États-Unis. Et nous ferions bien de nous faire à cette idée.» En bon démocrate libéral, Clinton s'efforçait de prêcher la tolérance raciale et les vertus du multiculturalisme. Voici un extrait de l'un de ses discours intitulé «Les États-Unis, terre de diversité et d'espoir» (1999):

Les États-Unis, terre de diversité et d'espoir

Bill Clinton

Parvenus à l'aube du XXIe siècle, nous mesurons pleinement les défis formidables et les fougueux espoirs que l'avenir nous réserve. Au cours du prochain siècle, nous pourrons devenir la première démocratie véritablement multiraciale et multiethnique au monde. Nos écoles publiques n'ont jamais accueilli autant d'élèves, aux origines d'une diversité encore inégalée : de fait, un écolier sur cinq est issu d'une famille d'immigrants. En Virginie par exemple, tout près de la capitale de notre pays, de l'autre côté du Potomac qui arrose Washington, le district scolaire du comté de Fairfax se targue de scolariser des enfants issus de 180 groupes raciaux, nationaux et ethniques et qui parlent à eux tous plus de 100 langues maternelles. Nous devons veiller à ce que notre système éducatif nourrisse la créativité de chacun de nos élèves, qu'il leur donne à tous les compétences et les connaissances dont ils ont besoin pour réaliser leur potentiel et qu'il leur offre la possibilité de réussir dans la vie et dans la carrière qu'ils choisiront.

Le prochain siècle comportera sa part de défis et d'espoirs pour les personnes du troisième âge aussi. Dans notre pays, leur nombre doublera d'ici à l'an 2030 et, grâce aux progrès de la médecine, l'Américain moyen qui vivra au milieu du
XXIe siècle atteindra l'âge de 82 ans, soit six ans de plus que l'espérance de vie d'aujourd'hui. Ces années supplémentaires procurent certainement beaucoup de satisfaction, mais elles compliquent les programmes fédéraux qui prodiguent une aide financière et des soins médicaux aux personnes âgées. L'une des grandes craintes de ceux parmi nous qui sont dans la fleur de l'âge — c'est-à-dire la génération née dans l'après-guerre —, c'est qu'en vieillissant nous constituerons un fardeau intolérable pour nos enfants à tel point que ceux-ci auront du mal à élever nos petits-enfants. À l'approche du nouveau millénaire, maintenant que nous jouissons d'une économie robuste et que nous assistons aux premiers excédents budgétaires depuis les années 1960, nous avons une occasion historique — et une obligation solennelle — de veiller à ce que le régime de retraite et la caisse d'assurance-maladie soient préservés pour le bien-être des futures générations, elles qui vivront dans une société où les hommes et les femmes mèneront une vie plus longue, plus active, plus productive.

Nous aurons beaucoup à faire au prochain siècle, tandis que nous nous emploierons à devenir une nation respectueuse de nos différences, fière de célébrer notre diversité et unie autour de valeurs communes. Maintenant que le nouveau millénaire approche à grands pas, marquons fièrement les étapes de cette évolution, réjouissons-nous des progrès accomplis et montrons-nous déterminés à réaliser de plus grandes percées encore dans les années à venir.
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Source: Revue électronique de l'Agence d'information des États-Unis, volume 4, numéro 2, juin 1999.

Les présidents Lyndon Johnson (1963-1969) et Bill Clinton (1993-2001) se sont révélés les hommes politiques américains les plus ouverts en matière de libertés et de droits à l'égard des minorités ethniques, raciales et sexuelles. Sous l'administration Clinton, d'importantes réformes législatives relatives à la sécurité sociale ont été proposées, puis adoptées par le Congrès. Ce démocrate de fin de siècle savait que les recettes du passé ne valaient plus rien et qu'il fallait recourir à de nouvelles formules. Mais Bill Clinton n'a pas réussi à atteindre tous ses objectifs, notamment ceux qui étaient reliés à ses projets de réformes touchant l'assurance maladie. De plus, son mandat fut entaché d'un scandale sexuel qui a terni sa réputation comme président.

En 1998, le Comité des conseillers économiques pour l'initiative sur la question raciale (pour le président Clinton) publiait un rapport intitulé Changing America: Indicators of Social and Economic Well-Being by Race and Hispanic Origin («L'Amérique en changement : les indicateurs du bien-être social et économique par la race et l'origine hispanique»).  Le rapport donnait un portrait assez complet de la situation aux États-Unis. En voici quelques extraits en version française:

L'Amérique en changement:
les indicateurs du bien-être social et économique par la race et l'origine hispanique

Plus on se rapproche du siècle prochain, plus la population des États-Unis frappe par la diversité de sa physionomie. Ces dernières années, les Latino-Américains et les groupes raciaux minoritaires (c'est-à-dire, pour les besoins du présent texte, les groupes raciaux et ethniques qui constituent moins de 50 % de la population et qui réunissent les Noirs d'origine non latino-américaine, les Asiatiques et les Amérindiens) ont enregistré une croissance démographique supérieure à celle de l'ensemble de la population. En 1970, ces groupes représentaient à eux tous 16% seulement de la population. En 1998, leur part atteignait 27%. Dans l'hypothèse du maintien des tendances actuelles, le Bureau du recensement prévoit qu'ils constitueront près de la moitié de la population des États-Unis d'ici à 2050. Bien que manifestement imprécises, ces projections indiquent que les États-Unis connaîtront une expansion considérable de la diversité raciale et ethnique au cours du siècle prochain.

L'immigration est la clé de cette évolution démographique. Elle a contribué à la croissance rapide de la population asiatique et latino-américaine depuis les années 1960. En 1997, 38 % des Latino-Américains et 61 % des Asiatiques étaient nés à l'étranger, contre 8 % de la population blanche, 6 % de la population afro- américaine et 6 % des Amérindiens. L'accroissement du nombre d'immigrants asiatiques et latino-américains observé ces dernières dizaines d'années tient essentiellement à la modification de la politique d'immigration. En particulier, la loi de 1965 mit fin au système des quotas liés à l'origine nationale, dont l'existence restreignait l'immigration en provenance de pays non européens. De même, la loi de 1986 relative à la réforme et au contrôle de l'immigration contribua à l'accroissement du nombre d'immigrants asiatiques et latino-américains, dans la mesure où beaucoup de clandestins profitèrent des nouvelles dispositions pour régulariser leur situation.

Parallèlement à la montée de l'immigration des Asiatiques et des Latino-Américains, la croissance démographique s'est considérablement ralentie dans l'ensemble des États-Unis, essentiellement à cause de la baisse du taux de fécondité de la population, noire comme blanche, d'origine non latino-américaine. Dès lors,
la part des Blancs non originaires d'Amérique latine diminue depuis 1970, et celle des Noirs n'a que légèrement augmenté.

La modification de l'identification raciale et ethnique a également favorisé l'épanouissement de cette diversité. C'est dans la population amérindienne que ces changements frappent le plus, car l'augmentation enregistrée ces dernières années est trop forte pour qu'on l'explique exclusivement par le recul du taux de mortalité, les naissances, l'immigration et les améliorations au niveau du recensement.
On est donc tenté de conclure que les personnes recensées sont plus susceptibles qu'autrefois de se définir comme étant d'origine amérindienne.

Il faut noter que l'évolution de la composition ethnique et raciale de la population à l'échelle nationale masque des différences d'une région à une autre aussi bien qu'à l'intérieur même des régions. La distribution géographique des groupes raciaux et ethniques a son importance, parce qu'elle influence le potentiel d'interactions sociales et économiques entre eux. Selon les projections faites par le Bureau du recensement en 1995,
c'était l'Ouest qui comptait la plus forte concentration de minorités (36 %), puis venaient le Sud (30 %), le Nord-Est (23 %) et le Centre (15 %). Les Noirs d'origine non latino-américaine sont les plus susceptibles de vivre dans le Sud, tandis que les Asiatiques, les Latino-Américains et les Amérindiens ont davantage tendance à s'installer dans l'Ouest.

D'autre part, la composition raciale varie selon que l'on se trouve en plein cœur des régions métropolitaines, dans leurs proches banlieues ou dans les zones non métropolitaines. On trouve généralement plus de Latino-Américains, de Noirs et d'Asiatiques que de Blancs d'origine non latino-américaine dans les centres des villes (en 1996 plus de la moitié des Noirs et des Latino-Américains et près du quart des Asiatiques vivaient dans un centre-ville, contre moins du quart des Blancs non originaires d'Amérique latine). À titre de comparaison, plus de la moitié des Blancs d'origine non latino-américaine, et 48 % des Asiatiques, vivaient en banlieue en 1996. Les Amérindiens sont de loin les plus susceptibles de s'installer loin des villes et des banlieues ; en 1990, près de la moitié d'entre eux résidaient hors de zones métropolitaines. [...]

Un grand nombre de caractéristiques démographiques affectent les conditions sociales et économiques des individus et elles expliquent en partie les différences socio-économiques entre eux. Par exemple,
l'immigration a fait régresser le statut socio-économique relatif de la population originaire d'Amérique latine dans la mesure où les immigrants venus de cette partie du monde ont tendance à avoir un niveau d'instruction et un revenu inférieurs à ceux de l'ensemble de la population latino-américaine.

La structure des ménages et la répartition des individus par tranches d'âge sont d'autres caractéristiques démographiques qui ont des effets importants sur la condition sociale et économique. En particulier, la croissance de la pauvreté des enfants est souvent associée à la progression de la part des familles monoparentales. Par rapport à 1970, la part de ces familles a augmenté dans tous les groupes mais elle est surtout importante parmi les Afro-Américains (38 %), les Amérindiens (26 %) et les Latino-Américains (26 %). De même, la structure des ménages est affectée par la condition économique ; par exemple, la tendance accrue des personnes âgées à vivre de façon autonome est liée au relèvement croissant de leur niveau de vie.

Les différences observées au niveau de la répartition des tranches d'âge dans la population pourraient bien affecter le taux de croissance de ces diverses tranches. On peut en dire autant des écarts constatés sur le plan économique et social. Par exemple, c'est parmi les enfants que le taux de pauvreté est le plus élevé, et parmi les jeunes adultes que le taux de délinquance est le plus fort. En moyenne, la population blanche d'origine non latino-américaine est considérablement plus âgée que l'ensemble de la population. Seulement 24 % des personnes de ce groupe ont moins de 18 ans, contre environ 30 % des Noirs d'origine non latino-américaine et des Asiatiques et environ 35 % des Amérindiens et des Latino-Américains. Les différences entre les groupes raciaux et ethniques en matière de répartition des âges reflètent les écarts enregistrés sur le plan du taux de mortalité, du taux d'immigration nette et de l'âge des immigrants.
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Cet article est extrait du deuxième chapitre du rapport intitulé Changing America : Indicators of Social and Economic Well-Being by Race and Hispanic Origin, publié en septembre 1998 par le Comité des conseillers économiques pour l'initiative sur la question raciale.

6.4 Le maintien des cultures distinctes

Les promoteurs les plus enthousiastes des cultures distinctes et du bilinguisme font entendre leurs voix au sein des organisations de défense des droits civils telles que la LULAC (League of United Latin American Citizens: Ligue des citoyens latins unis d'Amérique) et la MALDEF (Mexican American Legal Defense and Education Fund: Fonds d’éducation et d’aide juridique mexico-américaine).

- Une nation tolérante

Ceux qui préconisent le maintien de la diversité culturelle aux États-Unis croient que leur pays constitue une nation tolérante, une entité réellement multiculturelle dans laquelle toutes les composantes ont des droits et apportent leur contribution à l'ensemble. La diversité culturelle ouvrirait les marchés internationaux aux entreprises américaines et contribuerait à leur développement international. Le président démocrate Bill Clinton l'avait observé en déclarant (le 4 février 1997) que la diversité constituait la plus grande force du peuple américain:

My fellow Americans, we must never, ever believe that our diversity is a weakness — it is our greatest strength. Americans speak every language, know every county. People on every continent can look to us and see the reflection of their own great potential — and they always will, as long as we strive to give all of our citizens, whatever their background, an opportunity to achieve their own greatness. [Mes camarades américains, nous ne devons jamais, au grand jamais, croire que notre diversité est une faiblesse; c'est notre plus grande force. Les Américains parlent toutes les langues, connaissent tous les pays. Les peuples de tous les continents peuvent nous regarder et voir en nous le reflet de leur propre grand potentiel. Et ils le feront toujours, aussi longtemps que nous nous efforcerons de donner à tous de nos citoyens, quelle que soit leur origine, l'occasion de réaliser leurs ambitions personnelles.]

Rappelons qu'en août 2000 le président Clinton a signé un décret (EO 13166) intitulé Improving access for people of limited English proficiency («Décret améliorant l'accès aux services pour les personnes dont les compétences sont limitées en anglais»). Ce décret obligeait toutes les agences fédérales à s'adresser aux non-anglophones dans leur langue. La raison invoquée était que les non-anglophones avaient droit aux mêmes services que les anglophones.

- L'atout du bilinguisme

Les partisans du maintien des cultures distinctes sont également favorables aux politiques de bilinguisme instaurées par le gouvernement fédéral au début des années 1970, notamment en matière d'éducation et dans certains services publics (élections, tribunaux, hôpitaux, etc.). Ils croient que le bilinguisme est un atout et que l'enseignement bilingue favorise l'apprentissage de l'anglais. De nombreux éducateurs et spécialistes de l'enseignement croient que l'enseignement bilingue est la clé de la réussite pour alphabétiser les enfants dans leur langue avant de passer à l'anglais.

Depuis les années 1960 et 1970, l'enseignement bilingue fait l'objet d'un débat national. Aux yeux de nombreux éducateurs, l'enseignement bilingue, c'est-à-dire l'enseignement dans la langue maternelle de l'enfant et en anglais, doit être nécessaire mais transitoire. La langue maternelle de l'enfant doit être utilisée à des fins pédagogiques, en permettant à celui-ci d'acquérir des compétences cognitives et d'éviter tout retard scolaire en raison de sa faible maîtrise de l'anglais. Lorsque l'élève parvient à maîtriser suffisamment l'anglais, l'enseignement de la langue maternelle devrait prendre fin. En théorie, il est même souhaitable de continuer à accorder une certaine attention au patrimoine et à la culture de l'enfant, mais le but fondamental, du moins selon la législation fédérale, est d'amener les élèves allophones à s'intégrer graduellement dans des salles de classe entièrement en anglais. En d'autres termes, les enfants doivent apprendre l'anglais tout en recevant leur instruction en espagnol durant leurs études primaires. Bien que les enseignants s'évertuent à démontrer que le but ultime de l’éducation bilingue est l'apprentissage de l’anglais, beaucoup d'Américains croient que c'est nuisible, car on favoriserait ainsi le «séparatisme ethnique». 

Lorsqu'il était candidat à la présidence des États-Unis, Barack Obama avait donné une certaine idée de ce qu'il pensait de la question linguistique dans son pays. Il était un partisan du «bilinguisme individuel». Le candidat Obama s'était senti presque coupable en juillet 2008, à l'hôtel de ville de Dayton (Ohio), du fait qu'il ignorait les langues étrangères: "I don't speak a foreign language. It's embarrassing!" («Je ne parle pas de langue étrangère. C'est gênant»). En mars 2006, il avait aussi déclaré: "I speak Indonesian and a little Spanish." («Je parle indonésien et un peu l'espagnol»). Mais son point de vue sur la question linguistique était plus précis au moment de sa déclaration du 9 juillet 2008 à Powder Spring en Géorgie. Barack Obama considérait qu'il était nécessaire que les immigrants apprennent l'anglais, mais qu'il était tout aussi utile que les Américains apprennent aussi des langues étrangères dès leur plus jeune âge. Le futur président faisait preuve d'une grande ouverture d'esprit pour les autres cultures, ce qui est rare, même chez les intellectuels américains:

You know, I don't understand when people are going around worrying about, "We need to have English-only." They want to pass a law, "We want English-only."

Now, I agree that immigrants should learn English. I agree with that. But understand this. Instead of worrying about whether immigrants can learn English -- they'll learn English -- you need to make sure your child can speak Spanish. You should be thinking about, how can your child become bilingual? We should have every child speaking more than one language.

You know, it's embarrassing when Europeans come over here, they all speak English, they speak French, they speak German. And then we go over to Europe, and all we can say [is], "Merci beaucoup." Right?

You know, no, I'm serious about this. We should understand that our young people, if you have a foreign language, that is a powerful tool to get a job. You are so much more employable. You can be part of international business. So we should be emphasizing foreign languages in our schools from an early age, because children will actually learn a foreign language easier when they're 5, or 6, or 7 than when they're 46, like me.
[Vous savez bien, je ne comprends pas que les gens s'inquiètent au sujet de «Nous devons seulement savoir l'anglais». Ils veulent faire adopter une loi du type «Nous voulons seulement l'anglais».

Maintenant, j'admets que les immigrants devraient apprendre l'anglais. Je suis d'accord avec cela. Mais comprenez ceci. Au lieu de vous préoccuper de savoir si les immigrants peuvent apprendre l'anglais
ils l'apprendront , vous devez vous assurer que votre enfant puisse parler l'espagnol. Vous devriez vous demander comment votre enfant peut devenir bilingue. Nous devrions faire en sorte que chaque enfant apprenne plus d'une langue.

Vous le savez, c'gênant lorsque les Européens viennent ici, ils parlent tous anglais, ils parlent français et ils parlent allemand. Et ensuite nous allons en Europe et tout que nous pouvons dire, c'est «Merci beaucoup», n'est-ce pas ?

Vous le savez bien, non, je suis sérieux à ce sujet. Nous devons comprendre que pour nos jeunes, connaître une langue étrangère constitue un puissant outil pour obtenir un emploi. Vous êtes d'autant plus aptes d'être embauchés. Vous pouvez participer aux affaires internationales. Donc, nous devons mettre l'accent sur les langues étrangères dans nos écoles dès le plus jeune âge, parce que les enfants apprennent en réalité une langue étrangère plus facilement quand ils ont cinq, six ou sept ans que lorsqu'ils ont 46 ans comme moi.]

Évidemment, de nombreux Américains ont critiqué cette prise de position du candidat Obama en faveur du multilinguisme, car ils craignaient d'être obligés d'apprendre l'espagnol. Le président Obama avait compris que les compétences linguistiques, surtout en espagnol mais aussi en d'autres langues, peuvent être reconnues et valorisées par le marché hispanique, ce qui encourage le bilinguisme. Bien que la langue des affaires reste indéniablement l’anglais, y compris sur le plan international, rien n’interdit aux Anglo-Américains d'apprendre l’espagnol afin d'augmenter leurs possibilités d'avancement, tout comme le reste du monde se met à l’anglais pour faire des affaires. Admettons cependant que la motivation des Américains pour apprendre une langue étrangère est d’autant plus faible que l’anglais est en voie de s'imposer partout dans le monde.

De fait, un sondage, qui a eu lieu il y a quelques années, indiquait que 52,7% des Européens parlaient couramment à la fois leur langue maternelle et une autre langue, alors qu'aux États-Unis ce pourcentage atteignait seulement 9,3%. En juillet 2015, le "Pew Research Center" de Washington révélait que, si l'apprentissage d'une langue étrangère était indispensable en Europe, il ne l'était pas aux États-Unis. Qui plus est, l'étude d'une deuxième langue étrangère pendant au moins un an est obligatoire dans plus de 20 pays européens. Dans la plupart de ces pays, selon un rapport d'Eurostat de 2012, les étudiants commencent à étudier leur première langue étrangère en tant que matière scolaire obligatoire dès l'âge de 6 à 9 ans. Bien que la plupart des pays européens exigent que les élèves apprennent l'anglais comme langue étrangère, d'autres langues sont également enseignées, surtout le français et l'allemand, mais aussi l'espagnol et le russe dans certaines parties du continent.

Pendant ce temps, aux États-Unis, il n'existe pas d'exigences nationales pour les langues étrangères, et ce, à quelque niveau d'instruction que ce soit. Plusieurs États permettent à des districts scolaires de définir certaines exigences linguistiques pour l'obtention du diplôme d'études secondaires, mais les taux d'apprentissage demeurent très bas en ce qui a trait à l'offre de cours en langue étrangère. En réalité, peu d'Américains déclarent parler une autre langue que l'anglais, car selon une enquête de 2006, seulement 25 % des adultes américains, dont 17 % d'Hispaniques, reconnaissaient parler une autre langue. État donné que ce résultat comprend les adultes issus de l'immigration, il ne reste que fort peu d'Américains à parler une autre langue, probablement moins de 8 %.

Rares aujourd'hui sont les intellectuels libéraux américains qui voient dans le bilinguisme un quelconque avantage. Dans International Dimensions of Bilingual Education, Gary Orfield (né en 1941), alors professeur d'éducation et de politique sociale à l'Université de Harvard, admet être l'un de ceux-là (1978):

Il semblerait qu'on soit passé, sans débat national sérieux, d'une politique d'assimilation poussée à une politique de séparation culturelle et linguistique. Je crois qu'il y a une meilleure voie: il faut intégrer les enfants hispaniques dans des écoles qui respectent leur tradition culturelle et qui encouragent les autres enfants à étudier la langue et la littérature espagnole dans un milieu bilingue naturel.

Ce genre d'approche n'a jamais été vraiment étudié aux États-Unis parce que les langues minoritaires sont en général très dévalorisées. Un système d'éducation ouvert au pluralisme culturel et linguistique heurte de front la grande majorité des Américains blancs, ce que Gary Orfield appelle la Anglo-conformity, la conformité aux valeurs anglophones, pour qui toute manifestation extérieure de pluralisme s'oppose à l'uniformité culturelle de la Grande Nation américaine blanche et anglo-saxonne, ceux qu'on appelle les WASP, les White Anglo-Saxon Protestant («les Anglo-Saxons protestants blancs»).

Pourtant, Gary Orfield est convaincu que l'éducation bilingue est également devenue essentielle en raison des résultats relativement médiocres de tant d'enfants portoricains et mexicains, et de leur taux d'abandon élevé dans les écoles. Les enseignants en espagnol spécialisés en éducation bilingue soutiennent, pour leur part, qu'il existe au moins cinq bonnes raisons pour lesquelles beaucoup de jeunes hispanophones abandonnent leurs études:

1) Beaucoup d'élèves hispanophones ont pris d'énormes retards scolaires parce qu'ils ne savaient pas beaucoup d'anglais; une fois au secondaire, ils ont été dépassés et se sont découragés.
2) Beaucoup d'élèves se sont plaints de l'attitude négative de certains enseignants à l'égard des hispanophones, souvent en raison de la couleur de leur peau, de leur accent et de leur mauvaise maîtrise de l'anglais.
3) Du fait que de nombreux élèves n'entendent pas parler l'anglais à la maison ou dans les quartiers où ils vivent, ils reçoivent peu d'aide pour lire et écrire l'anglais.
4) À défaut de voir la pertinence ou les avantages économiques de l'éducation complémentaire, ils ont quitté l'école pour trouver un emploi peu rémunérateur dès qu'ils le pouvaient.
5) Enfin, il existerait chez les hispanophones un pourcentage élevé d'enfants avec une mère monoparentale et d'enfants abandonnés dans les bidonvilles hispaniques, ce qui crée un environnement défavorable pour rester à l'école et apprendre l'anglais.

En pratique, un immigrant mexicain aurait le choix entre deux modes d'intégration: ou bien il s'assimile dans le melting pot, ou bien il préserve sa langue et sa culture en recourant aux programmes publics réservés aux minorités. Dans ce dernier cas, le «melting pot» fait place au «saladier» (salad bowl).  Bref, le bilinguisme peut être perçu comme un avantage qu'il convient de cultiver tant pour l'individu que pour la société. Dans ces conditions, l'enseignement bilingue, parce qu'il est subventionné et imposé par le gouvernement fédéral, ne représente-t-il pas une forme de reconnaissance officielle?

6.5 Les avantages de la diversité culturelle
 

Pour l'ancien président Bill Clinton, la diversité ethnique et linguistique constituait un atout; il en était ainsi pour l'un de ses successeurs, Barack Obama, le 44e président des États-Unis. Dans son discours du 4 novembre 2008, au soir de sa victoire, celui-ci pouvait affirmer que la devise des États-Unis  — E pluribus unum (du latin «Un seul à partir de plusieurs») — s'était concrétisée au moment de son élection:

It’s the answer spoken by young and old, rich and poor, Democrat and Republican, black, white, Latino, Asian, Native American, gay, straight, disabled and not disabled – Americans who sent a message to the world that we have never been a collection of Red States and Blue States: we are, and always will be, the United States of America. [C'est la réponse des riches et des pauvres, des démocrates et des républicains, des Noirs, des Blancs, des Latinos, des Asiatiques, des Américains d'origine, des homosexuels, des hétérosexuels, des handicapés et des valides. Les Américains ont adressé un message au monde – nous ne sommes pas un amalgame d'États républicains ou démocrates ; nous sommes, et nous serons toujours, les États-Unis d'Amérique.]

C'était là un discours totalement différent de celui que les Américains allaient devoir entendre le 20 janvier 2017, à l'investiture du 45e président, Donald Trump, qui préférera pourfendre toutes les minorités: ethniques, linguistiques, sexuelles, religieuses, etc.

Barack Obama, le premier président américain descendant d'une famille non WASP, d'origine négro-africaine par surcroît, ne croyait pas que la diversité culturelle était une menace pour l'unité nationale. À son premier discours, le 20 janvier 2009, comme président des États-Unis, Barack Obama déclarait:

For we know that our patchwork heritage is a strength, not a weakness. We are a nation of Christians and Muslims, Jews and Hindus - and non-believers. We are shaped by every language and culture, drawn from every end of this Earth; and because we have tasted the bitter swill of civil war and segregation, and emerged from that dark chapter stronger and more united, we cannot help but believe that the old hatreds shall someday pass; that the lines of tribe shall soon dissolve; that as the world grows smaller, our common humanity shall reveal itself; and that America must play its role in ushering in a new era of peace.
[Nous savons que notre héritage multiple est une force, pas une faiblesse. Nous sommes une nation de chrétiens et de musulmans, de juifs et d'hindous, et de non-croyants. Nous avons été formés par chaque langue et chaque culture, venues de tous les coins de la terre; et parce que nous avons goûté à l'amertume d'une guerre civile et de la ségrégation, et que nous avons émergé de cette période sombre plus forts et plus unis, nous ne pouvons pas nous empêcher de croire que les vieilles haines vont un jour disparaître, que les frontières tribales vont se dissoudre, que pendant que le monde devient plus petit, notre humanité commune doit se révéler; et cette Amérique doit jouer son rôle en donnant l'élan d'une nouvelle ère de paix.]

Cette élection présidentielle pouvait laisser croire que l'idéologie du melting pot avait fait son temps pour faire place à la diversité. Néanmoins, de nombreux Américains n'arrivaient encore pas à croire qu'un Noir soit leur président; ils ne pouvaient l'accepter. Ce sont eux qui accusèrent Obama d'être un étranger, un socialiste, un marxiste, un raciste, un musulman, un sans-cœur qui débrancherait les personnes âgées, etc. Il y a aussi le fait que la légitimité des présidents démocrates, par exemple Franklin Roosevelt, Harry Truman, Bill Clinton et Barack Obama, a régulièrement été remise en question par les Américains ultraconservateurs qui les ont généralement accusés de «complicité avec le communisme», une idéologie qui fait bien sourire aujourd'hui. Mais certains analystes de la politique américaine ne voient rien d'anormal dans le fait que les présidents démocrates soulèvent des réactions excessives au sein d'une certaine droite religieuse, sectaire et républicaine. En niant qu’Obama soit né aux États-Unis, Donald Trump se positionnait comme celui qui pouvait protéger les États-Unis en capitalisant sur les sentiments antimusulmans de beaucoup de suprémacistes blancs en insinuant qu’Obama était un musulman né à l’étranger.

Dans son ensemble, le peuple américain est très conservateur, et beaucoup de citoyens sont même ultraconservateurs, surtout parmi les hommes blancs peu instruits et de condition modeste. Par exemple, dans les années 1960, plusieurs électeurs américains étaient très préoccupés par la foi catholique de John F. Kennedy, car ils craignaient qu'il prenne ses ordres directement du pape! Aujourd'hui, un candidat à la présidence qui se présenterait comme athée ne gagnerait très probablement pas l’investiture d’un grand parti pour la présidentielle ou même les sénatoriales, car ce choix religieux constituerait un handicap politique majeur.  Les individus qui ne vient pas aux États-Unis, notamment les Européens et les Canadiens, ne s'imaginent pas à quel point certains États du sud des États-Unis sont des théocraties sans le nom. Les États-Unis, c'est le pays qui a envoyé un homme sur la Lune, mais c'est également un pays rétrograde dirigé par de petits ayatollahs chrétiens. C'est un pays à l'avant-garde des sciences et de la technologie, mais également ultraconservateur et fortement réticent au changement. Ainsi, les États-Unis demeurent l’un des trois seuls pays au monde, avec le Liberia et le Myanmar, qui n'utilisent pas le système métrique. Cette obstination à employer un système de mesure suranné provoque bien des confusions qui conduisent parfois à des échecs vexants.

Un sondage réalisé en 2014 par le Pew Research Center révèle que les Américains seraient plus défavorables aux athées qu'à tous les autres groupes religieux, y compris les musulmans. Même une orientation politique fondée sur les notions de «collectivité»», de «coopération» et d'«égalité sociale» serait très mal perçue, car elle serait associée à du «socialisme», une hérésie à combattre, comparable à la fameuse «Peur rouge» ("Red Scare") désignant les dangers du communisme soviétique.

7 Les opposants à la diversité

La plupart des Américains anglo-saxons (White Anglo-Saxon Protestants ou suprémacistes blancs) éprouvent de grandes réticences devant la diversité culturelle. Ils souhaitent la bienvenue aux immigrants, mais à la condition de laisser leur culture et leur langue derrière eux. C'est une préoccupation constante au sein de la population anglo-saxonne qui craint que la pratique du bilinguisme nourrisse un «séparatisme ethnique» ("ethnic separatism") et un «nationalisme hispanique» ("Hispanic nationalism"). Le maintien des cultures et des langues est perçu comme une forme d'atteinte à l'intégrité de la nation définie en tant qu'«anglo-saxonne» et linguistiquement «homogène». La plupart des immigrants de toutes races et de toutes couleurs se sont bien intégrés au sein de la société américaine jusqu'à ces dernières décennies, mais les nouveaux arrivés latino-américains semblent résister à cette intégration. 

Or, tout membre d'une ethnie ou d'un pays autre est accepté aux États-Unis, à la condition d'avoir adopté les valeurs de la religion protestante et de la langue anglaise. La «révolte ethnique» contre le melting pot est perçue comme un refus d'une culture commune et d'une société unifiée. C'est pourquoi les lois sur l'immigration adoptées par les administrations fédérales précédentes sont maintenant considérées comme de «dangereuses passoires». Elles permettraient, par exemple, aux Latinos de sauvegarder leur religion (le catholicisme), leurs coutumes (les tacos) et leur langue (l'espagnol). 

C'est aussi une question de pouvoir de la part des WASP ("White Anglo-Saxon Protestants") qui espèrent ainsi garder sous leur contrôle la religion et la langue des communautés issues de l'immigration. Dans un discours à la nation américaine, l'ancien président George W. Bush (fils) déclarait en mai 2006:

[...] We must honor the great American tradition of the melting pot, which has made us one nation out of many peoples. The success of our country depends upon helping newcomers assimilate into our society, and embrace our common identity as Americans. Americans are bound together by our shared ideals, an appreciation of our history, respect for the flag we fly, and an ability to speak and write the English language. English is also the key to unlocking the opportunity of America. English allows newcomers to go from picking crops to opening a grocery, from cleaning offices to running offices, from a life of low-paying jobs to a diploma, a career, and a home of their own. When immigrants assimilate and advance in our society, they realize their dreams, they renew our spirit, and they add to the unity of America. [...] [...] Nous devons honorer la grande tradition américaine du creuset, qui a fait de nous une nation constituée de nombreux peuples. Le succès de notre pays dépend de l'aide aux nouveaux venus pour qu'ils s'assimilent à notre société et embrassent notre identité commune en tant qu'Américains. Les Américains sont unis par des idéaux partagés, une estime de leur histoire, un respect pour le drapeau que nous faisons flotter et la capacité de parler et d'écrire l'anglais. L'anglais est aussi la clef pour accéder aux opportunités qu'offre l'Amérique. L'anglais permet aux nouveaux venus de passer de la cueillette agricole à l'ouverture d'une épicerie, du ménage de bureau à la gestion des employés, d'un emploi peu rémunéré à l'accès à un diplôme, à une carrière et à une maison bien à eux. Quand les immigrants s'assimilent et progressent dans notre société, ils réalisent leurs rêves, renouvellent notre âme et ajoutent à l'unité de l'Amérique. [...]

L'Amérique dont parlait George W. Bush se trouve évidemment à l'intérieur des frontières des États-Unis, donc ni au Canada, ni au Mexique, ni nulle part ailleurs. Dans son discours à la nation, l'ancien président américain manifestait son intention de signer un décret créant une «mission» qui favoriserait chez les nouveaux arrivants l'apprentissage de l'anglais, ainsi que la connaissance des institutions et de l'histoire des États-Unis.

7.1 L'emprise traditionnelle des WASP suprémacistes dans la société américaine

Ce sont surtout des Européens blancs dissidents, de religion protestante et de langue anglaise, qui ont fondé la nation américaine et lui ont donné sa langue, sa culture et ses valeurs fondamentales, ainsi que ses idéaux politiques de liberté et d'égalité, lesquels ont présidé à la création des institutions actuelles, le tout faisant partie intégrante de l’identité américaine. Bien qu'il y ait certaines nuances à apporter sur la diversité des courants protestants à l'époque de la colonisation et sur la variété des cultures anglaise, écossaise, galloise et irlandaise, la prémisse demeure la même: ce sont traditionnellement les White Anglo-Saxon Protestants (WASP) qui sont à l'origine de l'histoire des États-Unis que l'on connaît aujourd'hui et qu'on appelle les «suprémacistes». 

Les WASP ou White ethnics ont toujours imposé leur langue, leur culture et leur mode de vie; ils ont fait du protestantisme la «religion de référence» aux États-Unis. Ainsi, le président Woodrow Wilson (1913-1921), tout en étant un grand défenseur du «droit des peuples à disposer d'eux-mêmes», croyait en même temps à la supériorité de la race blanche ("white supremacy"). Pour Wilson, ce droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ne s'étendait pas à tous les peuples du monde, mais uniquement aux peuples colonisés par les Européens et aux peuples d'Europe de race blanche soumis à l'Empire ottoman (Serbes, Croates, Monténégrins, Bosniaques, etc.), ce qui excluait néanmoins les Noirs d'Afrique ou d'Amérique. Par voie de conséquence, les Kurdes, pour prendre ce seul exemple, n'entraient pas davantage dans cette catégorie. Le président Wilson ne considérait pas toutes les races comme fondamentalement égales et il n'avait pas l'intention de les rendre égales dans son pays au moyen d'une quelconque loi fédérale. D'ailleurs, sa réticence à faire entrer les États-Unis en guerre découlait de sa crainte d'affaiblissement de la race blanche ("the white race disclosed").

Selon les normes de notre époque, Woodrow Wilson passerait aujourd'hui non seulement pour un suprémaciste blanc, mais surtout pour un «raciste extrême» :

The white men of the South were aroused by the mere instinct of self-preservation to rid themselves, by fair means or foul, of the intolerable burden of governments sustained by the votes of ignorant negroes and conducted in the interest of adventurers.

Negro rule under unscrupulous adventurers had been finally put an end to in the South, and the natural, inevitable ascendancy of the whites, the responsible class, established.

[Les hommes blancs du Sud ont été stimulés par le simple instinct de conservation à se débarrasser par eux-mêmes, par des moyens justes ou condamnables, du fardeau intolérable des gouvernements soutenus par les votes de nègres ignorants et soumis aux intérêt des aventuriers.

La domination des nègres à l'époque des aventuriers sans scrupules a été finalement supplantée dans le Sud et l'ascendant naturel et inévitable des Blancs, la classe responsable, a été instaurée.]

En fait, le président Woodrow Wilson était un ségrégationniste assumé et, en sa qualité de président de la Princeton University du New Jersey, l'un des établissements universitaires les plus prestigieux au monde (avec l'université Harvard et l'université Yale), il a empêché les Noirs de s'inscrire dans «son» établissement. Par la suite, il a imposé la ségrégation dans les bureaux du gouvernement et a soutenu que les «hommes blancs civilisés» ("civilized white men") ne pouvaient pas s'attendre à travailler avec des «hommes noirs barbares» ("barbarous black men"). Le président Wilson ne faisait que refléter une partie de ses concitoyens qui pensaient exactement comme lui.

7.2 La peur des WASP

À la suite de la Première Guerre mondiale, les WASP américains n'ont jamais cessé de perdre leur prépondérance démographique. Depuis, ils se sont laissé tenter par des lois sur l'unilinguisme anglais et des lois discriminatoires, notamment en Californie, en Arizona et en Alaska, où ils ont essayé d'interdire l'enseignement bilingue aux enfants immigrés et aux autochtones. Devant la menace hispano-catholique et la montée de l'islam dans le monde, les WASP, appelés maintenant les suprémacistes blancs, craignent pour leur religion et leur culture: certains brandissent la Bible qui devient le symbole de leur combat.

Pour le moment, les Mexicains constitueraient le plus grand danger pour l'identité américaine en raison de leur nombre, de leur proximité, de leur concentration régionale, de leur fertilité et de leur résistance non pas tant à apprendre l'anglais qu'à l'idée de la perte éventuelle de l'espagnol. Dans un pays encore contrôlé par les WASP, le caractère latin et méridional des Américano-Mexicains fait craindre le pire! D'ailleurs, la société américaine semble de plus en plus friande de religion et de fabulation «conspirationniste» ou ésotérique. En 2016, le candidat à l'investiture républicaine pour la présidence des États-Unis, Donald Trump, était un parfait représentant des suprémacistes blancs.  

Si le nationalisme blanc a pris de l'importance avec l'arrivée au pouvoir de Barack Obama, il a fallu attendre la campagne présidentielle de Donald Trump pour légitimer les partisans de la supériorité blanche avec leurs discours racistes. En misant sur les préjugés racistes, xénophobes, voire bigots, de nombreux Américains, Donald Trump a réussi à faire le plein de ceux qui s'opposent au multiculturalisme ou qui se sentent comme des laissés-pour-compte de la mondialisation. Il s'est présenté comme le champion d'une Amérique fondamentalement blanche et a ainsi stimulé l'extrême droite américaine. Non seulement il a vilipendé les immigrants mexicains comme des trafiquants de drogue et des violeurs, mais il a rassuré les suprématistes en affirmant faussement que les Afro-Américains étaient responsables de 80 % des meurtres de Blancs. L'élection de Trump a rendu plus acceptable le nationalisme blanc comme courant politique.

Les suprémacistes blancs réagissent agressivement, car ils ne voient pas d'un bon œil cette Amérique moderne, multiraciale et pas seulement blanche, mais aussi multiethnique et diverse sur les plans sociologique, idéologique, religieux et politique. Cette Amérique-là abrite des habitants qui sont de différentes religions ou même des non-pratiquants, et non seulement des protestants, encore moins des anglicans. Or, si depuis un siècle, les États-Unis sont devenus le cœur de l’économie mondiale, pour ne pas dire son centre de gravité, c’est précisément parce que certains Américains ont été à la fois ouverts sur le monde et confiants envers l’avenir. Pour ne pas avoir à subir le futur, ils ont choisi de le créer eux-mêmes, en attirant des universitaires, des ingénieurs et des entrepreneurs du monde entier, et en acceptant de voir disparaître des pans entiers de leur économie pour mieux se consacrer à d’autres en devenir.

Cette nouvelle Amérique fait peur aux suprémacistes blancs (WASP), qui voient poindre à l'horizon la fin de leurs pouvoirs traditionnels sur la société américaine. Le ressac des suprémacistes s'est notamment manifesté avec virulence à l'occasion des élections présidentielles américaines de novembre 2016. On a alors beaucoup parlé de la «colère de l’homme blanc», celui qu'on désigne par l'expression anglaise "angry white man". C'est lui qui, du moins en partie, a élu Donald Trump ce 8 novembre 2016. La métamorphose qui est en train de modifier radicalement les États-Unis inquiète au plus haut point les White Anglo-Saxon Protestants, car ils craignent de voir leur pays leur échapper. C'est pourquoi un slogan tel que "Make America White again" de Donald Trump a fait fureur auprès d'une certaine partie de la population.

En 2015, les politicologues Marisa Abrajano et Zoltan L. Hajnal ont publié un livre intitulé White Backlash dans lequel ils démontrent comment les Blancs ayant une opinion négative des minorités et des immigrants ont tendance à voter républicain; cette tendance incite beaucoup de vieux démocrates blancs à se rallier aux républicains.

 Les partisans de Donald Trump ont adhéré apparemment à une tradition politique américaine qui désavoue formellement le racisme tout en soutenant un candidat qui propose un vaste programme de discrimination à l'égard des immigrants et des minorités. Non seulement ces partisans ne se considèrent pas comme racistes, mais ils se perçoivent même comme antiracistes. Il n'est pas aisé d'expliquer cette colère de l’homme blanc que personne n’a semblé voir venir, une colère qui a fait mentir les sondages et toutes les analyses prédisant une victoire de la démocrate Hilary Clinton. En fait, il suffit parfois qu'un politicien dise aux gens ce qu'ils veulent entendre, qu'il s'applique avec emphase à les conforter dans leurs appréhensions et leurs peurs, notamment sur la religion, la langue ou la nation, pour qu'il soit porté aux nues.

En conséquence, beaucoup d'Américains blancs en viennent à se demander s'il convient encore de sauvegarder les différences culturelles ou de chercher plutôt à les réduire. Autrement dit, faut-il assimiler, c'est-à-dire angliciser les immigrants en les brassant dans le melting pot ou devrait-on maintenir ces différences raciales et ethniques afin de créer une société pluraliste? Ces deux points de vue ont chacun leurs partisans. Une enquête menée en 1994 dans l'ensemble du pays par le National Opinion Research Center (Centre national de recherches sur les opinions) présentait la problématique de la façon suivante : «Certaines personnes considèrent qu'il vaut mieux pour le pays que les divers groupes ethniques et raciaux conservent leurs cultures respectives. D'autres estiment qu'il vaut mieux que les groupes changent pour mieux s'assimiler à l'ensemble de la société, dans l'esprit du creuset.»

Il était demandé aux répondants de se situer sur une échelle allant du «maintien des cultures distinctes» (pluralisme) à la «fusion dans la société» (assimilation). Grosso modo, un tiers des Américains s'est déclaré en faveur du pluralisme, un tiers pour l'assimilation et le troisième tiers s'est placé entre ces deux pôles.

7.3 Le repli sur soi de l'homme blanc

Pendant la campagne présidentielle de 2016, le candidat républicain, Donald Trump, a constamment misé sur un protectionnisme accru, sur le contrôle de l'immigration, sur l'isolationnisme et sur la répression dans le but de revivifier son Amérique multiraciale avec comme mot d'ordre: "Make America great again" (MAGA), qui rappelle la prétendue dignité perdue du peuple américain. En fait, l'élection de novembre 2016 à la présidence américaine apparaît plutôt cohérente avec le mouvement de repli et la vague de populisme qui soufflent sur l’Europe depuis quelque temps. Les Américains ont ainsi vécu un «Brexit» à leur manière: protectionnisme, discours anti-immigrants, misogynie, peur, haine, catastrophisme, etc. Le discours anti-immigration n’a pas laissé insensibles ceux qui entendent défendre une Amérique perçue comme menacée de disparition sous le poids démographique des minorités.

Cette préoccupation identitaire de la «suprématie blanche» est considérée comme l’une des caractéristiques principales de l’élection de 2016. Les "Loyal White Knights" («fidèles chevaliers blancs») du Ku Klux Klan veulent à tout prix rendre l’Amérique sa race blanche et chrétienne; et ils ne se sont pas gênés pour réaffirmer leur haine du métissage, de l’homosexualité et de l’avortement, et font du «séparatisme racial» la base de leur programme, et ce, au nom de «la loi de Dieu» :
 

We do not hate any group of people! However, we do hate some things that certain groups are doing to our race and our nation. We hate drugs, homosexuality, abortion and race-mixing, because these things go against God's law and they are destroying all white nations. But rather than focus on hate, we try to focus on the love of our race. We Love for our Lord and Savior and our Country.

Our goal is to help restore America to a White Christian nation, founded on God's word. This does not mean that we want to see anything bad happen to the darker races ... we simply want to live separate from them ... As GOD intended. It is a simple fact that whenever these races try to integrate themselves into White society, that society is damaged immensely ... perhaps even destroyed altogether.
[Nous ne détestons aucun groupe de personnes! Cependant, nous détestons certaines choses que certains groupes font à notre race et à notre nation. Nous détestons la drogue, l'homosexualité, l'avortement et le mélange des races, parce que ces choses vont à l'encontre de la loi de Dieu et elles détruisent toutes les nations blanches. Mais plutôt que de nous concentrer sur la haine, nous essayons de nous concentrer sur l'amour de notre race. Nous aimons notre Seigneur et notre Sauveur, et notre pays.

Notre but est d'aider à restaurer l'Amérique en une nation chrétienne blanche, fondée sur la parole de Dieu. Cela ne signifie pas que nous voulons voir quelque chose de mauvais arriver aux races plus foncées... nous voulons simplement vivre séparés d'eux... Comme DIEU l'a voulu. C'est un fait évident que chaque fois que ces races essaient de s'intégrer dans la société blanche, celle-ci est immensément endommagée... peut-être même détruite.]

Des citoyens américains qui ont grandi avec des privilèges raciaux et masculins, craignent que ces privilèges leur échappent. Il se sont découvert un goût pour le vieux monde traditionnel fortement hiérarchisé et ils ne veulent tout simplement pas renoncer aux privilèges de leur race, de leur nation ou de leur sexe. Ils estiment, à tort ou à raison, que la libéralisation et la mondialisation constituent un racket qui profite à une minuscule élite aux dépens des masses. C'est pourquoi ils ont trouvé en Donald Trump l’homme capable de les ramener à une époque qu'ils ne veulent pas voir disparaître. Les Américains donc ont élu un homme de 70 ans qui leur a promis de restaurer «l’Amérique d’avant» : celle d'avant l’Obamacare, celle des Chevrolet Cruze "made in USA", celle des Latinos qui n’avaient pas encore envahi le pays. C'est cette Amérique-là que les suprémacistes d'aujourd'hui veulent faire revivre! Compte tenu de la présence d’un nombre croissant des membres des minorités, avec des Noirs et des femmes qui se retrouvent parfois dans des postes influents, le monde des privilèges des Blancs a paru en péril. Il se trouve que la présidence de Barack Obama n'a fait que renforcer cette crainte et a nourri la «peur de l’Autre»; la seule présence d'un président noir pour beaucoup d'Américains paraissait déjà comme un outrage. Dans ce même ordre d'idées, le fait d'élire une femme (Hillary Clinton) à la présidence aurait ajouté l’insulte à l’injure. 

Elle semble bien révolue l'époque où la puissance économique et militaire se combinait à la tolérance intellectuelle et culturelle! L'Amérique d'aujourd'hui se retranche dans l'intolérance, l'isolationnisme ou le repli sur soi! Certains y voient déjà un signe du déclin de l'empire américain! Il faudrait sans doute se souvenir que la grande civilisation arabo-musulmane avait été au plus haut degré de son histoire lorsque, au VIIIe siècle, elle s'était montrée tolérante, diverse, ouverte à tous les courants de pensée qui préexistaient, avide de tous les savoirs. Par la suite, fermé au monde extérieur, le monde arabo-musulman avait vécu marginalisé, à l’écart de la société internationale; il avait cultivé des stéréotypes hérités d’un passé révolu, non conforme aux réalités contemporaines. Les États-Unis vont-ils l'imiter et devenir aussi vulnérables? Est-ce le début du déclin de l'empire américain? Lorsque le déclin se produira, il sera lent, c'est certain!

8 La question linguistique aux États-Unis

Les questions linguistiques n'intéressent pas nécessairement tous les dirigeants politiques, sauf quand des problèmes de cet ordre surgissent et pourrissent le climat social et qu'ils se transforment en enjeux politiques. Aux États-Unis, la question linguistique est généralement circonscrite à certaines sphères telles que la reconnaissance des langues minoritaires qui menacerait l'unité nationale, l'officialisation de l'anglais comme langue unique, le contrôle de l'immigration, l’identité et la citoyenneté américaines, l'enseignement bilingue, etc. Sous la poussée de l’évolution démographique récente, les questions d’intégration et d’assimilation se posent avec plus d'acuité. Alors que la moitié des grandes villes américaines sont habitées par une majorité de gens de couleur, les «accommodements» qui suffisaient auparavant ne semblent plus convenir aujourd'hui.

8.1 L'anglais comme critère de l'identité nationale

Entre le 4 avril et le 29 mai 2016, l'institut Pew de Washington a interrogé 14 514 répondants au téléphone ou en personne dans 14 pays dans le but de savoir ce qui était nécessaire pour être un «vrai» Américain, un «vrai» Canadien, un «vrai» Suédois, un «vrai» Français, etc. Le "Pew Research Center" est un centre de recherche américain qui fournit des statistiques et des informations sociales sous forme de données démographiques, de sondage d'opinion, d'analyse de contenu, etc. Son siège social est à Washington et ses activités sont financées par le Pew Charitable Trusts.  Les pays sondés étaient les suivants: les États-Unis, le Canada, la Hongrie, la Grèce, l'Italie, la Pologne, l'Espagne, le Royaume-Uni, la France, les Pays-Bas, l'Allemagne, la Suède, le Japon et l'Australie.

Avant la campagne présidentielle de novembre 2016, le candidat Donald Trump a longtemps soutenu que Barack Obama n’était pas né aux États-Unis; c'était pour lui un moyen d'attaquer la légitimité de son prédécesseur en remettant en cause son «américanité». Pourtant, selon les données de l'institut Pew, seulement 32 % des Américains croient qu’il est «très important» d’être né aux États-Unis pour être un «bon Américain».

Pour les personnes interrogées, la capacité de parler l’anglais apparaît comme un facteur beaucoup plus pertinent. En effet, 70 % des Américains sondés ont estimé que la maîtrise de la langue nationale est un élément essentiel dans le sentiment d’appartenance. D'ailleurs, les Américains ne sont pas les seuls à partager cette vision en la matière. Les sondeurs ont en effet réalisé que, dans les 14 pays sondés, la langue était l’élément qui tenait le plus à cœur aux personnes interrogées.

Le tableau ci-contre montre que 84 % des citoyens des Pays-Bas considèrent que leur langue officielle (le néerlandais) est un facteur essentiel d'appartenance à leur pays. La proportion est de 81 % en Hongrie (hongrois) et au Royaume-Unis (anglais), 79% en Allemagne (allemand), 77% en France (français), 76 % en Grèce (grec), 70 % au Japon (japonais), 69 % en Australie (anglais), 67 % en Pologne (polonais), 66 % en Suède (suédois), 62 % en Espagne (espagnol), 59 % au Canada (anglais ou français), 59 % en Italie (italien). Dans tous ces pays, on considère que, pour être un vrai citoyen, il est important de parler la langue officielle du pays.

La plupart des Américains considèrent que la connaissance de l'anglais constitue un attribut important de la nationalité. Si 70 % des Américains affirment que, pour être vraiment américain, il est très important de pouvoir parler anglais, 22 % croient que la maîtrise de l'anglais est peu importante et 8 % sont d'avis que l'anglais n'est pas très important, sinon pas du tout.

L'âge peut jouer dans le choix des réponses. Ainsi, parmi les personnes âgées de 50 ans et plus, 81% estiment que la connaissance de l'anglais est «très importante». Les Américains détenant un diplôme d'études secondaires (sinon primaires) affirment, dans une proportion de 79 %, que l'anglais est «important», contre 59 % chez ceux qui ont un diplôme universitaire. De même, les protestants évangéliques blancs (84 %) sont beaucoup plus sensibilisés à l'importance de l'anglais que les individus qui n'appartiennent à aucune religion formelle (51%). Il n'y a aucune différence raciale ou ethnique sur l'importance de parler anglais pour être un vrai Américain: 71 % des Blancs, 71 % des Noirs et 70 % des Hispaniques conviennent que c'est très important.

- Le mépris des autres langues

De façon générale, les White ethnics ou suprémacistes méprisent les langues étrangères, une attitude qui, pour de nombreux observateurs étrangers, proviendrait des politiques linguistiques fondées depuis longtemps sur l'ethnocentrisme. Donald Trump se révèle un fidèle représentant de la tradition nombriliste américaine selon laquelle les autres nations sont considérées comme inférieures et toutes les autres langues que l'anglais sont perçues comme de simples dialectes peu dignes d'intérêt. En fait, la «question linguistique» est souvent perçue aux États-Unis comme une «question religieuse», car la Bible révélerait que, avant la construction de la tour de Babel (interprétée comme «une punition de Dieu»), le monde entier n'aurait parlé qu'une seule langue! Certains estiment par conséquent que l'Amérique devrait revenir aux sources de la Bible et à l'usage exclusif de l'anglais, ce qui traduirait le mieux l'héritage culturel du peuple américain. N'oublions pas qu'un certain patriotisme américain véhicule l'idée que l'Amérique (les États-Unis) est la nouvelle Terre promise bénie par Dieu lui-même! Il y a même des Américains plus béotiens qui croient que Jésus-Christ parlait l'anglais comme langue maternelle, à tout le moins comme langue seconde! Ils ignorent qu'à cette époque les Juifs parlaient l'araméen. Et si Jésus-Christ parlaient une langue seconde, ce ne pouvait être que le latin des Romains.   

Les partisans de l'unilinguisme anglais poursuivent leur campagne pour officialiser l'anglais, et ce, d'autant plus qu'ils sont persuadés que la langue dominante du monde est elle-même menacée dans son bastion le plus fort: les États-Unis. Voici quelques opinions couramment répandues chez ces partisans (2006):

- ''English has always been our ‘social glue,’ our most important ‘common bond,’ which has allowed Americans of diverse back-grounds to understand each other and overcome differences.' - [L'anglais a toujours été notre «ciment social», notre plus important «lien commun» qui a permis aux Américains de diverses souches de se comprendre et de surmonter les différences.]
- ''Today’s immigrants refuse to learn English, unlike the good old immigrants of yesteryear, and are discouraged from doing so by government-sponsored bilingual programs.'' - [Les immigrants d'aujourd'hui refusent d'apprendre l'anglais, à la différence des bons vieux immigrants d'antan et sont découragés de le faire par des programmes bilingues commandités par le gouvernement.]
- ''Languages are best learned in a situation that forces one to do so – where there’s no escape from brutal necessity – unlike the situation in a bilingual classroom.'' - [Les langues les mieux apprises sont celles où quelqu'un est placé dans une situation qui le force à les apprendre – là où il n'y a aucune possibilité d'échapper à la brutale nécessité – à la différence de la situation qui est celle d'une salle de classe bilingue.]
- ''Ethnic leaders are promoting bilingualism for selfish ends: to provide jobs for their constituents and keep them dependent by discouraging them from learning English." - [Les leaders ethniques veulent promouvoir le bilinguisme à des fins égoïstes: fournir des emplois à leurs propres membres et les tenir sous leur dépendance en les décourageant d'apprendre l'anglais.]
- ''Language diversity inevitably leads to language conflict, ethnic hostility, and political separatism à la Québec.' - [La diversité des langues entraîne inévitablement les conflits linguistiques, la haine ethnique et le séparatisme politique à la Québec.]

L'anglais a toujours servi de «ciment social» aux États-Unis. Aujourd'hui, les immigrants veulent apprendre l'anglais, mais ils désirent aussi conserver leur langue maternelle, c'est la différence avec les décennies antérieures. Quant à affirmer que la diversité linguistique entraîne inévitablement des conflits linguistiques, la haine ethnique et le séparatisme politique "à la Québec" (toujours en français dans le texte), il vaut mieux ne pas passer de commentaire, tant ce genre d'opinion reflète une ignorance des réalités de ce monde.

- L'inutilité des langues étrangères

Pour la plupart des Américains, il y aurait d'autres réformes bien plus importantes à faire que d'apprendre des langues étrangères tout à fait inutiles. Les propos de l'activiste chrétienne, la très conservatrice et anti-féministe Phyllis Schlafly, présidente du mouvement pro-famille "Eagle Forum", semblent assez représentatifs de ce que pensent beaucoup d'Américains sur la question des «langues secondes» ou des langues étrangères:

Americans are not backward hicks because we don't learn a second language. We consider it a waste of time because English is fast becoming the worldwide language and because the ability to speak English is the litmus test of whether or not immigrants are assimilating into the American culture. ("Obama Rejects English Language Assimilation", July 23, 2008) [Les Américains ne sont pas des ignorants arriérés parce qu'ils n'apprennent pas de langue seconde. Nous considérons que c'est une perte de temps parce que l'anglais est devenu rapidement la langue mondiale et parce que la capacité de parler l'anglais est le test décisif pour savoir si les immigrants s'assimilent à la culture américaine. («Obama rejette l'assimilation par l'anglais», 23 juillet 2008)]

Selon l'organisme US English, sur la base d'un sondage par téléphone du Rasmussen Reports (juillet 2008), seulement 13 % des Américains trouveraient important d'apprendre une autre langue que l'anglais. Le 9 juillet 2008, on pouvait lire ce commentaire de la part d'un «journaliste» anonyme:

Barack Obama continues to display his lack of intelligence when not being guided by a teleprompter. It is true that children should at least be offered the chance to learn Spanish in elementary school. However when he insults Americans by saying that Europeans speak English while Americans don’t know French or Spanish, Obama does not understand one basic fact. [Obama continue d'afficher son manque d'intelligence quand il n'est pas guidé par un télésouffleur. Il est vrai que les enfants devraient au moins avoir la chance d'apprendre l'espagnol à l'école primaire. Toutefois, lorsqu'il insulte les Américains en disant que les Européens parlent anglais, alors que les Américains ne connaissent ni le français ni l'espagnol, Obama ne comprend pas un fait fondamental.]

Si l'on fait exception des récents immigrants, les Américains n'éprouvent aucune motivation pour apprendre d'autres langues, puisque le monde entier veut à tout prix apprendre l'anglo-américain! Pourquoi les Américains dépenseraient-ils annuellement des milliards de dollars pour apprendre des langues inutiles, que ce soit l'espagnol, le français, l'allemand ou le russe? De façon générale, les Américains ne veulent pas apprendre l'espagnol, encore moins les autres langues!

Les Européens, eux, n'ont pas le choix: ils doivent apprendre l'anglais, mais les Américains ont le choix d'en rester à l'anglais. C'est ce qui explique en partie cette sorte de «mépris» de la part de la majorité des Américains pour l'apprentissage des autres langues; ce mépris s'est transposé dans les établissements d'enseignement supérieurs où la demande pour l'enseignement des langues étrangères demeure très faible.

Au cours de sa présidence, Barack Obama a manifesté une ouverture d'esprit peu commune à l'égard des autres nations. Dans un discours au Caire, le 4 juin 2009, il avait prononcé quelques mots en arabe et cité le Coran trois fois plutôt qu'une; il avait souligné le passé civilisateur de l'islam et les blessures que le colonialisme occidental avait infligées aux musulmans. Il avait aussi parlé de l'humiliation des Palestiniens condamnés à l'occupation israélienne. Quoi qu'il en soit, ce discours marquait manifestement une nette rupture avec la rhétorique américaine des dernières décennies. Quoi que certains de ses opposants en pensent, le président Obama a fait faire beaucoup de progrès à son pays dans le monde; l'image des États-Unis était en lambeaux lorsque George W. Bush a quitté la Maison-Blanche, en partie en raison de la guerre en Irak. Barak Obama a montré pour sa part du respect pour les autres pays.

8.2 Le bilinguisme comme «problème»

Quant aux lois sur l'éducation ou l'enseignement bilingue, elles constitueraient un non-sens dans un pays anglophone, alors que l'enseignement bilingue est perçu comme légitimant et officialisant le statut de minorité linguistique. Pour ceux qui ne croient pas aux bienfaits du bilinguisme, il serait temps de mettre fin à cette «pratique insensée» avec l'argent des contribuables! Les adversaires de l'éducation bilingue justifient leur point de vue en faisant allusion à l'expérience des anciens immigrants italiens, polonais ou grecs, qui n'ont jamais eu à fréquenter des écoles particulières pour apprendre l'anglais. Pour les partisans du laisser-faire ou de la non-intervention, la connaissance d'une autre langue que l'anglais mènerait à la marginalisation, l'exclusion sociale et l'inadaptation scolaire. Ils considèrent que le maintien de la langue maternelle des immigrants se fait obligatoirement aux dépens de l'anglais et que la maîtrise de deux langues est non seulement difficile, mais carrément impossible. D'ailleurs, l'accès aux occupations professionnelles qualifiées demande toujours une bonne connaissance de l'anglais, alors que la maîtrise de l'espagnol, ou de toute autre langue, ne garantit même pas des emplois de second ordre.

Dans cette perspective, toute langue minoritaire est inutile, dévalorisée, car elle est parlée par une minorité, donc une groupe social et racial jugé inférieur et jouissant de peu de considération — comprendre que l'espagnol des Mexicains et des Portoricains est «impur», mais que le castillan (ainsi nommé en Espagne) est «noble», et que l'anglais, «langue de l'univers», est nettement supérieur. Dans cette logique, seul l'anglais fournit les clés de la réussite et du rêve américain. Les autres langues, au contraire, ne peuvent que fermer des portes et entraîner la ghettoïsation ethnique, y compris au Japon! De toute façon, beaucoup de dirigeants américains croient que ce n'est pas à leur société de se transformer pour intégrer les immigrants, mais à ces derniers de tout faire pour s'adapter à leur société d'accueil. C'est probablement le cas dans la plupart des pays. Dans Language Loyalty in the U.S. (1966), le sociolinguistique Joshua Fishman (1926-2015) avait compris depuis longtemps le discours conservateur de certains de ses compatriotes et les véritables enjeux de l'idéologie dominante:

Les hispanophones ont toujours été un problème pour les éducateurs. La plupart des enseignants anglophones connaissent mal la langue espagnole et encore moins la richesse de la culture hispanique; à leur sens, il s'agit de mauvaises herbes qu'on doit déraciner afin que l'anglais et «notre mode de vie» puissent prospérer.

En somme, toute langue étrangère aux États-Unis est perçue comme un «problème», dont il faut se débarrasser. De façon générale, les tenants de l'unilinguisme anglais, notamment dans les  milieux politiques et journalistiques, croient que la diversité des langues, c'est-à-dire le multilinguisme, conduit inévitablement au conflit linguistique, à la haine ethnique et au séparatisme politique à la Québec (en français dans le texte), allant jusqu'à la paranoïa de tout genre (groupe English Only) :

Language diversity inevitably leads to language conflict, ethnic hostility, and political separatism à la Québec (playing to paranoia of all stripes). [La diversité des langues conduit inévitablement au conflit linguistique, à la haine ethnique et au séparatisme politique à la Québec (allant jusqu'à la paranoïa de tout genre).]

Ces propos provenant en 2006 du groupe English Only témoignent de ce pensent beaucoup d'Américains pour lesquels il suffit de voir ce qui se passe au Canada où il existe deux langues (l'anglais et le français): le bilinguisme a entraîné un mouvement sécessionniste (le Québec). Or, les Américains ne veulent pas que cette situation se reproduise dans leur pays.

- Le prétendu destin malheureux des «États bilingues»

Dans l'ensemble des quelque 195 États dans le monde, seulement 29 sont linguistiquement homogènes dans une proportion de 90 %, ce qui signifie qu'environ 15 % des pays peuvent se prétendre unilingues dans les faits. Dans l'ensemble des pays du monde, 47 d'entre eux se sont déclarés officiellement bilingues (ou 24,1 %), contre 148 unilingues (75,8 %). Pour beaucoup d'Américains, le bilinguisme des États ne constitue guère un exemple à suivre, car il entraînerait la désunion et les conflits ethniques.

Arthur Schlesinger fut l'un des proches conseillers du président John Kennedy, devenu ensuite historien. M. Schlesinger n'est pas un citoyen quelconque, c'est un intellectuel prolifique et sérieux. En 1991, il a publié petit ouvrage intitulé The Desuniting of America (ouvrage paru en français sous le titre de L'Amérique balkanisée, une société multiculturelle désunie) dans lequel il présente les difficultés soulevées par l'arrivée des nouveaux groupes d'immigrants aux États-Unis. Pour lui, ce serait une sottise pour les États-Unis d'accorder, par exemple, à l'espagnol quelque statut officiel que ce soit. Schlesinger croit que le bilinguisme favorise la ghettoïsation :
 
Le bilinguisme institutionnalisé ferme des portes. Il favorise la ghettoïsation volontaire et la ghettoïsation favorise à son tour l'antagonisme racial [...]. L'utilisation d'une autre langue que l'anglais condamne les gens au statut de citoyens de deuxième classe dans la société américaine.

Selon cette idéologie, la ghettoïsation entraînerait un communautarisme ou un Artikkel dans lequel les cultures, plutôt que de se mélanger pour contribuer à l'édification d'une nation viable et durable, se cloisonneraient dans leur région ou leur quartier créant ainsi des enclaves ethniques.

 Dans la même veine, Arthur Schlesinger craint la culture des ethnicités par crainte de désintégration :

La langue est l'un des liens qui unissent un pays. J'ai terriblement peur de la fragmentation, de la ghettoïsation de la culture américaine. Le nouveau culte des ethnicités a un effet centrifuge dans une société qui n'a déjà que trop tendance à se désintégrer. De plus, je ne pense pas que les qualités spécifiques de la culture anglo-saxonne soient despotiques ou réductrices. Je pense au contraire qu'elles sont libératrices.

Le protection linguistique équivaudrait alors à ce qu'on appelle aux États-Unis un "language apartheid", une langue d'apartheid, c'est-à-dire une langue séparée. De ce fait, M. Schlesinger croit que le «culte de l'ethnicité» produit produit «une nation de minorités». Il parle de «tribalisation» et de «tribalisme» pour désigner la reconnaissance éventuelle de communautés linguistiques constituées et bénéficiant de droits spécifiques. Pour lui, le tribalisme met les nations en morceaux:

Où que l'on regarde, le tribalisme met les Nations en morceaux. L'Union soviétique, la Yougoslavie, la Tchécoslovaquie ont été partagées. L'Inde, l'Indonésie, l'Irlande, Israël, le Liban, le Sri Lanka, l'Afghanistan, le Rwanda sont affectés par des troubles ethniques ou religieux. Des tensions ethniques perturbent et divisent la Chine, l'Afrique du Sud, la Roumanie, la Turquie, la Géorgie, l'Azerbaïdjan, les Philippines, l'Éthiopie, la Somalie, le Nigeria, le Liberia, l'Angola, le Soudan, le Congo, la Guyane, Trinidad, et que sais-je encore... Même des nations aussi stables et civilisées que la France, la Grande-Bretagne, la Belgique et l'Espagne sont confrontées à des troubles ethniques et raciaux qui s'intensifient. ''Le virus du tribalisme, dit The Economist, risque de devenir le sida de la politique internationale: resté inactif pendant des années, il se réveille et prospère jusqu'à détruire des pays.''

M. Schlesinger faisait ainsi référence au bilinguisme du Canada aux prises avec un bilinguisme qui déchirerait ce pays :

Ce pays est l'un des cinq plus riches pays du monde; aucun autre n'offre autant d'espace et de potentialités, à un tel point que les pauvres du monde entier se pressent à sa porte pour y entrer, et il est en train de se déchirer... Si l'une des cinq grandes Nations développées de la terre n'est pas capable de faire fonctionner un État fédéral multiethnique, qui d'autre le pourra?

Dans ces conditions, selon Arthur Schlesinger, les États-Unis ne doivent pas imiter tous ces malheureux pays qui se divisent en «communautés ethniques et raciales» séparées :

Lorsqu'on voit des conflits ethniques déchirer et mettre en pièces une Nation après une autre, on ne peut envisager favorablement les propositions visant à diviser les États-Unis en communautés ethniques et raciales séparées et immuables, dont la singularité par rapport aux autres sera l'objet de l'enseignement qui leur sera donné. On peut se demander alors si le centre tiendra et si le creuset ne laissera pas la place à la tour de Babel.

Au contraire, dans un monde déchiré par les conflits ethniques, écrit Arthur Schlesinger, il est urgent que les États-Unis montrent par leur exemple comment une société très différenciée peut rester unie tout en admettant, avec une certaine amertume que, «l'homogénéité américaine» a disparu il y a plus d'un siècle :

L'homogénéité américaine a disparu il y a plus d'un siècle. Nous ne la retrouverons jamais [...] ». En pratique, l'Amérique a été bien plus ouverte à certains qu'à d'autres, mais elle est plus ouverte à tous aujourd'hui qu'elle ne l'était autrefois, et il est vraisemblable qu'elle sera encore plus ouverte dans l'avenir qu'elle ne l'est aujourd'hui.

De fait, l'idée qu'il existe une culture nord-américaine anglo-protestante homogène est aujourd'hui réfutée par les historiens. Les circonstances qui ont permis jadis cette homogénéité ont disparu, alors que la société américaine a profondément changé. Même si les nouveaux immigrants hispanophones conservent leur langue maternelle, les faits ont démontré que leurs petits-enfants préfèrent néanmoins parler anglais plutôt qu'espagnol, ce qui signifie que l'identité américaine contemporaine n'est pas uniquement un produit des WASP.  En 1992, le président de l'organisme de pression English First déclarait:

Tragiquement, beaucoup d'immigrants refusent aujourd'hui d'apprendre l'anglais! Ils ne deviennent jamais des membres productifs de la société américaine. Ils restent enfoncés dans un ghetto linguistique et économique, beaucoup vivant aux crochets du bien-être social et des travailleurs américains coûtant des millions de dollars en taxes chaque année. (Language Loyalties: A Sourcebook of the Official English Controversy)

Dans la même veine, Don Feder, un commentateur («columnist») écrivait le 3 novembre 1995: «Le bilinguisme favorise la désintégration nationale.»  Aux yeux des Américains unilingues, l'éducation bilingue est perçue comme un facteur d'éclatement politique et de division culturelle. Dans ces conditions, les Hispaniques sont tenus responsables de la balkanisation des États-Unis, comme l'affirme le journaliste et historien Theodore White dans The International Journal of the Sociology of Language (1986):

Certains Hispaniques demandent l'impossible: que les États-Unis se reconnaissent officiellement comme une nation biculturelle bilingue; que tous les enfants aient le droit d'apprendre leur langue d'origine aux frais de l'État. Le bilinguisme est responsable du déchirement des communautés du Canada jusqu'à la Bretagne, de la Belgique jusqu'à l'Inde. Il n'encourage pas la tolérance, mais la division.

- Le Canada-Québec

Le cas du Québec au sein du Canada sert souvent de référence négative aux États-Unis. Il a toujours été courant pour les Américains de caricaturer l'un de leurs voisins, le Québec francophone, une société perçue comme archaïque et exotique. On peut rappeler un extrait de la Statement of Language Rights («Déclaration sur les droits linguistiques» de la Linguistic Society of America en date du 15 novembre 1995 :

Where linguistic discord does arise, as in Quebec, Belgium, or Sri Lanka, it is generally the result of majority attempts to disadvantage or suppress a minority linguistic community, or it reflects underlying racial or religious conflicts. Studies have shown that multilingualism by itself is rarely an important cause of civil discord. [Là où la discorde linguistique surgit, comme à des divers degrés d'intensité en Belgique, au Québec et au Sri Lanka, c'est généralement le résultat d'une majorité qui tente de défavoriser ou de supprimer une communauté linguistique minoritaire, ou c'est le reflet de conflits raciaux ou religieux sous-jacents. Des études ont démontré que le multilinguisme en lui-même est rarement une cause importante de discorde civile.]

Ce genre de propos peut prêter à confusion: étant donné que la référence est faite au sujet du Québec et non du Canada, nous devons comprendre que la minorité «opprimée» est celle de langue anglaise du Québec, non pas les Canadiens de langue française. Autrement dit, ce que la Linguistic Society of America a retenu, c'est que le bilinguisme cause du tort à la langue majoritaire, l'anglais au Canada! Dans beaucoup de journaux américains, le cas du Québec-Canada (mais aussi la Belgique) est souvent cité comme un bel exemple de balkanisation, voire de libanisation, lorsque le bilinguisme s'introduit «malheureusement» dans un pays. C'est un mal que les États-Unis doivent dénoncer haut et fort!

Beaucoup d'Américains conservateurs, notamment le journaliste Charles Krauthammer du Times (2006), croient que le bilinguisme canadien a engendré de nombreux problèmes, dont le terrorisme, les menaces de séparation et un référendum qui est venu à un cheveu de briser le Canada! Pour Paul Greenberg du Sacramento Bee (Californie, 2006), les langues officielles du «voisin du Nord» n'ont engendré que «confusion» et «antipathie». Cette perception ne résulte guère d'une démarche scientifique, car elle repose sur des préjugés et des parti pris contre toute forme de bilinguisme. Dans les faits, on peut répliquer que l’expérience du bilinguisme au Canada a prouvé le contraire: dans un État confronté avec des peuples pratiquant des langues différentes, la reconnaissance du droit d’employer des langues minoritaires consolide l’unité nationale.

Pour la Linguistic Society of America (LSA), il n'existerait que trois pays dans le monde (sur 46 États bilingues) où diverses communautés linguistiques coexistent paisiblement: la Finlande (finnois et suédois), la Suisse (allemand, français, italien et romanche) et Singapour (malais, chinois, tamoul et anglais). Si la Finlande et la Suisse peuvent constituer des modèles de paix linguistique. c'est que ces deux pays pratiquent la séparation territoriale des langues quoique, dans le cas du canton des Grisons, les conflits soient fréquents, tandis qu'à Singapour les autorités font tout pour évincer le malais, le chinois et le tamoul, suscitant autant de conflits en puissance. De toute façon, on peut se demander comment un organisme qui se prétend scientifique comme la LSA peut-il avancer d'idée aussi simplistes. 

Évidemment, ce point de vue est très réducteur et il y aurait fort à parier que le gouvernement canadien aurait une contre-expertise à développer en démontrant que son bilinguisme (strictement fédéral) peut être aussi un élément pacificateur et rentable aux plans politique, social, culturel et économique. On pourrait aussi faire enquête auprès des 43 autres pays officiellement bilingues pour savoir ce qu'ils pensent!

- Une question d'argent!

Voici un extrait d'un article de Mauro E. Mujica (président de US English) intitulé «Are we creating an American Quebec?». Cet article est paru dans le Human Events du 11 juillet 2003 et décrit les inconvénients du bilinguisme canadien et des «ilots linguistiques» tels le Québec:

Are we creating an American Quebec?

Battles over language rage across the globe . However, since Canada is so similar, it offers the most instructive warning for the United States. While the policy of official multilingualism has led to disunity, resentment and near secession, it is also very costly. Canada's dual-language requirement costs approximately $4 billion each year. Canada has one-tenth the population of the United States and spent that amount accommodating only two languages. A similar language policy would cost the United States much more than $4 billion a year as we have a greater population and many more languages to accommodate.

Unless the United States changes course, we are clearly on the road to a Canadian style system of linguistic enclaves, wasteful government expenses, language battles that fuel ethnic resentments and, in the long run, serious ethnic and linguistic separatist movements. What is at stake here is the unity of our nation. Creating an America- style Quebec in the Southwest and other "linguistic islands" in other parts of the United States will be a disaster far exceeding that of the Canadian problem. We now have over eight percent of the population that cannot speak English proficiently. What happens when that number turns to 25% that cannot speak English at all?
Allons-nous créer un Québec américain? [traduction]

Les batailles linguistiques font rage à travers le globe. Cependant, puisque le Canada nous est si semblable, il présente un avertissement des plus instructifs pour les États-Unis. Non seulement la politique de multilinguisme officiel a entraîné la désunion, le ressentiment et la quasi-sécession, mais elle est également très coûteuse. Les exigences d'application du bilinguisme au Canada coûtent approximativement quatre milliards de dollars par année. La population du Canada équivaut à un dixième de celle des États-Unis et ce pays dépense une fortune pour accommoder seulement deux langues. Une politique linguistique semblable aux États-Unis coûterait beaucoup plus que quatre milliards par année, étant donné que nous avons une population plus élevée et beaucoup plus de langues à accommoder.

À moins que les États-Unis ne changent de direction, nous nous acheminons clairement vers la voie d'un système de style canadien d'enclaves linguistiques, de dépenses gouvernementales dispendieuses, de batailles linguistiques qui alimentent les ressentiments ethniques et, à long terme, qui susciteront de sérieux mouvements ethniques et linguistiques séparatistes. Ce qui est en jeu, c'est l'unité de notre nation. La création d'une Amérique de style Québec dans le Sud-Ouest et d'autres «îlots linguistiques» dans d'autres parties des États-Unis entraînera un désastre bien pire que le problème canadien. Nous avons maintenant plus de 8 % de la population qui ne peut pas parler l'anglais couramment. Que se passera-t-il lorsque le nombre de ceux qui ne peuvent pas parler l'anglais atteindra les 25 %?

Ce point de vue très négatif du bilinguisme institutionnel de la part de US English est répandu partout aux États-Unis. En somme, les Américains ne veulent pas que le modèle du bilinguisme canadien se transpose dans leur propre pays. Ils considèrent aussi que le bilinguisme coûte trop cher. Les commentateurs américains avancent toutes sortes d'hypothèses à ce sujet, sans que l'on sache de quoi exactement ils peuvent bien parler. Est-ce que les quatre milliards de dollars dont fait mention US English comprennent les coûts de formation linguistique des fonctionnaires fédéraux? la traduction des documents publics? les frais d'impression dans les deux langues? les coûts des programmes des gouvernements provinciaux, des universités et autres établissements d'enseignement? Et quoi encore... Au gouvernement fédéral, une certaine compilation a été effectuée par le Conseil du Trésor jusqu'en 1996-1997. En voici le résumé:

Pour l'année 1996-1997, les dépenses occasionnées par l'offre de services dans les deux langues officielles au sein des institutions fédérales (notamment au chapitre de la formation linguistique, de la traduction, des primes au bilinguisme et des frais d'administration) se sont élevées à quelque 260 millions de dollars. Ceci revient à environ 0,20 $ par tranche de 100 $ consacrée aux services offerts à la population, soit environ 0,03 $ par jour par Canadien.

Dans un rapport publié en 2009 et intitulé Official Language Policies at the Federal Level in Canada: Costs and Benefits in 2006, l'Institut Fraser du Canada, réputé pour son penchant pour les politiques de droite, estimait que les dépenses fédérales pour le bilinguisme se situaient annuellement entre 1,6 et 1,8 milliard de dollars, ce qui incluait des transferts aux provinces d'environ 200 millions. Ce coût représentait à peine plus d'un dixième de 1 % du PIB en 2006-2007, année de référence des auteurs de l'étude, soit 55$ par habitant concernant le coût du bilinguisme au Canada. Une autre étude de l'Institut Fraser a fait suite à la précédente en 2011: si l'on ajoute à ce total la somme de 1,6 milliard de dollars que le gouvernement fédéral consacre au bilinguisme, les services bilingues coûtaient aux contribuables canadiens 2,4 milliards de dollars par an (contre 21 milliards pour les dépenses militaires), soit 85 $ par personne.

On est bien loin des quatre milliards hypothétiques gaspillées «en pure perte», selon U.S. English, alors que les sommes consacrées au bilinguisme ne représentent à peine 0,5% des dépenses gouvernementales annuelles. Autrement dit, si le coût du bilinguisme en 2011 est de 85$ par citoyen par année et si cette «dépense» permet de maintenir la stabilité politique du Canada, c'est, peut-on dire, un coût fort acceptable! C'est même un très bon investissement pour assurer la paix sociale! Les États-Unis devraient y penser deux fois! Pendant ce temps-là, les dépenses militaires des États-Unis représentaient 3,7% du PIB américain et coûtaient en 2010 quelque 2230 $ US par citoyen; ce n'est pas évident que de telles dépenses puissent aider à maintenir la paix sociale du pays.

On pourrait aussi se demander combien, annuellement, les armes à feu ont-elles causé de morts aux États-Unis par comparaison au Canada? Depuis 1968, plus de 30 000 personnes sont décédées par une arme à feu, chaque année en moyenne, aux États-Unis. Ce total annuel équivaut aux pertes de l’armée américaine durant la guerre de Corée, aux débuts des années 1950, alors que 36 000 soldats américains étaient tombés. Au Canada, ce sont 1300 décès annuels, dont aucun en raison du bilinguisme!

8.3 Le rejet des autres langues

Le rejet du bilinguisme entraîne forcément le rejet des autres langues. C'est ainsi que des organismes comme U.S. English et English First ont continuellement protesté contre le maintien de services «en langue étrangère» par les agences fédérales. Ils s'offusquent encore plus lorsqu'un élu s'exprime publiquement en espagnol. Le 5 mai 2001, jour de la fête nationale des Mexicains, le président George W. Bush s'était adressé en espagnol (qu'il appelait lui-même le mexicain ou "Mexican language") en public. Loin de susciter l'admiration, il a dû essuyer les foudres de U.S. English et de English First parce qu'il aurait fallu, en tant que président des États-Unis, ne parler qu'en anglais à ses compatriotes. George Bush, le père, parlait, quant à lui, un très bon français, mais son entourage l'a toujours soigneusement caché... comme une honte! Un président américain ne doit parler qu'en anglais, peu importe la situation!

Pendant les élections à la présidence américaine en novembre 2001, les partisans du démocrate John Kerry tinrent comme un secret d'État le fait que leur candidat parlait couramment l'allemand, le français et l'espagnol. Son épouse, Teresa Heinz Kerry, s'adressait aux délégués devant la Convention démocrate en français, en italien, en espagnol, en portugais (sa langue maternelle) avant de passer à l'anglais. Elle aurait dû se taire, elle qui avait cinq langues dans sa poche! À l'époque, John Kerry avait été critiqué pour son «look trop français». En 2008, on a aussi accusé le candidat démocrate Barack Obama de «manquer d'intelligence» ("his lack of intelligence") parce qu'il s'était adressé en espagnol à Miami et avait préconisé l'apprentissage d'une langue étrangère dans les écoles primaires américaines. En 2012, le candidat républicain Mitt Romney, élevé dans le strict respect de la foi mormone, s'est fait accuser par ses opposants, notamment son rival Newt Gingrich (un ancien président de la Chambre des représentants), de parler français, langue qu'il a apprise à 19 ans à la suite d'un séjour de deux ans en France:

Massachusetts moderate Mitt Romney - he'll say anything to win. Anything. And just like John Kerry he speaks French, too. [Mitt Romney, le modéré du Massachusetts, est prêt à dire n'importe quoi pour gagner. N'importe quoi. Et, tout comme John Kerry, il parle français.]

Notons ces mots: "He'll say anything to win. And... he speaks French, too." C'est «n'importe quoi» ("anything"). Aux États-Unis, il ne s'agit pas là d'un compliment, mais d'une honte, comme s'il s'agissait de la peste! On a accusé Mitt Romney de n'être pas assez conservateur ("not being conservative enough"), mais le pire c'est qu'il parlait français! Un handicap ("a liability") dans la vie politique américaine. Soulignons qu'à la même époque la France avait refusé de participer à la guerre en Irak aux côtés des États-Unis! Le Daily Beast, un site Web d'information américain, a mis en ligne un clip proposé par les opposants de Romney. On pouvait y lire:
 

Mitt Romney Stars in "The French Connection"

What's the only thing worse for a Republican than being called a moderate? Try being accused of speaking French. Newt Gingrich hits the former Massachusetts Gov. in the most baffling spot: his language skills.

Mitt Romney, une étoile de la «French Connection»

[Quoi de pire pour un républicain que d'être comparé à un modéré? Être accusé de parler français. Newt Gingrich frappe l'ancien gouverneur du Massachusetts à son point le plus déconcertant : ses aptitudes linguistiques.]

Ce n'était guère la première fois que Mitt Romney se faisait jouer un tour en raison de sa connaissance du français. Une précédente vidéo montrait le républicain s’exprimer en français dans un clip des Jeux olympiques de Salt Lake City en 2002, avec des sous-titres réécrits pour lui attribuer des idées «démocrates». Aux États-Unis, la "French connection" est très mal perçue chez les républicains.

Fait cocasse, la femme du président Trump, Melania Trump, est polyglotte. D'origine slovène, elle parle non seulement le slovène et l'anglais, mais aussi le serbe, le français et l'allemand. Il n'est guère surprenant que, dans ses rares apparitions publiques, elle n'en a jamais fait montre. Cela ne peut être le fait du hasard, tant l'usage d'une autre langue de la part des personnalités publiques est mal vu aux États-Unis.

Ce rejet de toute autre langue que l'anglais est surtout présent dans les milieux conservateurs : si beaucoup d'Américains n'ont pas encore oublié l'opposition de la France à la guerre en Irak, la plupart ignorent que leur pays a obtenu son indépendance grâce à l'implication militaire de la France de Louis XVI (voir le texte). Aux États-Unis, il est de bon ton de considérer inapte un Américain bilingue ou polyglotte, sauf s'il s'agit d'un immigrant ou d'un descendant d'immigrant. Dans toute l'Europe, en Asie comme en Afrique, toute personne bilingue ou polyglotte est considérée de façon très positive, mais aux États-Unis c'est une tare!

9 L'officialisation de l'anglais

L'une des premières offensives des White Anglo-Saxon Protestants fut de proposer un amendement constitutionnel. En 1983, ce fut l'English Language Amendment, qui voulait faire de l'anglais la langue officielle des États-Unis. Or, les procédures d'amendement constitutionnel sont tellement complexes aux États-Unis qu'une telle mesure avait peu de chance d'aboutir.  Il faut en effet le vote de chacune des deux Chambres à la majorité des deux tiers, puis la ratification par les trois quarts des États de la fédération; or, il suffit de 13 États, ne représentant que 5 % de la population, pour empêcher toute modification susceptible d’être désirée par 95 % des Américains.

9.1 Les divers projets de loi

La guerre linguistique entreprise par US English et English Only a sûrement porté fruit, car en août 1996, la Chambre des représentants a adopté (259 voix contre 169) un projet de loi faisant de l’anglais la langue officielle du gouvernement fédéral des États-Unis. Le projet de loi H.R. 123 portait le titre suivant: The Bill Emerson English Language Empowerment Act of 1996. Il était décrit par ses instigateurs — dont Bill Emerson, un éminent membre républicain du Congrès — comme un mécanisme de défense de la société américaine contre l’assaut d’un dangereux multiculturalisme.

Ce projet de loi, demeuré célèbre, pourrait être appelé en français Loi de 1996 pour promouvoir la langue anglaise. Au paragraphe 161, le texte déclare que «la langue officielle de l'administration fédérale est l’anglais». En vertu du paragraphe 162, les représentants du gouvernement fédéral auraient l’obligation de préserver et de promouvoir le rôle de l’anglais comme langue officielle du gouvernement fédéral. Une telle obligation devait créer des conditions qui inciteraient davantage d'individus à apprendre la langue anglaise.

De plus, les représentants du gouvernement fédéral devraient mener leurs activités officielles en anglais. Par ailleurs, le projet énonçait que nul ne sera privé, directement ou indirectement, de services, d'assistance ou de facilités fournis par le gouvernement fédéral uniquement parce qu’une personne communique en anglais (paragraphe 163). Toute personne aux États-Unis est autorisée à communiquer avec des représentants du gouvernement fédéral en anglais, à en recevoir des informations ou à être informée par des textes officiels en anglais.  D’après le paragraphe 167, rien dans la loi ne sera cependant interprété pour interdire à un membre du Congrès ou à un fonctionnaire du gouvernement fédéral, durant l’exercice de ses fonctions, de communiquer oralement avec une autre personne dans une langue autre que l’anglais; pour discriminer tout individu ou limiter ses droits dans le pays; et pour décourager ou empêcher l'emploi d’une langue autre que l’anglais dans toute fonction non officielle.

Toutefois, le projet de loi n’a jamais été adopté au Sénat; il n'est donc jamais entré en vigueur. «Penser que la langue de Shakespeare a besoin d'un soutien officiel pour survivre, a dit un membre du Congrès, est une insulte à cette langue.»

À l'époque de Shakespeare, quatre millions de personnes parlaient l'anglais; il y en a aujourd'hui presque un milliard (langue maternelle et langue seconde réunies). Les partisans de l'unilinguisme ont abandonné, pendant quelques années, la plupart des autres projets interventionnistes au plan fédéral, car ceux qui ont été présentés n'ont jamais été menés à terme. On peut consulter quelques extraits (en français et en anglais) de ce projet de loi de 1996 pour promouvoir la langue anglaise (The Bill Emerson English Language Empowerment Act of 1996).  

En mai 2005, un nouveau projet de loi pour officialiser l'anglais aux États-Unis fut déposé à la Chambre des représentants: la English Language Unity Act of 2005 («Loi sur l'unité de la langue anglaise de 2005»). Ce projet de loi ne comptait que quelques articles, dont voici les plus importants:

PARAGRAPHE 1
TITRE BREF


La présente loi peut être citée comme la ''Loi sur l'unité de la langue anglaise'' de 2005.

PARAGRAPHE 2
CONSTATATIONS

Le Congrès considère et déclare ce qui suit :

(1) Les États-Unis sont constitués d'individus de diverses origines ethniques, culturelles et linguistiques, et ils continuent de bénéficier de cette riche diversité.

(2) Dans toute l'histoire des États-Unis, le fil commun obligatoire entre des individus d'origines différentes a été la langue anglaise. 

(3) Parmi les pouvoirs dévolus aux États, il y a respectivement celui d'instaurer l'anglais comme la langue officielle des divers États et de promouvoir autrement l'anglais dans les États, sous réserve des interdictions énumérées dans la Constitution des États-Unis et dans les lois des divers États.

PARAGRAPHE 3
ANGLAIS COMME LANGUE OFFICIELLE DES ÉTATS-UNIS.

(a)
En général, le titre 4 du Code des États-Unis est modifié par l'adjonction à la fin du nouveau chapitre suivant :

` CHAPITRE 6 - LANGUE OFFICIELLE

` Paragr. 161. Langue officielle des États-Unis

` La langue officielle des États-Unis est l'anglais.

` Paragr. 162. Conservation et amélioration du rôle de la langue officielle

` Les représentants du gouvernement fédéral ont une obligation positive de préserver et d'accroître le rôle de l'anglais comme langue officielle du gouvernement fédéral. Une telle obligation implique des opportunités plus grandes pour encourager les particuliers à apprendre la langue anglaise.

` Paragr. 163. Les fonctions officielles du gouvernement doivent être tenues en anglais

` (a) Fonctions officielles - Les fonctions officielles du gouvernement des États-Unis sont tenues en anglais.

` (b) Portée - Pour les fins du présent paragraphe, le terme ''États-Unis'' désigne les divers États et le District fédéral de Columbia, et le terme ''officielles'' réfère à toute fonction qui (i) lie le gouvernement, (ii) est exigé conformément à la loi, sinon (iii) est soumis à l'examen minutieux de la part de la presse ou du public.

[...]

C'est Steve King, un représentant républicain de l'Iowa à la Chambre des représentants depuis 2003, qui a présenté ce projet de loi dès 2003, mais il devait recevoir l'appui d'un minimum de 100 membres du Congrès avant d'être recevable à la Chambre des représentants. Pour les partisans du projet, il faudrait forcer toutes les agences américaines du gouvernement fédéral à gérer leurs affaires uniquement en anglais. Présentement, dans tout le pays, des municipalités sont dans l'obligation d'embaucher des policiers bilingues, des enseignants bilingues et des travailleurs sociaux bilingues. La barrière de la langue serait devenue si énorme que beaucoup de villes («cities») et de comtés («counties») n'ont eu d'autre choix que de recourir à des employés supplémentaires parlant principalement l'espagnol.  Dans cette perspective, les États-Unis ne devraient plus perpétuer un système coûteux et distinct qui offre des services sociaux en 16 langues et des bulletins de vote en 28 langues. En adoptant ce projet de loi, le Congrès aurait motivé les immigrants à apprendre l'anglais plus rapidement. De plus, un sondage de Zogby International (Utica, État de New York) démontrerait qu'en 2004 quelque 82% des Américains se déclaraient favorables à ce que l'anglais soit déclaré langue officielle des États-Unis.

En 2002, une pétition a circulé dans tous les États-Unis recueillant des millions de signatures. Elle témoignait certainement du malaise des Américains blancs anglophones:

One God, One Nation, One Language

To:

U.S.Congress
To Our American Government.

We, the people and the undersigned demand that our government, at Federal, State, and Local levels, who we have been elected into office insure us that there be no other language on our Federal, State, and Local Documents than that of the English language. This recent acceptance is at great cost to the tax payers of America for the cost of printing such documents.

We are also offended that our country's utility providers are including the Spanish language on our statements and on their automated telephone message recorders.

We also demand that our license bureaus do not license drivers that do not speak and read the English language. This is determined to be placing fluent English speaking Americans in harms way on our streets and highways. Example being: The state of Texas, which issues driver's license to those that do not speak, nor able to read the English language.

This acceptance of other languages in our country has done nothing but promote confusion in our work places, hospitals, and for our Police Officials throughout this land.

This acceptance of other languages has also kept English speaking Americans from jobs and careers, which they are intitled to, simply because they do not know the Spanish Language. We demand that this be stopped.

We demand that this acceptance of foreign languages be discontinued in every aspect of government at the Federal, State, and Local levels as well as in our utility companies immediately.

We also demand that stricter requirements be placed on foreigners who enter this country and want to remain, to learn the English language within a reasonable amount of time.

Sincerely,

The Undersigned

Un Dieu, une Nation, une langue

Destinataires:

au Congrès des États-Unis
à notre gouvernement américain.

Nous, peuple et soussignés exigeons que notre gouvernement, au plan fédéral, au plan de l'État et au plan local, à nous qui nous avons été élus pour le service, qu'il nous assure qu'il n'y aura
aucune autre langue dans les documents de l'administration du fédéral, des États et au plan local que ceux de langue anglaise. Cette acceptation récente coûte des sommes énormes aux contribuables américains pour les frais d'impression de ces documents.

Nous sommes aussi offensés que les fournisseurs de services publics de notre pays incluent
l'espagnol sur nos déclarations et sur leurs répondeurs téléphoniques automatiques.

Nous exigeons aussi que nos bureaux de permis n'accordent pas de permis aux conducteurs qui ne parlent ni ne lisent
l'anglais. Il est prévu de placer les Américains qui parlent couramment l'anglais à l'abri du danger sur nos rues et nos routes. L'exemple étant l'État du Texas, qui émet les permis de conduire à ceux qui ne parlent pas ou sont incapables de lire l'anglais.

Cette acceptation d'
autres langues dans notre pays n'a rien fait d'autre que promouvoir la confusion dans nos lieux de travail, nos hôpitaux et nos services de police partout dans ce pays.

Cette acceptation d'autres langues a aussi tenu les Américains anglophones loin des emplois et des carrières, dont ils sont exclus, simplement parce qu'ils ne savent pas l'espagnol. Nous exigeons que cela arrête. 

Nous exigeons que cette
acceptation des langues étrangères soit abandonnée sur-le-champ dans chaque aspect du gouvernement fédéral, au plan de l'État et au plan local, ainsi que dans nos sociétés de service public.

Nous exigeons aussi que des conditions plus strictes soient demandées aux étrangers qui entrent dans ce pays et qui veulent y rester, pour apprendre l'anglais dans un délai raisonnable.

Sincèrement,

Les Soussignés

 

Cette idéologie du "One God, One Nation, One Language", sinon la variante "One Flag, One Language, On Nation", est très répandue aux États-Unis et, bien sûr, ailleurs dans le monde, que ce soit avec le chinois, l'espagnol, le russe ou le français. C'est une notion qui fait fureur depuis le début du XIXe siècle. Dans le cas des États-Unis, le fait d'accepter d'autres langues aurait comme conséquence de promouvoir la confusion dans les lieux de travail, les hôpitaux et les services de police partout dans le pays. Ainsi, l'usage d'autres langues aurait également tenu les Américains anglophones à l'écart des emplois et des carrières parce qu'ils ignorent, par exemple, l'espagnol. Évidemment, il n'existe pas d'études qui prouveraient cette affirmation, mais il suffit de le croire pour en concrétiser la menace. Plus de 300 langues sont parlées aux États-Unis.

En même temps, la seule pensée que les États-Unis aient besoin d'une protection législative pour sauvegarder l'anglais dans le pays pourrait être interprétée comme un signe étonnant d'un manque de confiance dans l'avenir de cette langue. En réalité, toute campagne destinée à officialiser l'anglais aux États-Unis pourrait avoir pour effet principal de créer un motif supplémentaire de tensions et de mécontentements ethniques.

Ce n'est peut-être pas pour rien que les deux principaux partis politiques fédéraux — le Parti démocrate et le Parti républicain — ne semblent pas très enclins à adopter une loi sur l'officialisation de l'anglais au niveau fédéral. Beaucoup de députés et de sénateurs craignent de soulever leur part de l'électorat hispanophone et des autres communautés immigrantes. Le seul fait de discuter de l'anglais comme langue officielle au Congrès, et surtout au Sénat, est considéré comme une provocation à l'égard des électeurs non anglophones et une source de conflits entre anglophones et non-anglophones. Par prudence, il vaut mieux s'abstenir!

Cela étant dit, le débat linguistique a rebondi en mai 2006. Le sénateur James Inhofe, membre du Parti républicain en poste depuis 1994, s'opposant à toute régularisation des immigrants clandestins, a proposé un amendement à la Loi sur la réforme complète de l'immigration (Comprehensive Immigration Reform Act of 2006) précisant que, sauf par une loi particulière, nul n'a le droit d'exiger que le gouvernement américain ou ses représentants s'expriment dans une autre langue que l'anglais:

The government of the United States shall preserve and enhance the role of English as the national language of the USA. [Le gouvernement des États-Unis doit préserver et accroître le rôle de l'anglais comme langue nationale des États-Unis.]

L'amendement a été adopté par 63 sénateurs, contre 34. Non seulement le projet de loi imposerait une bonne connaissance de l'anglais pour acquérir la nationalité américaine, mais également pour obtenir un permis de séjour permanent, bref pour «l'intégration patriotique des éventuels citoyens des États-Unis» ("the patriotic integration of prospective United States citizens").

Pour ne pas trop froisser les esprits, les sénateurs ont adopté un second amendement proposé par Ken Salazar, sénateur démocrate du Colorado, qualifiant l’anglais de «langue commune et unificatrice ("national and unifying language"), plutôt que de «langue officielle». Afin de ne pas nier les lois actuelles, ces amendements épargnent les dispositions concernant l'éducation bilingue et les bulletins de vote multilingues. De plus, en employant l'expression de «langue nationale» plutôt que «langue officielle», les sénateurs ont cru réduire l'impact de la valeur symbolique de la proposition. La Chambre des représentants ne s'est pas encore prononcée sur les amendements du Sénat concernant l'anglais aux États-Unis. Il était à prévoir, comme cela s'est souvent produit dans le passé, que ce débat n'aboutisse à aucun changement.

En avril 2008, un sénateur de la droite républicaine de Géorgie, Paul Collins Broun (né en 1946), a présenté un autre de ces nombreux projets de loi pour officialiser l'anglais aux États-Unis; il est similaire à celui que le sénateur James Inhofe avait présenté en 2006 (voir le texte). L'objectif  de Paul C. Broun était de retenir les fonds fédéraux aux écoles qui permettent ou exigent de la part des élèves de réciter le serment d'allégeance ou l'hymne national dans une autre langue que l'anglais. En réalité, le sénateur voulait encourager les nouveaux immigrants à adopter rapidement «la langue maternelle de l'Amérique», l'anglais, parce que l'étude de cette langue l'anglais a toujours été et continuera d'être une étape clé dans la réalisation du rêve américain. Voici le texte complet du communiqué de presse du sénateur Broun:

On Friday, I introduced the P.L.E.D.G.E Act of 2008, a bill to withhold federal funds from schools that allow or require students to recite the Pledge of Allegiance or national anthem in a language other than English.

America's genius has always been assimilation, taking legal immigrants and turning them into American citizens. Yet, today students in states from Arizona to Wisconsin are being forced to recite the Pledge of Allegiance and Star Spangled Banner in Spanish and other languages in the name of “diversity.”

The key to assimilation, of course, is a shared language. Large-scale immigration without effective assimilation threatens social cohesion and America’s shared values. This debate is about preserving our culture and heritage and, moreover, about bettering the odds of our nation’s newest potential citizens achieving the American dream.

The ‘National Language Act of 2008’ will reduce costs to our federal government and will encourage new, legal immigrants to quickly adopt America’s native tongue. Learning English has always been and will continue to be a key step in achieving the American dream.”

Simply put, America has long enjoyed the benefits of a diverse society, but our culture will cease to enjoy those benefits if a common language is not adhered to.

As your U.S. Congressman, I will continue to fight for the protection of our nation’s culture, as well as your Second Amendment rights, and Energy Independence.

Vendredi, j'ai présenté la loi PLEDGE de 2008, un projet de loi destiné à retenir les fonds fédéraux aux écoles qui permettent ou exigent de la part des étudiants de réciter le serment d'allégeance ou l'hymne national dans une autre langue que l'anglais.

L'esprit de l'Amérique a toujours été l'assimilation, en prenant des immigrants légaux et en les transformant en citoyens américains. Encore, aujourd'hui, des étudiants dans les États de l'Arizona jusqu'au Wisconsin sont forcés de réciter le serment d'allégeance et «La bannière étoilée» en espagnol et en d'autres langues au nom de la «diversité».

La clef de l'assimilation, bien sûr, est une langue partagée. L'immigration à grande échelle sans assimilation efficace menace la cohésion sociale et les valeurs partagées de l'Amérique. Ce débat vise à préserver notre culture et notre patrimoine et aussi d'accroître les chances de nos concitoyens éventuels les nouveaux de réaliser le rêve américain.

La Loi sur la langue nationale de 2008 réduira les dépenses de notre gouvernement fédéral et encouragera les nouveaux immigrants, les immigrants légaux, à adopter rapidement la langue maternelle de l'Amérique. Apprendre l'anglais a toujours été et continuera d'être une étape-clé dans la réalisation du rêve américain.

Tout simplement l'Amérique a longtemps bénéficié d'une société diversifiée, mais notre culture cessera de bénéficier de ces avantages si une langue commune n'est pas adoptée.

En tant que membre de votre Congrès américain, je continuerai à me battre pour la protection de notre culture nationale, ainsi que pour vos droits au 2e Amendement et à l'indépendance énergétique.

Évidemment, ce texte du sénateur Broun est révélateur de l'idéologie assimilatrice de nombreux Américains. On peut lire le texte du projet de loi (en français) en cliquant ICI, s.v.p.

En 2015, un autre projet de loi a été présenté par le républicain Steven Arnold King à la Chambre des représentants : "English Language Unity Act of 2015" (Loi sur l'unité de la langue anglaise de 2015). Comme les autres projets de loi présentés auparavant, le texte n'a jamais été adopté.

9.2 Les motifs pour rendre l'anglais officiel

Les nombreuses tentatives répétées pour faire de l'anglais la langue officielle des États-Unis ont échoué à maintes reprises, bien que la question ne manque jamais de susciter un débat animé. Les partisans de l'anglais officiel ont toujours présenté deux thèmes distincts: l'un est rationnel et patriotique; l'autre, émotif et raciste. En réalité, tout tourne autour de questions reliées au fardeau financier, à la discrimination, au patriotisme et à l'unité du pays. Certains opposants à tout projet de loi linguistique soutiennent que la législation linguistique serait inconstitutionnelle, car cela limiterait la capacité du gouvernement fédéral de communiquer avec tous ses citoyens. De plus, en restreignant les employés fédéraux et les employés de l'État à communiquer avec les citoyens dans une autre langue que l'anglais, une loi de ce genre violerait les droits à la liberté d'expression.

La plupart des représentants du peuple américain savent bien que l'anglais n'est pas une langue en danger aux États-Unis. L'anglais n'a pas à lutter pour son existence et n'a pas besoin d'être défendu vigoureusement, même si l'espagnol gagne toujours du terrain dans le pays. Ceux qui s'opposent à une législation linguistique affirment que le Congrès n'a pas besoin d'adopter des lois pour enseigner aux nouveaux arrivants l'importance de connaître l'anglais, puisque cette langue est déjà parlée par la majorité des Américains; même sans statut de langue officielle proclamée, cela n'a pas empêché l'anglais de devenir la langue dominante du pays. Les opposants à la législation linguistique se demandent pourquoi il faudrait, soudainement, une langue officielle, dans la mesure où les États-Unis ont toujours prospéré au cours de deux cents dernières années sans en avoir besoin. Les opposants maintiennent que ce n'est pas une langue officielle qui doit unir les Américains, mais bien les libertés et les valeurs dont bénéficient les citoyens. En fait, les motifs pour adopter une législation linguistique sont tout autre que la simple protection d'une langue en danger.

Pour la plupart des partisans de l'officialisation de l'anglais, faire de l'anglais la langue officielle encouragerait davantage les nouveaux migrants à apprendre la langue du pays L'objectif serait d'unir le peuple américain, tout en améliorant la vie des immigrants et des habitants autochtones. C'est une question de patriotisme!

Il y a, bien sûr, l'argument économique. L'officialisation de l'anglais permettrait d'économiser des milliards de dollars dans les dépenses fédérales. Les partisans de cette idéologie font valoir que les dépenses liées au bilinguisme, notamment pour les traducteurs (administration, tribunaux, élections, santé, etc.) et l'enseignement bilingue, sont tout à fait inutiles pour le gouvernement, sans compter les coûts assumés par les États. Le problème, c'est de chiffrer ces coûts, ce qui n'a jamais été fait de façon sérieuse. Quoi qu'il en soit, ce coût doit être très minime par comparaison aux dépenses militaires, dont le coût en 2015 était près de 600 milliards de dollars, soit 43 % des dépenses mondiales en la matière. 

L'officialisation de l'anglais aurait pour effet de décourager les immigrants à conserver leur langue maternelle. Les partisans de l'officialisation soutiennent que le gouvernement ne devrait jamais assumer la garantie que les citoyens non anglophones puissent participer à la vie américaine en utilisant leur langue maternelle. Bref, les accommodements que le gouvernement prévoit décourageraient l'intégration des non-anglophones.

9.3 L'officialisation de l'anglais dans les États

Devant la difficulté d'agir au plan fédéral, les partisans de l'unilinguisme anglais ont alors décidé d'intervenir dans chacun des États au moyen de la législation. Différents organismes tels que US English, English Only, English First et Save Our Schools (SOS) ont entrepris un véritable combat politique pour promouvoir l'unilinguisme officiel dans les États afin d'éviter d'ériger une «Tower of Babel» («tour de Babel») en Amérique. La devise de la puissante organisation US English, fondée par le sénateur Samuel Ichiye Hayakawa et l'activite anti-immigrants John H. Tanton, est la suivante: «L'Amérique: une seule Nation, indivisible, enrichie de multiples cultures, unie par une seule langue.» Plus tard, l'ex-sénateur Hayakawa, devenu président honoraire de US English, déclarait dans une lettre au New York Times (17 août 1988):

Le message envoyé à nos politiciens doit être clair: nous ne voulons pas résider dans une «tour de Babel»; reconnaître officiellement l'anglais comme langue du gouvernement n'a rien de discriminatoire.

L'objectif principal était de faire proclamer l'anglais seule langue officielle dans les États afin que, par la suite, ils puissent légiférer dans le domaine de la langue.  

Des affiches circulent un peu partout aux États-Unis, comme celle de gauche, qui clament: "Don't build Babel tower in America" («N'érigez pas de tour de Babel en Amérique»). L'expression Tower of Babel est très courante aux États-Unis et sert d'épouvantail pour contrer toute autre langue que l'anglais. La diversité linguistique fait peur, car elle engendrerait la balkanisation du pays!

Pour beaucoup d'Américains, la tour de Babel est perçue une punition de Dieu. La Bible nous révélerait que, dans un monde parfait, tous les gens parlaient une seule et même langue. En raison de l'orgueil des humains, Dieu aurait jeté la confusion entre eux en multipliant les langues, ce qui aurait mis fin à la construction de la tour de Babel. Évidemment, ce n'est pas ainsi que s'est passée l'histoire des langues de l'humanité, mais les partisans de l'idéologie créationniste le croient fermement. En Amérique, tous devraient parler l'anglais, car c'est la langue commune et, en même temps, celle qui traduirait le mieux l'héritage culturel du peuple américain.

La tour de Babel (Bible de Jérusalem)

Tout le monde se servait d'une même langue et des mêmes mots. Comme les hommes se déplaçaient à l'Orient, ils trouvèrent une vallée au pays de Shinéar et ils s'y établirent. Ils se dirent l'un à l'autre : «Allons! Faisons des briques et cuisons-les au feu!» La brique leur servit de pierre et le bitume leur servit de mortier. Ils dirent : «Allons! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre!»

Dieu descendit pour voir la ville et la tour que les hommes avaient bâties. Et Dieu dit : «Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue, et tel est le début de leurs entreprises! Maintenant, aucun dessein ne sera irréalisable pour eux. Allons! Descendons! Et là, confondons leur langage pour qu'ils ne s'entendent plus les uns les autres.» Dieu les dispersa de là sur toute la face de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. Aussi la nomma-t-on Babel, car c'est là que Dieu confondit le langage de tous les habitants de la terre et c'est là qu'il les dispersa sur toute la face de la terre.

À la fin de 2016, on comptait 29 États américains qui avaient adopté l'anglais comme langue officielle:

1. Alabama (1990) 
2. Alaska
(1990-1998) 
3. Arizona
(1988)
4. Arkansas (1987)
5. Californie
(1986)
6. Caroline du Nord
(1987)
7. Caroline du Sud
(1987)
8. Colorado (1988)
9. Dakota du Nord
(1987)
10. Dakota du Sud
(1995) 
11. Floride
(1988) 
12. Géorgie
(1986-1996)
13. Hawaï
(1978)
14. Idaho (2007)
15. Illinois
(1969) 
16. Indiana (1984)
17. Iowa
(2002)
18. Kansas
(2007)
19. Kentucky
(1984) 
20. Mississippi (1987) 
21. Missouri
(1998)
22. Montana
(1995) 
23. Nebraska
(1920)
24. New Hampshire
(1995)
25. Oklahoma
(2010)
26. Tennessee
(1984)
27. Utah (2000)
28. Virginie
(1981 et 1996)
29. Wyoming
(1996) 

Le seul État américain à avoir adopté deux langues officielles est Hawaï en 1978 (l'anglais et l'hawaïen). L'organisme English Plus reste l'un des rares du genre à appuyer formellement le multilinguisme aux États-Unis. Jusqu'ici, seuls les États du Rhode Island (1992), du Nouveau-Mexique (1989), de l'Oregon (1989), de Washington (1989) et de l'Iowa (2002) ont opté pour la politique d'English Plus. Finalement, l'adoption de lois imposant l'anglais comme langue officielle dans plusieurs États s'est révélée une stratégie peu efficace, car ces lois n'ont rien changé aux pratiques en vigueur. De plus, dans certains États, les lois adoptées ont même été invalidées par les tribunaux, comme en Arizona, en Californie et en Alaska ou elles sont contestées devant les tribunaux.

En général, les tribunaux ont cassé les lois en expliquant qu'elles brimaient la liberté d'expression des citoyens. Évidemment, les tenants de l'unilinguisme anglais témoignent de leur hostilité envers les nouveaux immigrants. Au même moment, les représentants des communautés visées, surtout les Hispaniques et les Asiatiques, se sont lancés dans une contre-offensive pour dénoncer publiquement l'idéologie raciste du mouvement English Only.

9.4 L'anglais n'est pas en danger!

Le sociolinguiste américain Joshua Fishman (1926-2015), l'une des plus hautes autorités en la matière, ne voyait aucun danger pour l'avenir de l'anglais aux États-Unis, car il est parlé par 82 % de la population comme langue maternelle et au total par 96 % de la population, si l'on additionne ceux qui le parlent comme langue seconde. Les résidents nés à l'étranger forment aujourd'hui 10 % de la population américaine, contre 15 % à l'époque de Theodore Roosevelt et de Woodrow Wilson.   

- L'anglais des Hispaniques

Par ailleurs, une enquête menée en 1996 a révélé que, sur cinq objectifs assignés à l'enseignement, 51 % des parents hispaniques considéraient l'étude de l'anglais comme prioritaire, contre seulement 11 % pour l'espagnol et 4 % pour la culture hispanique; seulement 17 % des parents d'origine hispanique souhaitaient que leurs enfants apprennent d'abord l'espagnol, mais 63 % donnaient la première place à l'anglais. Pour Fishman, les campagnes menées par les organismes tels que US English et English First ne correspondraient qu'à la volonté de trouver des boucs émissaires pour les graves problèmes sociaux que connaît le pays et dont les véritables causes ne sont pas d'ordre linguistique. 

De fait, dans une étude datant de 1989, Calvin Veltman a démontré que 75 % des immigrants hispaniques parlaient l'anglais quinze ans après leur arrivée. L'éducation bilingue n'aurait aucun effet de ralentissement chez les Hispaniques sur l'adoption de l'anglais dont le statut n'est aucunement contesté. Pour le linguiste James Crawford (Bilingual Education: History, Politics, Theory and Practice, 1989), les Hispaniques sont bien conscients qu'il leur faut apprendre l'anglais: «Ils ne deviendront pas de ''meilleurs citoyens'' ni des ''Américains plus purs'' si l'on décrète une langue officielle.» Pour Harry Reid, le chef de file de l'opposition au Sénat, toute mesure destinée à restreindre les droits des Hispaniques correspond à une action «raciste».

Environ six Américains hispaniques adultes sur dix, soit 61 % de ce groupe, parlent anglais (25 %) ou sont bilingues (36 %), selon une analyse nationale sur les Hispaniques effectuée en 2013 par le Pew Research Center. Les Hispaniques résidant aux États-Unis se répartissent en trois groupes selon leur emploi de la langue: 25% utilisent principalement l'anglais, 36 % sont bilingues et 38 % utilisent principalement l'espagnol. Parmi ceux qui parlent anglais, 59 % sont bilingues.

Dans les faits, on peut admettre que la majorité des Hispaniques utilisent l'anglais ou sont bilingues. Les adultes latinos qui sont les enfants de parents immigrants sont plus susceptibles d'être bilingues. Jusqu'en 2012, les Latino-Américains issus de parents d'immigrants (définis comme ceux nés hors des États-Unis ou ceux nés à Porto Rico) représentaient environ la moitié (48 %) de tous les Hispaniques nés aux États-Unis. En réalité, 87% des immigrants hispaniques doivent apprendre l'anglais pour gagner leur vie. En même temps, 95% d'entre eux croient qu'il est important pour les futures générations d'Hispaniques américains de parler l'espagnol.

Le bilinguisme semble aussi être lié à l'âge des locuteurs. Environ 42 % des Hispaniques âgés de 18 à 29 ans sont bilingues. Cette proportion tombe à environ un tiers chez les Hispaniques âgés de 30 à 49 ans et de 50 à 64 ans, mais remonte à 40 % chez les 65 ans et plus.
Dans l'ensemble, trois personnes sur quatre (73 %) âgés de 5 ans et plus parlent l'espagnol dans leur foyer, y compris ceux qui sont bilingues.

En raison du bilinguisme, l'espagnol était la langue la plus parlée par les allophones aux États-Unis en 2013; cette langue était utilisée par 35,8 millions d'Hispaniques, en plus de 2,6 millions par les non-hispanophones.

- L'avenir de l'espagnol

Étant donné les changements démographiques attendus, on peut s'interroger sur l'avenir de l'usage de l'espagnol chez les Hispaniques aux États-Unis. Selon les projections du Census Bureau, la part des Hispaniques qui parlent seulement l'anglais à la maison passera de 26 % en 2013 à 34 % en 2020. Au cours de cette période, la proportion de ceux qui parlent espagnol à la maison passera de 73 % à 66 %.

Comme un signe des temps, le «spanglish», une langue hybride formée de deux langues, semble de plus en plus utilisé chez les hispaniques âgés de 16 à 25 ans. Parmi ces jeunes Hispaniques, 70 % déclarent utiliser le «spanglish», selon une analyse le Pew Research Center a faite en 2009.

En somme, l'anglais n'est certainement pas menacé par l'espagnol aux États-Unis. Il l'est encore moins par les autres langues. L’élimination de la langue d’une culture étrangère a toujours été une stratégie essentielle par tous les colonialistes dans le but d'assimiler, de fragmenter et de finalement de contrôler les divers autres peuples. Dès le début de l'histoire des États-Unis, les Amérindiens ont été entraînés hors de leur tribus et placés dans des écoles anglaises où ils n’avaient pas le droit de parler leur langue maternelle. La perte des langues modernes autres que l'espagnol pour les enfants d'immigrants témoigne qu’un élément de cette attitude assimilationniste existe toujours dans les écoles américaines, même si ce n’est pas aussi évident qu'auparavant. La perte de la langue d'origine dans les communautés immigrantes aux États-Unis est un symptôme des multiples forces qui opèrent simultanément, que ce soit l'influence du système, des médias, surtout électroniques, des exigences en matière d’emploi, etc. Il existe aussi une autre cause qui réside dans l’héritage provenant du colonialisme: de nombreux peuples non blancs ont été amenés à penser que leur langue et leur culture sont inférieures. Les communautés linguistiques non blanches aux États-Unis sont confrontées à des préjugés systémiques tenaces dans presque tous les aspects de leur interaction avec les autres Américains. 

Pourtant, les White Ethnics américains ont peur ! Le discours officiel est parsemé d'allusions à la «loyauté» envers la langue anglaise, une attitude qui doit être commune à tout citoyen américain. William Bennet, secrétaire d'État à l'Éducation, affirmait lors d'une entrevue au Miami Herald (25 novembre 1985): «Tous les Américains doivent connaître la Constitution américaine et la Déclaration d'indépendance en anglais. Ils doivent les lire et les comprendre en version originale.»  On n'est pas sans rappeler qu'on demande des exigences similaires aux musulmans pour lire le Coran en arabe! Lorsqu'on est non anglophone aux États-Unis, vouloir préserver sa langue et sa culture devient un acte «anti-américain» et «antipatriotique», il ne faut pas l'oublier. Or, une telle attitude ouvre toutes grandes les portes à la chasse aux sorcières linguistique. Pourtant, il faut le répéter, l'anglais n'est vraiment pas menacé aux États-Unis!

10 Langues, minorités et xénophobie

Dans une perspective historique, à l'instar de beaucoup d'Américains blancs, le président Trump ne pouvait promouvoir qu'une vision hégémonique des langues, notamment en ce qui concerne le statut de l'anglais. Il ne s'est pas exprimé souvent sur cette question qui ne l'intéressait manifestement pas. Nous savons seulement que l'anglais doit être pour lui la seule langue officielle des États-Unis. Le 9 mars 2015, il déclarait sur le réseau ABC ce qui suit à propos de la connaissance de l'espagnol:

Well, I think that when you get right down to it, we're a nation that speaks English. I think that, while we're in this nation, we should be speaking English. Whether people like it or not, that's how we assimilate. [...]

I'm not just talking about Spanish. I'm talking about from various parts of the world. That's how they will become successful and do great. So I think it's more appropriate to be speaking English.

[Eh bien, je pense que, quant à y être, nous sommes une nation qui parle anglais. Je pense que, tant que nous faisons partie de cette nation, nous devons parler anglais. Que cela plaise ou non, voilà comment nous assimilons. [...]

Je ne parle pas seulement de l'espagnol. Je parle aussi des différentes autres parties du monde. Voilà comment ils vont réussir et devenir prospères. Je pense donc qu'il est plus approprié de parler anglais.]

Donald Trump affirmait qu'il est plus approprié de parler anglais et qu'il fallait assimiler les immigrants, non seulement ceux de langue espagnole, mais aussi ceux de toutes les autres langues. Quoi qu'il en soit, le véritable problème, ce n'est pas que les immigrants veulent faire fi de l'anglais aux États-Unis, car tout nouveau citoyen américain désire l'apprendre; le vrai problème, c'est le mépris des autres langues!

Ce mépris s'est manifesté pour Donald Trump lors des funérailles de l'ancien président de l'Afrique du Sud, Nelson Mendela:
 

What a sad thing that the memory of Nelson Mandela will be stained by the phony sign language moron who is in every picture at [the] funeral!" [Que c'est triste que le souvenir de Nelson Mandela soit entaché par le faux idiome de la langue des signes qui apparaît dans chaque image des funérailles!]

Cela en dit long sur ce qu'il pouvait penser des langues minoritaires.

10.1 Les axes idéologiques sur les langues maternelles

Si nous résumons le débat portant sur le bilinguisme et l'éducation bilingue aux États-Unis, nous constatons que la question semble se résumer autour de trois axes idéologiques: les langues maternelle perçues comme un problème, les langues revendiquées comme un droit et les langues comme capital social.

- Les langues maternelles comme un «problème»

La langue est perçue avant tout comme un «problème» et constitue un obstacle à l'intégration des immigrants. Dans cette perspective, la langue unit ou divise, ce qui signifie que «unité politique» et «unité linguistique» vont de pair. La langue anglaise est une condition essentielle de l'appartenance américaine. C'est pourquoi la volonté des Hispaniques de conserver leur langue ressemble à un «manque de loyauté» à l'égard du pays d'accueil. Le point de vue de Merrie Richun, un partisan de la Proposition 63 en Californie, résume bien cette idéologie:

Ces ingrats négligent la langue anglaise parce qu'ils n'ont pas l'intention de s'intégrer à l'Amérique majoritaire. Ils veulent gagner de l'argent et s'en aller. Et pendant qu'ils sont chez nous, ils veulent reproduire les conditions et les traditions du Mexique et établir un avant-poste latino aux États-Unis. Olé!

Or, si les Hispaniques veulent conserver leur langue espagnole, ils n'en désirent pas moins parler aussi l'anglais. Très peu refusent de s'intégrer à la société américaine, mais la plupart des hispanophones préfèrent parler deux langues. Pour les partisans d'un certain unilinguisme, il faudrait que les immigrants oublient sur-le-champ leur langue maternelle en mettant le pied aux États-Unis.

- Les langues maternelles revendiquées comme un droit

Rappelons que, durant deux siècles, la législation linguistique n'a pas fait partie des pratiques américaines. La langue anglaise s'est imposée de facto, en l'absence de toute loi. Ce n'est qu'en 1923 que la Cour suprême des États-Unis, dans l'affaire Meyer c. Nebraska, décida que l'anglais ne pouvait pas être imposé comme langue d'enseignement dans les écoles privées. En 1940, la Nationality Act obligea tout candidat à l'Immigration de «parler anglais». Les modifications ultérieures (1950) précisèrent que les nouveaux immigrants avaient l'obligation «de savoir lire et écrire l'anglais». Il fallut attendre la Loi sur les droits civils de 1964 avant que les premières législations puissent être adoptées sur l'éducation bilingue. Depuis lors, deux tendances se sont opposées: l'uniformité et la diversité. On sait que les forces de l'uniformité ont pris le dessus sur celles de la diversité.

Pourtant, les représentants des communautés hispaniques ne remettent pas en question la primauté et la légitimité de la langue anglaise aux États-Unis. Ils revendiquent seulement le droit de conserver en plus l'espagnol. Ils s'appuient particulièrement sur les engagements internationaux pris par les États-Unis en matière linguistique: la Charte des Nations unies, la Convention internationale sur l'élimination de toute forme de discrimination raciale, sans oublier les accords d'Helsinki sur les droits linguistiques.  Étant donné que la langue est un droit, les groupes ethniques ont alors le droit de parler et de conserver leur langue et leur culture d'origine. La perte de la langue maternelle fragmente les communautés immigrantes, alors que la préservation de leurs langues les aide à maintenir des communautés plus cohérentes et plus solides, et qui paradoxalement accepteront plus facilement de s'intégrer au groupe majoritaire parce que les membres de ces communautés auront plus confiance en eux.

Dans un article de l'International Journal of the Sociology of Language intitulé "The Question of an Official Language: Language Rights and the English Language Amendments", 1986), le linguiste américain David Marshall résume ce point de vue:

Il ne faut pas obliger les gens à apprendre une langue. Il nous faut un changement des mentalités; moins de préjugés et davantage de mobilité pour tous. La ratification d'un amendement sur la langue anglaise ne va pas résoudre le problème; elle va l'exacerber.

En fait, il faut comprendre que les non-anglophones doivent apprendre l'anglais, alors qu'il ne faut pas forcer les anglophones à parler d'autres langues. Selon Marshall, l'avenir des États-Unis va dépendre de ce changement des mentalités, celles des non-anglophones à l'égard des anglophones qui, eux, ont la «bonne mentalité». Quoi qu'il arrive, l'évolution démographique va accélérer ce processus à partir des années 2030. C'est là la conception des représentants des minorités hispaniques et asiatiques, ainsi que d'un certain nombre d'intellectuels anglo-américains libéraux.

- Les langues maternelles perçues comme capital social

Lorsque la langue est considérée comme un capital social, il est du devoir de la société de préserver et de développer les richesses culturelles de la nation.  Ce point de vue est défendu par des chercheurs, des éducateurs et des universitaires tant anglo-américains que hispanophones. 

Les promoteurs de cette idéologie, dont l'organisme English Plus, remettent en cause tout le système d'éducation américains qu'ils estiment médiocre. Bien que les différents États du pays ne cessent d'augmenter les sommes consacrées à l'éducation chaque année (environ 3,5 % de plus), on remarque que le niveau moyen des connaissances générales des jeunes Américains se dégrade constamment. Il suffit de constater le nombre d'illettrés (env. 25 millions) et d'analphabètes (jusqu'à 15 % dans les États du Sud et du Nord-Est). En général, les analphabètes regroupent surtout des Noirs et des Hispaniques, alors que les illettrés sont le lot des White ethnics. Une étude de la National Assessment of Educational Progress («Évaluation nationale du progrès en éducation») démontrait en 1992 que 49 % des Hispaniques et 43 % des Noirs n'avaient pas leur diplôme du high school, comparativement à 19 % chez les Blancs.

Le problème fondamental en serait un d'identité collective. Le président d'English Plus, Osvaldo Soto, déclarait en 1985:

L'anglais ne suffit pas. On ne veut pas une société monolingue. Ce pays a été fondé sur la diversité des langues et des cultures; nous voulons préserver cette diversité.

D'autres organismes se sont joints à English Plus après le vote de la Proposition 63 en Californie, notamment la Spanish American League Against Discrimination, la League of United Latin American Citizens, l'EPIC (English Plus Information Clearinghouse).  Une écrivaine latino, Gloria Anzaldua, explique ainsi son attitude à l'égard de la langue:

Si vous voulez vraiment me blesser, dites du mal sur ma langue. L'identité ethnique est jumelée avec l'identité linguistique. Je suis ma langue. Tant que je ne suis pas libre d'écrire dans les deux langues, tant que je dois parler anglais ou espagnol, alors que je préfère parler ''spanglish'', ma langue restera illégitime.

Dans son livre Borderlands: La Frontera - The News Mestiza (1987), Mme Anzaldua associe au totalitarisme le comportement de certains Américains qui nient la légitimité de sa propre langue maternelle. Cette attitude de considérer la langue comme une capital social est loin d'être comprise par l'ensemble de la population anglo-saxonne. Elle n'est défendue que par ceux qui revendiquent une véritable politique axée sur le pluralisme culturel et linguistique. Les tenants de cette idéologie croient que tout recours à des moyens de pression juridiques pour préserver l'unité nationale ne produirait que des effets contraires, car il n'est pas possible d'étouffer impunément le sentiment d'attachement culturel et linguistique des communautés hispanophones.

- Le bilinguisme des immigrants

Il n'en demeure pas moins que la plupart des Américains sont favorables au bilinguisme lorsqu'il concerne les immigrants ou les Amérindiens. C'est un point de vue que partage la Linguistic Society of America (LSA) de Boston, fondée en 1924 pour faire avancer l'étude scientifique du langage. Ses quelque 7000 membres comptent parmi les plus grands experts sur les langues aux États-Unis. Dans la Statement of Language Rights («Déclaration sur les droits linguistiques», la LSA déclarait le 15 novembre 1995 :

The challenges of multilingualism are well known: incorporating linguistic minorities into our economic life, teaching them English so they can participate more fully in our society, and properly educating their children. Unfortunately, in the process of incorporating immigrants and their offspring into American life, bilingualism is often wrongly regarded as a "handicap" or "language barrier." Of course, inability to speak English often functions as a language barrier in the United States. But to be bilingual -- to speak both English and another language should be encouraged, not stigmatized. There is no convincing evidence that bilingualism by itself impedes cognitive or educational development. On the contrary, there is evidence that it may actually enhance certain types of intelligence. [Les défis du multilinguisme sont bien connus : intégration des minorités linguistiques dans notre vie économique, leur enseigner l'anglais afin qu'elles puissent participer davantage à notre société et éduquer correctement leurs enfants. Malheureusement, dans le processus d'intégration des immigrants et de leurs descendants dans la vie américaine, le bilinguisme est souvent considéré à tort comme un «handicap» ou une «barrière linguistique». Bien sûr, l'incapacité de parler anglais entraîne souvent une sorte de barrière linguistique aux États-Unis. Mais le fait de devenir bilingue, donc parler l'anglais et une autre langue, doit être encouragé, non pas être stigmatisé. Il n'y a pas de preuve convaincante que le bilinguisme en soi empêche le développement cognitif ou éducatif. Au contraire, on constate qu'il peut en fait améliorer certains types d'intelligence.]

Il est clair que le bilinguisme constitue un atout pour les immigrants; il serait difficile de remettre en question une telle déclaration. Le problème, c'est que le bilinguisme dit «additif» ne vaudrait que pour les immigrants, pas pour les autres Américains blancs anglophones. Toutefois, la Linguistic Society of America (LSA) se distingue de l'opinion publique américaine en affirmant que le multilinguisme des immigrants pourrait servir de modèle pour d'autres Américains, tout en soulignant que l'inventaire national concernant l'apprentissage des autres langues est notoirement mauvais:

Multilingualism also presents our nation with many benefits and opportunities. For example, bilingual individuals can use their language skills to promote our business interests abroad. Their linguistic competence strengthens our foreign diplomatic missions and national defense. And they can better teach the rest of us to speak other languages.

Moreover, people who speak a language in addition to English provide a role model for other Americans. Our national record on learning other languages is notoriously bad. A knowledge of foreign languages is necessary not just for immediate practical purposes, but also because it gives people the sense of international community that America requires if it is to compete successfully in a global economy.

[Le multilinguisme présente aussi pour notre pays de nombreux avantages et de nombreuses possibilités. Par exemple, des individus bilingues peuvent utiliser leurs compétences linguistiques pour promouvoir nos intérêts commerciaux à l'étranger. Leur compétence linguistique renforce nos missions diplomatiques étrangères et la Défense nationale. Et ils peuvent mieux apprendre au reste d'entre nous à parler d'autres langues.

En outre, ceux qui parlent une autre langue en plus de l'anglais présentent un modèle pour d'autres Américains. Notre inventaire national concernant l'apprentissage des autres langues est notoirement mauvais. Une connaissance des langues étrangères est nécessaire non seulement pour des raisons pratiques immédiates, mais aussi parce qu'elle donne aux gens le sens de la communauté internationale que l'Amérique exige pour devenir compétitif dans une économie mondialisée.]

Il est rare qu'un organisme américain considère le bilinguisme individuel comme un atout, voire un apport économique. En ce sens, la Linguistic Society of America va à l'encontre de l'opinion publique générale, ce qui ne signifie pas qu'elle a tort. 

10.2 Le holà sur les minorités

Au cours de l'histoire récente, la présidence de Bill Clinton (1993-2001) avait pu redonner un nouveau souffle aux mesures de protection. En effet, il s'est employé à faire adopter des lois favorables aux minorités ethniques en combattant la discrimination, notamment dans les domaines de l'emploi et du logement. Cependant, l'ancien président a dû tenir compte de l'opposition d'un Congrès républicain et d'une opinion publique de moins en moins disposés envers les politiques d'ouverture concernant les minorités. Afin de s'assurer un second mandat à la présidence, Bill Clinton a fini par adopter une politique plus ambiguë, inspirée de l'idéologie républicaine. Il était vraisemblable de penser que la présidence de Barack Obama puisse favoriser une véritable ouverture sur toutes les questions concernant les droits des minorités aux États-Unis, mais qu'en même temps de formidables obstacles puissent surgir et anéantir toute possibilité en ce sens; c'est ce qui est arrivé. Durant les huit ans de sa présidence, il a dû affronter une opposition partisane systématique de la part des républicains à la Chambre des représentants et au Sénat. Non seulement le président Obama a dû mettre la pédale douce sur la question des minorités, mais son successeur, Donald Trump, allait y mettre un holà.

Beaucoup d'Américains ont cru voir les conditions socio-économiques de plusieurs groupes minoritaires s'améliorer autour d'eux pendant que leurs propres conditions se détérioraient ou stagnaient. Ils ont l'impression que les Noirs, les hispanophones, les handicapés, les homosexuels et, pour certains, les femmes, ont volé leur place dans la file d'attente du «rêve américain». Or, selon une étude publiée en septembre 2014 par la Réserve fédérale (Fed), le revenu moyen de la population blanche, propriétaire et diplômée, a augmenté entre 2010 et 2013, tandis que celui des Noirs, des Hispaniques, des locataires et des «sans diplôme» a baissé au cours de la même période. Quant au revenu médian des Noirs et des Hispaniques, il a chuté de 9 %, alors qu'il n'a baissé que de 1 % pour les Blancs. En matière judiciaire, les Noirs américains représentent les deux tiers des condamnés à mort, alors qu’ils ne comptent que pour 13 % de la population des États-Unis. Le système pénal envoie en prison un jeune Noir (20-34 ans) sur dix, mais seulement un jeune Blanc sur 104. On peut aussi imaginer que tous ceux qui ne parlent pas l'anglais seront nécessairement discriminés par la force des choses.

D'après le tableau ci-contre, ce sont les Hispaniques et les Asiatiques qui devraient éprouver le plus de difficultés, car ils connaissent moins l'anglais (39 % pour les hispaniques et 54 % pour les Asiatiques).

La majorité des individus nés à l'étranger parlaient l'anglais moins que «très bien», ce qui signifie «bien», «mal» ou «pas du tout».  Cependant, sous la présidence de Donald Trump, les minorités n'avaient qu'à se tenir tranquilles. Bien qu'elles aient chèrement acquis leurs droits au cours des précédentes décennies, elles risquaient de toujours en perdre avec cette administration à Washington. Une partie de la société américaine est aujourd'hui revancharde au sujet des droits acquis par les minorités, quelles qu'elles soient, et il est apparu comme urgent pour ce président de répondre aux besoins de la population blanche oubliée de l'Amérique. 

Paradoxalement, alors que Donald Trump pourfendait tous les candidats de l'establishment politique pendant sa campagne électorale, il avait choisi pour former son administration de riches Américains tous membres conservateurs de l'ordre établi, lesquels devraient remettre en question les politiques progressistes de son prédécesseur. Les électeurs de Trump étaient formés d'évangéliques traditionnels et, à côté des gens très riches, des travailleurs gagnant 50 000 $ qui ne manquent de rien, mais qui ont eu peur, peur pour leur revenus, peur pour leurs allocations familiales, peur pour leurs impôts. Le point commun, c'est qu'ils étaient massivement de race blanche et chrétiens!

10.3 Le «péril latino»

Devant la menace apparente du «péril latino», beaucoup d'Américains blancs se posent en nouvelles victimes de programmes bilingues qu'ils estiment injustes, donc illégitimes. Ils perçoivent l'attitude des Hispaniques ou des Latinos comme une manifestation de leur appartenance ethnique particulière, ce qui équivaut à une contestation du modèle anglo-saxon blanc, sinon une véritable subversion. Le rejet du bilinguisme permet apparemment d'apaiser les craintes du supposé «péril latino». Pourtant, aucun immigrant ne s'oppose à l'anglais, même s'il souhaite en même temps maintenir sa langue maternelle. Pour la majorité blanche, cette double identité ou double appartenance semble non viable et correspond à une sorte de «coup de poignard dans le dos».

- L'espagnol des enfants latinos

La figure de gauche montre la répartition en pourcentage des élèves des écoles publiques américaines inscrits de la pré-maternelle jusqu'à la 12e année, selon la race ou l'origine ethnique. Les années retenues sont l'automne 2001 (en jaune) et l'automne 2011 (en rouge) avec des projections pour l'année 2023 (en vert).

En 2001, pendant que les Blancs fréquentaient l'école jusqu'à la 12e année dans une proportion de 60%, la proportion n'était que de 17% pour les Noirs et les Hispaniques. En 2011, les Blancs avaient baissé à 52%, contre 16% pour les Noirs et 24% pour les Hispaniques.

Les projections pour 2023 révèlent que les enfants blancs seront déjà minoritaires dans les écoles avec 45% de la population, contre 15% pour les Noirs et 30% pour les Hispaniques; à cela s'ajouteront 5% pour les Asiatiques et 5% pour les Amérindiens et les enfants appartenant à deux races. Les minorités d'aujourd'hui forment 55% de la clientèle dans les écoles.

On prévoit que le pourcentage d'élèves blancs sera inférieur à 50% à partir de 2014 et qu'il continuera de diminuer à mesure que les effectifs des Hispaniques, des Asiatiques et des Insulaires du Pacifique vont augmenter. On prévoit que le nombre d'élèves des écoles publiques hispaniques passera de 12,2 millions en 2012 à 15,6 millions, ce qui représente 30% de l'effectif total en 2023.  Bien que les enfants des immigrants deviendront majoritaires, le péril latino ne tient pas davantage la route, car, comme nous le savons, l'espagnol n'est plus utilisé qu'à 1% des enfants à la troisième génération.

- La langue espagnole

Les Américains pourraient percevoir la langue espagnole de façon positive s'ils étaient encouragés à la faire. Après tout, les Latinos de Floride, du Texas et de la Californie, qui ont déjà été des Espagnols, se sont fait spolier leur pays par les forces d'occupation américaines. Ce sont les seuls citoyens à immigrer sur un territoire qui a déjà été le leur, et qui porte encore les empreintes de leur culture et de leur langue. Comme l'affirmait en 1992 le célèbre écrivain mexicain Carlos Fuentes dans El Espejo Enterrado (paru en français sous le titre de Le Miroir enterré en 1994):

Ce n'est pas le monde hispanique qui est arrivé aux États-Unis, mais l'inverse. Et il y a peut-être une justice poétique dans le fait que le monde hispanique revient aujourd'hui, dans le fait qu'il recouvre une partie de son héritage ancestral dans l'hémisphère occidental.

Les White Ethnics pourraient même profiter du nombre élevé d'hispanophones dans leur pays pour faire avancer l'enseignement de l'espagnol. Ils pourraient doter les États-Unis d'un fort grand nombre d'Américains bilingues. Au contraire, ils ne reconnaissent pas que l'enseignement bilingue pourrait être d'un quelconque avantage; ils ont tendance à oublier également la mauvaise qualité de leur système d'éducation, le taux élevé d'analphabètes (15 millions) et d'illettrés en anglais (25 millions), sans compter la maîtrise insuffisante des langues étrangères pour un si grand pays. À l'opposé, dans le Livre blanc sur la formation et l'éducation publié en novembre 1995, l'Union européenne recommandait à ses États membres d'assurer l'apprentissage, dans toutes les écoles, d'au moins trois langues. Les États-Unis n'en sont évidemment pas rendus là! Néanmoins, il n'est pas interdit de penser qu'à plus long terme certains États américains puissent devenir plus réceptifs et plus ouverts sur le monde.

10.4 Un vent de xénophobie

Après l'élection de Barack Obama en 2009, le pays a été témoin de la montée d'un mouvement de propagande haineuse contre ce président noir élu, contre l'immigration et contre les musulmans. La droite américaine est devenue un mouvement extrémiste tirant à boulets rouges sur tous les «indésirables», notamment les immigrants mexicains et les musulmans, et n'hésitant pas à citer la lettre de Thomas Jefferson à William Smith, le 13 novembre 1787, dont un passage mentionne qu'il faut parfois rafraîchir «l'arbre de la liberté» par «le sang des patriotes et des tyrans»:
 

What country ever existed a century and a half without a rebellion? And what country can preserve it's liberties if their rulers are not warned from time to time that their people preserve the spirit of resistance? Let them take arms. The remedy is to set them right as to facts, pardon and pacify them. What signify a few lives lost in a century or two? The tree of liberty must be refreshed from time to time with the blood of patriots and tyrants. It is it's natural manure. [Quel est le pays qui n'a jamais existé en un siècle et demi sans rébellion? Et quel pays peut-il préserver ses libertés si ses dirigeants ne sont pas périodiquement avertis de l'esprit de résistance de leur peuple? Laissez-le prendre les armes! La solution consiste à le rétablir les faits, à lui pardonner et à le pacifier. Que signifient quelques vies perdues en un siècle ou deux? L'arbre de la liberté doit être rafraîchi parfois par le sang des patriotes et des tyrans. C'est son engrais naturel.]

Mais la plupart des Américains conservateurs d'aujourd'hui semblent avoir oublié que Jefferson, imbu des idées françaises du XVIIIe siècle, était un athée qui avait réussi à imposer la séparation de l'Église et de l'État. Les fédéralistes de l'époque l'attaquèrent sans relâche comme un «infidèle» qui allait détruire les fondations chrétiennes de la nation, mais Thomas Jefferson fut quand même élu. Les républicains ont accusé le Parti démocrate d'être devenu «une machine socialiste et laïcisante» ("a secular-socialist machine") et Barack Obama, le président «le plus radical de l'histoire américaine» ("the most radical president in American history"). Pourtant, par comparaison, Obama était comme un agneau par rapport à Jefferson.

Cependant, ce qu'il y a de plus inquiétant, ce sont les propos hargneux, racistes, homophobes et anti-gouvernementaux, les appels à la révolte, les allusions aux armes à feu et aux attaques, le tout sur fond de mission biblique et de sacrifice historique.

- L'expulsion des immigrants

Tout au cours de sa campagne à la présidence de 2016, Donald Trump a fait de l'immigration l'un de ses thèmes favoris. Dans ses discours pendant les primaires, il a qualifié (sans nuance) les Mexicains venus aux États-Unis de «criminels» et de «violeurs». Le geste le plus symbolique était l’érection d’un mur de 1600 kilomètres qu’il a promis d'ordonner le long de la frontière mexicaine pour arrêter l’immigration illégale. Il désirait aussi tripler le nombre d’agents chargés de l’immigration et comptait renvoyer dans leur pays d'origine les immigrants sans papiers, c'est-à-dire 5 ou 6,5 millions, sur les quelque 11 millions d’immigrés clandestins (en 2014). Pour compliquer le problème, le candidat Trump s'était engagé à détenir tous les immigrants sans papiers qui traversent la frontière «jusqu'à ce qu'ils soient renvoyés chez eux».  Il prévoyait que l'expulsion de tous ces travailleurs ferait avantager l'économie américaine de près de 6 %, soit 1,6 billion, c'est-à-dire plus de 1000 milliards de dollars d'ici 2035. Une peine de prison fédérale d'au moins deux ans serait également imposée à tous les immigrants clandestins expulsés qui reviendraient aux États-Unis.

Cette politique s'inscrit dans un fort courant d'extrême droite aux États-Unis, qui préconise l'expulsion de certaines catégories d'immigrants. Trump avait promis, alors qu'il était candidat à la présidence, qu'il expulserait tous les immigrants illégaux et tous les musulmans soupçonnés de terrorisme.

When I'm elected, I will suspend immigration from areas of the world where there is a proven history of terrorism against the United States, Europe or our allies, until we fully understand how to end these threats. [Quand je serai élu, je suspendrai l’immigration en provenance de régions du monde ayant un passé avéré de terrorisme contre les États-Unis, l’Europe ou nos alliés, jusqu’à ce que l’on comprenne pleinement comment mettre fin à ces menaces.]

Un fois devenu président des États-Unis, il a voulu limiter l’interdiction du territoire américain aux ressortissants des «États et nations terroristes», tout en réclamant une «extrême vigilance» pour les musulmans désirant entrer dans son pays.

En janvier 2017, Omar Jadwat, le directeur de l'ACLU (American Civil Liberties Union), l'Union américaine pour les libertés civiles, déclarait que les intentions du président Trump relevaient d'une politique raciale et ethnique :

President Trump's fantasy of sealing the border with a wall is fueled by a racial and ethnic bias that dishonors the American tradition of protecting vulnerable migrants. [Le fantasme du président Trump de fermer la frontière avec un mur est alimenté par un parti pris racial et ethnique qui déshonore la tradition américaine de protection des migrants vulnérables.]

L'ACLU, qui dispose de plus de 300 avocats dans les 50 États, s'est dit prête à contester et à entraver la mise en œuvre des propositions de Donald Trump. L'application du projet de déportation en masse du président Trump impliquerait l'arrestation de plus de 15 000 personnes par jour, sept jours par semaine, 365 jours par an, ce qui violerait les dispositions de l'Immigration and Nationality Act (Loi sur l'immigration et la nationalité), ainsi que les traités internationaux signés par les États-Unis tels que la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et la Convention relative au statut des réfugiés. Selon ces conventions, tout immigrant devant faire l'objet d'une expulsion doit comparaître devant un juge en matière d'immigration (avec un délai d'attente de 635 jours) et faire valoir sa cause contre le renvoi, car la Constitution américaine exige que la cour fédérale doit examiner la légalité d'une mesure de renvoi. Bref, les avocats, les juristes, les policiers, les gardiens de prison, etc., auraient du travail assuré durant de longues années et entraîneraient des dépenses s'élevant à une centaine de milliards de dollars.

- Le retrait de l'espagnol à la Maison-Blanche

Après l'investiture de Donald Trump en tant que président américain, le retrait du contenu espagnol du site Web de la Maison Blanche suscita la controverse. Interrogé à ce sujet, le porte-parole du président, Sean Spicer, déclara que l'absence de la version espagnole sur le site Web était due au fait que cette page était «en construction» après l'arrivée du nouveau gouvernement. Bien sûr, le retrait de cette section éveilla les soupçons des groupes de défense des immigrants aux États-Unis, compte tenu de la rhétorique hostile que Trump avait utilisée pendant la campagne contre les Mexicains. D'ailleurs, alors qu'il était toujours candidat à l'investiture républicaine, Donald Trump avait attaqué son rival, Jeb Bush, pour le fait qu'il avait parlé en espagnol lors de certaines de ses apparitions publiques devant la presse. Par la suite, le président Trump relança le débat sur la possibilité de faire de l'anglais la langue officielle des États-Unis, mais cela ne s'est pas réalisé au cours de son mandat, ni d'ailleurs au cours de l'histoire du pays.

Beaucoup d'hispanophones croient que, derrière le soutien des membres du mouvement "English Only", se cache un sentiment anti-immigrants, en particulier contre les citoyens d'origine hispanique, première minorité du pays, ce qui a fait de l'espagnol la deuxième langue la plus employée aux États-Unis, avec au moins 40 millions de locuteurs.

- Les «villes refuges»

Plus de 200 villes et 300 juridictions locales revendiquent le statut de «sanctuaire», c'est-à-dire des refuges pour les immigrants. Cette appellation remonterait aux années 1980, alors que de nombreuses églises locales se sont mises à accueillir des réfugiés qui fuyaient les conflits en Amérique centrale et qui ne pouvaient obtenir l'asile aux États-Unis. Les politiques d'une ville refuge sont définies de telle sorte que les gens qui y habitent ne soient pas poursuivis pour la simple raison qu'ils sont des immigrants sans papiers. Ce statut empêche les expulsions de clandestins, estimés à quelque 11 millions aux États-Unis.

Le point commun à toutes ces villes et localités est qu'elles refusent de coopérer avec les services de l'immigration; certaines villes à tendance démocrate, comme New York ou San Francisco, vont plus loin et refusent tout échange d'informations avec les services de l'immigration. L'argument principal de l'actuel gouvernement américain est qu'en ne coopérant pas avec les services de l'immigration, les villes refuges laissent des clandestins potentiellement dangereux en liberté. Le président Trump a signé un décret demandant aux ministères de la Justice et de la Sécurité de s'assurer que ces villes seront dorénavant privées de tous les fonds qui peuvent légalement leur être coupés. Les fonds fédéraux représentent parfois des sommes colossales, par exemple 10,4 milliards de dollars rien que pour New York, selon la chaîne américaine CNN.

Outre la plupart des grandes métropoles américaines qui estiment qu'elles n'existeraient pas sans l'immigration, des comtés et même des États entiers, comme l'État de New York ou la Californie, revendiquent ce symbolique statut de «sanctuaire» ou de «refuge». Évidemment, cette autre mesure anti-immigration a entraîné une levée de boucliers chez les maires des villes concernées. Ils craignent que cette directive encourage les policiers locaux à exercer les fonctions d'un agent d'immigration.

- Le décret contre le "Black Crime"

Il a fallu créer un nouveau bureau des victimes de délits commis par des étrangers «amovibles» ou «expulsables», l'Office for Victims of Crimes Committed by Removable Aliens. Le décret présidentiel pour combattre le "Black crime" laisserait entendre que seuls les immigrants commettent des crimes et méritent la honte publique, car il oblige dorénavant les «villes sanctuaires» à publier chaque semaine une liste des crimes commis par des «étrangers» ("aliens"), un terme plus subtil que le mot «immigrant». Voici quelques extraits du décret du 25 janvier 2017 ayant pour titre "Executive Order Enhancing Public Safety in the Interior of the United" («Décret exécutif améliorant la sécurité publique à l'intérieur des États-Unis») :

Section 9

b) To better inform the public regarding the public safety threats associated with sanctuary jurisdictions, the secretary shall utilize the Declined Detainer Outcome Report or its equivalent and, on a weekly basis, make public a comprehensive list of criminal actions committed by aliens and any jurisdiction that ignored or otherwise failed to honor any detainers with respect to such aliens.

Section 10

c) To protect our communities and better facilitate the identification, detention, and removal of criminal aliens within constitutional and statutory parameters, the Secretary shall consolidate and revise any applicable forms to more effectively communicate with recipient law enforcement agencies.

Section 14

Privacy Act  

Agencies shall, to the extent consistent with applicable law, ensure that their privacy policies exclude persons who are not United States citizens or lawful permanent residents from the protections of the Privacy Act regarding personally identifiable information.  

[Article 9

b) Pour mieux informer le public au sujet des menaces pour la sécurité publique associées aux juridictions sanctuaires, le secrétaire d'État doit utiliser le Rapport sur les retards de détention ou son équivalent, et publier chaque semaine une liste exhaustive des actes criminels commis par des étrangers et dans toute juridiction qui a ignoré ou omis autrement de respecter les détenus à l'égard de ces étrangers.

Article 10

c)  Afin de protéger nos communautés et de mieux faciliter l'identification, la détention et l'éloignement des criminels étrangers dans les limites des paramètres constitutionnels et statutaires, le secrétaire d'État doit consolider et réviser les formulaires applicables afin de communiquer plus efficacement avec les organismes chargés de l'application des lois.

Article 14

Loi sur la protection des renseignements personnels

Les agences doivent veiller, dans la mesure compatible avec la législation applicable, à ce que leurs politiques en matière de protection de la vie privée excluent les individus qui ne sont ni citoyens des États-Unis ni résidents permanents légaux des dispositions de la Loi sur la protection des renseignements personnels.]

Ce décret migratoire ne visait que les ressortissants de sept pays musulmans (l'Irak, l'Iran, la Libye, la Somalie, le Soudan, la Syrie et le Yémen) dans le but de réduire les risques qu'un terroriste passe les mailles du filet. Le décret a été largement condamné aux États-Unis et à l'étranger; de nombreux fonctionnaires ont signifié leur intention de ne pas l'appliquer. L'opinion américaine, elle aussi, y était défavorable. Selon un sondage CNN réalisé entre le 31 janvier et le 2 février 2017, quelque 53 % des Américains contestaient le décret limitant l'immigration, contre 47 % qui l'approuvaient. Selon un autre sondage de CBS, environ 51 % s'y opposaient alors que 45 % l'approuvaient.

Le 29 janvier suivant, le décret présidentiel suspendant l'accueil des réfugiés et des ressortissants de sept pays à majorité musulmane a été suspendu par un juge fédéral en raison des dommages irréparables causés aux individus, aux sociétés, aux universités et à l’État de Washington (qui conteste la validité de l’interdiction). L’intérêt public, entre autres considérations, a mené la Cour à confirmer la suspension du décret.

- Un second décret bloqué, puis débloqué

Le 6 mars 2017, Donald Trump a signé un nouveau décret interdisant pendant 90 jours l'entrée des États-Unis aux ressortissants de six pays musulmans : Iran, Libye, Syrie, Somalie, Soudan et Yémen. Ce second décret a été modifié dans le but de passer l’obstacle de la justice et d’éviter le tollé mondial de sa première version. Le 15 mars suivant, un juge fédéral américain a bloqué, pour l’ensemble des États-Unis, la deuxième version du décret anti-immigration, ce qui infligeait un nouveau revers judiciaire pour le président républicain. Le magistrat Derrick Watson d'Hawaï a estimé dans son jugement que la suspension temporaire du décret éviterait un «préjudice irréparable». Le juge a appuyé sa décision en fonction de plusieurs déclarations de Donald Trump à l’égard des musulmans pour conclure que le décret comporte «des preuves significatives et irréfutables d’animosité religieuse».

L'État d'Hawaï avait déjà manifesté son intention de contester le nouveau décret de l'administration Trump sur l'immigration. Hawaï a estimé que le décret migratoire constituait une forme de discrimination sur la base de la nationalité et qu’il empêchera ses citoyens de recevoir la visite de proches vivant dans ces six pays. L'État a aussi fait valoir que l’interdiction nuirait à son industrie touristique et à sa capacité de recruter des étudiants et des travailleurs.

Les guerres menées par les États-Unis au cours des dernières décennies auraient eu pour résultat de créer un très grand nombre des réfugiés qui se promènent un peu partout dans le monde. En limitant considérablement le nombre de réfugiés et en empêchant ceux qui proviennent de six pays de se rendre aux États-Unis, le gouvernement américain se trouve à se laver les mains d'un problème qu'il a contribué à créer tout en sapant le système de droit international dont il est l'une des clés de voûte.

- La corde sensible du racisme

Rappelons que, au cours de sa campagne pour les primaires, Donald Trump avait insulté les Mexicains, les musulmans et les femmes. Dans les faits, il s'est montré nostalgique d’une certaine époque révolue de l’Amérique; il s'est aussi révélé mal à l’aise avec la présence d’un Noir à la Maison-Blanche (Barack Obama). De façon paradoxale, ce genre de perception sur tout ce qui semble «étranger» et qu'on retrouve normalement dans des sociétés quelque peu rétrogrades, pauvres et faibles, est véhiculée ici en Amérique du Nord dans une société développée, riche et forte. En fait, cette question touche une corde sensible pour bon nombre de concitoyens de l'Oncle Sam: un Américain, c'est blanc et c'est religieux! Il faut le prendre comme acquis! Mais les faits contredisent de plus en plus cette prétendue réalité.

Par voie de conséquence, des incidents racistes, xénophobes et islamophobes se sont multipliés aux États-Unis depuis la victoire de Donald Trump, même au Canada, en Allemagne et aux Pays-Bas, pour ne nommer que ces pays-là. Des croix gammées et des slogans comme "Make America White Again" sont apparus. Des jeunes gens des écoles secondaires se sont mis à scander "White Power!" («Pouvoir blanc») ou "Build this wall" («Construisez ce mur!»). La minorité hispanique semble plus exposée à des débordements racistes. Ainsi, dans la ville de Silver Springs (Maryland), une église fréquentée par les Latinos a été maculée des inscriptions "Whites Only" («Blancs seulement»). De tels slogans témoignent d’une volonté commune de préserver ou de restaurer une Amérique effrayée par le déclassement et le déclin de la majorité blanche. Certaines associations des minorités redoutent que cette élection présidentielle ait libéré de vieux démons dans tout le pays. Un président xénophobe, c'est la légitimation suprême pour les suprémacistes blancs! ".

Dans une déclaration au Washington Times (11 mai 2017), le célèbre linguistique américain Noam Chomsky affirmait que l'idéologie de la suprématie blanche était profondément enracinée aux États-Unis:
 

White supremacy is very deeply rooted in the United States. It ranks higher than even South Africa. There’s no doubt there was a racist motivation behind [Mr. Trump’s victory]. [La suprématie blanche est très profondément enracinée aux États-Unis. Elle est même supérieure à celle de l'Afrique du Sud. Il ne fait aucun doute qu'il y avait une motivation raciste derrière [la victoire de M. Trump]. 

Le ton employé par le président Trump à l'égard des musulmans est empreint d'une brutalité qui n'apaisera certainement pas un monde musulman mécontent d'être associé aux courants les plus extrêmes de l'islam. Cette attitude, loin de réussir à «éradiquer» l'islam radical, peut laisser croire à une augmentation des tensions ethniques et religieuses non seulement au Proche-Orient, mais aussi sur le sol américain lui-même. Le procédé actuel est simple: il s'agit d'exploiter l'insécurité identitaire des hommes blancs qui regrettent la perte des privilèges dont ils bénéficiaient quand les minorités et les femmes acceptaient leur domination en silence! Bref, le président Trump a souvent déclaré qu’il est «la personne la moins raciste» parmi toutes celles réunies avec lui dans un même endroit. C'est une formule très désobligeante qui signifie que tout le monde est raciste autour de lui, mais que lui l'est moins.

Lors de la campagne électorale de l'automne 2024, Donald Trump n’a cessé de peindre en noir une «Amérique envahie et occupée» par des immigrants. À coups de fausses informations incendiaires, racistes et complotistes, il a traité d’«animaux» et de «terroristes» les migrants d’Amérique latine ou d’Afrique venus «empoisonner le sang» des États-Unis et faire grimper la criminalité. Alors que le recours à l’armée contre d’éventuels désordres civils irait à contre-courant de l’histoire politique des États-Unis, Trump a promis de réprimer «de très mauvaises personnes [...] des personnes folles, des tarés d’extrême gauche». En règle générale, Trump exprime une piètre opinion de tous les Noirs et de tous les étrangers non blancs, ce qui se reflète nécessairement dans son vocabulaire. Néanmoins, en septembre 2019, il a pu affirmer: «Je suis la personne la moins raciste que vous connaissiez.» Depuis des décennies, Trump n’a jamais abandonné cette vieille tactique en jouant souvent sur les mots. Et ils ne savent même pas l'anglais (9 octobre 2024):
 

They can’t even speak English. They don’t even know what country they’re in, practically. Ils ne parlent même pas anglais. Ils ne savent même pas dans quel pays ils se trouvent, pratiquement.

S'il parvient au pouvoir, Donald Trump promet d'expulser jusqu'à 15 millions de Latinos. En même temps, le candidat Trump de 2024 n'a pas perdu la pratique de tourner autour du pot et de recourir à des mots orduriers. Le 19 octobre 2024, il affirmait au sujet de Kamala Harris lors d'un passage en Pennsylvanie:
 

So you have to tell Kamala Harris that you’ve had enough. That you just can’t take it anymore. We can’t stand you, you’re a shit vice president! The worst! You’re the worst vice president. Kamala, you’re fired! Get the hell out of here, you’re fired! Alors vous devez dire à Kamala Harris que vous en avez assez. Que vous n'en pouvez plus. Nous ne pouvons plus vous supporter, vous êtes une vice-présidente de merde ! La pire ! Tu es la pire vice-présidente. Kamala, tu es virée ! Sors d'ici, tu es virée !

Durant toute la campagne électorale, ce genre de remarques grossières fut très fréquent et celles-ci sont devenues des banalités. Dans les faits, lorsque Donald Trump est à court de mots, à court d’idées, à court d’arguments pour se défendre, il se met à traiter ses adversaires démocrates de cinglés. Bref, cet ex-président et à nouveau candidat à la présidence ne possède pas un vocabulaire très élaboré; lorsqu'il manque de mots, et c'est fréquent, il recourt aux insultes. A l’écouter, il aurait été le meilleur président que les États-Unis aient jamais connu. Ce serait une erreur de traiter Donald Trump d’idiot, mais il semble particulièrement doué pour percevoir les faiblesses des autres et en tirer un profit personnel, car il est manifestement prêt à tout pour arriver à ses fins. 

10.5 Un pays de plus en plus multiculturel

De George Washington à George W. Bush, tous les présidents américains furent d'origine anglo-saxonne (parfois irlandaise) et de religion protestante, sauf John Kennedy qui était catholique (et d'origine irlandaise), puis Barack Obama, un Noir (en fait, un Métis). Comme l'a écrit le politicologue américain Andrew Hacker:

For almost all of this nation's history, the major decisions have been made by white Christian men. [Dans presque toute l'histoire de cette nation, les grandes décisions ont été prises par des hommes blancs chrétiens.]

Les White Ethnics ont toujours été au pouvoir, à deux exceptions près dans l'histoire américaine. Ils ont pu ainsi défendre leurs intérêts, sinon les promouvoir avec efficacité. Aujourd'hui encore, ils continuent d'exercer une influence disproportionnée sur les principales institutions américaines, notamment politiques, commerciales, financières, scolaires et culturelles. Il y a lieu de croire que les intérêts des autres communautés, dont les minorités noires ou basanées et les autochtones, ont été relégués souvent au second plan, bien que les catholiques et les juifs aient réussi de fortes percées depuis les années 1960.  

Pourtant, les États-Unis sont devenus une nation multiculturelle, n'en déplaise aux White Anglo-Saxon Protestants ou aux suprémacistes blancs qui voient leur pays leur échapper peu à peu. D'ailleurs, d’après le Latino Survey réalisé en 2012 par le Pew Hispanic Center, 86 % des Hispaniques et 92 % de tous les Américains pensent que les États-Unis sont faits d’un mélange de plusieurs cultures et non d’une culture principale anglo-protestante.

La figure de gauche montre que les Blancs ne comptaient plus que pour 53 % de la population en 2013 (US Census 2013). Depuis 2000, le nombre d'«Asiatiques» et d'«Hispaniques» a grimpé de plus de 40 %, sous l'effet de l'immigration et d'une natalité plus forte; les Blancs vieillissent et leur croissance démographique est inférieure à celles des Américains de «profil nouveau», les "Colored". Ces tendances vont se poursuivre avec le résultat que les Blancs seront minoritaires vers 2040-2050. C'est là une tendance lourde, et elle ne changera pas dans les prochaines décennies. Il est trop tard maintenant pour inverser la tendance.

La carte de gauche illustre la proportion de plus en plus réduite de la population blanche dans les États américains. La progression des non-Blancs (appelés "Colored": les «gens de couleur») semble augmenter au fur et à mesure qu'on se dirige du nord vers le sud, à l'exception des États de l'Alaska, de New York et du Delawere.

Par exemple, outre ces trois États, la proportion de la population non blanche (les "Colored") atteint plus de 30 % en Californie, au Nouveau-Mexique, en Louisiane, au Mississipi, en Géorgie et en Caroline du Sud. Dans plusieurs États, les "Colored" forment entre 20 % et 30 % de la population: le Nevada, l'Arizona, le Texas, l'Oklahoma, l'Arkansas, l'Alabama, la Floride, la Caroline du Sud, la Virginie, le New Jersey, le Connecticut et le Massachusetts.

Les "Colored" constituent une minorité en progression dans les États suivants: Washington, Oregon, Utah, Colorado, Dakota du Sud, Nebraska, Kansas, Minnesota, Wisconsin, Missouri, Michigan, Indiana, Ohio, Pennsylvanie, et Tennessee.

Enfin, les États massivement blancs sont minoritaires. Ce sont l'Idaho, le Montana, le Wyoming, l'Iowa, le Kentucky, la Virginie occidentale, le Vermont, le Maine et le New Hampshire.

L'ancien président Bill Clinton l'avait déjà dit en 1998. Plus on se rapproche du XXIe siècle, plus la population des États-Unis sera frappée par la diversité. Ces dernières décennies, les Latino-Américains et les groupes raciaux minoritaires (Noirs, Asiatiques et Amérindiens) ont enregistré une croissance démographique supérieure à celle de l'ensemble de la population.

Dans l'hypothèse du maintien des tendances actuelles, le Bureau du recensement (US Census) prévoit que les minorités non blanches constitueront près de la moitié de la population des États-Unis d'ici à 2050. Bien que manifestement imprécises, ces projections indiquent que les États-Unis connaîtront une expansion considérable de la diversité raciale et ethnique au cours du présent siècle.
 

Or, les White Ethnics, qui ont la nostalgie d'une Amérique blanche ("Make America White Again"), ou MAWA, ont toujours considéré les «gens de couleur» comme inférieurs et non assimilables! Une victoire du démocrate John Kerry en novembre 2001 défait par le républicain George W. Bush  — aurait constitué aux États-Unis un événement majeur. Non seulement John Kerry était catholique, polyglotte et démocrate, mais il était marié à une immigrante d'origine portugaise (née au Mozambique), elle aussi polyglotte. On comprend que, pour de nombreux Américains, la victoire du «Métis» Barack Obama à la présidence des États-Unis symbolisait l’avenir de la question raciale dans leur pays. Quand Barack Obama est né, en 1961 à Honolulu, les mariages mixtes étaient encore interdits dans 16 États américains. Il a été le premier Métis à la Maison-Blanche!

Après huit années de conservatisme républicain, l'arrivée du démocrate Barack Obama fut considérée comme une bouffée de fraîcheur, même si la droite américaine l'a accusé d'être un «socialiste extrémiste» et un «marxiste», des mots «diaboliques» aux États-Unis. Le 3 juin 2008, à Saint Paul (Minnesota), Obama avait déclaré ce qui suit au sujet de l'avenir de son pays :

America, this is our moment. This is our time. Our time to turn the page on the policies of the past. Our time to bring new energy and new ideas to the challenges we face. Our time to offer a new direction for the country we love! [Amérique, c'est notre moment, c'est notre heure, le temps de tourner la page sur les politiques du passé, le temps d'apporter une nouvelle énergie et de nouvelles idées pour les difficultés auxquelles nous faisons face, le temps d'offrir un nouveau cap au pays que nous aimons.]

Barack Obama fut plus subtil que ses adversaires qui ont exploité la peur des électeurs devant ce Noir pas tout à fait noir, dont le second prénom, Hussein, est d'origine «arabe». Son défi, c'était d'incarner un espoir de changement. Les Noirs et les Latinos se souviennent aussi qu'ils ont généralement été mieux traités avec un président démocrate. Mais les Américains qui s'identifient comme républicains (ou «conservateurs» ou «de droite») sont deux fois plus importants que ceux qui s'identifient comme démocrates (ou «libéraux» ou «de gauche»). C'est pourquoi l'espoir devait se transformer en désenchantement, car l'ancien président Obama a eu les mains liées par la Chambre des représentants contrôlée par les républicains. Il n'a jamais pu faire adopter ses politiques, sauf une modeste réforme de la santé, alors le système de santé américaine est réputé pour ses coûts astronomiques et ses millions de laissés-pour-compte. La présidence d'Obama n'a même pas pu fermer la prison de Guantanamo (Cuba). Certes, il a permis l'ascension d'une certaine élite noire, mais l'ensemble de la communauté noire n'en a guère profité. On lui a reproché de ne pas avoir eu de "Black Agenda" : comme ce président noir ne voulait pas être accusé de favoriser sa communauté, il se serait totalement désintéressé de ce problème.

On peut même affirmer que, depuis 1945, les États-Unis ont fait des pas de géants pour développer une société multiraciale et multiculturelle. Toutefois, l'élection de Donald Trump a montré que cet engagement pour la diversité sociale et la justice raciale peut être précaire et qu'il s'agit en somme d'un combat perpétuel toujours à recommencer. Ce pays doit prendre des mesures pour se transformer à la fois en une société plus juste et nécessairement conforme à une société multiethnique. Le résultat espéré, c’est l'éventualité d’une société plus riche, plus vivante et plus forte, ajustée à l’heure du monde actuel. Au contraire, le fait de décréter des états de crise, de prédire le déclin et la fin de la civilisation anglo-saxonne, puis de rejeter la diversité ethnique, c’est choisir une résistance inutile, car c'est choisir l'illusion et la division. C'est certainement faire abstraction de la réalité qui mise sur l’avenir et non plus sur le passé.

10.6 Une apocalypse appréhendée ?

L'histoire des États-Unis imprègne toute la société américaine et cette histoire est fondée depuis le début sur l’esclavagisme et le racisme, ainsi que sur la violence armée et l'opportunisme des aventuriers de l’argent. Tout cela a entraîné de lourdes séquelles après des siècles de capitalisme débridé. C'est ainsi que des millions de citoyens de la classe moyenne et des ultra-riches ont pu désigner un milliardaire pour les représenter (Donald Trump). Cette sorte de culture politique a pour effet de laisser des oligarques décider du sort de la vie de millions de personnes, de nombreux peuples, sinon de celui de la planète. En réalité, la politique américaine véhicule une certaine conception qu'on se fait de la vie publique : une sorte de «guerre civile».

- Une grandeur en déclin ?

Dans son discours d'investiture, le 20 janvier 2017, Donald Trump n'avait pas hésité à casser du sucre sur son pays, sur ses prédécesseurs et leurs politiques, parlant notamment de «carnage américain» ("American carnage") et de pays peuplé «d'usines rouillées comme des pierres tombales» ("rusted out factories scattered like tombstones"). De son côté, l'influent journal The Washington Post avait sévèrement critiqué cette fausse image d’un pays appauvri et englué dans le crime:

Like his alarmist speech to the Republican National Convention in July, this one painted a false picture of an impoverished, crime-ridden country that has been cheated and victimized by Washington elites and grasping interests abroad. [Comme son discours alarmiste à la Convention républicaine nationale en juillet, celui-ci a peint une fausse image d’un pays appauvri, infesté par le crime, qui a été trahi et martyrisé par les élites de Washington et les intérêts cupides de l'étranger.]

Une fois devenu président, Donald Trump promit de redonner à l'Amérique sa grandeur d'antan, comme si elle l'avait déjà perdue! Néanmoins, en 2016, personne n’avait anticipé que cela pouvait signifier la fin du leadership mondial américain, bien que la fin de l'empire américain ne soit pas encore arrivée, loin de là. La puissance militaire américaine n'est contestée par personne, les meilleurs jeunes cerveaux de la planète rêvent d'étudier dans les grandes et célèbres universités américaines, les plus audacieuses innovations technologiques continuent de venir des États-Unis, etc. On pouvait espérer que la présidence de Donald Trump ne soit pas l'Apocalypse appréhendée. L'ex-président Barack Obama affirmait qu'il ne fallait jamais croire au pire tant que le pire n'est pas survenu.  

- Les problèmes majeurs

Dans la seconde moitié de 2020, les États-Unis devaient affronter simultanément trois problèmes majeurs: celle de la dictature du président chinois (Xi Jinping), celle de la Covid-19 et celle du réveil des minorités ethniques, raciales et religieuses. On connaît les solutions! Pour contrer la dictature chinoise, il faudrait recourir aux jeux d'alliance qui ont prouvé leur efficacité; pour ralentir la propagation de la pandémie, il fallait en venir aux mesures de confinement; pour parvenir à une véritable égalité entre les Américains, il faudrait combattre la pauvreté et instruire les membres des minorités. Incapable d'appliquer l'une de ces solutions, le président Trump méprisait les alliés traditionnels de son pays au profit des dirigeants des dictatures; il ne comprenait pas les mesures de confinement et assimilait les revendications racistes anti-blanches à l'œuvre «des émeutiers, des pilleurs et des anarchistes» pour se poser en défenseur des Blancs qui le soutenaient.

Ce faisant, le président isolait les États-Unis au plan mondial et risquait de faire couler l'économie américaine. Selon le général Paul Selva, ancien deuxième plus haut gradé de la Défense américaine, Donald Trump minait la sécurité nationale américaine par son attitude méprisante, de sorte que «nos alliés ne nous font plus confiance ni ne nous respectent, et que nos ennemis ne nous craignent plus» ("Thanks to his disdainful attitude and his failures, our allies no longer trust or respect us, and our enemies no longer fear us", 20 septembre 2020). Ces paroles furent appuyées par une liste de 489 experts en sécurité nationale, dont d’anciens chefs militaires, des ambassadeurs et des responsables de la Maison-Blanche.

- Les présidents incompétents et racistes

Parmi les 44 précédents présidents des États-Unis, l'Histoire pourrait témoigner d'une impressionnante collection de racistes — Abraham Lincoln, Andrew Johnson, Thomas Jefferson, James Madison, Théodore Roosevelt, William Howard Taft, Warren Harding, Woodrow Wilson , d'incompétents et de mal embouchés. Pourtant, tous ces anciens présidents n'ont jamais réussi à détruire leur pays, même s'ils l'ont affaibli temporairement.

Il est vrai qu'une certaine élite américaine n'a pas encore appris que toute politique qui encourage la coexistence linguistique réussit aussi à promouvoir un esprit de compréhension et de tolérance. Au contraire, une politique qui prône le mépris pour la langue, la culture et la religion d'une partie de ses citoyens risque de susciter la méfiance, le népotisme, la corruption, le sectarisme, la xénophobie et l'hostilité. De nombreux dirigeants américains ne l'ont pas encore compris, trop obnubilés dans leur propres croyances et leurs propres certitudes! S'il était peu probable que le premier président noir (Barack Obama) réussirait à renverser la vapeur en faveur de la coexistence, ce fut encore moins le cas avec Donald Trump, pourfendeur des minorités. Ce président ne prenait pas conscience qu'il mettait le feu aux poudres partout où il passait avec ses politiques anti-immigration et xénophobes. Par ailleurs, la crise de la Covid-19 fut même utilisée par Donald Trump pour faire avancer sa guerre contre les immigrants.

Pourtant, l'histoire est là pour nous enseigner que l'une des manifestations classiques de l’idéologie fasciste est de lier les immigrants aux maladies. Qu'il suffise de rappeler les événements reliés à la «peste noire», à la «capote anglaise», au «mal français», à la «grippe espagnole», à la «grippe de Hong Kong», à la «maladie polonaise», au «mongolisme», à la «grippe asiatique» et, plus récemment, au «virus chinois», au «virus de Wuhan» (la capitale de la province du Hubei en Chine), au «virus étranger» ou à la «grippe de Kung» (en référence au kung-fu, art martial chinois dans lequel les individus n'utilisent que leurs mains et leurs pieds nus pour combattre»). Bref, c'est toujours des autres que vient le Mal. D'ailleurs, l'Organisation mondiale de la santé condamne la pratique de nommer les maladies d'après la géographie ou l'ethnie.

- Une Amérique radicalisée

Aujourd'hui, le Parti républicain privilégie le culte de la personnalité en s'engageant dans une insurrection permanente contre la démocratie américaine. Les militants de Donald Trump se considèrent comme une petite armée de guerriers luttant pour assurer la pérennité des États-Unis en tant qu’État WASP (White Anglo-Saxon Protestant). Ces combattants sont fascinés par la haine et le ressentiment que leur inspire leur leader à l’égard de la classe politique. Bref, le Parti républicain d’aujourd’hui, avec ou sans Donald Trump, demeure une force antidémocratique composée de nombreux élus radicalisés. D’ailleurs, au moment même où les républicains s’entredéchiraient à Washington (en janvier 2023), l’organisation américaine "Eurasia Group" faisait paraître son Rapport sur les principaux risques de 2023 ("2023 Top Risks Report) sur les plus importants risques géopolitiques mondiaux pour la prochaine année.

Or, au septième rang, après «le voyou russe» ("Rogue Russia"), la Chine de Xi Jinping ("Maximum Xi") et l'Iran ("Iran in a Corner"), on trouve «les États divisés d’Amérique» ("Divided States of America"). Cette radicalisation aux États-Unis provient à la fois d’une réaction à une menace face à une société plus instruite, mondialisée, libérale et diversifiée, et d’une volonté de défendre les intérêts économiques et culturels de l’Amérique dite traditionnelle, c'est-à-dire blanche, chrétienne, patriarcale, non universitaire, rurale et conservatrice, essentiellement anglophone.

Il est inutile de nier qu’il existe un mouvement fasciste aux États-Unis. Environ 30 % de l’électorat de Trump rejette l’ordre constitutionnel et penche en faveur de la force et la violence. Tous ces Américains, dont la plupart appuient le mouvement MAGA (Make America Great Again) jusqu’à ce que mort s’ensuive, sont attachés à l’image des États-Unis comme étant «une nation choisie par Dieu» ("a nation chosen by God"). Trump incarnerait la nation dans toute sa gloire: il serait un sultan, un tsar, un être suprême, masculin et violent. Mais ce Trump n'est pas un réel politicien, c'est plutôt pour ses partisans un prophète!

Selon les historiens, Donald Trump ne serait pas «le pire président de l'histoire des États-Unis». Cependant, il est classé parmi les cinq «pires président» sur 44 recensés : William Henry Harrison (40e), Donald Trump (41e), Franklin Pierce (42e), Andrew Johnson (43e) et James Buchanan (44e). Pourtant, Donald Trump a pratiqué un mandat présidentiel chaotique au cours duquel il a fait exploser les alliances avec ses plus proches collaborateurs ainsi qu'avec les principaux alliés de son pays, en plus de faire l’objet de deux procédures de destitution. En 2024, Trump s'est porté à nouveau candidat à la présidence. Comme en 2016, il ridiculise ses adversaires politiques, il lance des énoncés faux et alarmistes à l’endroit des immigrants qui arrivent aux États-Unis, il accuse le président Joe Biden de tous les maux, tout en promettant le retour éblouissant d’un pays parfait qui n’a jamais existé. Au fil des ans, Donald Trump est resté le même politicien hargneux, peu importe qu'il affronte Hillary Clinton, Joe Biden ou Kamalas Harris. Il peut prendre la parole pendant une heure et demie, proférer des insultes, des divagations et des contradictions. Il poursuit ses routinières tirades sur les immigrants qui arrivent à la frontière mexicaine et qui seraient tous des criminels, des meurtriers et des trafiquants de drogues. Au besoin, il ferait déporter des millions d'immigrants!  Évidemment, si Donald Trump revenait à la présidence, ce serait un coup dur pour la démocratie américaine qui tourne déjà en spirale.

- Une société gangrenée par les inégalités et le racisme
 

Aujourd'hui, la société américaine se caractérise par son caractère pluriethnique et multiculturel et par un niveau de vie parmi les plus élevés au monde, mais c'est aussi une société violente où règnent les inégalités sociales, gangrenée par le racisme (voir la carte ci-contre), un pays où la démocratie est viciée par des lobbies trop puissants, un pays où les excès de l’individualisme ont compromis la moralité publique, un pays où des Églises sectaires sont en pleine expansion. Avec seulement 5 % de la population mondiale, les États-Unis possèdent la moitié des richesses de la planète. De plus, le pays semble toujours affecté par d’importants clivages sociaux et ethniques, qui ne vont pas disparaître au cours des prochaines décennies.

Il y a malheureusement deux Amériques: l’une idéalisée, qui finit par croire à ses mythes, celle qui a permis l’élection de Barack Obama en 2008. L'autre, bien ancrée dans la dans la réalité, celle où les inégalités et le racisme dissimulent les idéaux dont les Américains se réclament. Pour le moment, l'égalité des droits et le rêve américain restent l'apanage des White Ethnics ou des suprémacistes blancs.

En réalité, le rêve américain a toujours été de se sortir de sa misère en faisant de l’argent. Tout le système économique du pays est organisé pour que quelques-uns s’enrichissent aux dépens des autres, lesquels rêvent d’être à la place de ceux qui profitent du système. C'est pourquoi le tiers monde existe aussi aux États-Unis, notamment chez les Noirs, les Hispaniques, les Amérindiens et les immigrants.

Sous l'administration d'Obama, les riches ont continué comme auparavant à être de plus en plus riches, et les pauvres de plus en plus pauvres. Pendant que 1 % de la population du pays possède plus de 40 % de la richesse nationale, une sous-classe composée de 40 millions de personnes vit dans la plus grande pauvreté, sans compter que des milliers d'enfants américains meurent de malnutrition ou de maladie à un taux plus élevé que dans tout autre pays industrialisé. Qui plus est, une vingtaine de personnes détiendraient la même richesse que les 50 % les moins nantis du territoire américain. Les États-Unis abritent le plus gros contingent d’«ultra-riches» dans le monde, avec quelque 75 000 individus qui possèdent plus de 10 260 milliards de dollars, soit près des deux tiers du produit intérieur brut américain.

Durant les primaires démocrates de 2016, le sénateur du Vermont, Bernie Sanders, expliquait aux Américains ce qu'ils entendaient rarement : cette terre de rêves et de possibilités est devenue la plus inégalitaire parmi les «pays avancés» du monde. Par ailleurs, les taux de criminalité atteignent des sommets, sans oublier les quelque 44 000 décès en 2022 causés par les armes à feu. Enfin, c'est aux États-Unis que la mortalité infantile est la plus élevée parmi les pays riches. Le système de santé est tout à fait déplorable, car il n'est fait que pour les riches!

C'est la conclusion à laquelle arrivait Bernie Sanders : à quoi bon être la première puissance économique mondiale si elle est aussi la plus inégalitaire, la plus disloquée, la plus pauvre socialement? Par voie de conséquence, les inégalités provoquent des tensions sociales, de l'exclusion, une baisse de la confiance et un appauvrissement socio-économique. C'est une société où règnent le suprémacisme, la racisation, l'exclusion mutuelle, l'appropriation culturelle, l'individualisme à tout crin, les plus forts s'accaparant tout, sans rien donner à leur propre société. Même une loi sur la langue anglaise s'apparentrerait à du socialisme! C'est d'ailleurs pour cette raison qu'aune loi linguistique n'a pu être adoptée au Congrès américain. Ce modèle américain, celui que dénonçait le sénateur Sanders, n'est probablement pas celui qu'on souhaite voir partout dans le monde, bien que des millions de personnes non américaines rêvent de faire partie de cette société. 

En 2002, un commentateur politique républicain, Kevin Phillips, publiait Wealth and Democracy: A Political History of the American Rich (en français: Richesse et démocratie, une histoire politique des riches Américains), un réquisitoire impitoyable contre la «dérive ploutocratique». Selon Kevin Phillips, les États-Unis ne sortiront pas de cette période qui encourage le développement d'une «aristocratie économique héréditaire», sans passer par des réformes profondes ou d'une violente secousse sociale. Afin de maintenir la prospérité de la classe moyenne américaine, il semble qu'il faille importer de la main-d'œuvre à bon marché des pays plus pauvres, notamment du Mexique.

- Le retour de Donald Trump à la présidence

Ce retour en 2025 n'augure rien de bon pour les minorités de ce pays; leurs membres n'ont qu'à bien se tenir, car Trump a appris de son premier mandat. Il risque de mener des politiques plus radicales que lors de son premier mandat et encore plus destructrices pour les droits des minorités. D'ailleurs, il a annoncé une loi majeure sur l’immigration avec des mesures beaucoup plus précises et inquiétantes que ne pouvait l’être le fameux mur de 2016 qu’il voulait construire pour empêcher les migrants d’arriver au x États-Unis. Il a dans sa mire tout un projet d’expulsions massives des migrants illégaux avec la réquisition des forces de l’ordre, le placement dans des camps, puis l’expulsion. Cela risque de coûter quelque 80 milliards par année durant dix ans. 

10.7 Ce qu'il reste de la politique linguistique américaine

À proprement parler, les États-Unis n'ont jamais élaboré de politique linguistique consciemment planifiée et à portée nationale. Pour les parlementaires américains, le paradis du capitalisme, toute intervention à caractère social, que ce soit sur la santé, la langue ou la culture, est perçue comme du «socialisme». Or, les Américains éprouvent une forte hostilité pour des doctrines vues comme étrangères aux traditions politiques américaines. Il ne faut oublier que les Américains en général sont très conservateurs et qu'ils ne sont pas prêts à abandonner les avantages du capitalisme individuel. Et l'intervention législative sur la langue fait partie du socialisme parce qu'elle fait penser aux politiques de l'Union soviétique, de sorte que toute mesure législative est interprétée comme une menace pour les libertés individuelles. 

Pourtant, dans la période présente du XXIe siècle, le gouvernement fédéral ne peut plus éviter totalement l'élaboration d'une politique linguistique. On s'en tient au plus urgent, au plus incontournable, c'est-à-dire tout ce qui concerne les immigrants, dont essentiellement ce qui concerne l'enseignement des langues et l'accès aux élections. Le département américain de l'Éducation a investi des milliards de dollars dans ce qu'on peut appeler «l'éducation bilingue», principalement en terme de «moyen de transition» destiné à remplacer les langues des enfants de minorités par l'anglais. Au même moment, d'autres programmes fédéraux dépensaient des milliards pour soutenir l'enseignement des langues dites «étrangères», c'est-à-dire pour enseigner à peu près ces mêmes langues aux anglophones. Toutefois, aucune des deux approches n'a réussi à produire aux États-Unis de réels individus bilingues. Les enfants immigrants apprennent mal l'anglais, tandis que les compétences des Américains dans les langues étrangères, pourtant jugées essentielles à la sécurité nationale et au commerce international, demeurent des exceptions. Par ailleurs, pourquoi dépenser de l'argent pour le bilinguisme quand la planète entière tentent par tous les moyens d'apprendre l'anglais.

Au cours des années 1980, la population née à l'étranger a augmenté de 40%, de 38 % pour le nombre des locuteurs de langues minoritaires et de 37 % pour le nombre de résidents américains ayant des difficultés avec l'anglais. Rien n'indique que ces tendances sont appelées à s'inverser, à moins qu'il y ait de grandes restrictions concernant l'immigration. L'impact social de ce mouvement semble tellement considérable qu'on a généralement balayé le problème sous le tapis en adoptant la méthode du tout-anglais. La question est de savoir quelle politique est-il préférable d'adopter pour réagir aux changements démographiques dans le but de servir l'intérêt national et à de préserver les traditions démocratiques américaines?

- faut-il considérer les langues minoritaires comme une menace et tenter d'en restreindre l'usage, en adoptant des mesures coercitives pour forcer les immigrés à s'assimiler?
- faut-il considérer la diversité linguistique comme une source perpétuelle de problèmes et y répondre par diverses stratégies non coordonnées pour faire face aux barrières linguistiques?
- faut-il envisager cette diversité comme un atout en encourageant les minorités linguistiques à conserver leurs connaissances linguistiques et leur offrant de nombreuses possibilités d'apprendre l'anglais, tout servant les États-Unis à faire face aux langues étrangères? 

Il est vrai que la diversité linguistique est un phénomène relativement récent aux États-Unis, parce que les fondateurs de ce pays n'ont jamais eu à faire face à une telle situation. Dans les faits, le gouvernement fédéral n'a jamais senti le besoin de fournir des bulletins de vote bilingues, des écoles bilingues, des publications et des services bilingues aux frais de l’État, même si certains États fédérés l'ont fait, bien que jamais de façon coordonnée. D'ailleurs, beaucoup d'enseignants croient que les politiques prévues pour l'enseignement en langue maternelle ont pour effet de décourager les immigrants d’apprendre l’anglais. Il est certain que sous la nouvelle administration de Donald Trump (2025-2029), les sommes investies en éducation vont passer au hachoir.

Pourtant, dans les États, les élus américains n'ont pas hésité à imposer des politiques linguistiques restrictives. Par exemple, la Californie a réécrit sa constitution en 1879 pour supprimer les droits linguistiques de l'espagnol. En 1897, la Pennsylvanie a fait de la maîtrise de l’anglais une condition d’emploi dans ses bassins houillers, une manière peu subtile d’exclure les Italiens et les Slaves. Les craintes en matière de sécurité pendant la Première Guerre mondiale ont conduit à des interdictions sans précédent de l'usage public de la langue allemande – dans les écoles, dans la rue, pendant les services religieux et même au téléphone.

Toutes les mesures disponibles actuellement démontrent que les nouveaux arrivants d'aujourd'hui apprennent l'anglais – et perdent leur langue maternelle – plus rapidement que jamais. L'anglais était bien plus «menacé» autrefois, mais il a plutôt bien survécu sans statut officiel. Tout cela ne signifie pas que les États-Unis devraient s'abstenir d'une politique linguistique cohérente. Jusqu'ici, les États-Unis ont connu des politiques linguistiques souvent contradictoires et inadéquates pour faire face aux changements, car il s'agit généralement de réponses ad hoc à des besoins ponctuels ou à des pressions politiques passagères. Aucune agence fédérale n'est chargée de coordonner les décisions, les ressources ou la recherche dans ce domaine. Or, aujourd’hui plus que jamais, ce pays aurait besoin d’un programme global pour gérer les ressources linguistiques et garantir les droits linguistiques, tandis qu'une telle politique implique beaucoup plus que la simple désignation d’une langue officielle.

Les Américains ne semblent pas avoir compris que leur richesse actuelle, qui attire les immigrants du monde entier, va aussi leur coûter leur culture, car les WASP, c'est-à-dire les suprémacistes blancs, vont bientôt devenir minoritaires (dans moins de deux décennies). La question de l'évolution de l'identité américaine va forcément se poser dans des termes différents, mais la langue anglaise est là pour rester, ce qui n'empêche pas que certains États soient tentés, un jour, par le bilinguisme anglais-espagnol parce qu'ils ne pourraient plus faire autrement avec la montée irréversible des Latinos.

Malgré de grandes faiblesses, les États-Unis continuent de faire rêver des millions d'êtres humains. Ce grand pays demeure toujours le «pays de Cocagne» par excellence, une sorte de paradis terrestre, une contrée miraculeuse qui attire annuellement les immigrants par centaines de milliers et qui accueille 40 % des migrations internationales. Quant au peuple américain, malgré la diversité de ses origines et sa fragmentation culturelle, malgré aussi ses tares, il a montré qu'il peut être capable d’une grande cohésion lorsqu'il est mobilisé par des enjeux majeurs — ce qui semble de moins en moins fréquent —, et il demeure en général satisfait de son pays et de son mode de fonctionnement.

Néanmoins, les États-Unis sont apparemment en mode de transition avec comme perspective que leur grandeur de jadis est en train de fondre au soleil. En quelques années de présidence trumpiste, les États-Unis ont été confrontés à un monde où leur leadership a pratiquement disparu pour donner carte blanche aux régimes autocrates (Russie, Corée du Nord, Chine, etc.). Le successeur de Donald Trump, Joe Biden, avait du pain sur la planche pour redorer le blason de son pays dans le monde, et ce, d'autant plus qu'on assiste à l'effritement d'une culture commune aux États-Unis. Or, un pays où les dirigeants ne sont plus capables de gouverner au bénéfice du plus grande nombre est condamné au déclin! C'est malheureusement la voie que semblent emprunter les États-Unis, notamment avec le retour de Donald Trump à la présidence. L'objectif serait de redonner aux États-Unis leur puissance de naguère avec le résultat souhaité que tous les problèmes du pays s’évanouiront et le pays retrouvera son prestige.

Cependant, le moyen envisagé est, entre autres, le repli sur soi, rien pour aider à reconstruire la grandeur américaine. Par voie de conséquence, la nature ayant horreur du vide, le retrait américain attise déjà la convoitise des grands rivaux des États-Unis que sont d'abord la Russie et la Chine, c'est-à-dire des régimes qui sont tout, sauf démocratiques, pour aspirer à devenir les nouveaux maîtres du monde. Effectivement, la Chine en profite pour redorer son image afin d’accroître son influence dans le monde; progressivement, celle-ci gonfle manifestement ses muscles, y compris en Afrique. De son côté, la Russie, après son intervention en Syrie, est en train de tisser des liens durables avec le monde arabe et dans tout le Moyen-Orient, y compris en Iran, et fait tout pour revenir sur le devant de la scène mondiale. Bref, la Chine et la Russie sont en train de mettre en place un nouvel ordre mondial sous leur tutelle, un monde enfoncé dans une logique nocive sous l’influence des "fake news" («fausses nouvelles»). Par conséquent, la langue russe et la langue chinoise peuvent espérer un jour concurrencer l'anglais, mais ce n'est pas pour demain.

Les États-Unis, de leur côté, vont devoir se remettre des dégâts provoqués par l'administration Trump, mais il leur faudra du temps, quelques décennies probablement. Les Américains ont toujours été capables de surmonter les grandes crises avec résilience. Comme le dit un mot d’esprit attribué à Winston Churchill: «Ils finissent toujours par faire la bonne chose... après avoir épuisé toutes les alternatives.» En attendant, plusieurs équilibres fragiles à travers le monde sont ébranlées et changeront de mains grâce à l'incompétence de ce président américain et de ses acolytes choisis pour leur loyauté et non pour leurs compétences. Il n'en demeure pas moins que les États-Unis, malgré tous leurs torts et tous leurs défauts, demeurent pour le moment le plus important symbole de la stabilité dans le monde libre. Toutefois, ce pays constitue en même temps l'une des démocraties parmi les plus dysfonctionnelles et les plus divisées du monde. L'expression "Make America great again" (MAGA) risque de devenir un rêve du passé!

Bien que la dominance américaine puisse régresser au plan international, la langue anglaise n'en subira pas les conséquences, certainement pas à court terme, car le déclin d'une grande langue est plus lent que celui du peuple qui la parle. Comme il est arrivé dans l'Histoire, une telle langue peut même survivre à la disparition de la nation qui l'a transmise. Les États-Unis, qui ont jadis été fondés sur des principes démocratiques, évoluent aujourd'hui vers un gouvernement autoritaire dirigé par les plus riches, c'est-à-dire une ploutocratie. Ce nouveau système de dérive plus autoritaire pourrait ne plus protéger la liberté de parole, ni la vie privée ni les droits des réfugiés et encore moins celle des minorités.

Dernière mise à jour: 14 nov. 2024

 

Les États-Unis d'Amérique

Histoire sociolinguistique des États-Unis

 

(1) Les premiers habitants
(2) La colonisation européenne
(3) La révolution américaine (1776-1783)
(4) L'expansion territoriale (1803-1867)
(5) L'Amérique anglocentrique
(1790-1865)
(6) L'Amérique eurocentrique
(1865-1960)
(7) L'Amérique multiculturelle
(1960 jusqu'à nos jours)
(8) La superpuissance
et l'expansion de l'anglais
(9) Bibliographie  

 

L'Amérique du Nord

Accueil: aménagement linguistique dans le monde